Gabriel Méo, le monde est in the pocket !
Comme si le moi pouvait être un ensemble de sentiments, d’affects, de sensations, d’humeurs, de désirs, sans autres contenu qu’eux-mêmes... Comme si le moi était une structure sensible sans matière et sans objets, une structure sans le monde ...
Jean-Charles Masséra, Amour, gloire et CAC 40
Dans un monde meilleur, l’art n’aurait plus sa place. Sans aller jusqu’à penser avec Dominique Noguez que ses formes changent, mais qu’il « continue d’être le grand épongeoir du malheur et du sang, un exorcisme obstiné », il est bien vrai que l’art n’existe que dans l’agitation du monde qu’il regarde. Qu’il perçoit. Qu’il traduit. L’art n’a pas besoin de dire avec ostentation quoi que ce soit du monde, il appartient au monde. On n’attendra donc pas le monde meilleur comme une libération. Celui-ci nous donne l’art, ce qui est déjà pas mal, et devenant meilleur nous en priverait à coup sûr. L’art, pour être source de plaisirs l’est autant de tortures, et, pour celui (ou celle) qui le pratique, une expérience parfois violente lui faisant accéder au statut singulier d’artiste, dont il ne sait finalement pas si l’acquérir est une chance ou une malédiction. Certains du reste cachent cette identité. Ou ne l’assument pas. Il n’empêche : l’art est une quasi bénédiction des dieux. Ou du diable. Gardons-le dans tous ses états, y compris dans celui qui s’en prend à lui-même !
C’est ainsi que personnellement je suis sensible à une œuvre : dès lors qu’elle m’apparaît justifiée dans son existence. Cela vaut pour une peinture, une installation conceptuelle ou une performance. En un mot, lorsque cette œuvre nous dit quelque chose du monde (entendons par là, et une fois pour toutes, ce qui entoure son apparition) en même temps que de son auteur (je parle moins de ses secrètes douleurs que du point de vue de ce qui l’engage esthétiquement). J’ai, pour ma part, en plus d’être artiste, confronté donc à cette situation pour moi-même, été professeur dans plusieurs écoles d’art, et eu le privilège d’être en présence de jeunes gens et jeunes filles, assujetti.e.s, à ce stade de leur formation, par leur âge comme par un contexte extérieur, à cette question de l’incarnation de l’art : être artiste. Rien de sacré dans l’opération, mais un sérieux défi, à relever sans naïveté quant à ce que cela signifie. Marcel Duchamp a savonné la planche il y a un siècle, et le goguenard Picabia, le « moderne incroyant » jeté le doute sur le sérieux de l’entreprise. Mais bon, l’art existe encore, et les artistes de « talent » continuent de remplir les institutions, les galeries, de leurs œuvres. Ce n’est pas que l’on se bouscule au portillon, mais cela fait du monde, tout de même, de par le monde !
Le talent, justement. Parlons-en. Mot insaisissable pour définir un mystère assez inexplicable. On l’emploie pourtant à toutes les sauces. Pour l’art, il fait problème. Ce n’est pas un terme technique, il ne dit rien de ce qu’il qualifie. Ou plutôt trop de choses contradictoires. Mais « être artiste », cela ne se discute pas. Professeur, combien de fois, nous sommes nous dits entre collègues, parlant de tel ou telle étudiant.e possédant des qualités évidentes, qu’il ou elle n’était pas pour autant artiste. Il ne s’agissait pas présager s’il, ou si elle, seraient reconnu.e.s dans le « monde de l’art », le « talent » pouvant précisément y faire illusion, mais de reconnaître cet être à antennes vibrionnantes qu’on dénomme artiste.
Gabriel Méo, est de ces êtres à antennes vibrionnantes. C’est donc un artiste. Je l’ai précisément connu étudiant, dans le contexte d’une formation ad hoc en école d’art, celle de Nice. C’était un étudiant « doué », maîtrisant les savoirs faire techniques des arts visuels, avec, on peut employer là le mot, un certain « talent », c’est-à-dire, en l’occurrence, une forme d’élégance, assez vite perçue comme inutile, ne correspondant ni à sa personnalité, ni au rapport réel qu’il entretenait avec une culture impure ou disons mixée, la sienne, populaire, sur laquelle s’était greffée la curiosité à l’art, à son histoire et à son actualité. Bon point immédiat, les écoles d’art se distinguant des autres établissements d’enseignements en cela qu’elles ne se limitent pas à l’acquisition de compétences, mais qu’elles poussent à leur mise en question, Méo avait par exemple compris que ne se cramponnent aux techniques bien apprises que ceux, ou celles, confondant l’art et l’artisanat ; ou, dit autrement, ceux qui oublient d’être un des « symptômes du monde dont la maladie est l’homme », pour reprendre une formule saisissante de Gilles Deleuze (que l’on peut apercevoir sur un T. shirt de Gabriel Meo).
La question de l’art se situe évidemment ailleurs que dans les techniques à condition, si on s’en tient à elles, de ne pas en être l’esclave. C’est une règle élémentaire. Le risque dominant est d’une autre nature. L’artiste doit se méfier de l’air du temps. Rester alors dans sa bulle ? Ou perché sur quelque cime à l’atmosphère raréfiée ? La vision romantique d’un art hors du monde des vivants, est aussi déplacée que la critique laborieusement sarcastique d’un art contemporain interchangeable, décalcomaniaque, bluffeur, tourné en ridicule par une presse aux relents réactionnaires en mal de sujets de société, ou aujourd’hui par quelques films se penchant sur un monde « à part » peuplé de snobs et d’artistes à l’égo dévorant, avec ses rites incompréhensibles, entretenant un rapport particulier à l’argent et au pouvoir. Emblématique de ce point de vue The Square du cinéaste suédois Ruben Ostlund, qui, pour dénoncer les ambiguïtés de le monde si bizarre de l’art, en vient à singer, au sens le plus littéral du terme, la performance d’un supposé artiste, terrorisant simiesquement les donateurs d’un musée d’art contemporain, par un cascadeur spécialisé dans la gestuelle des gorilles.
Ces considérations égrenées, ne sont pas sans rapport avec l’art que pratique Gabriel Méo, conscient de la situation inconfortable de l’artiste, devant transgresser ses savoirs et ses compétences pour accéder à une singularité qui n’échappera ni au monde, ni à l’époque. Gabriel Méo appartient de fait à une génération du désordre scénographié, ou scénarisé. Le critique d’art américain Jerry Saltz a eu, au début des années 2000, l’heureuse formule « esthétique du foutoir » (clusterfuck aesthetics) pour qualifier les installations « cacophoniques », carnavalesques, proliférantes, recourant pêle-mêle aux éléments les plus divers (peintures, sculptures, objets décoratifs, mobiliers, vidéos), « architectures sans architectures », filles du Merzbau de Kurt Schwitters, des bazars regorgeant de kitscheries made In China, et des entrepôts Emmaüs, royaumes de la seconde-main. Saltz les décrit comme « très masculines », sans plus argumenter (il cite de fait Mike kelley, John Bock, Jason Rhoades et Jonathan Meese), ce qui n’est pas si sûr (Isa Genzken ou récemment Baseera Khan, Sara Cwynar, Fabienne Audéoud). Cet élargissement éclectique envahissant rivalise, en négatif, avec l’opulence obscène de la société dite de consommation, le débordement des images et des informations. Mais Gabriel Méo laisse apparaître une jouissance particulière du « foutoir » que constitue le monde réel et ses représentations, sorte d’« Apocalypse joyeuse » rejouée volontairement sur un mode contrefaisant l’art « naïf ». Il introduit par là une réflexion biaisée entre le « grand art » et l’art populaire (le fameux High & Low post-moderne). Ce n’est plus simplement une opposition entre l’un ou l’autre qui serait réglée par une mise à distance critique, consolidée par un ciment théorique irréprochable, mais un parasitage rongeant les jugements de valeur d’ordre culturel. Le spectateur le perçoit, confronté à des céramiques boudinées encadrant des images de magazines hâtivement retouchées (beaucoup de basketteurs américains), dans un goût que l’on ne qualifiera de mauvais que parce que faisant irruption dans le « grand art », des peintures sur tissu de mamies en ehpad, des collages de centres aérés, des tableautins à motifs exotiques agrémentés de plumes idiotes, des potiches armoriées de fausses pierres précieuses, un vêtements lacéré tenant par des épingles de nourrice, vidé de tout corps, surmonté d’un masque plat, calciné comme une galette oubliée dans le four. Monde du déchet et de la customisation, du bibelot niais et des gladiateurs modernes frappés de numéros des arènes sportives. Sociologie de bistrot. ? Non, monde pris en considération. Et ornementalisé avec les moyens du bord. Œuvres précaires, esthétique domestique. C’est Présence Panchounette, couleurs hip-hop.
L’art, disions-nous, disparaîtrait dans un monde meilleur. Il n’y serait plus à la fête car sans nécessité. L’artiste appréhende le monde en quelque sorte de l’intérieur ; les spectateurs, les « regardeurs », les critiques, de l’extérieur. Gombrowicz fait la différence de la sorte : « Lorsque vous opérez un homme qui souffre d’une appendicite, il est pour vous un objet, vous l’opérez exactement de la même manière que vous répareriez une auto ou un engin quelconque […] Mais du point de vue du malade, de celui qui vit l’opération […] : c’est quelque chose de particulier, d’unique de personnel, c’est son opération à lui. » L’œuvre est l’opération vue du côté du malade. Je ne dis pas ça, en voulant suggérer que Gabriel Méo est atteint d’une pathologie particulière, mais pour souligner l’idée de l’art comme symptôme du monde, et de l’œuvre comme objet transitionnel. Deux thèmes affleurent dans son travail récent qui l’illustrent clairement : les vêtements tailladés composant des zombies en lambeaux, et une théâtralité revendiquée (World in A Stage). Précisons : il pourrait évidemment y avoir quelque chose de la rage, ou de l’accès maniaque, ou d’une punkitude formelle, dans la lacération, mais ce n’est pas du tout de cela dont il s’agit. Le corps est ici morcelé et recomposé, ou plutôt rafistolé par bribes. La globalité n’est qu’une enveloppe fragile. C’est en fait un non-corps comme pixellisé. Le réel pourtant est bien présent sous formes d’éclats, des éclats de bombes de pyrotechnies de carnaval. On est à la salle des fêtes, pas au théâtre rouge et or cher à Cocteau, mais le spectacle est là. Fantomatique. Les acteurs en chair et en os, ont désertés. Restent les oripeaux d’une transcendance à l’échec annoncé. Affects, émotions, humeurs, désirs, tout y est pourtant. Mais sans aura. Le trivial a gagné. Le monde est in the pocket !
Arnaud Labelle-Rojoux. 2020
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