#Gizelle LeBris
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Printemps 1925, Hylewood, Canada
Chère cousine,
Pardonne mes manières frustres, mais il parait que nous avons le même âge, et je trouve cela étrange de m’adresser à toi comme si je parlais à une vieille tante. On est au vingtième siècle, maudit, alors le tutoiement ce sera.
Cela fait un an que je me dis que je dois m’y mettre, mais je me retrouve toujours à repousser. Ne va pas croire que je ne souhaite pas te répondre, mais ne trouves-tu pas qu’il y a quelque chose d’étrange, de romanesque, même, à écrire ses pensées les plus intimes à une personne qui se trouve à des milliers de miles, qu’on a jamais rencontrée, qu’on ne rencontrera jamais ? C’est vertigineux que de se dire qu’on reprend un flambeau porté depuis un siècle. Avant, je pensais que ce genre de correspondance était commune dans toutes les familles. La mienne l’avait toujours fait, alors il me paraissait naturel de me dire que c’était courant de continuer d’écrire à ses petits-cousins issus de germains éloignés au premier degré (oui, j’ai vérifié). Quand j’en ai parlé aux copains du pensionnat, ils m'ont pris pour un cinglé. En même temps, si les habitants de l’île devaient continuer à correspondre avec leur famille éloignée, les lettres n’iraient pas bien loin, il suffirait de traverser la rue et le facteur se retrouverait au chômage.
Moi aussi, j’ai un surnom hideux que ma mère n’aura pas manqué de communiquer à ta mère, mais je te serai grée de ne pas l’utiliser, puisque mes parents s’évertuent à m’appeler « Lulu » et que tu ne manqueras pas de compatir à mon dépit. Au moins, le tien - de surnom - a un peu de panache.
Je ne sais pas quel crédit apporter à ces histoires de fantômes, mais si j’étais toi, je n’en ferais pas trop de cas. Les personnes âgées voient toutes sortes de choses, elles mélangent le passé et le présent dans leur tête après un certain âge, comme si leur mémoire arrivait à saturation devant une chronologie trop longue. C’est ce qui arrive à l’oncle Joseph, qui approche les cent ans et qui est complètement tanné du cerveau depuis quelques années. Il ne se souvient plus des noms et il confond les gens avec des personnes qu’il a connu il y a trente ans, il radote dans ses prêches, tous ses diocésains le supplient de partir à la retraite, mais il n’en démords pas, il reste accroché à son évêché comme une moule à son rocher.
Au revoir, chère cousine Noé – je voudrais pouvoir dire à bientôt mais je préfère ne rien promettre. Excuse le décousu de cette lettre vingt fois interrompue par mes trop nombreux frères et sœurs - Marie a dix-sept ans aujourd'hui et est très excitée par son chapeau, ses parfums – Nuit de Noël de Caron, elle tient à ce que je te le précise puisqu’il parait que je n’y connais rien et que je ne l’apprécie pas à sa juste valeur avec mon nez grossier – cadeaux choisis par elle-même… Je réalise bien que je n’ai pas répondu à tout ce que tu me demandes dans ta longue lettre, mais je me ferai pardonner la prochaine fois.
J'ai mis tant de temps à répondre, tu dois être mariée à l'heure qu'il est. Toutes mes félicitations. Petites et grands t’envoient bien des amitiés. Permets-moi de t’embrasser affectueusement.
Lucien LeBris
[Transcription] Eugénie LeBris : Dépêche-toi de retrouver ton chandail. L’oncle Joseph va être furieux s’il voit que tu ne portes pas ses cadeaux… Dolorès LeBris : Mais je ne porte pas ses cadeaux… Ils sont trop moches ! Eugénie LeBris : Oui, mais il n’a pas besoin de le savoir !
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Automne 1922 - Louxor (Egypte)
4/10
Je constate en tous cas que Jules semble tenter de se racheter, à sa manière pour sûr, mais j'ai l'impression que vous y trouvez une forme de sincérité cette fois. C'est en tous cas ce que semblent indiquer vos mots. Il est bien altruiste de prendre sous son aile la petite Gizelle, mais il est vrai que dans un couple, la communication et le compromis sont supposées être les valeurs reines. Et si vous tentiez de vous imposer ? Après tout, qu'il l'ait avoué ou non, il a bien du s'adapter à votre décision d'accueillir Layan et Leyla. Faites lui sentir qu'il a tout intérêt à avoir votre assentiment.
Cela me fait penser que Constantin m'a demandé il y a peu si nous pourrions nous installer en Egypte pour nos vieux jours, quand les enfants seront adultes. C'est très lointain, mais je suis très partagée sur cette question. D'un côté, il me suffit d'embrasser du regard ces paysages magnifiques et de sentir les palpitations que me provoquent les ruines antiques pour avoir envie de dire oui sans un regret. Et vivre sans Madame Eugénie au quotidien semble justifier l'effort. Mais pourrai-je laisser mes enfants, mêmes adultes, aussi loin de moi ? Je sais que j'ai encore bien le temps, Eugénie est en particulier bien trop jeune pour se passer de moi. Mais étant donné que j'ai en vous une oreille attentive et un regard bienveillant, qu'en pensez vous ?
Transcription :
Albertine « C’est la grande salle hypostyle de Karnak. J’avais tellement envie de la revoir. »
Constantin « C’est ici que nous nous sommes mariés. Je pensais bien que cela te ferait plaisir. »
Albertine « Raconte moi cette salle Constantin. Je dois la connaître mieux, puisqu’elle est si importante pour nous. »
Constantin « Hum… Et bien ses plans ont été dessinés sous la reine Hatshepsout. Elle a laissé sa marque un peu partout sur l’édifice, il faut le dire, pour asseoir sa légitimité. »
Albertine « Une femme pharaon, cela n’a pas du être facile. »
Constantin « Certainement pas non, son nom a subit un méthodique martelage après sa mort. Vois-tu son obélisque l��-bas qui domine le site ? »
Constantin « En ce qui concerne l’édification en elle-même, il y a des spéculations. »
Albertine « Lesquelles ? »
Constantin « Beaucoup s’accordent sur une fin de XVIIIème dynastie. Horemheb certainement, quoique cela me semble peu plausible. »
Albertine « C’est ton avis qui m’intéresse. Dis-moi donc. Je ne t’ai pas épousé pour que tu te contente de me répéter ce que disent les autres. »
Constantin « Je pense que c’est plus tardif. La terminologie m’indique un début de XIXème dynastie. Pour ne pas trop se malmener l’esprit, autant prendre ce que les textes nous donnent, à savoir une profusion d’inscriptions au nom de Séthi Ier. On retrouve également la marque de ses successeurs, mais je suis certain que c’est à lui que nous devons ce monument. »
Albertine « Merci à lui dans ce cas. Cet endroit est tout simplement grandiose. »
Constantin « Puisque nous sommes non loin de l’endroit où nous nous sommes mariés… »
Albertine « Nous y sommes. »
Constantin « Non, c’était bien là-bas. Nous en sommes éloignés d’une bonne trentaine de pas. Bref, comme cet endroit est d’une certaine importance pour nous, je me disais que ce serait mieux de procéder à cette demande importante pour notre mariage ici. »
Albertine « C’est dit… d’une telle façon. J’en suis à la fois curieuse et un peu soucieuse. »
Constantin « J’ai une demande à formuler, mais tu ne seras pas d’accord. »
Albertine « Belle entrée en matière. Et tu espères encore me convaincre ? »
Constantin « Cesse donc de te moquer de moi ! Il s’agit de quelque chose qui me tient à coeur et tu m’angoisse. »
Albertine « Pardon, pardon. Je me tais. »
Constantin « Avec la guerre et ces histoires de guerre civile, j’ai été tenu loin d’Egypte pendant longtemps. De plus, nous avons des enfants dont il faut s’occuper de l’éducation. Et puis avec Grand-Mère qui n’est plus si jeune, je me dois de rester avec elle. Mais je pense de plus en plus à après. »
Albertine « Vas-y, je t’écoute. »
Constantin « Quand les enfants seront grands et n’auront plus besoin de nous, j’aimerais que nous nous installions en Egypte. Définitivement. A Port-Saïd ou Alexandrie peut-être. Nous y aurions un climat agréable au bord de la mer, nous pourrions facilement descendre vers le sud pour mon travail, ou prendre un bateau pour rentrer en France de temps à autres. Alors, qu’est-ce que tu en pense ? »
Albertine « Je ne sais pas, pas encore. Notre petite Eugénie n’a que cinq ans, c’est si tôt pour envisager de la quitter un jour. »
Constantin « Nous attendrons aussi longtemps que tu le souhaites. »
Albertine « Mais j’avoue que l’idée me plait. Nous aurions notre propre maison, notre propre rythme… J’aime l’idée. Je te promets d’y réfléchir sérieusement. »
Constantin « Merci mon amour. »
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Printemps 1929, Hylewood, Canada (4/5)
Avec tout cela, mon projet avance à vitesse d’escargot. J’ai obtenu un prêt à la banque, je n’ai toujours pas démissionné. À la mi-février, pendant que Maman se mourrait, j’étais le nez dans les études topographique, les demandes d’obtention des permis et les planifications préalables à la construction du port. J’ai dû mettre tout cela en suspend pour organiser l’enterrement, et je m’y remets doucement, avec un peu d’aide. J’espère que la construction pourra commencer avant le début de l’été. Tout cela me parait bien trivial maintenant… Le déc��s de Maman signifie moins de revenus pour ma famille, et il va de soi que je vais allouer une partie de mon budget à l’entretien de la maison et de mes sœurs, ainsi qu’aux soins de mon père. Je ne suis pas sûr que j’aurai assez pour terminer les travaux, mais ne t’inquiète pas pour moi, je trouverai une solution. Je trouve toujours une solution.
[Transcription] Irène Bernard : Et quand mon père a décidé d’ouvrir son horrible élevage, ça m’a mis hors de moi ! On me dit, « sois heureuse », « c’est la modernité », « c’est grâce à cela que tu peux avoir une belle vie »… Irène Bernard : Mais c’est plus fort que moi ! Ces usines hors sol… C’est tellement… Lucien LeBris : … Barbare ? Irène Bernard : Oui ! C’est le mot ! Barbare !
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Printemps 1929, Hylewood, Canada (1/5)
Chère cousine Noé,
Maman est morte. Elle a été emportée cet hiver par l’épidémie de diphtérie qui a fait ravage sur l’île. Elle n’est pas la seule victime, deux autres habitants âgés de l’île en sont morts également. Nous l’avons enterrée dans le cimetière de la petite église d’Hylewood, aux côtés de ses parents, comme elle le souhaitait. Ça a été très soudain. Elle est décédé dix jours après le début de ses premiers symptômes, malgré le sérum prescrit par le médecin. Ça me parait fou… L’été dernier, elle était plus en forme que n’importe lequel d’entre nous. Elle passait ses journées à surveiller la plage, elle tirait du fleuve des Américains qui faisaient deux fois sa taille. Des femmes de son âge, elle était probablement la plus active que je connaisse… Elle aurait dû avoir une longue vie. C’est injuste.
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[Transcription] Lucien LeBris : ♩ He said, « Stagger Lee, Stagger Lee, please don't take my life ♫ Lucien LeBris : ♩ I got two little babies, and a darlin' lovin' wife » ♫ Gizelle LeBris : J’en ai marre, vous chantez toujours des chansons en anglais, c’est trop nul. Tous : ♩ He’s a bad man, OH CRUEL STAGGER LEE !! ♫ Agathon LeBris : Gigi, tu choisis la prochaine chanson. Eugénie LeBris : Quand je les vois comme ça ensemble, je me dis que je suis fière.
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[TRANSCRIPTION] Monsieur Jules LeBris, assistant de fouilles ; Monsieur Lucien LeBris, contremaître des opérations portuaires à la Canadian Steamship Lines, Mademoiselle Marie LeBris, libraire, Monsieur Agathon LeBris, pianiste, Mesdemoiselles Dolorès et Gizelle LeBris ; Monsieur Ferdinand Bernard, instituteur à l'école de Gananoque, Madame Louise Bernard et leurs enfants, Mademoiselle Simone Bernard et Monsieur Fabien Bernard ; Madame Jeanne Rumédier ; Madame Layan Bahar, cuisinière ; Les familles Simmon et Rumédier ; Mademoiselle Layla Bahar, sa pupile ; Mademoiselle Clothilde Floch, sa dévouée servante ; Ont la douleur de vous faire part de la perte cruelle qu'ils viennent d'éprouver en la personne de Madame LeBris née Eugénie Bernard leur épouse, mère, sœur, belle-sœur, tante, amie, bienfaitrice, décédée le 19 février 1929 à Hylewood (Ontario), dans sa 56ème année. Priez pour elle !
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Été 1928, Hylewood, Canada (2/3)
Lola s’est mise dans la tête qu’elle voulait former un duo avec Agathon, elle chanterait, et il l’accompagnerait en jouant. Agathon lui a dit qu’il la laisserait l’accompagner le jour où elle saurait chanter, et le problème, c’est qu’elle l’a pris au mot. Pourquoi un problème ? Parce que Lola chante horriblement faux. Et si elle se contentait de chanter… Depuis qu’Agathon l’a emmenée voir une opérette qu’on donnait au théâtre de Kingston, elle s’est en plus mis dans la tête qu’elle voulait jouer. Elle passe donc ses journées à entrainer ses performances d’actrice et interprète dans le salon, ce qui m’agacerait peut-être si je n’étais pas bien trop amusé par l’exaspération de mon frère. Mon père s’en fiche, il dit que ça fait de l’animation. Lui-même ne sort pas beaucoup, marcher à une jambe le fatigue de plus en plus, et vu que Gigi est à l’école, que Maman, Marie, Agathon et moi travaillons, et que Layla passe ses journées à peindre dehors, il doit se sentir un peu seul.
Tu me parles de ma vie mondaine… Mondaine, pas vraiment. Avec les copains, quand nous voyageons, nous louons des chambres chez des particuliers ou nous logeons dans des pensions de famille, et quand on ne veut pas être embêtés, nous prenons des chambres dans des hôtels bas de gamme. Quand nous sommes partis à Montréal pour fêter mon anniversaire, nous avions initialement loué une chambre dans la rue Sainte-Catherine, au plus près des clubs, mais nous avons rapidement été délogés car l’honnête famille qui nous hébergeait ne voyait pas d’un bon oeil le fait de nous voir rentrer ivres au beau milieu de la nuit. Aux tournées des bars de Kingston avec mes amis ou mes collègues se résume, je pense, ma vie mondaine…
[Transcription] Dolorès LeBris : ♩ AaAaAaAlgiiiiiiiiiiii, ach, ohne dich kann ich nicht leben, nicht stEeEeEerben ♫ (Algi, oh, sans toi je ne peux pas vivre, je ne peux pas mourir) Dolorès LeBris : ♩ AaAaAaAlgiiiiiiiiiiii, du wäschst mir Seel und Körper rEeEeEeEin ♫ (Algi, tu laves mon âme et mon corps) Dolorès LeBris : Qu’est-ce que vous en pensez, Papa ? Jules LeBris : Oui oui, très bien, très bien. Dolorès LeBris : Et ma prononciation ? Mlle Rumédier me reprend toujours sur ma prononciation. Jules LeBris : Très bonne, très bonne. Dolorès LeBris : Je pense que je devrais mettre plus de jeu dans ma voix, de désespoir. Qu’est-ce que vous en pensez, Papa ? Jules LeBris : Mh-hm. Dolorès LeBris : Oui, je le savais. Des larmes sur le deuxième vers seraient du plus bel effet. Mais je n’arrive pas à pleurer sur commande… Dolorès LeBris : Hostie de câlice ! J’aurais dû demander à Mlle Carreau de me donner des leçons quand elle travaillait ici. J’ai laissé passé ma chance. Dolorès LeBris : Peut-être qu’il faudrait que je me pince ? Dolorès LeBris : ♩ AaAaAaAlgiiiiiiiiiiii- AÏEUH !
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Eté 1927, Hylewood, Canada (4/4)
Quelques nouvelles d’actualité. Cinq Albertaines ont pétitionné le gouvernement fédéral sur ce que dans le texte de loi qui définit qui peut siéger au Sénat, ce n’est pas le terme d’« homme » qui est employé mais celui de « personne ». Elles demandent donc d’établir si les femmes sont reconnues comme des personnes au Canada, et si ce n’était pas le cas, à l’étendre. Il parait que ma grand-mère était très engagée pour ce genre de choses, elle en aurait été réjouie.
D’autre part, l’infâme règlement 27 a enfin été aboli. C’était une loi qui était passée en Ontario il y a un peu plus de dix ans, qui interdisait l’usage du français dans les écoles au-delà de la troisième année du primaire. C’est-à-dire que depuis 1913, tous les enfants de dix ans et plus reçoivent une éducation en langue anglaise. Dans mon cas, c’est normal : j’ai été pensionné dans un établissement anglo-saxon. Mais Marie, Agathon et Layla ont dû recevoir leurs leçons en anglais. Nous détestons ce règlement. C’est à cause de lui que notre nom de famille a été changé de « Le Bris », comme le vôtre, à LeBris, pour l’harmoniser sur les noms anglophones. Il place les enfants canadiens français dans une situation d’injustice par rapport à leur camarades, vu qu’on leur demande de parler une seconde langue et qu’on les juge quant à leur niveau de maîtrise dans celle-ci, et pas selon leurs véritables talents scolaires. C’est une très bonne chose qu’il ait été abandonné. Enfin, on nous considère comme des citoyens à part entière, et pas comme de vulgaires parasites.
J’avais adoré mon séjour à Montréal. La plupart des gens y parlent le français ! Je t’ai parlé de mes copains du pensionnat, avec qui je suis toujours ami. L’un d’entre eux, Monique, est Canadien français comme moi. Pour une fois, nous n’étions pas en minorité. Monique a rencontré une fille là-bas. Il y est retourné plusieurs fois depuis notre séjour et récemment, il a décidé de s’y installer pour de bons. Cela a l’air sérieux, il va probablement l’épouser. Je gagne un pied-à-terre !
Je t’embrasse affectueusement. Ton cousin,
Lucien LeBris
[Transcription] Marie LeBris : Agathon. Agathon LeBris : Mh ? Marie LeBris : Tu ne remarques pas comme un léger problème ? Agathon LeBris : Là, comme ça, tout de suite, pas spécialement, non. Marie LeBris : Toute la famille trime. Lucien travaille, je travaille. Même Maman travaille. Papa ne peut pas à cause de sa jambe. Tu as dix-sept ans. Trouve un emploi. Maintenant. Agathon LeBris : Et personne ne vient me défendre ? Jules LeBris : C’est qu’elle a un peu raison…
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Été 1926, Hylewood, Canada (2/4)
Ne t’en fais pas pour ma famille. Quand j’ai reçu ta lettre, je n’ai dit que le minimum. Tu t’es mariée à ton cousin, tu es déjà enceinte. Ce n’est pas sur cette île qu’on irait te blâmer, tout le monde est marié à un cousin ici. Mes sœurs te transmettent leurs félicitations. Peut-être que ma mère en sait davantage si Cousine Albertine le lui a dit, mais si elle sait quelque chose, elle n’a rien laissé paraître. Personne n’y a pensé à deux fois, et ce n’est pas moi qui te trahirait. Ta réputation de jeune fille sage, responsable et sérieuse est donc parfaitement intacte outre-Atlantique.
[Transcription] Layla Bahar : Qu’est-ce qu’il t’arrive, Gigi ? Tu en fais une tête. Gizelle LeBris : Lola est partie jouer avec Stéphanie et Laura… Mais elle ne veut pas que je vienne. Gizelle LeBris : Elle ne veut jamais jouer avec moi. Je n’arrête pas de me dire que c’est parce que je suis adoptée… Elle ne me voit pas comme sa sœur. Layla Bahar : Allons, ça ne veut rien dire. Regarde, moi non plus je n’appartiens pas à la famille, et pourtant, on jouait tout le temps ensemble quand j’étais petite. Gizelle LeBris : Toi, c’est pas pareil… Layla Bahar : Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Gizelle LeBris : J’ai entendu Lulu parler avec Maman l’autre soir… Layla Bahar : Ça ne te concerne pas, Gigi.
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⚠️ CW : sous-entendu stéréotypé homophobe "bien intentionné" d'un homme cis hétéro des années 20 ⚠️
Été 1926, Hylewood, Canada (1/4)
Chère cousine Noé,
J’ai tellement honte que je repousse sans cesse le moment de t’écrire, mais ça va bientôt faire un an, c’est le délais maximal que je m’étais donné, il va falloir que je m’y mette… Je suis tellement désolé. J’aurais dû savoir, étant donné ton tempérament, que je prenais le risque de te braquer. Ce n’était pas du tout mon intention et je me sens partiellement responsable. C’est comme si je t’avais poussée dans les bras de ce type… Je n’en reviens pas qu’il n’ait pas eu le tact d’assumer ses ébats, et qu’en plus, il ait également mis ta propre cousine dans cette situation. Quelle horreur… J’espère que cela ne va pas mettre de tensions entre Anne et toi. Est-elle au courant de la liaison qui existait entre son époux et toi, en parallèle du moment où il la courtisait ?
Je suppose que des félicitations s’imposent pour tes jumeaux qui doivent être déjà nés, et, tardivement, pour ton mariage. Tu es très belle dans ta robe de mariée. Personne qui ne sait déjà que tu étais enceinte n’aurait pu le comprendre. Ange a l’air très froid et guindé avec ses cheveux bien peignés et tirés en arrière, pas du tout comme tu me le décris, on ne se douterait jamais… Je pense que de toutes les issues possibles, même si elle n’est pas parfaite, celle-ci est la meilleure pour vous deux. Et vous avez la chance de bien vous entendre, ce qu’on ne peut pas dire de tous les couples. J’en sais quelque chose avec mes parents !
[Transcription] Gizelle LeBris : Je pourrais jouer à la corde avec les filles et toi ? Dolorès LeBris : Ah, désolée, mais nous sommes déjà trois, ça ne marcherait pas. Gizelle LeBris : Oh… D’accord…
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⚠️ CW : pensée colonialiste ⚠️
Printemps 1924, Hylewood, Canada (5/14)
Jules a ce quelque chose d’impressionnant qui fait que personne n’ose lui faire des reproches, ou s’opposer à lui d’aucune manière. Il n’est pas violent, il ne l’a jamais été, ni avec moi ni avec les enfants. Il a cette force d’esprit qui fait que les gens l’admirent, parce qu’il faut de la force d’esprit pour résister à des ours du Pôle Nord, faire la guerre et en revenir, et survivre dans le désert. Mais cette même force d’esprit qui est sa plus grande qualité, c’est également ce qui le rend inaccessible à la discussion. On ne négocie pas avec Jules LeBris. Il peut être très brute dans sa manière de parler (je suppose que c’est nécessaire quand on fréquente des hommes qui ont des modes de vie claniques, qui ne respectent que la loi du plus fort), et je sais qu’il veut ce qu’il y a de mieux pour nos enfants, mais je ne suis pas sûre que la manière dont il s’y prend est la meilleure… Il a bien conscience que son mode de vie n’est pas tenable pour nos enfants, et je ne crois pas qu’il souhaite que nos fils deviennent comme lui. Il aimerait en faire des Auguste Le Bris : des self-made mans forcenés de travail, qui ont tout appris par la pratique. Mais le monde change… Le monde d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celui de l’enfance de son père, et il le saurait, s’il avait été là ces trente dernières années…
[Transcription] Jules LeBris : Tu fais tes devoirs ? Agathon LeBris : Non, je suis en train de faire des arrangements sur une partition. J’ai pu me procurer Rhapsody In Blue de Monsieur Gerswhin, et… Jules LeBris : Tu n’as pas autre chose à faire ? Il serait peut-être temps que tu commences à réfléchir sérieusement à ton avenir. C’est bien joli, la musique, mais ce n’est pas ça qui va te nourrir. Jules LeBris : Tes sœurs vont partir quand elles se marieront. Lucien va hériter de la maison. Toi, par contre, quand tu deviendras adulte, tu seras démuni si tu n’as pas un vrai métier. Jules LeBris : Tu ne vas pas pouvoir rester un parasite qui vit aux crochets de son frère. Concentre ton énergie sur quelque chose de plus sérieux. Tu n’as pas l’expérience de la vraie vie, tu ne te rends pas compte, mais le monde est rude en dehors de cette île. Je dis ça pour ton bien, Agathon. Agathon LeBris : … Oui, Papa.
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Été 1925, Hylewood, Canada (1/4)
Chère cousine Noé,
Au final, tu n’auras pas eu à attendre beaucoup de temps, puisque voilà que je reprends déjà ma machine à écrire quelques mois plus tard pour continuer à te répondre. Quelques mois, c’est tout ce que j’arrive à projeter. J’ai tant à faire ! Avec tous mes allers et retours à Kingston, j’ai l’impression que chaque semaine qui passe, j’en vis trois. Je vois les fleuves que ma mère envoyait à la tienne, je ne sais pas comment elle trouvait le temps. Ou plutôt si, je sais : elle ne passait pas sa vie à faire des allers et retours à Kingston. Je passe tellement de temps assis dans une automobile, je jure que j’ai l’arrière-train qui est en train de devenir plat. Agathon qui passe toujours derrière moi aux pires moments, vient de me lancer une pique sur la malabilité malhabilité malhabil le caractère malhabile de discourir de l’état de mon derrière avec une jeune fille et que toutes ne sont pas aussi rustres que nos sœurs, mais je t’admets qu’ayant passé les dix dernières années dans des pensionnats pour garçons ou sur des chantiers navals avec des hommes, je ne m’y entends que très peu en jeune fille.
Moi, je n’arrive pas à m’imaginer marié, avec des enfants, etcétéra. Depuis que je travaille, j’ai à peine le temps de pêcher ou de jouer de la guitare. Alors avec des enfants, j’ose à peine imaginer le peu de temps que cela me laisserait. Agathon n’a pour seul amour que le piano, alors je pense que mes parents vont devoir se faire une raison, la lignée mourra certainement avec nous, et à cinquante ans, je prédis que nous vivrons encore célibataires sous le même toit.
[Transcription] Agathon LeBris : Excusez-moi, je ne savais pas que nous avions une leçon aujourd’hui. Lucrèce Rumédier : C’est parce que nous n’en avons pas. Je voulais vous voir pour vous parler de quelque chose. Lucrèce Rumédier : Vous avez énormément progressé cette année. Agathon LeBris : C’est que j’ai beaucoup travaillé. Lucrèce Rumédier : Oui. Vous avez entendu mes conseils, vous les avez appliqué. Agathon LeBris : Votre petit discours a eu de l’effet… Lucrèce Rumédier : Et c’est tant mieux. Vous avez, comme je vous l’avais conseillé, mis de côté votre égo et déployé de vrais efforts pour améliorer votre technique. Lucrèce Rumédier : J’ai été époustouflée de voir votre aisance, votre endurance, quand vous avez joué le Concerto pour piano de Busoni. Vous êtes aussi à l’aise sur des répertoires classiques que sur des morceaux de jazz. Il n’y a rien que vous ne pouvez maîtriser, si vous l’avez décidé.
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Printemps 1924, Hylewood, Canada (14/14)
Outre cela, les enfants vont bien. Les petites grandissent. Lola est entrée à l’école cette année. Moi-même je ne me fais plus tout jeune, mais ça me fait du bien d’être entouré de tant de jeunesse, ça vivifie. Lucien est adulte désormais, même si entre nous, il fait encore grand enfant. Travailler va lui faire du bien, il n’y a rien de tel que le terrain pour acquérir de l’expérience, et j’espère que cela le fera grandir un peu. Je voudrais qu’à partir de l’année prochain, ce soit lui qui reprennent nos correspondances. J’étais à peine plus vieux que lui quand mon père m’a demandé de le faire, ça le responsabilisera. Je continuerai à vous faire passer des nouvelles par son biais, et je crois que ma femme a manifesté la volonté de continuer à correspondre avec la vôtre. Ce n’est donc pas un « adieux », c’est un « à tantôt ».
Votre bien dévoué,
J. Le Bris
[Transcription] Marie LeBris : C’est moi ou tu joues plus mal qu’avant ? Agathon LeBris : Je ne joue pas plus mal, je travaille ma technique. Ça sonne moche pour l’instant parce que je ne suis pas habitué. Sur le long terme, ça sonnera mieux. Marie LeBris : Ça me casse les oreilles. Je préfère comment tu jouais avant. Jules LeBris : Joue autre chose que du jazz !! Tu ne joues plus que ça, tous les morceaux se ressemblent. Lucien LeBris : Moi, j’aime bien ! Ça bouge !
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Hiver 1922, Hylewood, Canada (3/3)
Je dois également vous annoncer un évènement heureux. Vous souvenez-vous de l’infirmière Heather Delacroix ? C’est elle qui m’a tiré de ma tranchée à Ypres. Après la guerre, Heather a ouvert un institut pour orphelins de guerre à Vancouver. Nous continuons à correspondre régulièrement, et c’est ainsi qu’elle m’a entretenu d’une petite fille née dans l’Alberta, dont le père est tombé à la Serre en 1918 et dont la mère est morte il y a deux ans de la grippe espagnole. Elle a déjà trois ans, et si les bébés sont adoptés rapidement, il n’en va pas de même pour les enfants plus âgés. Nous avons une grande maison, Lola est en âge de quitter la nurserie… J’ai donc décidé d’adopter cette petite fille, qui s’appelle Gizelle. Elle rejoindra notre famille bientôt, il faut que j’aille la chercher à Vancouver.
Voilà pour les nouvelles. Ma femme voulait répondre à Albertine, je pense qu’elle le fera bientôt.
Votre bien dévoué,
J. Le Bris
[Transcription] Lucien LeBris : Comment sera notre nouvelle petite sœur, à ton avis ? Marie LeBris : Insupportable, sûrement. N’est-ce pas le cas de toutes les gamines de cet âge ? Lucien LeBris : Tu étais plutôt mignonne, toi, quand tu avais trois ans ! Marie LeBris : Parce que je ne suis plus mignonne aujourd’hui ? Lucien LeBris : Alors non, clairement, mignonne n’est pas le mot qui me vient à l’esprit quand je pense à toi. Terrifiante, belle, glaciale. Mais pas « mignonne ». Marie LeBris : Ça me va. Je prends ça pour un compliment. Lucien LeBris : J’espère que tu ne vas pas trop terrifier notre nouvelle sœur… Marie LeBris : Ne t’en fais pas, Papa s’occupera de la terrifier tout seul lorsqu’il l’abandonnera pour une excavation en Papouasie dès lors qu’il se sera lassé de jouer à la poupée. Marie Simmon : Oh non, vous n’osez pas ! Vous êtes odieux !
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Été 1926, Hylewood, Canada (2/3)
En revanche, pour fêter mes vingt-et-un ans dignement, je prévois quelques vacances avec les copains du pensionnat. J’ai demandé à prendre trois semaines pour aller à Montréal. Je te réponds d’ailleurs de façon décousue parce qu’entre deux paragraphes, je suis occupé à faire mes valises. Ce séjour promet d’être amusant. Je compte essayer tous les clubs de jazz, et je me donne pour mission de partir à la recherche de ces clubs pour hommes dont tu me parlais, je t’en donnerai des nouvelles. J'y serai demain ! J’ai hâte. Je t’enverrai une carte postale.
Je te trouve bien injuste, cousine, de m’accuser de conspirer avec ton frère contre toi. Je n’ai rien contre ton Jean. D’ailleurs je n’ai rien contre personne, c’est là mon pire défaut, je m’entends bien avec tout le monde, même les gens qui ne s’aiment pas entre eux, ce qui me pose parfois des problèmes. Non, tout ce que je faisais, c’était te conseiller de ne pas balayer du revers de la main les mises en gardes que d’autres personnes, qui le connaissent sous un jour différent du tien, pourraient te faire. Cela ne veut pas dire qu’il faut écouter tous les racontars. Mais il peut être utile de savoir que Jean montre aux autres une facette qu’il ne te montre pas à toi, que celle-ci soit authentique ou non, et ce quelle que soit la raison pour laquelle il l’affiche.
Je relis le passage où tu parles de ton père et de son désintérêt pour vous. Je comprends exactement ce que tu veux dire, mais je pense que je suis moins sensible que toi à ce genre de choses. Mon père avait clairement d’autres priorité que nous. Mais malgré ses absences, je n’ai jamais été seul. J’ai mon frère et toutes mes sœurs, j’ai Maman, qui a toujours été là. Au final, j’attendais toujours le retour de Papa avec impatience, mais maintenant que la sagesse de mon âge avancé m’apporte plus de recul (tu le verras toi aussi quand tu auras vingt-et-un ans), je me rends compte qu’au final, la maison était plus apaisée quand il n’était pas là. Je pense qu’il s’en rend compte et que c’est la raison pour laquelle il essaie de se rattraper avec les petites. Je n’en suis pas jaloux. Bien sûr, j’aurais aimé le voir aussi dévoué quand j'étais petit moi-même, mais je préfère qu’il soit le père qu’il aurait dû être avec certaines d’entre nous seulement, plutôt qu’avec personne.
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Printemps 1929, Hylewood, Canada (2/5)
Louise, ma sœur, est toujours portée disparue et nous n’avons aucun moyen de la mettre au courant, et c’est à moi de m’en occuper, et je ne sais pas comment faire. Je ne peux pas me laisser submerger non plus, puisque j’ai un père infirme et malade, un frère et quatre sœurs à faire vivre.
Tout le monde vit la situation difficilement, mais de nous tous, je crois que c’est Layla qui le vit le plus mal, alors que Maman n’était même pas sa mère. Elle se montre extrêmement anxieuse, elle se met à pleurer soudainement, en permanence, et elle ne supporte plus d’être seule. Lola, qui est très sensible, le vit très mal aussi, ce qui fait que les filles sont plus inséparables encore qu’avant. Papa s’est renfermé dans le silence, il est plus bougon que jamais, et Marie tient de lui, avec un tempérament plus explosif peut-être encore… Ce qui fait qu’elle et Papa se disputent en permanence, et j'aimerais que ce ne soit pas le cas, tu vas comprendre pourquoi tout à l’heure. Gigi pose énormément de questions sur Maman, à tout le monde, ce qui a pour effet soit de remuer le couteau dans la plaie, soit d’agacer Marie…
Agathon semble être le moins affecté, mais je pense qu’ils n’a pas encore réalisé. Il doit bien être touché à sa manière, car depuis la mort de Maman, il s’est mis à jouer du blues. Mlle Rumédier est partie visiter sa famille en France pour quelques mois peu de temps avant le décès de Maman. Elle ne pouvait pas savoir, mais son départ n’est pas opportun… Il n’a pas vraiment d’amis, et malgré tous mes efforts, je ne peux pas me substituer à elle. Je crois qu’elle est la seule personne qui est capable de déchiffrer ce qu’Agathon a à dire, parce qu’elle parle le même langage que lui.
[Transcription] Irène Bernard : Bonsoir, Lucien. Toutes mes condoléances. Lucien LeBris : Irène, pardon, je ne t’avais pas reconnue. Tu as tellement grandi ! Merci d’être venue. Irène Bernard : C’est normal… Je suis navrée d’avoir raté la cérémonie. Lucien LeBris : Ah oui, j’ai appris pour ta tante. Je suis désolé. Irène Bernard : C’est une drôle d’époque… On fait des avancées incroyables, et pourtant, j’ai l’impression que tout arrive toujours trop tard. Mais bon, c’est la vie… Irène Bernard : Il parait que tu es en train de construire un port pour l’île. C’est vrai ? Lucien LeBris : Heureusement que j’essaye de garder ça secret… « En train de construire », pas encore. Il me faut tout un tas d’autorisations, et je ne m’en sors pas avec la paperasse. Irène Bernard : Je reste quelques temps à Hylewood. Tu veux de l’aide ? Lucien LeBris : Très honnêtement, ça ne serait pas de refus.
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Printemps 1923, Hylewood, Canada (2/7)
Les filles sont plus grandes, j’ai donc un peu de temps pour moi cette année. Nous avons entrepris des travaux dans la maison, arraché les tapisseries poussiéreuses et abimées, changé les rideaux et les tapis, aménagé une chambre au deuxième étage qui soit vraiment digne de Lulu. Je m’inquiète de ces dépenses. Jules ne semble pas se rendre compte de notre situation économique de plus en plus tendue, et il continue de vivre au-dessus de nos moyens. Je dois lui faire confiance, il a toujours su ce qu’il faisait.
Cela fait plusieurs années que nous n’avons plus de cheval à la maison et que nous avons transformé l’ancienne écurie en garage. Entre nous, vu la taille de l’île sur laquelle nous vivons, avoir une automobile est superflu… Ces changements ont eu le mérite de libérer de la place dans notre ancienne grange, où on stockait le fourrage tantôt, et les filles ont y élu domicile en y établissant un club dans le secret duquel elles emportent leur goûter. Layla a neuf ans, Lola en a six, elles sont inséparables.
[Transcription] Dolorès Le Bris : Capitaine, c’est une catastrophe ! Layla Bahar : Que se passe-t-il, moussaillon ? Dolorès Le Bris : Si on ne trouve pas de vivres bientôt, nous n’aurons pas assez pour survivre à la traversée. Dolorès Le Bris : Nous allons mourir de faim et de soif ! Layla Bahar : Arrêtons-nous sur cette île, nous trouverons peut-être de la nourriture. Mais que vois-je ? Un trésor brille au fond de cette crique ! Il a dû être laissé là par quelque pirate ! Layla Bahar : Grâce à tout cet argent, nous sommes riches et pouvons nous acheter un immense manoir. Je serais la rouge, et tu serais le vert. Dolorès Le Bris : Mais je ne veux pas le vert, c’est un garçon. En plus, ta robe est verte. C’est toi qui devrait l’avoir. Maria Mayordomo : ¡Niñas, a la mesa! (Les filles, à table !) Layla Bahar : Viens, on rejouera après manger. Dolorès Le Bris : D’accord, mais cette fois-ci, ce sera moi la capitaine.
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