#le vagabond écarlate
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CHAPITRE 1 : Alistair
La nuit s’annonçait chaude, l’atmosphère était lourde. Il y avait de l’orage dans l’air. Tant mieux, se dit Alistair, pour qui les affaires n’avaient pas été au beau fixe ces derniers jours. Les navires allaient chercher refuge avant d’être pris dans la tempête, le port allait se remplir. Bientôt, la petite ville côtière serait noire de monde, et Alistair n’aurait plus qu’à se baisser pour se remplir les poches.
Pour lui qui n’était pas très costaud, pas très sociable et pas très serviable, il y avait peu de voies professionnelles qui s’ouvraient dans les eaux des Caraïbes. Ses anciens talents de chasse à l’arc ne rivalisaient pas avec ceux des boucaniers et leurs fusils, et lorsqu’il ressortait son violon ou sa flûte pour amuser la galerie, il gagnait souvent à peine de quoi payer son repas du soir. Pour ne pas finir sous les ponts, il avait dû considérer sérieusement ses options la première fois qu’il était arrivé dans cette région. Une épiphanie lui était alors venue, au terme d’une réflexion courte mais intense : il se trouvait dans l’une des zones de non-droit les plus fameuses des sept mers. Et puisqu’ici n’y avait pas d’or propre, pourquoi aurait-il fallu que le sien soit bien acquis ?
Alistair était gâté par la nature, il le savait : il avait un joli visage, une voix envoûtante et des gestes élégants. Il plaisait aux femmes autant qu’aux hommes, et tant mieux, car les femmes lui plaisaient autant que les hommes. Il avait toujours eu l’intelligence de se servir de ce cadeau de la nature pour se sortir de mauvaises situations ou encourager les gens à faire ce qu’il voulait, mais maintenant, il pouvait s’en servir pour leur vider les poches.
Sa petite arnaque était bien rodée : il fallait d’abord attendre qu’un nouveau navire arrive au port, de préférence un navire pirate. En effet, les pirates s’étaient engagés dans une sorte de pacte étrange avec la vie : ils acceptaient qu’elle leur soit courte, à condition qu’elle soit bien remplie. A ce titre, rares étaient les pirates qui soient très séduits par le concept d’économie : dès qu’ils mettaient pied à terre, la paie qu’on venait de leur donner disparaissait ; souvent dans la boisson et les corps, parfois dans les possessions. Il s’agissait donc de les attraper dès la sortie du navire, quand leurs poches étaient pleines et qu’il leur pressait de les vider.
Pour son arnaque, Alistair avait besoin d’une victime assez intelligente pour comprendre les règles d’un jeu très simple, mais assez bête pour en sortir toujours perdante. Pour ça, il aimait choisir des hommes, souvent plus bas du front que les femmes : il suffisait souvent aux hommes d’exister pour être embauchés sur un navire, alors que les femmes devaient prouver qu’elles valaient cinq hommes pour qu’on les laisse monter. Par un processus de sélection naturelle, les femmes marins étaient donc souvent bien plus intelligentes que leurs collègues masculins. En tous cas, c’était ce que l’expérience lui avait montré.
Une fois qu’il avait repéré sa victime, il lui suffisait alors de lui attraper le bras, et son sort était scellé ; armé de son sourire le plus mielleux, il l’orientait l’air de rien vers son bar préféré, en lui faisant croire que c’était lui qui choisissait son chemin. Arrivés là, il lui offrait toujours sa première pinte ; celle-ci se finissait toujours vite, car c’était la première, et qu’après des mois à boire de l’eau croupie assaisonnée au vin, il faisait soif. Dès que le verre était vide, Alistair faisait signe qu’on le remplisse. Il réglait celui-là aussi, puis autant qu’il en fallait jusqu’à ce que son nouvel ami imite son geste machinalement sans même plus se rendre compte qu’Alistair ne payait plus (et avait discrètement glissé au tavernier de mettre la suite sur une note). C’était un investissement, certes, mais vite rentabilisé. Quand le visage du marin était devenu bien rouge, c’était le signe pour Alistair qu’il n’avait plus qu’à faucher les blés : il sortait son matériel du moment (ce mois-ci, un verre truqué et une simple pièce d’or), et il proposait un petit jeu innocent à sa pauvre victime imbibée d’alcool.
- Tu veux voir quelque chose de dingue ? Retourne ton verre et essaye de faire comme moi.
Alistair retournait son verre et, sous les yeux d’un marin qui maintenant voyait triple, y faisait tenir debout une pièce d’or. C’était souvent le moment où le spectateur ricanait : et alors, qu’est-ce que ça avait d’incroyable ? Même avec sept pintes dans le nez, n’importe qui pourrait faire tenir une pièce debout au derrière d’un verre.
Alors il vidait son fond de bière, retournait son gobelet et posait sa pièce... qui tombait aussitôt sur la table, son grand sourire hagard avec. Il réessayait immédiatement, mais cette fois en fronçant les sourcils, tout bouffi de concentration, et encore une fois, la pièce roulait, finissant souvent sa course entre les doigts fins d’Alistair. C’était à ce moment-là que la soirée prenait un tournant lucratif, quand, les lèvres retroussées sur ses canines dans un sourire malicieux, le filou proposait alors :
- Et si on pariait ?
“Je peux faire tenir la pièce debout cinq fois d’affilée”, “Je te laisse dix coups pour y arriver”, “Celui dont la pièce tient le plus longtemps”... Quand venait l’heure d’ouvrir les paris, Alistair avait eu tout le temps de trouver la provocation qui convenait à sa victime. Elle tombait dans le panneau, voulait récupérer la première pièce qu’elle avait déjà perdue, et les dizaines d’autres qui suivraient bientôt.
Bien sûr, elle ne savait pas qu’elle n’avait aucune chance ; elle ne savait pas qu’Alistair avait creusé une légère, très discrète encoche au derrière de son verre, dans laquelle il s’assurait toujours de placer sa pièce. Ainsi maintenue, elle ne tombait jamais. Si la plupart de ses victimes étaient souvent trop soûls pour se rendre compte qu’elles se faisaient plumer, il arrivait qu’on l’accuse de tricherie (à juste titre).
- Donne voir ton verre ! - Mais bien sûr, échangeons donc.
Le compagnon de jeu lui arrachait le verre des mains et l’examinait sous tous les angles, sans rien trouver (l’alcool n’aidant pas ses sens d’enquêteur). Il essayait de poser la pièce, mais ne connaissant pas l’existence de l’encoche, elle roulait quand même par terre... L’air ahuri, il laissait Alistair récupérer son verre sans broncher.
- Tu vois, c’est qu’une histoire de talent.
La petite tacle à l’égo était tout ce qu’il fallait pour le convaincre de rester dans le jeu. S’il abandonnait trop vite, Alistair aurait à peine gagné de quoi rembourser les verres qu’il lui avait offerts. Pour beaucoup de ces grands gaillards costauds et bourrus, l’idée qu’un rachitique petit bonhomme imberbe puisse les surpasser dans quoique ce soit était inconcevable. Ils devaient alors se prouver ; à eux-mêmes, mais aussi au monde entier. Très vite, le jeu devenait un spectacle, et il devenait difficile de respirer tant la foule qui se formait devenait compacte. Tout le monde voulait essayer, trouver le truc, devenir le héros de la soirée qui allait rabattre le clapet d’Alistair. Mais l’artiste maîtrisait parfaitement son script, il était maître de chacun de ses gestes. Il savait quand il devait faire semblant de perdre, quand il devait faire croire à sa victime qu’elle avait une chance, et bien sûr, il savait quand il fallait prendre la poudre d’escampette. Il arrivait toujours un moment dans la soirée où l’une de ses victimes se rendait compte qu’elle n’avait plus un sou en poche, et il n’était alors plus question de la raisonner sur la supposée non existence de la tricherie. Il ne restait plus qu’à filer par la sortie de secours qu’Alistair avait déjà repérée une demie-heure avant. Il se jetait dans le public, disparaissait dans la masse, provoquait une bonne vieille bagarre de taverne si besoin ; et si tout se passait bien, il ne revoyait plus jamais aucune des personnes qu’il avait rencontrées ce soir-là.
Bien sûr, cette petite affaire si bien ficelée ne fonctionnait pas toujours. Il lui arrivait de tomber sur quelqu’un qui connaissait le truc (souvent quelqu’un qui s’était déjà fait avoir), ou de tomber sur quelqu’un de pas très joueur, et il lui était déjà arrivé de ne pas réussir à s’enfuir sans y laisser son butin. Sans compter les nombreuses fois, au tout début, où il ne connaissait pas encore assez bien les équipages et leurs réputations pour savoir qui allait le rendre riche et qui allait lui faire perdre son temps. C’était du travail spéculatif, et il lui arrivait encore assez souvent de rentrer bredouille.
Mais le jeu en valait la chandelle. Parce que c’était drôle, parce qu’il savait le faire, et parce qu’il aimait le faire. En plus, ça n’avait aucune conséquence sur le long terme pour lui : il ne restait jamais assez longtemps au même endroit pour se faire une réputation. Si on commençait à retenir son visage, c’était qu’il était temps de partir. Les vrais bons arnaqueurs savaient rester anonymes pour toujours. Avant de partir, et surtout si ses petites affaires n’avaient pas été assez rentables, il lui restait un dernier art subtil à partager avec les locaux : celui de faire les poches, à l’ancienne, du genre attraper avec ses petites mains des choses qui ne lui appartenaient pas et qu’il n’avait pas l’intention de rendre. Il faisait ça sur le chemin du port, juste avant de monter dans le bateau qu’il avait choisi pour l’emmener à sa prochaine destination. Avant même que ses victimes ne se rendent compte que leurs poches s’étaient allégées, il se trouvait déjà en des eaux d’une autre couleur.
Mais revenons à notre soirée chaude, et son air lourd. La nuit était déjà bien tombée et voilait le paysage tropical d’une teinte bleutée, toutes les chandelles des commerces encore ouverts étaient allumées et réchauffaient la ville côtière de leur lumière rougeâtre. Comme il le pensait, la promesse d’un orage avait forcé une bonne dizaine de navires à s’arrêter contre leur gré au premier port qu’ils pouvaient trouver, et toutes les tavernes se gavaient le gosier de marins plus ou moins honnêtes bien décidés à profiter de cette soirée imprévue mais bienvenue. Bien sûr, Alistair n’était pas en reste et s’était dépêché d’harponner sa nouvelle victime.
Un petit public s’était déjà amassé autour de la table où il s’était installé avec son gagne pain. A peine une dizaine de curieux, qui lançaient des théories et proposaient des stratégies chancelantes au compétiteur, dont la bourse avait déjà bien fondu. Alistair s’était déjà fait insulter de tricheur, il avait déjà prêté son verre : tout se passait bien.
Mais l’escroc voyait poindre l’ombre d’un perturbateur à l’horizon. Ça faisait bien une dizaine de minutes qu’il l’avait remarqué. Un homme resté au comptoir, qui fixait leur petit jeu depuis un bon moment. Alistair ne se rappelait pas l’avoir vu quand il était entré dans cette taverne, et il ne se rappelait pas non plus l’avoir vu entrer et s’asseoir. Ce soir, il y avait trop de paquets de marins qui entraient, sortaient et s’agglutinaient pour qu’il note attentivement les va et viens de chacun. Ainsi, il ne savait pas depuis combien de temps il se tenait témoin silencieux de l’entourloupe, mais Alistair ne s’y trompait pas : il avait appris à repérer cette expression qu’ils avaient, ce sourire en coin, ces yeux légèrement plissés sous leurs sourcils froncés. Soit il savait, soit il croyait savoir.
D’habitude, Alistair ne s’en inquiétait pas. Le plus souvent, ces fanfarons arrivaient tout bouffis d’ego, donnaient un essai à leur théorie, et tous les orifices de leur visage s’arrondissaient en regardant tomber la pièce. Bien sûr, il arrivait que quelqu’un comprenne vraiment, et c’était le signe pour Alistair qu’il était temps de décamper (et de sauter dans le premier bateau). Mais ces idiots géniaux, souvent appâtés par la promesse d’un instant de gloire, ne tardaient pas d’ordinaire à venir se faire remarquer. Celui qu’Alistair avait dans le collimateur restait obstinément le derrière vissé à son tabouret, à jeter des coups d’œil provocateurs à Alistair chaque fois qu’il empochait ses gains. Peut-être avait-il une idée en tête. Peut-être avait-il un collègue parmi les pauvres ères en train de se faire plumer, et qu’il comptait tendre un piège à l’escroc.
Que ce fût-ce le cas ou non, Alistair sentait qu’il était temps de prendre la situation en main. Au mieux, il lui damerait le pion, au pire, il se serait enfin débarrassé de cet insupportable sourire qui le narguait dans le coin de son œil. Il se tourna vers le spectateur indésirable, son sourire le plus large au visage, et désigna sa table de jeu d’un geste ample de la main.
- Monsieur nous observe depuis un moment, est-ce qu’il voudrait tenter sa chance ?
Le rictus de l’homme disparu quand toutes les têtes se tournèrent vers lui, et qu’on le regardait tantôt les yeux ronds, tantôt les sourcils froncés. Il avait l’air d’un enfant surpris à jeter des boulettes en papier depuis le fond de la classe, et à qui on demandait de réciter la dernière phrase de la leçon. Malgré tout, sa joue se décolla de sa main, son coude se décolla du comptoir, et il se décolla du tabouret pour s’approcher de la table. Il se pencha au-dessus du jeu, grattant sa lèvre supérieure du bout de l’index pour feindre qu’il réfléchissait (Alistair savait très bien qu’il avait déjà eu tout le temps de réfléchir). Après quelques courtes secondes de cette comédie, il prit la parole, s’adressant à la victime du filou :
- ‘Permettez ?
Sourcils froncés, l’intéressé secoua lentement la tête en soupirant et en écarquillant les yeux. Il avait visiblement déjà arbitré que ce jeu était un casse-tête sans résolution, et que s’il n’y arrivait pas, il n’y avait aucune raison que quelqu’un d’autre y arrive. Malgré tout, il se leva pour céder sa place au nouveau venu, et il s’attendait sûrement à la récupérer rapidement.
- Si tu t’crois plus malin que moi... grogna-t-il en s’installant derrière la chaise qu’il venait de quitter.
L’autre homme lui tapota le bras avec camaraderie alors qu’il s’installait, approchant sa chaise avec le sérieux et la minutie d’un étudiant en train de se préparer pour un examen important. Une fois qu’il fut bien installé devant lui, Alistair eu tout à loisir de mieux étudier ses traits.
D’abord, il fallait remarquer de formidables oreilles. D’aussi grosses, rondes et décollées, Alistair en avait rarement vu ailleurs que sur des caricatures. Elles tranchaient comiquement avec la silhouette parfaitement carrée de sa mâchoire, dont la forme tenait presque de la brique. Ses yeux étaient profondément enfoncés dans son crâne, cachés sous l’ombre de ses sourcils bas et de son front proéminent, si bien qu’il ne put même pas en deviner la couleur. Lorsqu’il ouvrait la bouche, Alistair pouvait voir qu’il lui manquait une dent, une canine ou une incisive sur la droite. Il avait de longs cheveux noirs à peu près aussi ordonnés qu’une litière de foin, abîmés par le soleil et l’eau, et il essayait tant bien que mal de les tenir au respect à l’aide d’un ruban attaché en haut de sa nuque (le résultat ressemblait à une queue de raton laveur effrayé). Une courte barbe mal entretenue, deux boucles noires sur ses oreilles disproportionnées, et des dizaines de bijoux faits en cordages, en bois et en coquillages autour des poignets et du cou terminaient la décoration de son visage. Il avait la carrure de ceux qui travaillaient sur un navire, et l’odeur aussi, mais Alistair dû reconnaître que s’il sentait bien le sel et le soleil, lui au moins s’était débrouillé pour se débarrasser de l’odeur de basse marée. Ses ongles étaient noircis par les blessures et les hématomes, qu’il devait probablement aux échardes, aux cordages et aux doigts écrasés entre les tonneaux. Parmi les nombreuses cicatrices qui taillaient dans sa peau, il en notait une presque parfaitement droite, à l’horizontale, qui courait en travers de la trompette retroussée qui lui servait de nez. Alistair ne put s’empêcher de se demander quelle mésaventure avait put lui valoir celle-ci.
S’il aurait voulu s’attarder plus longtemps à étudier le torse velu et rebondi de l’homme, que son surprenant décolleté plongeant offrait aux yeux de tous, il ne put pas, car quelque chose dans l’attitude de ce pirate le dérangeait et le déconcentrait. Une sorte de script, de calcul constant de sa posture et de ses gestes, comme si rien ne lui venait naturellement et que chaque mouvement devait découler d’un choix hyper conscient. Alistair avait déjà vu ça, à l’époque où il côtoyait les planches de théâtre : chez les débutants qui récitaient leur premier texte. Le filou lutta pour réprimer un début de sourire, se trouvant soudain bête d’avoir presque eu peur d’un homme qui croyait si peu en lui-même qu’il devait conscientiser chaque mouvement de doigt.
Alors qu’Alistair le décortiquait des yeux, l’autre homme avait finit de s’installer et d’inspecter le matériel. Il leva les yeux vers Alistair (il vit alors qu’il les avait noirs) et demanda, semblant presque innocent :
- Les règles ?
- Faire tenir la pièce debout sur un verre retourné.
Alistair avait presque chantonné tant son cœur s’était allégé, maintenant rassuré sur le potentiel danger que représentait son adversaire. Il mettait trop d’efforts à prétendre qu’il était à l’aise dans ses bottes pour l’être vraiment, et ce qu’Alistair avait pris pour des rictus moqueurs n’étaient probablement que les expressions faciales non maîtrisées d’un pauvre bougre asocial vivant 250 jours de l’année dans la cale d’un bateau.
- Et on peut s’y prendre comme on veut ? continua l’autre homme.
- Tant que tu touches pas la pièce avec tes doigts, oui, ricana Alistair, et sa réflexion entraîna les rires d’autres spectateurs avec lui.
- La mise ? persista-t-il sans se laisser démonter par les moqueries.
- A toi de voir. Je devrais pouvoir te suivre.
Il avait répondu ça en faisant sauter dans sa main la bourse qu’il avait gavée de l’or mal acquis de ce soir, et que l’ancien propriétaire fusillait du regard avec rancœur et envie. La nouvelle victime porta la main à sa ceinture, et jeta alors sur la table sa propre bourse encore pleine et fermement scellée par sa cordelette. Une boule d’avidité se forma dans la gorge d’Alistair, qu’il eut du mal à avaler.
- Si ça te va, bien sûr... s’enquit faussement le challengeur.
- Ça me va, répondit Alistair, les yeux rivés sur la mise, alors qu’il sollicitait toutes les fibres de son corps pour ne pas sauter dessus et s’enfuir avec.
- Je parie que je peux la faire tenir debout quinze secondes.
Alistair se mordit les joues de toutes ses forces pour ne pas rire. Autour d’eux, il se murmurait entre les badauds que cet homme était totalement inconscient et qu’il pouvait dire adieu à son or.
- Admettons. Je suis.
Et il lança sa propre bourse sur celle déjà présente, dans un cliquettement mélodieux et sonnant bon l’opulence. Finalement excédé, l’ancien propriétaire de cet or sortit de la foule pour taper violemment du poing sur la table, le visage rougit et gonflé par la colère, ses petits yeux ronds injectés de sang braqués sur un Alistair qui était prêt à bondir pour sa vie.
- Putain, c’est MON or ! rugit-il, la multitude de postillons qu’il venait de cracher s’écrasant sur la table (et un peu sur Alistair, aussi).
- Si je le gagne, je te le rends, intervint l’autre homme avant qu’Alistair n’ait pu se justifier de quoique ce soit.
Tous furent surpris, à commencer par Alistair, qui pendant un très court instant ne put s’empêcher de ressentir sympathie et reconnaissance pour cet homme qui venait de prendre une dynamite à mains nues pour la jeter à l’eau. La dynamite en question perdit totalement Alistair des yeux pour s’intéresser à cet espèce de sauveur prophétique qui, s’il réussissait le miracle de faire tenir une pièce debout sur un verre, promettait de lui rendre sa paie durement acquise. Il fronça d’abord les sourcils, car pour lui comme pour beaucoup d’autres, le concept de générosité héroïque et désintéressée était une légende pas plus concrète que l’existence des fées. Finalement, au bout de quelques secondes à fixer son collègue, il dû le croire assez honnête pour tenir parole ; ses yeux rentrèrent dans leurs orbites et son visage retrouva une couleur normale, puis il sembla à Alistair qu’il essaya de marmonner une sorte de remerciement alors qu’il retournait s’assombrir au milieu de la foule en regardant ses pieds.
La catastrophe évitée, le jeu pouvait maintenant commencer. Le cœur d’Alistair retrouva un rythme normal, et après un court raclement de gorge (et un discret hochement de tête reconnaissant à l’encontre de son adversaire), il fit signe à l’autre homme d’engager les hostilités. Il avait hâte de voir quelle idée géniale il croyait avoir trouvée, et quelle excuse bidon il bredouillerait pour demander une seconde chance de récupérer sa mise. Avec les sourcils froncés d’un homme en train d’étudier une idée, le marin se mit à fouiller dans les gigantesques poches de ce qui lui servait de pantalon... pour en sortir un petit couteau, qu’il déplia du bout du pouce avec tout le naturel du monde, comme si sa peau était à l’épreuve de l’acier. Le sourire d’Alistair disparu et il se redressa sur sa chaise.
- Tu peux pas non plus tenir la pièce en équilibre en te servant de quelque chose, crut-il alors bon de préciser.
- J’y comptais pas, répondit l’homme avec désinvolture. Est-ce qu’il faut que je sache autre chose ?
Leurs regards se croisèrent à nouveau, et Alistair comprit qu’il avait rendu son jugement trop vite. Il était piégé, parce qu’il savait parfaitement ce que cet imbécile allait faire avec ce couteau, mais s’il le mentionnait, il risquait de devenir suspect. Le temps s’écoula silencieusement, une pincée de secondes qui passèrent comme des heures, jusqu’à ce qu’Alistair retourna s’adosser au fond de sa chaise en croisant les bras. Derrière une a priori nonchalance, quelque chose crevait les yeux : il l’avait mauvaise.
- Non, vas-y. Joue.
Et le marin put enfin sourire, d’une oreille à l’autre, en se saisissant de son verre dans lequel il se mit à tailler une petite encoche. Les soupirs de surprise et d’admiration explosèrent autour de lui, alors que les protestations indignées se mêlaient à des rires gras et sonores. Quand il reposa son verre maintenant trafiqué sur la table, il haussa les épaules en s’adressant à Alistair d’un air faussement ingénu :
- Ça m’est venu comme ça. Ça te va ?
Il ne fallait absolument pas qu’Alistair ait l’air de connaître la combine. Il devait rentrer dans son jeu, feindre la surprise et l’admiration devant tant de créativité. Il se força à sourire comme rarement il l’avait fait.
- C’est pas interdit par les règles.
L’autre homme retrouva son sourire, fait de satisfaction et de fierté, puis posa délicatement la tranche de sa pièce dans l’encoche fraîchement taillée. Tout le petit public, que l’agitation récente avait d’ailleurs fait grossir, retenait sa respiration, immobile comme un troupeau d’épouvantails. Une seconde passa, puis deux, puis trois. Alistair regardait la pièce tenir et le temps passer sans le moindre espoir que l’une tombe et que l’autre s’écoule plus vite. Il savait qu’au bout de quinze secondes, la pièce serait toujours debout et que son pécule allait s’envoler. Si au moins le destin pouvait l’accabler plus vite.
La foule éclata en célébrations quand, effectivement, les quinze secondes finirent de s’écouler sans que la pièce ne chute. Le grand gaillard qui avait failli exploser de colère attrapa le vainqueur par les épaules pour le secouer sur sa chaise, avant de se s’emparer de l’or qui lui appartenait à nouveau et de repartir avec sans perdre son temps (craignant sûrement que son collègue ne change d’avis). Ce dernier, redressant difficilement l’axe de ses yeux après s’être ainsi fait agiter sans cérémonie, récupéra sa propre bourse et la remit à sa ceinture.
Pour Alistair, cet or était anecdotique maintenant. Qu’à cela ne tienne, ce soir il rentrerait bredouille ; il lui restait encore assez d’or pour se payer une place sur un navire et s’en aller quelque part où on ne les connaissait pas, lui et ses combines douteuses. Mais déjà fallait-il l’atteindre, ce navire. Pour l’instant, les badauds étaient trop occupés à féliciter le vainqueur et à tester son verre magique pour se préoccuper de lui, mais ça n’allait pas durer, et il fallait qu’il trouve à s’éclipser discrètement avant que...
- Eh, attends voir, comment tu faisais toi ? clama la voix d’une femme dans le public.
Alistair ferma les yeux, pinça les lèvres et dû se rasseoir sur la chaise qu’il avait mine de rien commencé à quitter. La question de cette spectatrice était tout à fait pertinente, comme en prit conscience le reste de l’audience, dont l’attention bifurqua d’un bout de la table jusqu’à l’autre. Alors qu’il entendait la question se répéter comme un écho à travers les différents membres du public, il sentait également que la foule redevenait soudain compacte, derrière lui comme autour, se resserrant sur lui comme un piège humain. Il s’arma de son sourire le plus convainquant (parce qu’il lui fallait aussi se convaincre lui-même), sachant qu’aucun mensonge ne le sortirait de là et qu’il devait juste gagner du temps jusqu’à ce qu’une ouverture s’offre à lui. Il n’avait besoin que de quelques centimètres de couloir dans lesquels s’engouffrer, d’une opportunité de provoquer le chaos, n’importe quelle excuse pour disparaître avant qu’on l’attrape par les épaules et qu’on lui fasse, et bien, ce qu’on pourrait imaginer qu’on fasse à un escroc.
- Beaucoup de chance, j’imagine, s’entendit-il répondre la gorge nouée.
Évidemment, la réponse ne convainc pas. Les grognements et les protestations s’élevèrent dans la foule, l’un jeta l’idée qu’on prenne son verre pour l’examiner, et la suggestion prit comme un feu de forêt. C’était la fin, ils allaient inspecter son verre à la lumière des bougies, trouver l’encoche et le passer à tabac. S’il avait de la chance, on retrouverait son corps sur une plage de l’île voisine quelques jours plus tard, craché par les vagues après que les crabes aient coupé les cordes qui reliaient ses chevilles à un gros rocher. S’il n’en avait pas, il serait tellement défiguré qu’il ne pourrait plus jamais compter sur son joli minois pour gagner sa vie, et il en serait réduit à faire la manche à l’entrée des quais jusqu’à la fin de ses jours.
Une main jaillit de la foule pour s’emparer de son verre. Ses mâchoires se crispèrent, sa gorge était si sèche qu’il se la froissa en essayant de déglutir en vain. Mais l’homme en face de lui, qui était resté assis à sa place, tendit alors le bras si vite qu’Alistair eut peine à remarquer qu’il l’avait même bougé. Il avait attrapé le verre avant l’homme du public, feignant de ne même pas avoir remarqué l’autre main dont il venait de frôler la peau. Il porta l’objet de la triche devant ses yeux, le retournant dans tous les sens avec un air très sérieux au visage, se frottant la moustache comme il l’avait fait en rejoignant la table un peu plus tôt.
- Hmm... soupira-t-il comme en profonde réflexion.
Puis, au terme d’une courte mais très sérieuse inspection, il reposa le verre à l’envers sur la table, devant lui. Il se pencha à gauche, son oreille presque collée contre le bois de la table, fermant un œil pour s’aider à viser et sortant un bout de langue pour... Dieu sait quelle raison. Il prit sa pièce, la tenant rigoureusement au-dessus du verre, puis abaissa lentement sa main jusqu’à ce que l’or touche le gobelet. Arrivé là, il fit encore de grandes manières pendant de longues secondes pour s’assurer que sa pièce resterait bien debout en équilibre, puis la lâcha... et sous les exclamations d’indignation et de surprise de la foule, elle tomba du verre et roula sur la table.
L’homme se redressa en haussant les épaules, l’air désolé de sa performance. Il récupéra sa pièce et retenta l’expérience deux ou trois fois, sous l’œil stupéfait et déconcerté d’Alistair qui ne comprenait rien à son petit manège. Une fois mis dans la confidence, l’encoche était évidente à repérer même au milieu des traces d’usure légitimes, et Alistair était convaincu que l’autre homme l’avait vue. Il était clair qu’il feignait le contraire, mais dans quel but, il n’en avait aucune idée.
Au bout de la troisième tentative infructueuse, alors que la surprise agitait encore le public, le marin finit par hausser les épaules une dernière fois en signe d’abandon.
- Nan, je vois pas, j’y arrive pas. Je crois que le verre est réglo, hein. Alors comment tu fais, montre-moi !
Il avait posé la question en reposant le verre au centre de la table, et en tendant sa pièce à Alistair. Celui-ci laissa passer une seconde en suspens, ses yeux rivés dans ceux de l’autre homme, essayant de flairer le piège s’il y en avait un. Mais s’il y avait quelque chose dont il devait se méfier, il ne le vit pas, et de toute façon ça lui semblait trop tard : il était déjà dedans jusqu’au cou.
Il tendit la main pour attraper la pièce, et sans singer les cérémonies exagérées dont son partenaire de jeu s’était fait l’acteur, il la posa simplement sur le verre, la lâcha, et la laissa tomber par terre. Des gloussements d’indignation et de surprise s’élevèrent à nouveau du public, mais Alistair ne s’en alarma pas, ne lâchant toujours pas des yeux le marin qui l’avait mis dans ce pétrin.
- Oups, finit-il par dire. Je crois que j’ai perdu ma concentration.
Le visage de l’autre homme se fendit d’un sourire, narquois et complice, et avant que qui que ce soit ne puisse dire ou faire autre chose, il attrapa les deux verres, attendit que passe à côté de lui une serveuse munie d’un plateau débordant déjà de vaisselle sale, et il y jeta les maudites preuves de leurs tricheries respectives.
- Oh, et on s’en fout, s’exclama-t-il. A boire, nom de Dieu ! Je paye ma tournée !
Alors la foule rugit de joie d’une seule voix, et enfin, au plus grand soulagement d’Alistair, elle oublia sa présence et éclata à travers toute la taverne (convergeant surtout vers le comptoir pour profiter de la générosité de ce bien aimable collègue). Un semblant de normalité retomba dans l’établissement, le temps reprit son cours, et aussi vrai qu’à l’instant leur petit jeu avait été au centre de toute l’attention, on semblait déjà les avoir oubliés tous les deux. Mais eux n’avaient pas bougé, se fixant toujours l’un l’autre et chacun depuis son extrémité de table ; le marin les bras croisés contre son torse, Alistair le menton posé sur ses mains jointes, coudes sur la table. L’ombre d’un sourire, amusé et curieux, transparaissait sur leurs deux visages. Ce fut Alistair qui brisa leur silence :
- Tu viens de me donner une super bonne idée.
- Ah oui ? répondit l’autre homme, souriant toujours.
- Une super combine d’arnaques en duo. On pourrait arriver dans un nouveau bar tous les soirs, toi et moi, prétendre qu’on se connaît pas...
Les mains d’Alistair bougeaient dans tous les sens, comme pour illustrer ses explications. Il y avait quelque chose d’hypnotique dans la fluidité de ses mouvements, il semblait jeter des sortilèges dans tous les coins du bout de ses doigts.
- Moi, je suis celui qui est évidemment en train d’arnaquer, et toi tu arrives, tu fais celui qui a compris ma triche, tu pourrais refaire ta petite comédie là, c’était très convaincant...
- Hmm hmm... interjecta simplement son interlocuteur en se grattant la joue.
Lui, en contraste, se tenait parfaitement immobile, comme s’il était fait d’un seul bloc rigide de pierre. Manifestement, il avait fini de prétendre qu’il savait bouger son corps.
- T’es le héros qui me fait miser tout ce que je viens de voler, tu gagnes, les gens sont trop heureux de t’avoir vu me remettre à ma place pour penser à m’étriper, je m’enfuis sans risque, et on se retrouve dehors pour partager le butin.
- Pas mal, pas mal.
- Qu’est-ce que t’en dis, tu marches ?
- Merci pour l’opportunité, mais je vais devoir passer. J’ai un vrai travail.
Le rictus d’Alistair s’élargit comme si sa bouche allait lui couper le visage en deux.
- J’en doute pas. A dépouiller les navires marchands j’imagine ?
- Seulement les anglais. Ils l’ont bien cherché.
- A chaque voleur son sens de l’honneur. D’ailleurs, pourquoi tu m’as sauvé les fesses ? Après t’être donné tout ce mal pour m’humilier.
- C’est toi qui m’as provoqué, j’avais pas l’intention d’intervenir à la base. Les gens comme toi me dégoûtent, mais il y en a dans tous les bars, et si on est assez bête pour se faire avoir par des tours de passe passe d’enfant de cinq ans, on mérite de se faire dépouiller. Mais j’étais pas d’humeur à avoir du sang sur les mains ce soir.
Il avait dit ça en dépliant ses bras et en croisant les poings sur la table. Il y avait une honnêteté candide dans son regard, comme s’il avait vidé toutes ses forces de menteur pour flouer leur public et qu’il n’était plus capable maintenant que de dire la vérité. Amusé, Alistair souffla du nez, se rendant compte que leur duo d’arnaqueurs atteindrait bien vite ses limites.
- Tu veux qu’on s’en aille avant qu’ils te demandent d’honorer ta tournée ?
- Volontiers. Où ça ?
- Je connais un coin, mais faut se dépêcher avant que l’orage tombe.
---
Alistair les avait entraînés loin des quais. Après être sortis de la taverne, ils avaient remonté la rue à contresens comme pour retourner au port, mais arrivés là ils avaient disparu dans une ruelle un peu dérobée sur la gauche, dans laquelle plus ils avançaient, plus ils laissaient derrière eux les bruits du bourg. A un moment, ils n’entendaient plus rien, toutes les lumières étaient éteintes, et ils ne croisèrent plus gère que quelques formes sombres dont les yeux, qui brillaient dans le noir, étaient tout ce qui trahissaient leur nature humaine. Ils se rapprochaient de plus en plus de la forêt tropicale environnante, et des sentiers qui menaient aux gigantesques montagnes dans le creux desquelles la ville était blottie. Mais Alistair n’alla pas jusque là. Un peu avant que la ville s’arrête pour de bon, il se remit à descendre vers la mer. Là, plus de port, mais il restait encore un quai en pierre pour délimiter un semblant de rivage civilisé.
Le voleur était surpris de constater que son nouvel “ami” l’avait suivi jusqu’ici sans rien dire, sans objecter et sans poser de question. Pas la moindre suspicion de piège ou de guet-apens ; soit il était très naïf, soit il avait parfaitement confiance en lui pour se sortir d’un mauvais pas. Il s’avérait de toute façon, qu’Alistair n’avait pas prévu de lui trancher la gorge ou de le pousser dans l’eau. Il allait lui montrer un petit endroit qu’il avait trouvé lors d’un de ses nombreux séjours sur cette île, et dans lequel il aimait disparaître lors des rares moments où il aspirait au silence.
Il ne restait plus que quelques pas qui les séparaient de deux escaliers descendants dans le sol, convergeant vers la même destination. Autour d’eux, il n’y avait plus guère que quelques bicoques délabrées, dont la plupart était probablement à l’abandon et squattées, et il aurait suffit de continuer sur la gauche pour pénétrer dans la forêt. Alistair se tourna vers l’animal étrangement docile qui le suivait depuis vingt minutes.
- C’est là.
L’homme leva la tête en écoutant le grondement du tonnerre au-dessus d’eux. L’orage menaçait maintenant d’exploser à tout instant.
- A la bonne heure, grommela-t-il. On a intérêt à être au sec.
- A peu près, oui.
Alistair lui fit signe de suivre alors qu’il s’engouffrait dans l’un des escaliers. A l’instant où son invité posa le pied sur la première marche, la pierre commença à se noircir de gouttes de pluie, mais dès qu’ils eurent fini de descendre et qu’ils furent bien abrités sous l’alcôve souterraine, c’est un véritable déluge qui se déchaîna. Malgré lui, Alistair ne put s’empêcher de penser que le ciel s’était abstenu avec courtoisie, attendant qu’ils soient au sec pour déverser sa rage sur Terre. Il lui en fut reconnaissant.
C’était un petit étage posé presque à même l’eau, au point que quand l’orage se mit à remuer la mer, l’écume menaçait d’inonder ce qu’il leur restait de sol sec. En restant assez loin du bord, cependant, on s’épargnait les éclaboussures. Deux bittes d’amarrages trahissaient que cet endroit devait autrefois servir à arrimer de petites barques, et il sembla à Alistair que l’autre homme avait remarqué la sorte de porte condamnée derrière eux, sans daigner s’y intéresser davantage. C’était froid, humide et étroit ; mais à perte de vue, on ne voyait que des trombes d’eau se jeter dans la mer déchaînée. C’était un peu irréel de se trouver à la fois si près et si loin du chaos. Sans un mot, les deux hommes s’assirent à même le sol et profitèrent du spectacle, à une distance respectable l’un de l’autre.
- Je m’attendais pas à ça, finit par dire l’autre homme à mi-voix, coupant un silence long de plusieurs minutes.
- C’est quoi, “ça” ?
Le pirate jeta un regard autour de lui, comme s’il n’était pas sûr lui-même de ce qu’il était en train de regarder, et de ce qu’il en tirait.
- C’est plutôt joli, “ça”.
Alistair éclata d’un court rire mélodieux.
- Content que ça te plaise.
A nouveau, ils ne se dirent plus rien, et continuèrent d’apprécier en silence le spectacle chaotique de l’orage déchaînant la mer. Parfois, un éclair fendait le tableau, le temps de les éblouir comme en plein jour en faisant rugir le ciel. A part ça, tout n’était que nuances de gris, divergeant si subtilement l’une de l’autre qu’il fallait se fier à leur place sur le tableau et le caractère de leurs mouvements pour savoir si c’était le gris du ciel, de la mer ou de la pluie. C’était pourtant magnifique, pensait Alistair, et il savait que son compagnon pensait pareil. Il était peu d’endroits d’où l’on pouvait observer dans une relative sécurité un phénomène de la nature si destructeur. C’était comme avoir une petite victoire sur quelque chose qui ne perdait jamais.
Le temps s’écoula. Quand le froid commença à raidir les doigts d’Alistair et à lui mouiller le bout du nez, il se dit qu’il était temps de passer à la deuxième moitié de soirée.
- Bon, allez, lança-t-il en se levant, époussetant le derrière sali de son pantalon. J’ai besoin de toi pour un truc.
- Hein ? hoqueta l’autre homme en sortant de sa torpeur.
Il lança des yeux ronds à Alistair, se demandant sûrement s’il avait malgré lui accepté un insidieux marché. Le filou secoua la tête en souriant avant de désigner la porte derrière eux, que son acolyte avait probablement eu le temps d’oublier.
- Y’a un réseau de tunnels qui court sous toute la ville, de l’autre côté. Je pense qu’on devait s’en servir comme passages secrets à une époque, une fois j’ai fait le tour et je suis tombé sur d’autres points d’amarrages un peu planqués comme celui-là.
- Et alors ? grommela le pirate en se relevant à son tour, sourcils froncés. Si t’as un plan foireux en tête, ça m’intéresse pas.
- Et rester au sec, ça t’intéresse ? On peut passer par là pour regagner une auberge, je me rappelle encore des chemins. Par contre, la dernière fois que je suis venu ici, j’ai pas pu ouvrir la porte, elle avait trop rouillé dans ses gonds. Mais je me suis dit que pour un grand gaillard comme toi, une p’tite porte en métal comme ça...
Le grand gaillard en question secoua la tête d’un air désapprobateur, un coin de la bouche tiré vers le haut de manière comique comme s’il s’apprêtait à sermonner un enfant. Il s’approcha toutefois de la porte en invitant Alistair à lui faire place.
- Pousse-toi, je vais voir ce que je peux faire.
Le filou obtempéra sans rechigner et alla s’asseoir sur la dernière marche de l’un des escaliers pour profiter du spectacle. Le pirate commença, bien sûr, par essayer d’utiliser la poignée, qui lui resta dans les mains comme si elle avait attendu depuis des années qu’on l’achève. Alistair éclata de rire en le regardant secouer la tête avec dépit, grommelant dans sa barbe alors qu’il jetait derrière son épaule la poignée devenue inutile. Il entreprit alors de pousser la porte avec ses mains, là encore sans grand succès.
- Merde, elle est vraiment bien coincée... ! souffla-t-il entre deux efforts.
- Vas-y avec l’épaule, ça sert à rien ce que tu fais ! s’exclama Alistair.
- Laisse-moi faire, ok ?!
Malgré ça, et sûrement parce que c’était sa prochaine idée et pas parce qu’on lui avait ordonné, il se mit de côté et commença à donner de bons coups d’épaules dans la porte, y allant avec une force un peu plus croissante à chaque fois que le métal refusait de se plier à sa volonté.
- Putain, tu vas t’ouvrir espèce de... !
Il ne finit pas sa phrase, recula d’aussi loin que le sol le lui permettait, et Alistair ne put que soupirer de surprise en le regardant se jeter sur la porte avec la force et la hardiesse d’un buffle. Dans un “BONK !” retentissant, il vit l’homme et la porte s’écraser ensemble tels une seule entité contre le sol du tunnel. Il sauta sur ses pieds puis jusqu’à l’ouverture presque d’un seul geste, et s’écria malgré lui :
- Ça va ?!
Il n’eut d’abord pour seule réponse que son propre écho, avant qu’un râle ne s’élève du silence.
- Aaaïe, putain...
Malgré la pénombre qui étouffait les tunnels dès l’entrée, il réussit à discerner la masse sombre qu’il devinait être son acolyte se redresser difficilement, une vertèbre après l’autre, accoudée au mur. Le regardant faire, un rire commença à s’échapper d’Alistair, d’abord nerveux, puis presque hystérique.
- Mais qu’est-ce qui t’a pris de faire ça ? réussit-il à articuler entre deux gloussements.
- J’en sais rien... répondit le pirate en massant ses membres endoloris par l’impact, presque penaud. Elle était en train de gagner. J’étais vexé.
- T’aurais pu essayer plus longtemps avec l’épaule avant de faire ça, soupira Alistair alors qu’il retrouvait son calme. Enfin, c’est le résultat qui compte, merci d’avoir ouvert la porte.
Il passa devant l’homme en contournant comme il put la porte restée au sol, puis il fouilla l’intérieur de sa veste pour en sortir un petit briquet en argent, richement ouvragé. Il l’ouvrit, et la lumière, si pâle et faible fut-elle, fut.
---
Les couloirs étaient étroits et la lueur du briquet ne portait pas bien loin, elle n’illuminait même qu’à peine assez de distance pour qu’Alistair puisse voir où il mettait les pieds. Derrière eux, les bruits des vagues et de la pluie s’étaient faits distants, mais au-dessus de leur tête, ils entendaient encore gronder le tonnerre. Parfois, l’impact de la foudre était si près qu’ils sentaient trembler le sol et les murs autour d’eux.
- J’espère ne plus être là quand tout va s’effondrer, grommela le pirate dans le dos d’Alistair.
- T’en fais pas, on sera au chaud et au sec avant que ça n’arrive, le rassura le voleur avec un sourire en coin.
La taille des couloirs et la timide flamme du briquet forçaient les deux compagnons à marcher presque l’un sur des pieds de l’autre, le pirate étant resté derrière pour que son acolyte puisse tant bien que mal guider leurs pas. Alistair aurait menti s’il avait dit que cette proximité lui déplaisait. Le temps passant, la compagnie de son nouvel ami lui plaisait de plus en plus, et il le trouvait non dénué d’un certain charme “au naturel”. Alors qu’il fouillait sa mémoire musculaire pour retrouver son chemin dans la pénombre, il sentait parfois son cou amorcer un geste vers l’arrière quand il sentait le souffle de l’autre homme caresser sa nuque de trop près. Il devait alors serrer les mâchoires et interrompre le mouvement de sa tête dans un effort conscient, et faire de son mieux pour rester concentré.
- C’est encore loin ? demanda son compagnon, chez qui il sentait poindre un début d’impatience.
- Pas du tout. Si je me rappelle bien, c’est... juste là !
Sa main était restée collée contre le mur depuis le début de leur expédition, et il se repérait grâce à des signes et des symboles qu’il avait gravés dans la pierre lors de ses précédents passages. Sous ses doigts, il venait de sentir la marque qui lui indiquait la présence toute proche de sa petite chambre privée. Il ne restait plus qu’à tourner à gauche au prochain croisement, et oubliant soudain que sa lumière était pour eux deux, il se précipita en avant pour traverser les quelques pas qui les séparaient d’un lit chaud.
- Eh ! s’exclama l’autre homme, abandonné dans le noir.
- Oups, pardon ! ricana Alistair. C’est par là, suis ma voix.
Il tourna son briquet vers l’arrière pour guider son ami, et il dû se mordre les joues pour ne pas rire en le voyant entrer dans la lumière, un air désapprobateur au visage. Une fois rassuré qu’il l’avait bien rejoint, il illumina à nouveau le chemin devant eux, dévoilant les marches d’un escalier.
- Par là, on remonte et il y a une porte en haut. Tiens, écoute.
Alistair fit silence et tendit l’oreille pour encourager le pirate à l’imiter. Entre le distant son de la pluie et parfois les grondements du tonnerre, on pouvait entendre des voix et des bruits de pas, la rumeur d’une auberge.
- Et elle mène où la porte ? demanda le pirate sans perdre le nord. Personne va s’étonner de voir deux goules sortir d’un tunnel souterrain ?
- On arrive dans une sorte de débarras inutilisé, répondit calmement Alistair. Je suis presque sûr qu’ils ont perdu la clé et qu’ils ont oublié qu’ils avaient cette pièce. Je m’en sers comme créchoir pour dormir au sec gratuitement.
Il avait expliqué ça en gravissant les quelques marches qui les séparaient du rez-de-chaussée et en fouillant sa sacoche à la recherche de son kit de crochetage. Arrivés en haut des escaliers, il tendit son briquet à son acolyte :
- Tiens, éclaire-moi.
Une fois les mains libres, il déroula son étui au sol, choisit les outils appropriés, puis se pencha sur la serrure.
- Plus près, j’y vois rien là...
- Je vais te cramer les cheveux si je m’approche plus. Comment tu fais quand t’es seul d’habitude ?
Il sourit sans répondre. Il n’avait pas besoin qu’il approche le briquet, il voulait juste le sentir collé dans son dos.
Clic !, fit la serrure en cédant, et la porte s’ouvrit devant eux, dans un grincement caractéristique des portes qui ne sont jamais ouvertes. Après avoir rangé ses outils, Alistair entra le premier, et chercha sa torche murale à tâtons.
- Te voilà, murmura-t-il lorsqu’il mit enfin la main dessus.
Il fouilla encore ses poches, cette fois à la recherche d’un morceau d’amadou et de sa petite fiole d’huile. Il enduit l’un de l’autre, blottit le résultat dans le nid de la torche, puis, enfin, dans un geste vif, il y transféra la flamme de son briquet et inonda la pièce de lumière.
Ce n’était pas très grand, à peine plus spacieux qu’un gros placard. Lorsqu’il avait trouvé l’endroit pour la première fois, il n’avait même pas pu y mettre un pied : on y avait entassé des caisses vides, des vieux tonneaux remplis de restes pourris, des planches en bois déchiquetés et des draps jaunis et troués. Ça lui avait pris une journée pour tout sortir discrètement et entasser ça plus loin dans le tunnel, et il avait cramé une dizaine de bâtons d’encens pour se débarrasser de l’odeur de moisi, mais ça en avait valu la peine.
Au milieu de la pièce trônait un lit de fortune : un simple drap cousu rembourré de plumes d’oies pour matelas, recouvert d’une épaisse couverture et quelques oreillers, le tout posé sur une large planche en bois. Le plafond en bois laissait passer la chaleur des chambres de l’étage, chaleur que les murs en pierre retenaient bien. A chaque fois qu’il revenait, bien sûr, il devait chasser l’odeur de renfermé et voler des draps propres à l’aubergiste, mais il pouvait alors dormir confortablement sans dépenser une seule pièce de son argent mal acquis. Un luxe pas négligeable, quand les taverniers doublaient les prix de leurs chambres chaque fois que le nombre de navires amarrés au port dépassait trois.
Il jeta un coup d’œil vers son invité, pas peu fier de lui montrer sa débrouillardise, et fut déçu de voir qu’il n’avait même pas l’air surpris. Peut-être s’attendait-il à une cheminée et des tapis de fourrure. Avant qu’il puisse commenter son manque de réaction et faire montre de sa vexation, le pirate remarqua à mi-voix :
- Je vois qu’il n’y a qu’un lit dans cette chambre.
Alistair détourna alors rapidement le regard pour cacher son sourire.
- Mais il y a assez de place pour tenir à deux, répondit-il à voix tout aussi basse.
Il retira ses bottines et, presque dans le même geste, se laissa tomber dans le matelas avec la fluidité d’une vague léchant la rive. Alors qu’il venait de dire qu’ils tiendraient à deux, il s’était étalé en diagonal de tout son long pour occuper presque tout le lit. D’un sourire provocateur, il invitait son ami à venir partager avec lui l’espace qu’il restait.
A première vue, le pirate ne réagissait pas. Rien ne transparaissait sur son visage ; quoiqu’il pensait, Alistair ne pouvait pas le deviner. Puis, au bout de quelques secondes, il retira également ses bottes de marin, s’agenouilla dans le matelas et rejoint la hauteur d’Alistair à quatre pattes. Là, leurs lèvres se rencontrèrent pour la première fois, avec l’assurance de celles d’amants qui se seraient déjà embrassés des dizaines de fois.
---
- Tu veux manger quelque chose ?
Sa question avait réveillé l’autre homme, ou l’avait empêché de s’endormir tout du moins. Malgré tout, d’une voix déjà enraillée par le sommeil, il répondit :
- Ouais.
- J’arrive.
Il lui tapota le torse avant de s’en décoller, puis fouilla le sol à la recherche de quelque chose pour cacher son corps. Pas assez motivé pour se rhabiller entièrement, il opta pour la chemise de son amant, assez large et longue pour lui tomber jusque sous les fesses. Il attrapa à nouveau ses outils de crochetage, et se dirigea cette fois vers la porte qui menait au reste de l’auberge. Après avoir gardé son oreille contre la porte assez longtemps pour s’assurer que le reste du bâtiment dormait, il força la serrure et s’introduit dans la réserve. S’éclairant à la lumière de son briquet, il arpentait à tâtons, pieds nus, les différents étalages de nourriture autour de lui. Il avait l’embarras du choix, et d’ordinaire il aurait évité les produits de luxe, dont la disparition ne serait pas passé inaperçue, mais ce soir il se sentait l’âme généreuse : il avait un invité à régaler. Il se chargea donc les bras de pains, fromages et viandes séchées, puis fit quelques allers retours pour ramener également quelques pichets de lait et des bouteilles de vin, s’assurant de refermer la porte derrière lui une fois son larcin accompli.
La table enfin dressée à même le matelas, son ami se redressa à peine, juste assez pour ne pas manger allongé, et ils s’empiffrèrent alors en silence, se rendant compte tous les deux qu’ils étaient en fait affamés.
- Je me sens mal pour l’aubergiste, articula le pirate la bouche pleine. Ça va lui coûter cher tout ça.
- T’en fais pas, au prix qu’il vend sa soupe, il rentabilise vite, le rassura Alistair en ouvrant une bouteille de vin qu’il tendit à l’autre homme. Tiens, ça c’est la tienne.
Il accepta la bouteille sans pouvoir retenir un rire nasal, apparemment amusé que chacun ait sa propre bouteille à descendre.
- Comment tu t’appelles ? demanda-t-il finalement après s’être nettoyé le gosier d’une bonne gorgée de vin.
La mâchoire d’Alistair s’interrompit dans sa mastication machinale. Il se rendit compte qu’on ne lui avait plus posé cette question depuis longtemps. Il essaya de dissimuler l’effet que la question avait eu sur lui avec un sourire.
- Pourquoi, tu veux me dénoncer à quelqu’un ? répondit-il sur un faux ton de plaisanterie, sans cacher son intention d’ignorer la question.
- J’ai compris. Pas mes oignons.
S’il avait eut la délicatesse de saisir le message et de ne pas insister, Alistair dû bien se rendre compte que sa réponse avait quelque peu refroidit l’attitude de son invité à son égard. Sans trop comprendre pourquoi cela le touchait, il se sentit malgré tout obligé de ralléger l’ambiance, de la seule manière qu’il connaissait.
- Tu peux m’appeler comme tu veux si tu me refais ce truc avec ta langue.
Avec des plaisanteries de mauvais goût. Leur nature, si clivante soit-elle, promettait toujours un effet, et il n’aurait qu’à continuer de rebondir dessus jusqu’à ce qu’on oublie qu’il refusait de donner son nom.
- Je vais avoir du mal à t’appeler, tout court, si j’ai la bouche pleine.
Alistair éclata d’un rire court qu’il dû contenir de son mieux (ils étaient toujours en effraction chez quelqu’un d’autre). Il avait bien senti que sa remarque n’avait pas particulièrement amusé son invité, et que sa réponse relevait plus du sarcasme que d’une vraie complicité, mais ça lui suffisait. Le sujet avait été dévié, et il avait plus de souplesse pour réchauffer l’ambiance. Il décida néanmoins de clore la conversation une bonne fois pour toutes, pour s’assurer que la question ne revienne pas :
- J’évite de donner mon nom aux gens que je ne suis pas censé revoir. C’est pas contre toi.
- Ça va, j’ai compris. T’as tes raisons, ça se tient.
Leur banquet achevé, il poussa les restes hors du lit pour ne garder que le vin, épousseta les miettes des draps et ouvrit les bras en s’allongeant, invitant Alistair à le rejoindre comme pour prouver que l’incident était clôt et qu’il n’en prenait pas ombrage. Le voleur sourit doucement avant de revenir se blottir contre lui, rassuré que cette soirée puisse finir aussi agréable qu’elle avait commencé. Ils ne dirent plus rien et, sirotant toujours leurs vins, attendirent patiemment que le sommeil les emporte.
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Alistair n’avait bu que quelques gorgées, et s’était débrouillé pour que son convive finisse sa bouteille à sa place. L’oreille collée à son torse, il avait feint de s’endormir en même temps que lui, surveillant de près le rythme de sa respiration. Le pirate avait sombré, profondément accablé par l’alcool, le poids de leur repas et la nature de leurs activités. Alistair, lui, était resté parfaitement éveillé.
Il se redressa lentement, se libérant de l’emprise des bras du marin, et sortit du lit sans un bruit. Toujours sans un bruit, il ramassa ses vêtements et se glissa dedans ; bandages, chemise, corset, collants, pantalon, puis une bottine après l’autre. Une fois rhabillé, enfin, il se tourna vers le tas de linge qui appartenait à son amant. Il n’eut pas à fouiller longtemps dedans pour trouver ce qu’il cherchait, et un large sourire se dessina sur ses lèvres alors qu’il sentait ses doigts se refermer sur la bourse d’or du pirate.
- Merci bien, murmura-t-il en la déliant du pantalon pour l’attacher à sa ceinture.
Enfin, il ramassa sa sacoche et se dirigea à pas feutrés vers la porte qui menait aux tunnels. Juste alors qu’il s’apprêtait à l’ouvrir, quelque chose lui traversa l’esprit. S’il avait une dernière chose à faire avant de partir, il fallait le faire maintenant, car il risquait de réveiller l’autre homme à chaque grincement de porte. Il se tourna vers le pauvre ère, toujours accablé du sommeil des justes, s’enfonçant dans le matelas comme une pierre dans l’eau. Il souffla du nez, amusé par le tableau, et revint sur ses pas. De sa sacoche, il sortit un bout de charbon et déchira un coin de parchemin dans lequel il écrit un mot ; puis, son regard s’arrêtant à nouveau sur le spectacle du corps nu paisiblement endormi dans les draps, il se pencha lentement au-dessus de lui. Il sentait le sel, le soleil et le vin. Il laissa un ultime baiser sur ses lèvres.
- Sans rancune, beau brun.
Il se leva, flotta de nouveau vers la porte, se glissa dans l’ouverture la plus petite qu’il puisse faire, et rabattit fermement la porte derrière lui. Était-ce cruel de l’enfermer ici, à lui laisser le choix entre défoncer la porte pour se perdre dans les tunnels, ou affronter la colère de l’aubergiste dont ils venaient de vider la cuisine ? Peut-être. Mais, pensa-t-il avec un sourire en coin, c’était de bonne guerre, après le petit tour qu’il lui avait joué dans la taverne. Il n’y aurait pas mort d’homme, s’il était assez intelligent pour choisir l’aubergiste plutôt que les tunnels.
Il lui fallu quelques minutes pour faire à l’inverse le chemin qu’ils avaient fait ensemble quelques heures plus tôt. Dans le silence et l’obscurité, il laissa son esprit vagabonder, réfléchir à son futur proche. Maintenant que sa petite arnaque était tombée à l’eau chez les locaux, il allait devoir déménager. C’était normal, il avait l’habitude, il se déracinait toute l’année et parfois même plusieurs fois par mois. Mais il repensait à la frayeur qu’il avait eue en début de soirée, convaincu qu’il vivait ses derniers instants sur Terre et qu’il allait mourir. Il se rendait compte qu’au fil des dernières années, il s’était mis à croire qu’il était invincible, et qu’il arriverait à mourir de vieillesse après avoir passé sa vie à voler celle des autres. Ce petit retour à la réalité lui avait fait prendre conscience qu’il s’était bien amusé, mais qu’il était peut-être temps de changer de stratégie. Peut-être qu’il avait besoin d’une retraite anticipée, mais pour ça, il lui fallait mettre un patrimoine de côté. Peut-être qu’il avait besoin d’un “vrai travail”.
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Les races d'Atalan ( en bref )
Crédit icon par memory card VIII
♜ Les Syràn
keywords harmony or chaos ; oxymore ; silence ; (in)visible ; skin mate ; imagination ; épreuve initiatique ; wolves ; chant ; sentinelles ; mysterious
Silence et chant, chaos et harmonie, les Syràn sont une race de guerrier.es émérites qui savent se fondre dans la nuit. Disparitions en ombre, les loup.ves peuvent user d'une magie de l'imaginaire, mais lui préfèrent la force fine. D'épreuves initiatiques en greffes corporelles, les Syràn à la peau mâte vagabondent dans le royaume en toute furtivité retenue.
Inspiration : les marchombres, de Bottero.
♕ Les Laëris
keywords gold and power ; pirates ; Vif ; compagnon animal ; class struggle ; royauté ; assassin guild ; ...
De la piraterie au pouvoir couronné, des chevaux des mers en lutte des classes fastueuse, les Laëris ont pris le contrôle sur l'empire il y a des centaines d'années. Peu reconnaissables, les métamorphes se lient parfois à une créature et fondent avec elle une unité à la vie à la mort. Guilde d'assassin ou bourgeoisie écarlate, les Laëris maîtrisent le pouvoir du Vif.
Inspiration : Assassin Royal, Robin Hobb.
✸ Les Fiel
keywords occulte ; alchimie ; blood money ; sacrifices ; coven ; feu d'enfer ; sorcellerie ; prophètes divins ; calcination ; visions ; white healing ; rouge sang
��Le feu et la mort, l'occulte en sacrifice, les Fiel sont une race toute en antithèse. Si quelques rares prophètes ont choisi le pouvoir de la guérison, la plupart se nouent en coven magiques, familles de visionnaires illuminé.es qui se prédisent messager.es des Dieux. Sortilèges et maléfices quémandent coût humain, car la magie noire est déesse d'équivalence.
Inspirations : les sorcières, de Witcher à Charmed.
❃ Les Magriel
keywords lumière ; elfic power ; savoir devient pouvoir ; guéris-moi ; dilution génétique ; magic trees ; ombre ; diaphane ; element family ; classification
Le savoir devient pouvoir, les elfes Magriel maîtrisent parfaitement ce laïus. Réunis par classification naturelle, les oreilles pointues tendent en grande majorité vers l'harmonie et la quiétude, peu soucieux des désidératas d'autrui. Leur pouvoir de guérison tire leur force des arbres et des eaux, quand leur source est mère Nature dans sa toute puissance.
Inspiration : les elfes de Tolkien.
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Ecriture de sous France
Où, l'histoire d'un mec sans histoires parti au Mac Do ... un type sympa quoi.
Alors, qu’est ce qui peut me rendre heureux ? Ecrire sur la sous France, oui écrire c’est chouette, mais c’est aussi une relation très forte entre moi et mon clavier à qui il manque des touches d’ailleurs, mes doigts n’arrêtent pas de se plier sous le poids de mes réflexions.
Qu’est ce qui peut me rendre heureux? Bah déjà comme dis mon pote Ezekias, en tout cas pas mes absurdités, décidément, il est toujours plus facile de susciter de la pitié, que de l’admiration chez les autres, surtout quand écrire ça devient votre boulot, ça devient chiant. Y a même des jours où je préférerai être ailleurs à faire autre chose, comme par exemple aller manger un Filet Fish avec des frites au Mac Do, ça c’est cool sauf quand ils te les servent sans la sauce! Mon paquet de frites à la main, je me dirige de nouveau vers la caisse : Excusez moi, mademoiselle aux yeux noisettes et à l’hygiène bucco-dentaire rafraichissante et à la blancheur naturelle : connaissez vous une seule personne .. même pas deux hein! .une seule personne qui mange ses frites : sans sauce ?....
Sincèrement, pourquoi les personnes continuent à croire aux rêves, alors que les rêves restent juste des rêves? Pourquoi les gens sont ils obsédés par leurs rêves, je ne crois plus aux rêves ceux qui croient aux rêves sont juste des faibles.
Excusez moi mais y avait écrit à l’entrée : venez comme vous êtes ... alors je suis venu pressé et un peu stressé car je débute ce texte plus judicieux que judiciaire alors si ça vous dérange pas trop, de me faire ça bien merci.
Mon écriture ? Allons mademoiselle, je crains de cultiver mon cynisme dans des thèses qui vont vous sembler très vulgaires. De toute manière chez moi, le lecteur intelligent paye pour avoir à lire des trucs auxquels on ne lui a jamais demander de penser. Mais ça c’était avant. Aujourd’hui la plupart des humains ne sont plus des humains, juste des outils de travail. Car il n’y a rien de pire que d’accepter de travailler pour une enseigne, qui ne fait que vous décevoir.
Je me demande si vous comprenez ce que je vous dit. Peut être que c’est un peu trop quelconque, mais vous devez savoir, que bien des gens meurent sans avoir réalisé leurs propres projets. Vous savez pourquoi, mademoiselle à la bouche et à la casquette écarlate ? C'est parce que trop souvent, ils passent leur temps à préparer ce que sera leur vie au lieu de la vivre. Et avant même qu'ils s'en rendent compte, le temps leur a filé entre les doigts.
Si vous cherchez bien, comme moi, votre motivation de départ c’est l’idée d’un mode de vie, non ? Vous vous dites: être écrivain c’est super, on passe son temps à écrire. Et c’est vrai. C’est exactement ce que vous allez faire, même si vous allez passer la moitié de votre temps à écrire beaucoup de gâchis, alors lecteur ou client, ne laisse pas ta flamme s'éteindre, étincelles après précieuses étincelles, dans les aliments putrides du presque, du pas encore ou du pas du tout. Ne laisse pas périr ce sur mangeur qui habite ton âme, dans les reflets frustrés d'une vie que tu aurais mérité, mais que toi, lecteur ou client tu n'as jamais pu atteindre. Tu peux gagner ce Mac Falafel Halal que tu désires tant. Il existe, il est bien réel, il t'appartient. Tout est possible même en plein milieu d’un Fastfood.
Car écrire c’est tout de même laisser vagabonder votre esprit, cela vous permet de poser et de composer vos idées, définir des interactions entre des personnages, des scènes, du drama, des liaisons etc.
Alors, ne les laisse pas te juger, mademoiselle dans ta tenue trop sexe de chez Mac Do, encore moins te voler. Ton talent. Il est à toi, à toi seule. Bien entendu, tout le monde mérite d’avoir sa chance, surtout après avoir donner un chèque de 50 euros de caution pour la tenue, merde quoi ! Mais bon, on est jamais sur de rien, on ne sais même pas ce que l'avenir nous réserve. Les décisions qu'on prend aujourd'hui auront peut être des conséquences sur tout le reste de notre vie.
Réfléchissez un peu, vous êtes combien à vous faire humilier tous les jours ? Vous êtes combien à en souffrir ? Vous êtes combien à ne jamais être invité aux fêtes mondaines et à ne pas avoir de petites amies top modèle. Combien de garçons et de filles restent sur le carreau pendant que nous, l’élite culturel ne pensons qu'à notre réputation, nos ventes ou au nouveau menu sur place ou à emporter, servi par la nouvelle serveuse du quartier à défraîchir? Mais nous aussi les artistes, réfléchissons un peu au nombre de gens que nous avons blessé, et vous saurez que je ne suis pas le seul à refuser de manger mes frites sans sauces, excusez moi mais je suis venu comme je suis c’est à dire avec encore une pincée de dignité!
Et moi, avec mon petit sachet de sauce à la main dans tous ça, je dois supporter ça sans rien dire ? Je dois les oublier ? C'est ça ? Je dois oublier lecteur, les jours où on vous a humilié ? Où on vous a craché dessus ? Et tous les jours où j'ai du marcher la tête baissée, honteux face à la culture occidentale ? Je dois oublier le jour où ce père fier du travail de son fils, a du le prendre dans ces bras pour le consoler, parce qu’il n'étais pas à la hauteur et que des artistes comme toi lui on fait comprendre que son fils n’était qu’une loque ? Vous savez ce que c'est de voir la honte dans les yeux de votre père ? Moi jamais, mais je l'ai vu dans les yeux des autres.
Tout ce que j’ai appris de ce métier, c’est que la perversité est l’élément déterminant de la condition humaine, car l’humain est la seule créature qui se rend compte lui même qu’il est pervers et c’est aussi la seule créature au monde à manger ses aliments avec de la sauce.
Êtes-vous sûr qu’écrire est le meilleur moyen d’atteindre le mode de vie dont vous rêvez ?Prenez le temps de visualiser cette vie que vous convoitez tant. Identifiez ce qui compte vraiment dans votre vision de l’écriture. Est-ce le fait de travailler chez vous (ou au Mac Doc, même si c’est surfait de travailler au Mac Do, les tenues des serveuses vous empêche de vous concentrer sur votre écran et les miettes de pain se glissent partout) ? Est-ce le fait d’écrire ce que vous voulez ou est-ce le fait de rencontrer vos fans ?
Heureusement, on ne peut pas se mentir longtemps à soi même, alors je craque mademoiselle, mettez moi un trio de mini Viennoiseries, un muffin chocolat, et fruits à croquer avec un café fraîchement moulu s’il vous plaît.
Donc, cher lecteur de mon texte ou client de chez Mac Do, quand tu te lance dans un projet, fais le sérieusement et ne prend jamais tes déceptions à la légère.
Mais si vous voulez écrire un texte qui servira de fondation, à une oeuvre collective, acceptez que vous n’êtes pas un Auteur, mais un artisan de l’écriture, que vous devez faire rentrer vos idées narratives, dans le cadre restrictif d’un budget, d’une ligne éditoriale et d’un format, que vous ne serez jamais, sur le devant de la scène, que vous ne rencontrerez probablement jamais le succès , et que les gens se détourneront rapidement de vous dans les soirées, comme si vous aviez du chicken plein de silicone au derrière, quand ils comprendront que vous n’êtes pas, mais alors pas du tout « hype », alors continuez, malgré cela devenez écrivain.
Oups, décidément quand je n’ai pas ma sauce, qu’est ce que je cause, je devient trop nerveux, en faite, depuis belle lurette, je parle énormément tout le temps sauf quand je mange bien entendu, en plus, plus je parle, plus mon quotient de stupidité, grimpe en flèche, c’est chaque fois la même chose, quand je suis sous pression. Promis, la prochaine fois je viendrai avec mon pote, le mec qui mérite la cabane de mon oncle mr, la picole lui aussi il a pas mal de chose à vous raconter.
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Que le Diable m’emporte, Mary MacLane (1902)
« Je me trouve à ce stade de la féminité : j’ai dix-neuf ans, je suis un génie, une voleuse, une menteuse – moralement une vagabonde, plus ou moins insensée, et une philosophe de l’école itinérante. »
Ce journal stupéfiant de 1902 nous fait découvrir une jeune femme qui reconnaît sa valeur, qui s’affirme sans s’excuser, qui embrasse avec honnêteté ses bons et ses mauvais côtés. Elle est de celles qui dérangent. Elle remet en question, entre autres, le mariage, l’amour, les relations humaines et sa propre sexualité.
La découverte du personnage singulier de Mary Maclane est la seule “intrigue” de ce livre si on doit en chercher une, mais elle est bien suffisante. C’est une jeune femme à la fois imbue d’elle même, malheureuse, passionnée, aimante, sarcastique, et malgré tout, drôle.
Je n’avais jamais rencontré une telle personnalité au cours de mes lectures. On peut sûrement lui reprocher son extravagance et ses vices, mais on ne peut lui enlever son honnêteté, qui je pense nous la rend beaucoup plus humaine.
« J’ai la personnalité, la nature d’un Napoléon, mais dans sa version féminine. [...] Si j’étais née homme, à l’heure qui l’est j’aurais déjà fait forte impression sur l’univers - où du moins l’une de ses parties. Mais je suis femme, et Dieu, ou le Diable, ou le Destin, ou quiconque est responsable de mon sort, a écorché l’épaisse enveloppe de ma peau et m’a balancée au milieu de l’existence - en m’abandonnant, moi pauvre chose solitaire, moi créature damnée, remplie du sang écarlate de l’ambition et du désir, mais terrifiée à l’idée qu’on me touche car la barrière de la peau entre ma chair sensible et les doigts du monde a disparu. »
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“De Marseille", par Christine L.
De Marseille
Baiser écarlate déposé au front marin
Gifle rose d’embruns plaquée en douceur mouillée
Sur les pensées vagabondes
Corbeille de pins posée sur la toile bleue de la mer
Murs blanchis d’une calanque
Maison à ciel ouvert lustrée par le vent solaire
Songes soyeux aux perles résinées
Poignée de rires lancés à la face de l’horizon
Houle froissée versée sur les jours argentés
Brise de tendresse murmurée au scintillement matinal
Christine L., octobre 2016
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Sur les rayons de ciel
En ce matin de miel
De ma chemise tu te drapes
Déesse a mis nue
Courtement vetue
Me laissant voir vos lèvres écarlates
Votre buisson dorée
Qui se dresse en étendard .
Alors le tissu est ton seul rempart
A mes mains vagabondes
A mes baisers sur les zones rondes
Je m enfouirai
Dans ta rivière
Pour y boire l exilir
Pendant qu a mon oreille
Tu me diras messire
Encore....
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Nous voilà arrivés en décembre, le moment idéal pour faire un point sur les lectures les plus marquantes de 2018 ! Mon bilan lecture de cette année est plutôt positif par rapport à l’objectif que je m’étais fixée puisque j’en suis actuellement à 87 romans (contre 73 l’année passée). Pour plus de clarté, j’ai classé les romans qui m’ont le plus enthousiasmée cette année en trois catégories : ceux sortis cette année ; les suites de séries publiées dans l’année ; de plus vieilles parutions découvertes en 2018. [Un simple clic sur le titre de l’ouvrage vous permettra d’accéder directement à l’article complet le concernant.]
1- Le Cycle de Syffe, tome 1 : L’Enfant de poussière – Patrick Dewdney (Au Diable Vauvert- 2018) La grosse révélation de cette année 2018 aura été pour moi ce premier tome marquant le début d’une superbe série de fantasy « made in France ». Le roman met en scène un orphelin livré à lui-même, petit garçon débrouillard qui vit au jour le jour, entouré d’une petite bande d’enfants au parcours similaire au sien. Jusqu’à ce qu’une succession d’événements vienne totalement transformer le quotidien du petit vagabond qui va dès lors passer entre les mains de différents mentors, tous plus différents les uns que les autres Sous des atours à priori plutôt classiques (roman initiatique dans un décor médiéval-fantastique), l’auteur parvient à donner vie à des personnages difficiles à oublier et à une intrigue qui nous embarque dès les toutes premières lignes. A noté que le deuxième tome est d’ores et déjà disponible.
2- Enfants de la Terre et du Ciel – Guy Gavriel Kay (L’Atalante – 2018) Le maître incontesté de la fantasy historique s’attaque cette fois aux Balkans de la fin du XVe siècle. Vingt-trois ans après la chute de Sarrance, l’auteur nous dévoile les bouleversements rencontrés par les habitants de trois cités : Venise, Dubrovnik et Senji. Minutieusement documenté et porté par une galerie de personnages plus émouvants les uns que les autres, le roman parvient à aborder des thématiques très actuelles avec la délicatesse et la sensibilité propre à l’auteur. Une lecture très émouvante.
3- Les nouveaux mystères d’Abyme, tome 1 : La cité exsangue – Mathieu Gaborit (Mnémos – 2018) Près de vingt ans après « Agone » et « Aux ombres d’Abyme », Mathieu Gaborit signe avec « La cité exsangue » son grand retour dans les Royaumes crépusculaires et renoue pour l’occasion avec l’un de ses héros les plus emblématiques : le farfadet Maspalio. Un univers foisonnant, des personnages hauts-en-couleur, une plume soignée et poétique, une intrigue passionnante : les raisons de se plonger dans ce premier tome ne manquent pas et devraient ravir tout bon amateur de fantasy qui se respecte.
Sans atteindre à mon avis le niveau des trois précédemment cités, d’autres romans m’ont également fait passer d’excellents moments cette année :
Olangar – Bans et barricades, tome 1 – Clément Bouhélier (Critic – 2018) Premier tome d’un diptyque, Olangar pose les bases d’un univers très prometteur et propose un savoureux mélange entre fantasy et industrialisation. Le roman a également le mérite d’aborder (pour une fois) la politique du point de vue du peuple, et non plus seulement des grands de ce monde. Cela permet évidemment à l’auteur d’aborder des thématiques qui font fortement échos avec notre actualité : suppression du pouvoir par les élites, grève générale, révolte du peuple, manipulation des masses… A noter que le second volume est déjà disponible.
La dynastie des Dents-de-Lions, tome 1 : La grâce des rois – Ken Liu (Fleuve – 2018) Considéré comme l’œuvre fondatrice du courant « silkpunk », le roman de Ken Liu a pour ambition de relater l’émergence, dans un contexte politique particulièrement troublé, d’une nouvelle dynastie. Un premier tome surprenant par bien des aspects, à commencer par son mode de narration et son univers inspiré de la culture chinoise et mâtiné d’un soupçon de technologie. L’ensemble se lit avec une facilité déconcertante (en dépit d’un nombre de pages conséquent) et, quand bien même ce premier tome pourrait tout à fait se suffire à lui-même, on a hâte de connaître ce que l’auteur réserve aux personnages pour la suite.
Pyramides – Romain Benassaya (Critic – 2018) Grâce à Romain Benassaya je ne pourrais à présent plus dire que je n’aime pas le space-opera ! L’auteur met en scène les passagers d’un immense vaisseau spatial qui se réveillent après un temps indéterminé passé en stase pour découvrir qu’ils sont coincés au beau milieu de l’espace et surtout que leur sommeil a duré bien plus longtemps de prévu. Un excellent roman qui place l’humain au centre du récit et qui séduit aussi bien par la qualité de son intrigue que par l’épaisseur du mystère qui entoure le naufrage du vaisseau spatial.
Grish-mère – Isabelle Bauthian (ActuSF – 2018)
Le roman met en scène un jeune homme, autrefois membre d’une prestigieuse école formant des serviteurs d’élite, et désormais forcé de fuir afin d’échapper à ses anciens collègues qui le poursuivent sans relâche à la suite d’un vol. Un très bon roman qui met en scène un personnage complexe qu’on aimerait détester sans pouvoir s’y résoudre. Mention spéciale également pour le décor qui permet de se familiariser avec la politique telle que pratiquée dans cet univers, tout en traitant de questions d’actualité qu’on a plaisir à voir ainsi décortiquées dans un roman de fantasy.
Les mondes-miroirs – Vincent Mondiot et Raphaël Lafarge (Mnémos – 2018)
Elsy est une mercenaire avec un passé et un casier judiciaire bien rempli, tandis qu’Elodianne est une magicienne occupant un poste au palais de Mirinèce. Deux profils opposés qui vont pourtant être forcés de collaborer alors que la capitale se retrouve secouée par une succession d’attaques terroristes perpétrées par des créatures inconnues mais redoutables. Une intrigue qui tient la route, un univers riche et original, une ambiance sombre d’un bel effet, et surtout des personnages bien campés, qu’on retrouverait bien pour certains dans d’autres aventures : le roman ne manque pas de qualités !
Entends la nuit – Catherine Dufour (L’Atalante – 2018)
Après plusieurs années d’absence, Catherine Dufour nous revient avec un roman de fantasy urbaine présenté comme un « anti-Twilight tout en humour ». Le pari était risqué mais le résultat est assez savoureux ! Le roman n’échappe pas à quelques écueils mais se révèle dans l’ensemble cohérent et surtout très rafraîchissant. Une histoire d’amour improbable dénuée de toute mièvrerie, une héroïne avec du mordant, des promenades extraordinaires dans les murs de Paris, des problématiques liées au monde de l’entreprise : autant d’ingrédients détonnant que l’auteur est parvenu à arranger de manière surprenante pour un rendu réussi.
Le chant du coucou – Frances Hardinge (L’Atalante – 2018)
Une très belle réécriture du mythe du changelin, transporté dans un contexte post Première Guerre mondiale. Frances Hardinge parvient à créer une véritable atmosphère d’étrangeté, alimentée notamment par la confrontation entre un folklore plus volontiers médiéval et un décor moderne dont elle s’amuse à exploiter les innovations. L’auteur tisse aussi et surtout un très beau portrait de la relation que peuvent entretenir deux sœurs, relation dont elle parvient à saisir toute la complexité et la tendresse sans jamais tomber dans le mièvre ou le convenu. Une vraie réussite !
Je passe rapidement sur les suites de séries de fantasy poursuivies en 2018 et qui m’ont encore offert de belles heures de lecture : le troisième tome des « Sentiers des astres » de Stefan Platteau, le troisième tome de « Haut-Royaume » de Pierre Pevel, le final de la série « Le fou et l’assassin » de Robin Hobb, ou encore le dernier tome de la trilogie du « Chant des épines » d’Adrien Tomas.
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Un mot, enfin, sur les romans plus anciens que je n’ai découvert que cette année mais qui m’ont beaucoup marqué.
Vostok – Laurent Kloetzer (Denoël – 2016) Installée par les Russes dans les années 1950, la base de Vostok est réputée pour être la station de recherches la plus difficile d’accès du Pôle sud. C’est pourtant là que vont s’établir pour plusieurs semaines les membres d’un gang chilien, bien décidés à récupérer sur place un code laissé par des scientifiques et permettant d’accéder à un logiciel aux propriétés extraordinaires. Un roman splendide et remarquable aussi bien par la qualité de ses personnages que de son intrigue ou encore de son univers. L’Antarctique occupe une place centrale dans le récit qui, grâce à une documentation minutieuse, nous fait découvrir le travail incroyable réalisé sur place par des scientifiques du monde entier, leur rendant pour l’occasion un très bel hommage. Un gros coup de cœur !
Hysteresis – Loïc Le Borgne (Le Bélial – 2014) Quarante ans après la Panique, événement ayant causé l’effondrement de notre monde moderne, les survivants se sont organisés en petites communautés aujourd’hui peuplées de gens qui, à de rares exceptions près, n’ont jamais connu le monde avant le drame. Parmi les exceptions, on trouve justement Jason Marieke, un voyageur qu’on voit un beau jour débarquer à Rouperroux, un petit village isolé dont les habitants voient d’un très mauvais œil l’arrivée de cet homme dont les questions font remonter de vieux secrets que certains ont tout intérêt à ne pas voir divulguer. Un excellent roman qui séduit aussi bien par son ambiance inquiétante que par son traitement original du post-apo. Une très belle surprise que je vous recommande chaleureusement !
La servante écarlate – Margaret Atwood (Robert Laffont – 1987) Après avoir visionné les deux excellentes premières saisons de la série, j’ai eu envie de me plonger dans le texte d’origine. Le roman nous met face à ce que l’humanité peut faire de pire et se révèle d’autant plus dérangeant que la moindre des atrocités perpétrées par ce nouveau régime est inspirée d’un exemple avéré, et qui plus est pas si éloigné. A l’image du « Fahrenheit 451 » de Bradbury, du « 1984 » d’Orwell ou du « Meilleur des mondes » d’Huxley, « La Servante écarlate » peut ainsi sans mal revendiquer sa place parmi les meilleures dystopies du XXe siècle. Une découverte bouleversante, à lire absolument !
La séparation – Christopher Priest (Denoël – 2005) L’action prend place pendant la Seconde Guerre mondiale, période à laquelle on va suivre les parcours très différents de deux frères jumeaux : l’un est pilote dans la RAF et s’engage pleinement dans le conflit ; l’autre refuse de prendre part à la guerre et devient objecteur de conscience, statut qui lui permet de se mettre au service de la Croix Rouge. Deux destins différents, donc, mais aussi deux versions de l’histoire, puisque les récits des deux frères présentent de sacrées divergences. Le roman repose sur une construction minutieusement orchestrée qui s’amuse à faire perdre au lecteur tous ses repères et le marque ainsi durablement. Il séduit aussi et surtout par la reconstitution particulièrement soignée et documentée de l’Europe des années 1940 !
Mes vrais enfants – Jo Walton (Denoël – 2017) Patrica se rappelle de deux vies différentes qu’elle est persuadé d’avoir menées mais qui ne peuvent pourtant coexister. Dans l’une, elle épousera Mark, avec qui elle aura plusieurs enfants pour lesquels elle sacrifiera tout, sans que personne ne lui témoigne aucune gratitude. Dans l’autre, elle rencontrera Béatrice, son grand amour, se découvrira une passion pour l’Italie et aura également plusieurs enfants, tous très épanouis et très attachés à leurs deux mamans. Un roman magnifique que j’ai dévoré en une journée tant les deux vies vécues par cette femme sont bouleversantes et les possibilités qu’elles dévoilent passionnantes. Une lecture émouvante qui questionne l’amour, la famille, la place de la femme, mais aussi l’incidence parfois énorme de nos décisions, d’abord sur nous même, mais aussi sur le monde. A lire absolument !
En espérant que ce petit bilan vous donnera envie de vous plonger à votre tour dans tous ces univers ! Et vous, quels ont été vos coups de cœur cette année ?
Fantasy : Les coups de coeur de l’année 2018 Nous voilà arrivés en décembre, le moment idéal pour faire un point sur les lectures les plus marquantes de 2018 !
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Une histoire à Dol’Valhar
As-tu entendu les bohèmes ?
Charles avait la mine soucieuse. Il posa le verre propre derrière le comptoir.
Comment ne pas les entendre, répliqua la jeune femme en finissant de nettoyer la dernière table de l'auberge reconstruite.
Satisfaite, elle jeta finalement son torchon de l'autre côté du bar, puis vint s'y accouder.
Combien ont-ils dit ?
Il n'ont pas donné de chiffre exact, répondit-t-elle en inclinant la tête.
Elle plongea les mains dans ses longs cheveux détachés, plus noirs que l'encre. Et soupira après un instant.
Enttäuschend, murmura-t-elle en rivant son regard contre la vitrine face à elle. Comment uns à uns une quinzaine d'enfants a pu disparaître sans laisser de traces...
Des bêtes rôdent dans cette région, commença l'aubergiste.
Ce n'est pas une bête, soupira Carmen en grimaçant. Les animaux ne frappent pas précisément tous les dix jours. Et des gobelins ne seraient pas passés inaperçus. Quant à un homme seul, il aurait été remarqué par les rondes qu'ils effectuent maintenant toutes les dix nuits...
Je sais bien, ne put-il que lui concéder. Et pourtant... Pour que ces gens prennent la route de peur que leurs enfants disparaissent à leur tour...
Elle réprima un frisson rien que d'y songer. Si la poignée d'hommes du Comte sur place se révélaient incapable de mettre la main sur l'auteur de ces disparitions, les familles auraient tôt fait de déserter le village d'Enttäuschend. Comme ces bohèmes qui y résidaient une bonne partie de l'année. Et ensuite, qu'adviendrait-il ? Leur propre village, Dol'Valhar, était à peine plus grand et se trouvait à seulement une journée de carriole.
Charles vint la rejoindre de ce côté du comptoir. Il regardait la porte d'entrée donnant sur la nuit déjà bien avancée.
Est-ce qu'il... tu sais...
Il ne passe pas toutes les nuits à Dol'Valhar, le devança-t-elle. Régulièrement, il part vagabonder en forêt. Mais il ne me parle pas de ce qu'il y fait. Ni de son passé d'ailleurs...
Devant la mine soucieuse qu'il affichait, elle leva les yeux au ciel.
Enfin, Charles ! Tu penses vraiment que Mandrak... qu'il pourrait avoir un lien avec ça ? Allons, c'est ridicule...
Pourtant...
Il nous a ramené cette nuit-là, lui rappela-t-elle en plantant son regard dans le sien. S'il ne l'avait pas fait, nous serions toutes mortes. Et ces monstres seraient ensuite certainement revenus jusqu'à ce que Dol'Valhar ne soit plus qu'un tas de cendre. De plus...
Elle fit quelques pas entre les tables. Puis pivota, paumes vers le plafond.
Ne nous a-t-il pas aidé à tout reconstruire ici ? Dont ta propre auberge ?
De nuit uniquement, lui fit remarquer Charles en soutenant difficilement son regard. Sans oublier son teint pâle, ses yeux écarlates... Et tu l'as vu tout comme moi à l’œuvre... il soulevait des rondins comme s'ils ne pesaient rien... Cette poutre, insista-t-il en désignant le madrier au-dessus d'eux. Je l'ai vu la supporter seul lorsque ton frère c'est cassé la figure. Et il ne m'a pas semblé éprouver le moindre problème à...
Cela fait plus d'une dizaine qu'il n'a pas été vagabonder dans la nuit, le coupa-t-elle avec une mine peinée. Il était avec moi, je te le jure. Et tes propos me font de la peine...
Je... tu en es certaine ? Insista-t-il, ne sachant plus que penser.
Comment pourrais-je-me...
Elle s'interrompit en détournant le regard, rosissant soudain à vue d’œil. Elle se mordit la lèvre inférieure, ne sachant quoi ajouter de plus. Charles ouvrit lentement la bouche, prit au dépourvus. Puis agita la main autant pour lui signifier que cela n'avait pas d'importance que pour dissiper ce brusque malaise entre eux.
Je devrais avoir honte de douter de moi, s'excusa-t-il. Nous nous connaissons depuis si longtemps... mais tant de choses ont changés depuis cette nuit...
A qui le dis-tu, lui répliqua-t-elle en se reprenant. Entre les clients, Florion et lui... j'en voit de toutes les couleurs...
Charles prit place à une table, y posant les coudes, songeur.
Ce n'est pas... Mandrak, déclara-t-il le regard vague. D'après ces voyageurs, la dernière disparition a eu lieu il y a huit jours...
Carmen garda le silence comme il levait les yeux vers elle. Elle eut un léger rire sans joie.
Tu veux que je lui demander d'aller à Enttäuschend, devina-t-elle.
L'homme esquissa une moue gênée.
Si ce n'est pas lui... je vois mal qui d'autre pourrait faire quelque chose. Les trois soulots du Comte qui y sont de faction sont des bons à rien et les villageois sont trop terrifiés pour faire plus que patrouiller eux-mêmes les rues ou s’enfermer. Pourtant cela n'aurait rien changé aux deux dernières fois...
Soit, céda-t-elle en levant les bras en signe de reddition. Je lui en toucherais deux mots en rentrant.
*
Les deux lunes se faisaient discrètes ce soir-là. D'un pas nonchalant, Mandrak s'avança hors du sentier qui l'avait mené jusque-là. Il ne portait pas son armure mais un simple pourpoint et des vêtements légers. Tirant les mains de ses poches, il étudia l'édifice lui faisant face. Cette ruine différait des précédentes qu'il avait visité récemment : elle n'était justement pas en ruine. Contrairement à ce que lui avaient affirmés plusieurs personnes la veille au couchant.
Il croisa les bras, sceptique, mais s'approcha néanmoins. Il ne percevait pas un bruit à l'intérieur et ne distinguait nul signe de lumière derrière les volets clos. Le bois semblait entretenu. La porte et ses charnières récentes. Et nulle trace de mousse sur les pierres composant la structure.
Il soupira. Ce lieu était intriguant, mais ce n'était pas pour cela qu'il était venu. La demeure secondaire cachée de quelque nobliau n'était pas ses affaires. Les nuits étaient courtes en cette saison : il devait se hâter.
D'un pas rapide il entreprit de faire le tour du bâtiment, cherchant une quelconque trace de vie. Revenu devant l'entrée principale, il se fit une raison : le lieu était vide. Et pour cause, il ne percevait pas le moindre battement de cœur à l'intérieur. Mandrak approcha toutefois la porte épaisse. Le bois semblait juste verni et pas la moindre petite trace de rouille ne venait tacher les clous renforçant l'ensemble. Ce détail, ajouté à l'aspect immaculé du lieu, attisait sa curiosité. D'ailleurs, se fit-il la remarque, il n'avait pas vu une seule fenêtre dépourvue de barreaux en-dessous du second étage. Flambants neufs, eux aussi.
Définitivement, cet endroit était une énigme qu'il brûlait de résoudre. Il tourna la tête lorsqu'un rapace nocturne passa non loin avant de disparaître dans la nuit.
Comme j'aimerais avoir ton don en ces moments, mon vieil ami...
Via sa connexion unique avec les oiseaux, Gilnash aurait tout de suite pu... La lumière se fit dans son esprit. Mais bien sûr, c'était pourtant évident. Quelque magie était à l’œuvre et justifiait la qualité de cet édifice. Fermant les yeux, il expira par réflexe afin de focaliser son attention. Lorsqu'il les rouvrit, c'est un regard nouveau qu'il posa sur l'endroit. Jaillissant du sol, d’épaisses volutes d'énergie imperceptibles à l’œil nu venaient tourbillonner autour des murs. Par quelque sorcellerie, cet endroit était abrité des ravages du temps. Et quelle énergie. Il resta coi de ne pas l'avoir ressentie plus tôt. A peu de choses près, il revivait sa découverte des vents dans la clairière aux dolmens de Loren...
Tendant le bras, il happa quelques brises pour son propre compte, les filaments intangibles venant s'enrouler autour de son poignet. D'un effort de volonté, il condensa cette énergie et d'un claquement de doigts produisit une flammèche. Euphorique, il la vit enfler sans efforts, devenant un brasier allant jusqu'à lécher les branches des arbres. Que cette sensation grisante lui avait manq...
Un cri aigu le tira brusquement de ses rêveries. Une voix d'enfant, assurément. D'un revers il dissipa les flammes avant de revenir à l'édifice. Il n'avait pas imaginé cette voix, même plongé dans sa fascination arcanique.
C'est toute cette mélasse qui m'empêche de te discerner, devina-t-il à voix haute en étudiant la porte léchée par cette énergie qu'il ne pouvait justifier.
D'une main posée contre le bois, il fit pression pour la pousser en arrière. Mais malgré sa force insoupçonnée, elle demeura immobile. Pas même un grincement de protestation du bois malmené.
Si c'est comme ça, grinça-t-il en perdant patience.
Il fit quelques pas en arrière pour prendre de l'élan. Et sans plus cacher sa véritable nature, le vampire effectua un bond vertigineux en direction des étages. Il passa à travers une fenêtre du second, brisant la vitre comme son volet dans une pluie de verre et d'échardes.
Mandrak traversa deux pièces à toute vitesse, guidé par les cris de panique allant croissant. Il déboula dans un grand salon donnant sur une autre pièce. Une cheminée éteinte lui faisait face et de grandes fenêtres éclairaient la pièce depuis la droite. Au centre un petit homme abasourdit le dévisageait tout comme un gamin d'une dizaine d'années un peu plus loin. Ce dernier était recroquevillé contre une commode à un mètre de l'homme, vêtu d'habits luxueux. Bien que la peur puisse se lire sur le visage de l'enfant, lui aussi était bouche-bé quant à l'interruption du mort-vivant.
En un battement de cœur, le vampire dominait le noble, l'épée antique brandie au-dessus de sa tête. Il trancha en deux le maître des lieux sans plus de cérémonie. Froidement, Manesh'k se redressa avant d'être à son tour prit au dépourvu. Les quelques cheveux épars de sa victime avaient été soufflé par le coup violent qu'il venait de réaliser. Mais loin d'être tranché en deux, l'individu était indemne. Pas le moindre saignement. Même ses habits n'avaient pas été affectés par le coup au chef du combattant. Il balbutia un instant de surprise avant de comprendre.
Un spectre, murmura-t-il.
Lentement, un sourire s'étira sur la face du petit homme. Levant un bras, il balaya l'air comme on chasse un insecte importun. La bourrasque qu'il engendra propulsa le vampire à travers la pièce, l'envoyant se fracasser contre le mur opposé. Mandrak vint rebondir contre un mur avant de rouler douloureusement devant l'enfant paniqué. Mâchoire crispée, il se força à ignorer la douleur et se redressa sur les coudes. Puis il coula un regard de colère en direction du revenant. Son sourire continuait de s'élargir, allant d'une oreille à l'autre et témoignant d'une malice qui n'avait rien de naturelle. Une sensation pernicieuse le parcouru soudain. L'épée Lahmianne n'avait pas eu le moindre effet. Et ses compétences dans les arcanes nécromantiques ne lui permettraient pas de se débarrasser de cette créature. Malgré ses siècles d'errances et de combats, le jeune patrouilleur frontalier de Lahmia qu'il était se retrouvait ici impuissant.
Il réprima un frisson et secoua la tête, chassant ces doutes à l'aide d'une froide détermination. Ces pensées soudaines, cette peur viscérale qui se frayait brusquement un chemin dans son esprit... L'autre mort-vivant s'insinuait dans ses pensées. Il ne devait surtout pas y céder.
Se relevant sur un genou, il passa un bras autour de l'épaule de l'enfant paralysé par la peur. Celui-ci poussa un cri et tenta de se débattre, mais lutter face à la force du vampire était vain. Un instant Manesh'k réalisa l'état dans lequel ce petit devait se trouver, si lui-même était à deux doigts de paniquer. Par le feu du dragon, d'où sortait ce spectre ?
Je vais te sortir de là petit, déclara-t-il à haute voix autant pour le rassurer que pour se persuader lui-même.
Péniblement il se releva et remis son arme au fourreau. Elle ne lui servirait à rien. Il tendit les bras en direction de leur hôte toujours immobile. Il n'essaya même pas de prendre le contrôle de cet esprit : sur ce point les craintes qu'il lui avait instigué était fondées. Il n'en était tout bonnement pas capable. Dans un crépitement, des flammes apparurent dans les paumes de ses mains. Cet endroit était balayé par les vents de magie ? Qu'à cela ne tienne. Même ses maigres compétences actuelles suffiraient à réduire l'endroit en cendre dans ces conditions.
Aqshy ! s'écria-t-il en prenant possession du torrent arcanique qui jaillissait en ce lieu.
Il libéra un déluge ardent qui envahit la pièce. La chaleur et les flammes lui dissimulèrent momentanément le revenant. Toutefois, il doutait que celui-ci soit réellement incommodé par la pièce transformée en brasier. Prenant le garçon contre lui, il lorgna rapidement les différentes issues. L'ouverture par laquelle il était entré, la baie vitrée en face d'eux et une porte sur leur gauche vers une nouvelle pièce. Le spectre leur barrait la route aux deux premiers.
Sans perdre une seconde de plus, Mandrak s'élança dans cette direction. Il ne prit pas la peine de l'ouvrir, jetant son épaule en avant. L'impact brutal contre ses hanches le prit de court. Il s'écroula avec un cri mêlé de douleur et de surprise. Recroquevillé sur lui-même, il parvint à discerner l'obstacle imprévu venu s'interposer : la commode. Elle venait de glisser latéralement sur plus d'un mètre pour leur barrer la route.
Que...
Il n'eut le temps de poursuivre sa phrase. Une pièce de mobilier ardente vint s'écraser contre le vampire à terre. Le choc contre son bras et ses côtes déjà meurtries lui monta les larmes aux yeux. Et malgré la tourmente il devinait que le pire était encore à venir.
Prenant sur lui-même et serrant les dents à s'en briser les crocs, il roula de côté en emportant le gosse avec lui. L'instant suivant, deux bûches venues tout doit de l'âtre venaient rejoindre le fauteuil l'ayant écrasé plus tôt. Il fit un pas en direction de la baie vitrée, mais interrompit aussitôt sa course comme le lustre venait s'encastrer dans le parquet en lui frôlant les genoux.
Sans s'attarder il enjamba le plafonnier, tirant par le dos de son manteau rapiécé l'enfant tétanisé par cette scène irréelle. Il poursuivit sur sa lancée, soucieux de quitter cette demeure et son hôte intangible. Quelques enjambées seulement les séparaient des immenses fenêtres. Mais à peine eut-il fait un pas de plus que le sol se déroba sous ses pieds.
La carpette aux couleurs passées sur laquelle ils se trouvaient avait fusé dans la direction opposée à sa course. Il s'écrasa sur le parquet de tout son long en jurant, échappant le pauvre gamin.
Sonné, il se redressa une fois de plus sur les coudes, prêt à encaisser un nouveau projectile improvisé. Mais celui-ci ne vint pas. Le fantôme, nullement dérangé par la fournaise dont le vampire avait totalement abandonné le contrôle, les dévisageait de ses yeux vitreux. Il ne s'était pas défaussé de son sourire malsain, visiblement très amusé par les efforts du vampire.
Les fenêtres. Elles étaient à la fois si proche et si éloignées. Ils devaient les atteindre. Coûte que coûte. Tirant à nouveau le garçon contre lui, il lâcha un hoquet de surprise. Ce n'était plus l'enfant qu'il serrait contre sa poitrine mais l'occupant de cette sinistre demeure qui lui offrit son sourire le plus macabre. Avec un glapissement de surprise, Mandrak le repoussa. En vain : ses poignets passèrent à travers le corps immatériel. En désespoir de cause, il rampa en arrière pour s'éloigner du petit homme, s'éloignant de son échappatoire tant désiré.
Il avait perdu le môme. Cette chose jouait avec ses sens. Elle le manipulait comme un marionnettiste agite les fils de son pantin. Rien de ce qu'il voyait n'avait de sens, hormis les blessures qu'il accumulait au fil des secondes. A ce rythme-là il aurait succombé aux illusions et artifices de ce maudit spectre dans quelques minutes. Acculé, il s'adossa au mur et ferma les yeux.
Rien de ce qu'il voyait n'avait de sens. Il n'entendait que le crépitement de ses propres flammes. Ne sentait que poussière de ce lieu et la fumée de ses flammes. Le phantasme dans lequel il évoluait touchait ses cinq sens. Même les vents de magie qu'il discernait n'étaient que foutoir et il n'avait pas le temps de les démêler. Néanmoins... il restait un sens auquel il pouvait se fier. Un sens que son bourreau ne pouvait connaître et donc abuser : les battements affolés d'un petit cœur. Rapides. Précipités par la terreur. Mais réels. Juste là, de l'autre côté de la porte bloquée par la commode. Il les percevait avec toute la précision du prédateur ayant ferré sa proie. Par quelque artifice, l’esprit était parvenu à lui faire quitter la pièce !
Tu abuses de mes sens et de ma patience, revenant ! s'écria-t-il avec irritation en rouvrant les yeux.
Visiblement amusé, l'autre inclina la tête sans se départir de son sourire morbide, s'étirant littéralement d'une oreille à l'autre.
A cours d'options, Mandrak expira lentement avant d'esquisser une grimace. Il rebroussa sa manche gauche avant de poser l'index sur une boursouflure au milieu de son poignet. Se forçant au calme, il ferma à nouveau les yeux et se détourna du spectre comme de l'enfant. Il n'y avait aucune échappatoire à ce traquenard. Nulles armes ou magies n'affectaient l'être immatériel.
Toutefois, le vampire possédait un dernier atout. Une carte que jamais il n'aurait imaginé utiliser dans ces conditions. Canalisant le vent noir avec précaution, Mandrak ouvrit un passage depuis l'excroissance lovée au creux de son bras.
Un grondement bestial résonna aussitôt dans la pièce comme la température, déjà basse malgré ses flammes, chutait de quelques degrés de plus. Il sentit un filet d'air repousser ses cheveux en arrière. Puis le parquet trembla sous un poids imposant. Un hoquet de surprise vint lui arracher un sourire de satisfaction comme il rouvrait les yeux.
Dominant le petit homme de toute sa hauteur, la créature conjurée était plus haute que le vampire lui-même. La tignasse immatérielle de l'homme éthéré fut projetée en arrière lorsque le monstre renâcla. Exactement comme lorsque Mandrak l'avait pourfendu en deux lors de son arrivée. Sauf qu'à présent le sourire suffisant de ce fantôme avait disparu, remplacé par une grimace d'effroi. Il faisait désormais face à un énorme reptile dressé sur deux pattes. Sa mâchoire garnie de crocs transparents s'abaissa à quelques centimètres de son visage.
J'ai jadis effectué un voyage de l'autre côté de l'océan, commenta Manesh'k en se relevant tant bien que mal. J'y ai beaucoup perdu, mais je ne suis pas revenu les mains vides.
Ouvrant la gueule, le sang-froid spectral poussa un rugissement sauvage avant de happer le petit homme. Avec une furie animale, le monstre intangible secoua la tête de droite à gauche, déchirant les chairs immatérielles de sa victime. Mandrak eu la satisfaction de voir des projections de matières visqueuses à travers la pièce. Il saignait de l'ectoplasme. Sa monture lustrienne, habituellement incapable de toucher qui que ce soit d'autre que lui-même, pouvait blesser leur adversaire. D'un dernier mouvement de tête, elle projeta les restes du spectre qui volèrent à travers la pièce. Toutefois, Mandrak ne fut pas surpris de voir non pas un corps déchiqueté rouler au sol mais le petit homme dont les blessures avaient déjà disparues. Au détail près qu'il ne souriait plus et qu'une nouvelle émotion se lisait dans son regard jusque-là insondable. De la peur.
Réduis-le en charpie.
Sans perdre un instant, il passa derrière le reptile qui se précipitait sur le fantôme avec un cri aigu. Sans effort, Mandrak envoya voler cette foutue commode. Et le coup de pied qu'il assena à la porte en fit trembler le chambranle. Le garçon se trouvait effectivement de ce côté du mur. Il posa sur le vampire un œil emplit de folie. Ses joues étaient inondées de larmes, traçant de multiples sillons dans la suie dont il était maculé.
Mandrak s'agenouilla un instant à sa hauteur, prenant le temps de plonger son regard dans le sien. Avec intensité il déclara :
N'ai plus peur et ai confiance en moi.
Aussitôt le visage du garçon se décrispa. Ses yeux s’agrandirent, subjugués par ces prunelles écarlates.
Ecoute ma voix...
A aucun moment il ne sentit le sol disparaître sous ses pieds comme un brouillard cotonneux emplissait brusquement la limite de son champ de vision.
Le gamin sous le bras, Mandrak dévala quatre à quatre les marches d'un escalier donnant sur le vestibule du rez-de-chaussée. A l'étage, la bataille faisait rage, de la poussière tombant du plafond à chaque pas du reptile. Le vampire doutait sincèrement que le nauglir vienne à bout de leur hôte. Néanmoins, il leur faisait gagner un temps précieux. A présent, le môme était en sécurité contre lui et leur agresseur occupé. La sortie leur tendait les bras. Main sur la poignée, il ouvrit grand la porte qui n'opposa aucune résistance. Néanmoins, il s'abstint de fuir dans la nuit. Il n'aurait probablement pas de meilleure chance de détruire ce monstre et revenir l'affronter une autre nuit sans l'effet de surprise ne l'enchantait guère.
Sans reposer l'enfant, Mandrak revint au centre de la pièce. Il était temps de se pencher sur la pagaille arcanique qu'était cette demeure. S'ouvrant aux vents, il retrouva dans son champ de vision les volutes d'énergies immatérielles qui se superposèrent à la réalité. Il discerna sans peine l'agitation engendrée par la conjuration de sa monture. Il l'ignora. Tout comme Aqshy et deux autres vents colorés dont il ignorait les noms. Ne restait que le vent sombre. Le vent des morts. Il tourbillonnait furieusement en direction du plafond tel un cordon ombilical... reliant le spectre dans ce monde ? Se pouvait-il que cet homme désincarné soit relié à cet endroit par une ancre spirituelle ?
Esquissant un sourire carnassier, Mandrak se détourna de la porte d'entrée. Il remonta à la place le courant arcanique jusqu'à un nouvel escalier. Il s'enfonçait dans les profondeurs du bâtiment, vers la cave. Sans hésiter, il plongea dans les ténèbres. L'enfant ne discernait probablement plus rien, mais c'était probablement pour le mieux. Le vampire y voyait comme en plein jour et même lui sentit son estomac protester. Les gosses disparut étaient là. Tous. Leurs corps méconnaissables, chacun mutilé de plus atroce manière que le précédent. Et au beau milieu de ce charnier, incrusté dans le sol par la poussière et la saleté, gisait les restes momifiés d'un individu de petite taille. Sans surprise, de ce cadavre jaillissait le flux arcanique qui disparaissait dans les étages.
Sans plus de cérémonie, Mandrak leva son bras libre et claqua des doigts. Aussitôt, une étincelle embrasa le corps ancien. D'une pensée, il attisa les flammes qu'il propagea rapidement aux restes des malheureux. Un repos qui ne serait jamais plus troublé était la seule chose qu'il pouvait leur offrir désormais.
Un hurlement résonna soudain dans les étages. Le fantôme jusque-là muet semblait avoir retrouvé la parole comme sa dépouille rôtissait face au vampire. Et tout aussi brusquement, le cri s'arrêta. Mandrak eut la satisfaction de voir les derniers filets de magie s'étioler sous ses yeux, consumé par Aqshy comme les restes l'étaient par ses flammes. Quel que soit la sorcellerie qui avait lié ce fou à cette demeure, il était parvenu à la dissiper.
*
Tenant la main du garçon, il s'abaissa une dernière fois à sa hauteur, captant son regard.
Va, déclara-t-il avec douceur. Ta maison se trouve à quelques mètres. Retrouve tes parents, ils t'attendent. Et quoi qu'il arrive, souvient-toi : tu t'es perdu dans les bois. Tu as retrouvé ton chemin au clair de lune. Quant à la suie...
...j'ai trébuché sur les restes d'un feu de camp, répéta-t-il d'un ton monocorde.
Le vampire approuva d'un hochement de la tête. Le regard vague, l'enfant fit un premier pas maladroit. Puis marcha jusqu'à chez lui tel un automate, a peine conscient de ces propres mouvements.
Satisfait, Mandrak se releva. Au lever du jour, le petit n'aurait aucun souvenir de son aventure. C'était mieux ainsi. Ces pauvres gens n'avaient pas besoin de savoir quel mal se tapissait à quelques kilomètres de chez eux. Jusqu'à cette nuit.
Faisant demi-tour, il s'engagea tranquillement dans les ombres du sous-bois. L'imposante créature immatérielle leva le mufle en sa direction comme il approchait. Chose rare, il gratifia le reptile spectral d'une caresse sur le museau. Il lui devait une fière chandelle sur ce coup là.
Plus qu'à reprendre la route de Dol'Valhar soupira-t-il.
Las, il se tourna vers le ciel obscur. Il discernait à peine les lunes avec la végétation au-dessus d'eux. Mais devinait l'heure avancée. Il ne serait pas de retour au village pour l'aube. Il lui faudrait passer le jour tapis dans les bois. Ses épaules s'affaissèrent lentement. Entre ses habits en lambeaux et maculés de suie ou le retard dont elle ne manquerait pas de s'inquiéter, il redoutait d'avance les reproches de Carmen...
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CHAPITRE 2 : Russel
Russel regardait la mer, avec les yeux avides d’un enfant qui verrait tomber la neige pour la première fois. Il avait l’impression qu’on lui tirait la chemise, qu’on lui agitait le bras, mais ça ne le perturbait pas plus que si une mouche lui avait tourné autour : il s’en serait bien passé, mais rien ne pouvait détourner son attention. Il lui semblait que l’eau était vivante, qu’elle dansait pour lui, qu’elle le voulait lui. Dans les ourlets turquoises des vagues, il voyait les filaments dorés des richesses qu’elle cachait ; de l’or bien sûr, peut-être plus qu’il ne pourrait en dépenser dans une seule vie, mais aussi les histoires dans lesquelles il pourrait graver son nom à jamais. Son cœur battait à tout rompre, il se serait jeté dans l’eau battante, aurait laissé son corps se faire fracasser par les vagues. Que tout son être leur appartienne à jamais, c’était plus qu’il ne pouvait espérer.
Il aurait fait un pas vers elle, si on ne l��avait pas retenu. On l’agrippait quelque part dans le dos, d’une main ferme, tandis qu’une autre plus douce essayait tant bien que mal de lui faire détourner les yeux de l’horizon. Une femme lui tenait tendrement la joue, elle essayait de se faire voir de lui, mais elle lui semblait aussi floue que le décor grisâtre qui l’entourait. Il voulait revoir la mer, alors il se déroba à sa main. Sa nuque se tourna de nouveau vers les vagues, lentement et machinalement, comme si sa tête était montée sur un mécanisme rouillé ne lui autorisant qu’une seule position. Est-ce qu’il entendait pleurer ? Est-ce qu’on le secouait pas les épaules ? Oh, il aurait peut-être fallu qu’il écoute. Il faillit, mais il se rendit compte qu’il avait déjà les pieds dans l’eau jusqu’à la moitié des mollets. Il ne se rappelait pas d’avoir quitté le rivage. Puisqu’il était là, autant continuer... Et plus il s’enfonçait dans l’eau, plus il entendait qu’on l’appelait. On hurlait son nom, on le suppliait de faire attention, on lui disait qu’il fallait revenir. Mais le son de l’eau s’écrasant en trombe autour de lui étouffait tout le reste.
Puis, le ciel bleu se couvrit. Il ne fallut pas plus d’une seconde pour qu’il se remplisse de nuages gris, qui assombrirent la mer de leur couleur lugubre. De l’eau jusqu’au cou, il n’avait plus pied. Si la tempête prenait, ç’en était fini de lui. D’un coup, il comprit de quoi on cherchait à le prévenir, il comprit pourquoi il devait rester à terre. Sombre sot qu’il était, d’avoir cru qu’il pouvait nager jusqu’à... quoi exactement ? Il aurait voulu pouvoir attraper les filaments dorés, mais ce n’était que de l’eau, il s’en rendait compte maintenant qu’ils lui coulaient entre les doigts. Il aurait voulu pouvoir leur en rapporter quelques uns avant de faire demi-tour... Pour leur prouver qu’il n’avait pas nagé pour rien, qu’il ne leur avait pas tourné le dos pour rien, que ça avait valu le coup. Soudain, la tempête lui fit peur et il se retourna d’un geste : il fallait rentrer. La côte était encore toute proche, il la voyait, il n’était pas trop tard. Il prétendit ne pas avoir entendu cette sorte de grondement derrière lui. Il prétendit ne pas s’être rendu compte que les vagues s’agitaient maintenant comme si quelque chose les remuait pour en sortir. Mais il lui fallait bien admettre que plus il nageait vers elle, plus la grève s’éloignait. Il paniqua. Il ne pouvait plus ignorer les formes sombres qui glissaient sous les eaux grises. Un instant, il voulut tellement retrouver la rive qu’il se crut capable de couvrir la distance d’un seul bond. Peut-être qu’il aurait pu, mais avant qu’on lui laisse la chance d’essayer, il sentit quelque chose s’enrouler autour de lui comme un tentacule. L’instant d’après, son corps brisé en deux, on l’entraînait vers le fond. Il ouvrit la bouche pour hurler, mais alors la mer toute entière s’engouffra dans son corps.
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D’un geste instinctif, Russel roula sur le côté et se pencha vers le sol pour vomir l’eau salée qu’il avait avalée. Il aurait pu jurer avoir dégobillé plusieurs litres, mais se passant la main sur la bouche pour l’essuyer, il se rendit compte que rien n’était sorti. Malgré tout, il suffoqua et toussa comme si on lui avait tenu la tête sous l’eau pendant un quart d’heure. Il se roula de nouveau le dos sur le matelas, reprenant lentement son souffle et ses esprits, comprenant qu’il était encore à la frontière entre un très mauvais rêve et la réalité. Il rouvrit les yeux pour regarder le plafond, et il lui semblait que le décor s’enroulait sur lui-même comme entraîné par une spirale. Il se massa le front en gémissant. Où était-il ? Il avait une migraine caractéristique des lendemains de soirées arrosées, mais il sentait que s’il se donnait quelques minutes, il arriverait à recoller les morceaux.
La veille lui revenait lentement. La tempête avait suivi le Vagabond à la trace pendant toute l’après-midi. Ils avaient déjà fait escale quelques jours plus tôt, et nulle doute que s’il y avait eu une chance que l’orage les contourne ou se transforme en simple pluie remuante, le capitaine aurait pressé pour que le navire poursuive sa route. Malheureusement, les nuages gris n’avaient pas dégrossi et continuaient de leur coller à l’arrière train comme une guêpe s’acharnant autour de la sucette d’un enfant. A contrecœur, le capitaine Aicha Anne-Luce avait ordonné qu’on fasse mouiller le navire au large de Belmans. La petite île et la ville éponyme qui constituait son cœur battant n’avaient pour seules qualités que d’avoir un port assez bien organisé et suffisamment de tavernes pour que plusieurs équipages puissent débarquer sans se marcher dessus.
Malgré cela, le Vagabond avait fait partie des derniers à venir trouver refuge, et il ne restait guère plus de place pour s’amarrer près des pontons. Leur bâtiment et quelques autres avaient dû accepter de s’ancrer dans la rade qui, si elle les contraignait à rallier la côte par barques, leur offrait au moins une relative sécurité contre la tempête. Avant de libérer ses hommes, le capitaine avait pris soin d’établir l’ordre des tours de garde : leur cale n’était pas pleine, mais il leur restait quand même du fret à revendre et des provisions à défendre. Même si la tempête dissuaderait presque toute tentative de vol, il subsistait le risque que les plus hardis y voient au contraire une opportunité, et le capitaine Anne-Luce n’allait pas s’y risquer.
Russel, en sa qualité de second, s’était porté volontaire pour rester à bord et passer le premier tour de garde avec le reste des malheureux élus. Comme tout marin, il aimait profiter de chaque opportunité de se divertir à quai, mais il se sentait encore ragaillardi de leur dernière escale et aurait préféré profiter de la ville de jour, lorsque d’autres établissements que tavernes et auberges seraient ouverts. De plus, même si le confort restait toujours très relatif sur un navire, son grade lui octroyait au moins le luxe d’avoir un peu d’espace personnel et de dormir loin des crottes de rat. Il lui semblait honnête de céder sa place à un matelot qui ne pouvait pas passer une nuit sans se manger les orteils d’un collègue dans les dents (et il parlait d’expérience).
Mais Aicha avait insisté pour passer la nuit à bord du Vagabond à sa place.
- On va se faire secouer, faut revoir l’arrimage de la cale et je préfère être là pour superviser, avait-elle dit.
Puis elle avait ajouté, après lui avoir donné un vaillant coup de paume dans le dos :
- Si tu te pointes demain à l’aube pour me remplacer, on est quitte !
L’aube.
- Oh, merde ! s’exclama Russel en se redressant d’un coup dans son lit.
Il regretta vite la prestesse de son mouvement, se massant de nouveau le front pour essayer de chasser les étoiles qui dansaient devant ses yeux.
L’aube ! Il n’avait aucune idée de l’heure qu’il était, mais Aicha devait l’attendre pour se faire remplacer. Une fois ses vertiges passés, il rouvrit les yeux et fouilla la pièce du regard à la recherche de ses vêtements. Il sauta dedans dès qu’il les eut trouvés, et il lui fallut moins de trois secondes pour s’être complètement rhabillé. Mais quelque chose manquait, il le sentit immédiatement. Machinalement, comme par instinct, il porta la main à sa ceinture, car c’est de là qu’il se sentait lesté : sa bourse avait disparu.
Son sang ne fit qu’un tour, et pareil à une tornade, il ravagea la pièce, retournant le peu qu’il y avait à retourner à la recherche de son or. Mais il savait déjà qu’il n’allait pas le retrouver : il venait soudain de se rappeler où il se trouvait, et à cause de qui il s’y trouvait. Il n’était pas le seul responsable de ses malheurs, et l’homme qui lui avait tenu compagnie la veille manquait à l’appel, s’étant probablement volatilisé avec la bourse.
Trop enragé pour ne pas essayer bien qu’il sache déjà que ça ne servirait à rien, il se jeta sur la porte qui menait aux tunnels et tenta de l’ouvrir. Elle ne broncha pas, et Russel sentit à sa résistance que tous ses verrous avaient été soigneusement remis à leur place. Il frappa rageusement du poing contre le bois en repensant à tout le mal que son acolyte s’était donné la veille pour forcer la serrure. Il savait pertinemment ce qu’il faisait en l’abandonnant ici, il ne l’avait pas enfermé par accident.
Russel s’éloigna et fit quelques pas en rond dans le peu d’espace que la chambre clandestine lui octroyait. Il se passait les mains sur le visage en soupirant bruyamment, essayant de se calmer pour réfléchir à une solution. Maintenant qu’il avait bien dessoûlé, il se rendait compte que l’auberge s’était réveillée : il entendait des bruits de pas, des voix, des meubles raclés au sol et même de la musique. Il sursauta d’ailleurs en entendant une porte toute proche s’ouvrir en grand fracas, et des bruits de pas battre lourdement le sol. On s’activait côté réserve.
- Mais où est-ce qu’elle est cette roue de gouda ?! entendit-il s’exclamer une forte voix de femme. On en avait encore six hier, je les ai comptées !
- Je ne sais pas madame, je l’ai cherchée partout mais elle n’a roulé nulle part... souffla une autre femme, d’une voix plus fluette et presque tremblante. J’ai essayé de vous le dire ce matin, il y a aussi des vins qui ont disparu.
- QUOI ?!
Russel baissa les yeux, jetant un regard presque désolé aux croûtes de fromage, couennes de jambon et cadavres de bouteilles qui jonchaient le sol. Voilà qui allait être problématique à expliquer s’il était forcé de demander de l’aide, et ça risquait bien de lui arriver : avait-il un autre choix ? Admettons qu’il force la porte des tunnels. Ça lui semblait déjà peu probable d’y arriver, elle était en bien meilleur état que la plaque en métal rouillée qu’il avait réussi à contraindre la veille. Mais admettons qu’il s’y adonne : il ferait beaucoup de bruit, trop pour ne pas attirer l’attention. Il faudrait qu’il arrive à faire céder la porte avant que quelqu’un n’ouvre celle de la réserve, soit avec une clé, soit avec une hache. Mais admettons encore qu’il y arrive : il se retrouverait seul, plongé dans le noir, dans des tunnels labyrinthiques dans lesquels il n’avait aucune chance de retrouver son chemin.
Eh bien, il fut forcé et contraint d’admettre qu’il s’était fait avoir. Fichu pour fichu, il attrapa un pichet de lait, un reste de jambon sec qu’il épousseta sur sa veste, puis il se laissa glisser le long du mur pour prendre son petit déjeuner. Il n’allait pas affronter cette journée le ventre vide..
---
- Mais comment ça vous êtes derrière la porte ?!
- Écoutez, c’est une longue histoire... Je vous expliquerai volontiers comment je me suis retrouvé ici mais il faudrait m’ouvrir d’abord.
- Allons bon ! Et pourquoi vous ne repartez pas d’où vous êtes venu ? Cette porte était déjà condamnée à l’époque où mon grand-père tenait l’établissement, vous n’allez pas me faire croire que vous vous êtes retrouvé là par hasard !
- Non, écoutez--
La voix suppliante de Russel mourut dans sa gorge alors qu’il laissa tomber son front contre la porte. A la place de l’aubergiste, il aurait volontiers laissé son indésirable locataire mourir de faim et de soif dans son trou ; il n’aurait eu qu’à sortir son cadavre avant que sa pestilence n’embaume toute la réserve. S’il n’arrivait pas à raisonner ou à apitoyer le tenancier, c’était probablement le sort qui l’attendait.
- Il y a un réseau de tunnels qui mène directement chez vous, ici, insista-t-il.
Il espérait piquer suffisamment la curiosité de l’autre homme pour l’encourager à ouvrir prestement la porte.
- Je me suis retrouvé là par accident, mentait-il, et je me suis enfermé sans m’en rendre compte. Je vous dirai tout ce que je sais si vous m’ouvrez.
Silence. Russel prit cela comme un bon signe ; le signe qu’au lieu de lui hurler d’aller se faire voir, l’aubergiste considérait ses options.
- Mon père m’a laissé un vieux trousseau de clés rouillées, grommela le tenancier, laissez-moi aller le chercher et si vous avez de la chance, l’une d’elles vous sortira de là.
- Merci ! s’exclama Russel sans pouvoir cacher son soulagement et sa reconnaissance. Merci, vous êtes un brave homme, un homme raisonnable !
- Oui enfin, taisez-vous, vous n’êtes pas sorti d’affaire ! Si votre histoire me plaît pas, je vous garde jusqu’au prochain débarquement de la marine, ils aiment bien les gens comme vous !
Russel déglutit mais ne laissa pas cette promesse détruire tous ses espoirs. Il avait eu le temps de réfléchir à son mensonge avant de supplier qu’on vienne l’aider, et il avait pris soin de nettoyer la pièce autant que possible, en cachant les restes de nourriture dans le matelas et en s’assurant que les bouteilles vides se fassent aussi discrètes que possible dans un coin.
Il entendit les pas de l’homme s’éloigner, accompagnés de ceux de sa femme et d’une autre dame (celles à qui il avait manqué de provoquer une crise cardiaque et qui avaient crié au fantôme quand il avait commencé à toquer timidement à la porte), et il lui sembla que d’autres curieux avaient dû venir observer la scène, puisqu’il entendit la grosse voix agacée de l’aubergiste leur crier de retourner au travail. Plus tard, ces mêmes bruits de pas revinrent vers lui, accompagnés cette fois du tintement caractéristique d’un trousseau de clés.
- On y est pour un moment, le prévint le tenancier alors qu’il essayait la première clé. C’est toutes les clés inutiles de portes condamnées et de serrures changées que mon père n’a pas voulu jeter.
- Qu’il en soit béni, répondit Russel sans réfléchir.
- Si vous l’aviez connu, vous ne diriez pas ça. Et vous avez bien de la chance de tomber sur moi ! Vous faisiez ça dix ans plus tôt, c’est lui qui vous tombait dessus, et il vous aurait laissé crever là en venant vous dire bonjour tous les matins tout le temps que ça vous aurait pris pour caner ! Ça oui, vous êtes tombé sur un homme clément, remerciez votre bonne étoile !
Russel déglutit à nouveau et jugea bon de se taire jusqu’à ce qu’on le libère. Il fallut presque dix minutes entières à l’aubergiste pour essayer toutes les clés, pendant lesquelles il ne s’arrêta pas de répéter qu’il était fort généreux et raisonnable de laisser Russel sortir de là, lequel marmonnait des remerciements gênés à demi-voix chaque fois que l’autre homme faisait une pause pour l’y inviter ostensiblement. Seuls les cliquetis providentiels et inespérés de la serrure s’enclenchant sous l’effet de la bonne clé lui coup��rent enfin la chique.
- Vous en avez de la chance, c’était presque la dernière ! s’exclama l’autre homme en ouvrant la porte.
Russel découvrit alors son sauveur et sa suite de personnel curieux. C’était un homme bien portant, arborant la carrure solide d’un homme ayant travaillé toute sa vie, et une épaisse moustache qui faisait presque ridicule entre son crâne parfaitement chauve et son petit menton lisse. Il fixait Russel avec de petits yeux marrons luisants sous ses épais sourcils froncés. Derrière lui, une dame qu’il supposa être sa femme, qui lui ressemblait comiquement à ceci près qu’elle était blonde et qu’elle n’avait pas de moustache. Encore derrière eux, une demi-dizaine de jeunes gens les épiaient en sortant leurs têtes maigres de derrière les meubles, lui faisant penser à une meute de chiots découvrant un nouvel insecte, entre la curiosité et la couardise.
- Et maintenant j’exige des explications, jeune homme !
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Russel avait fait de son mieux pour raconter une histoire aussi vraisemblable que captivante.
Dans cette histoire, il y avait une part de vérité : il était second sur le Vagabond Écarlate, un navire pirate qu’il n’eut pas besoin de présenter tant il était largement précédé par sa réputation. Outre ses voiles pourpres significatives, qui faisaient sa singularité et auxquelles il devait son nom, c’était surtout pour son capitaine que le navire était connu : Aicha Anne-Luce était l’une des descendantes de la glorieuse famille Makulenge, lignée ancestrale de marins qui s’était établie dans les eaux des Caraïbes avant même que les grandes puissances européennes ne commencent à se déchirer pour en piller ce qu’elles pouvaient. Dans les mers du sud de l’Afrique, dans l’océan Indien et même jusque dans la méditerranée, ses ancêtres étaient pirates avant même que le “vieux continent” ne prétende en avoir découvert un nouveau. Les légendes de sa famille se dressant contre les colons et les esclavagistes ne manquaient pas, et s’ils ne suffisaient pas à eux seuls pour trancher toutes les têtes de cette hydre envahissante, ils restaient néanmoins un vecteur d’espoir et un symbole de rébellion pour beaucoup.
Bien sûr, le nom de famille seul ne faisait pas toute la réputation du capitaine Anne-Luce, d’autant plus que la famille Makulenge était grande et faite de multiples embranchements qui s’étalaient un peu partout dans les océans. Aicha étaient l’une des dernières de sa génération à avoir survécu plus de cinq ans dans les Caraïbes, ce qui était déjà une preuve de compétence en soit. Elle avait perdu ses parents et beaucoup de ses oncles et tantes depuis longtemps, et avait également dû jeter à la mer nombre de ses cousins et cousines. Russel n’avait jamais osé aborder la question, mais il avait déjà entendu son capitaine mentionner des petits frères et sœurs, qu’il n’avait personnellement jamais rencontrés malgré leurs longues années d’amitié.
Si ces épreuves l’avaient endurcie, Aicha avait par miracle su garder en elle une humanité profondément sincère et intacte. Son équipage était fait de rebus de la société : des anciens esclaves, des natifs chassés de chez eux, des fils trop efféminés au goût de leurs pères, des filles fuyant des mariages arrangés... Le capitaine laissait sa chance à qui prenait le risque d’embarquer sur un navire sans promesse ni de richesse, ni de retour. S’ils survivaient aux premiers voyages et apprenaient rapidement les ficelles du métier sans se plaindre, ils avaient mérité leur place. Elle refusait de faire courir des risques inutiles à son équipage, ni n’encourageait le bizutage et les punitions absurdes. S’il fallait endurcir un mousse, c’était à ses aînés de lui apprendre les dures réalités de la vie de marin ; si quelqu’un ne convenait pas, il était abandonné au premier port ; et s’il fallait faire un exemple, la sentence était délivrée rapidement et proprement. Des treize années qu’il avait passées à ses côtés, Russel ne l’avait vue recourir à cette dernière punition qu’à trois reprises, et elle ne s’en était jamais vantée.
Pour les prises, le capitaine Anne-Luce avait son modus operandi : pour les navires marchands, la reddition était strictement proposée dès le début, et si l’équipage capitulait pendant l’abordage, il était épargné. Elle recrutait les volontaires, volait la cargaison en laissant aux survivants de quoi tenir jusqu’au prochain port, puis le Vagabond repartait. Pour les navires d’esclaves, pas de quartiers. Tout l’équipage était passé par-dessus bord, et le navire était raccompagné jusqu’au port le plus proche pour relâcher les anciens esclaves. Sur le chemin, elle leur apprenait souvent le métier afin que ceux qui le désirent puisse rejoindre un équipage et ainsi refaire leur vie sans repartir de rien.
C’était cette réputation de capitaine compétente mais humaine qui faisait briller le Vagabond, et cet éclat éclaboussait tout l’équipage qui pouvait en profiter presque partout (du moins là où les idées du capitaine coïncidaient avec celles des locaux). C’était un pari risqué de compter sur la notoriété du Vagabond pour s’attirer la sympathie du tenancier, non seulement parce qu’il aurait pu n’en avoir rien à faire, mais aussi et surtout parce que si ça tournait mal, il allait ternir l’image que son capitaine prenait tant de soin à construire. Ce serait pour lui un crime autrement plus grave que de voler un peu de vin et une roue de fromage.
Mais le pari paya, puisque dès qu’il mentionna son poste à bord du navire aux voiles rouges, les visages se décrispèrent, les poings se délièrent, et on lui proposa même une chaise pour raconter la suite de son histoire. Toutefois, et parce qu’il avait dû rencontrer son lot d’escrocs au cours de ses longues années de besogne, l’aubergiste se risqua tout de même à poser la question :
- Mais auriez-vous une preuve de ça, garçon ?
Il avait grommelé cela le regard un peu fuyant, en cherchant quoi faire des deux mains qui pendaient au bout de ses bras ballants. Soit il était gêné de remettre en doute la parole d’un marin officiant sur un bâtiment qu’il appréciait, soit il avait connu de mauvaises démêlées en osant poser la question à d’autres dans le passé. Pressé de lui ôter cette gêne et de montrer que la question ne l’offensait pas, Russel fouilla vivement à l’intérieur de sa veste et en sortit un petit écusson en cuir qu’il présenta au tenancier. Sur la peau tannée figurait l’emblème du Vagabond Écarlate, celui-là même qui était peint sur leur pavillon noir : un crâne, posé sur deux plumes qui se croisaient comme des épées, le tout surmontant une croix semblable à celle qu’on dessinerait sur une carte pour marquer un emplacement important.
Les yeux de l’aubergiste s’ouvrirent tout rond alors qu’il hocha précipitamment la tête. Tout autour de lui, les curieux qui étaient restés dans la réserve pour écouter l’histoire se bousculaient pour jeter un œil à l’écusson. Par obligeance mais non sans une pointe de fierté (parce que c’était lui qui avait dessiné cet emblème), Russel tendit le bras d’un peu tous les côtés pour que tous puissent l’étudier.
- Pardonnez-moi, bredouilla l’aubergiste à mi-voix.
- C’est tout naturel, répondit prestement Russel en rangeant l’écusson dans sa veste.
- Mais alors, je suis encore plus curieux de savoir ce que vous faisiez dans ce cagibis, reprit l’autre homme, et Russel comprit au ton de sa voix qu’il n’était pas encore sorti d’affaire.
- J’y viens tout de suite.
Aussi discrètement que possible, Russel inspira profondément. Bien malgré lui, son cœur battait la chamade, et il se récita encore une fois toute la petite histoire qu’il avait montée en prenant son repas. Il n’aimait pas mentir, pas parce qu’il n’en était pas capable, au contraire ; ses poussées d’inspiration l’avaient sorti de plus d’un mauvais pas (comme il espérait qu’elles le fassent encore ce matin). Mais il savait qu’il mentait mal : il rougissait, il transpirait, il bégayait, et il lui fallait une concentration colossale pour empêcher à son corps de le trahir. Il avait appris à le faire au court des années, mais il lui en coûtait. A fortiori dans ce cas précis, ça l’embêtait encore plus de mentir à d’honnêtes entrepreneurs qu’il avait déjà abusés. Il se promit qu’une fois tiré d’affaire, il irait emprunter de l’argent à qui il pourrait, et reviendrait leur payer le prix d’une chambre et d’un copieux repas.
Une fois qu’il se sentit prêt, ou autant qu’il pouvait l’être, il se jeta à l’eau :
- J’étais à la taverne du Mouton Huileux, hier soir. Vous connaissez ?
- Oui oui, bien sûr, marmonna l’aubergiste.
- C’est quelques rues plus loin en contrebas, quand on quitte le port c’est presque impossible à rater. Vous voyez de quoi je parle ?
- Oui oui, répondit l’autre homme, s’impatientant un peu cette fois.
- Eh bien, j’y suis allé, parce que presque toutes les autres tavernes étaient pleines à craquer. Vous avez dû avoir du monde avec l’orage, pas vrai ?
- Oui oui... soupira l’aubergiste.
- Alors j’y suis allé, parce qu’il n’y avait de la place qu’ici. J’y allais pour prendre un verre, rien de plus ! Je m’étais mis au comptoir, et je regardais un peu autour de moi. Vous savez, j’aime bien regarder les gens quand j’arrive dans un nouvel endroit.
- D’accord...
- Et j’ai vu-- enfin, comment dire ? Il y avait un homme en train d’en voler d’autres. Il s’était arrangé pour qu’on ne le remarque pas, et c’était facile vu sa taille. Il faisait deux têtes de moins que tout le monde dans le bar. Et je le vois mettre ses mains là où elles n’avaient rien à faire ! Je me suis levé ni une ni deux, et j’allais crier “au voleur” ! Mais j’ai pensé à ce qui arriverait à l’établissement de ce pauvre tavernier si tous ces pirates déjà complètement ivres se mettaient sur la gueule à la recherche de leur argent. Je me suis dit “Russel” - c’est mon nom, Russel.
Disant cela, il avait tendu la main comme pour se présenter ; mais comme son histoire commençait déjà à endormir l’aubergiste, celui-ci, bouche bée, yeux légèrement vitreux, n’avait même pas réagi. Russel se dépêcha donc d’attraper l’une des mains qui pendaient près de ses hanches pour la secouer avec entrain, et il sentit que la conscience de l’homme lui était retombée dessus comme s’il avait reçu un piano sur la tête.
- “Russel”, me disais-je donc, “mon gars, il faut la jouer fine. Tu vas le garder à l’œil ce fumier, et dès qu’il sort tu lui tombes dessus.”
- Ah oui... intervint l’aubergiste avec pertinence.
- Mais je n’avais pas anticipé qu’il courrait si vite ! Je me suis arrangé pour sortir en même temps que lui, mais il avait dû remarquer que je le surveillais, l’enfoiré. D’un coup, je le vois qui se mets à foncer comme un boulet de canon ! Alors je lui cours après en criant “au voleur, au voleur” ! Mais personne n’a dû me prendre au sérieux. J’ai arrêté de hurler pour conserver mon souffle, Dieu sait que j’en avais besoin pour talonner ce diable. Et là, paf, près d’un quai désert, je le vois disparaître dans le sol, vous y croyez vous ? Vous auriez pu y croire ?
- Heu...
- Je saute dans le trou, reprit Russel sans attendre la réponse. C’étaient des escaliers près d’une petite embarcadère. J’entends des bruits de pas au loin et je me dis “pas possible, il serait rentré dans les murs ?”. Que nenni ! Il y avait une porte, et derrière la porte, des tunnels. Un réseau entier qui court sous la ville, labyrinthique. Vous irez voir par vous-même quand je serai parti.
Et pas avant, pensa Russel. Pas question que vous fouilliez la chambre tant que je suis encore là pour répondre de ce que vous y trouverez.
- Bref, je lui donne la chasse comme jamais. J’ai manqué plus d’une fois de me perdre dans ces dédales, mais en tendant l’oreille, j’ai pu suivre le bruit de sa course.
- Très bien...
- A un moment, j’arrive à un croisement. Je n’entends plus rien, mais avant de n’entendre plus rien, j’avais entendu un crissement aigu sur ma gauche, comme une porte qu’on ouvre. Je prends mon courage à deux mains, je tourne, je monte quelques escaliers... Et me voilà dans une pièce qui ressemble fort à une chambre ! J’étais étonné, mais ensuite j’ai entendu la porte se refermer derrière moi-- non attendez, d’abord on m’a assommé. Oui ! J’ai senti un coup fort derrière ma tête et en tombant face contre sol, j’ai entendu qu’on refermait la porte. Il m’a assommé puis enfermé !
Il se rendit compte qu’il était arrivé au bout de son histoire et qu’il lui fallait conclure aussi naturellement que possible. Il se tapa sur les cuisses d’un timide geste gaillard.
- Et je me suis réveillé ici, sans ma bourse et avec une bosse énorme sur la tête (qui existait bien, il s’était exprès tapé le crâne contre le mur avant d’appeler à l’aide pour donner de la crédibilité à son histoire). Puis j’ai toqué pour qu’on vienne m’aider et enfin, voilà. Nous y sommes.
Autour de lui, les yeux plissés et les bouches entrouvertes formaient des constellations de formes ovales dans l’obscurité de la réserve. Russel déglutit difficilement, espérant que sa performance avait été convaincante.
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Russel descendait la grande rue à grandes enjambées, la tête penchée vers l’avant tel un buffle en train de charger. Ses bras se balançaient d’avant en arrière avec une telle force qu’on entendait l’air se fendre. Plus d’une fois, il sous-estima l’angle du sol et failli finir son périple jusqu’à la jetée en roulant. Il aurait alors percuté tous les autres passants sur sa route et, qui sait, peut-être auraient-ils formé une boule humaine géante se rendant au port.
Il était très mécontent. Par miracle, il avait pu convaincre l’aubergiste de le relâcher ; le devait-il à ses talents de conteur ou au fait qu’il n’avait pas réussi à suivre la moitié de son histoire et ne voulait pas la réentendre ? Ça lui importait peu, au moins il était libre. Maintenant, il avait plusieurs autres problèmes à résoudre : le soleil était déjà haut dans le ciel, il devait être pas loin de midi. Aicha était sans nouvelle de lui depuis trop longtemps, et comme personne ne l’avait vu depuis hier soir, personne ne pourrait la rassurer sur le fait qu’il était bien en vie et avait juste fait la grasse matinée. Son cœur se serra d’angoisse en pensant à la rouste qu’il allait prendre lorsqu’il lui expliquerait pourquoi il avait raté leur rendez-vous, et ce qu’il avait dû faire pour se sortir du pétrin. A cela venait s’ajouter qu’il s’était fait dérober toute sa paie, et qu’il avait une dette à régler auprès de l’aubergiste. Bien sûr, il n’avait pas fait savoir qu’il s’était servi dans leurs marchandises, et il s’était empressé de partir avant qu’on puisse trouver les restes du festin dans la chambre, mais ça lui importait peu : son honneur, et celui du Vagabond dont il s’était servi pour se tirer d’affaire, avaient été salis par sa mauvaise conduite. Il se redemanda ce qui lui était passé par la tête à se laisser embarquer dans ces histoires par ce... Cette saleté de rat à qui il devait tous ses problèmes ! Qu’ils aillent au diable, lui, son sourire en coin et son odeur de cannelle ! Il devait y avoir de la sorcellerie derrière tout ça, se convint-il pour s’expliquer son comportement à lui-même. En pensant cela, presque d’instinct, il serra sa main sur l’un des grigri qu’il avait autour du cou.
Il se rappela d’un coup qu’il était attendu, et comme s’il pensait que quelques secondes de retard en moins lui seraient salvatrices, il hâta encore le pas, se pressant d’atteindre le port. Quelques minutes plus tard, il avait enfin rallié les pontons. Son cœur se mis à battre la chamade lorsqu’il se rendit compte que quasiment tous les navires qui étaient venus chercher refuge avaient déjà levé l’ancre. Il ne restait que deux ou trois traînards, dont l’un dont il reconnu les voiles rouges dans la rade. Il soupira en baissant les yeux, la nuque engourdie de honte, pensant qu’il était responsable de leur retard ; puis il se rappela qu’Aicha lui avait bien dit de revenir à l’aube pour la remplacer. Qu’il ait disparu ou non, elle devait avoir déjà prévu de rester à quai le lendemain - pourquoi, il n’en savait rien. Mais ce fut une consolation de courte durée, et une nouvelle honte chassa la précédente : elle avait à faire à terre, et elle était retenue par sa faute.
Il releva la tête et fouilla les pontons et la plage des yeux, à la recherche des barques que lui et ses hommes avaient utilisées pour rallier le rivage la veille. Il lui fallut marcher quelques minutes avant qu’enfin, il reconnaisse un marin dans l’une des barques, et il courut à toute allure dans sa direction comme s’il lui était soudain poussé des ailes.
- Tristan ! s’exclama-t-il un peu plus fort qu’il n’aurait voulu.
Assis dans la barque, l’intéressé sursauta avant de se tourner vers Russel avec des yeux de caniche effrayé. Lorsqu’il le reconnu, son visage s’illumina de l’expression de quelqu’un d’enfin rassuré après avoir été inquiété trop longtemps.
- Russel ! répondit-il.
Il sortit maladroitement ses longues jambes de la barque et tituba dans le sable pour aller à la rencontre de l’homme qui courait vers lui. Sans s’y attendre, il le laissa le percuter de tout son élan et dû faire appel à tous ses talents d’équilibriste pour qu’ils ne finissent pas tous deux par terre. Surpris, un peu gêné, il se demanda quelle était la réponse la mieux appropriée alors que son supérieur le prenait en étau dans ses bras en le balançant affectueusement.
Russel lui, était infiniment rassuré de le retrouver là. Aicha avait dû lui demander de rester à quai avec une barque au cas où il reviendrait, pour qu’il n’ait pas à faire le retour à la nage.
- Tu sais pas à quel point je suis content de te voir, mon vieux !
- Heu... Moi aussi... ? répondit Tristan en lui tapotant nerveusement le dos.
- C’est Aicha qui t’a demandé de m’attendre ?
- Oui, et puis elle m’a sorti du lit pour ça, commença-t-il d’un ton un peu grognon, tu sais j’étais sur le Vagabond cette nuit, j’aurais dû avoir quartier libre aujourd’hui, mais il est déjà--
- Oui oui, je sais, il est midi, désolé, s’excusa Russel en le lâchant enfin pour pousser la barque dans l’eau. Je me rattraperai, c’est promis. Je t’en dois une !
- Bon, alors heu... Je peux te laisser rentrer tout seul ? J’aimerais bien aller--
- Va mon brave, je peux ramer seul.
Tristan lui adressa un sourire ravi avant de tourner les talons, prêt à son tour à remonter la grande allée pour profiter de ses congés. Mais alors que Russel s’était installé et avait déjà donné quelques coups de rame, il se rappela de quelque chose de primordial, et se redressa si vite qu’il manqua de tomber à l’eau.
- TRISTAN ! cria-t-il, encore une fois plus fort qu’il n’aurait voulu.
- Oui ?? répondit l’intéressé en se retournant dans un sursaut.
- Puisque tu étais sur le pont cette nuit, tu as encore toute ta paie n’est-ce pas ?
- Heu... Oui, mais--
- Parfait ! J’ai besoin que tu ailles à l’auberge du Poisson Chien, est-ce que tu peux régler une ardoise de 20 pièces d’or de ma part ?
- Combien ?? s’étrangla Tristan.
- 20 pièces d’or ! répéta Russel sans discerner l’horreur de son collègue. Tu me sauverais la vie et je t’en devrai encore une. Je te rembourserai dès que je pourrai !
- Mais... Russel... !
- A ce soir Tristan !
Comme la barque s’éloignait et que leurs voix ne pouvaient plus assez bien couvrir la distance, Russel décida qu’il était temps de couper court à la conversation. Il était bien rassuré d’avoir croisé un gentil gars comme Tristan, qui était toujours heureux de rendre service. Il allait pouvoir régler sa dette et, bien sûr, il le rembourserait. C’est le cœur plus léger qu’il continua de ramer jusqu’à son bâtiment.
Tristan, impuissant, le regarda s’éloigner comme espérant qu’il se raviserait et lui crierait de plutôt tout dépenser en alcool et en bonne compagnie. Comme ça n’arrivait pas, il baissa la tête en soupirant, chagriné, puis se mit en quête de l’auberge du Poisson Chien.
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Comme une sorte de punition qu’il se serait infligée lui-même, Russel n’était pas sorti de sa cabine de toute l’après-midi. Il avait anxieusement tendu l’oreille jusqu’à entendre les hommes saluer le retour du capitaine, et il aurait voulu que cela arrive assez tôt ; mais le soleil était en train de se coucher et Aicha n’était toujours pas revenue. Il avait donc passé le reste de sa journée la boule au ventre à étudier et réétudier ses cartes et ses journaux de bord, s’interdisant la moindre seconde de déconcentration. Lorsqu’Aicha viendrait ouvrir sa porte à coup de pied, il aurait plutôt eu intérêt à avoir l’air d’un travailleur sérieux.
C’était Kina, le quartier maître, qui était venue le chercher dès qu’il avait posé pied sur le pont, et l’inquiétude se mêlait à l’indignation quand elle lui avait demandé où il était passé. Comme il n’avait pas envie d’avoir à s’expliquer deux fois, et donc à s’humilier deux fois, il avait balayé la question en répondant que c’était une histoire trop longue, trop compliquée, qu’il préférait la réserver au capitaine, et qu’il s’en allait d’ailleurs la chercher. Poings sur les hanches, avec un sourire narquois, Kina avait trompeté d’un air triomphant :
- “Si Russel revient avant moi et qu’il a pas une bonne excuse, tu gardes l’autorité totale sur le navire jusqu’à mon retour”, elle a dit comme ça.
Ah, elle n’était donc pas sur le navire. Évidemment, Kina avait surtout dit cela pour fâcher Russel et le persuader de tout lui raconter ; mais ce dernier s’était contenté de froncer les sourcils. Il était vexé en effet, mais il n’arrivait pas à se convaincre qu’il ne le méritait pas, et puis ça l’avait encore plus conforté dans l’idée de ne rien lui dire : son excuse n’était pas bonne, donc il n’allait pas récupérer son autorité en la racontant. Comme son capitaine n’était pas présent et qu’il n’avait envie ni de se battre, ni de se faire moquer, il s’était simplement dirigé vers sa cabine en ignorant le quartier maître qui essayait encore de retenir son attention.
Il était en train de relire le même journal de bord pour la troisième fois, essayant de se persuader qu’il devait rester des informations importantes à décrypter dedans ; à la fois pour tromper son ennui et dans l’espoir de trouver quelque chose d’intéressant pour apaiser la colère d’Aicha. A bout de patience, il allait abandonner, quand les clameurs typiques accompagnant le retour du capitaine s’élevèrent du pont. Le cœur battant à tout rompre, il tendit l’oreille en surveillant attentivement la direction des pas et ce qu’il se disait. De là où il se trouvait, il était bien incapable de discerner clairement les conversations ni même de reconnaître toutes les voix, mais il voulait au moins réussir à distinguer Aicha de la foule. Son plan consistait à attendre que ce soit elle qui vienne le voir, et si elle ne le faisait pas, il irait la trouver une fois qu’elle se serait retirée dans sa cabine. Il ne voulait surtout pas lui donner l’opportunité de l’obliger à s’expliquer devant tout le monde
Mais le temps passa, et il lui sembla que la conversation sur le pont dura longtemps. Trop anxieux, il avait abandonné son bureau et son attitude de travailleur sérieux, d’abord pour faire les cent pas puis pour s’adosser au mur. Frustré, son talon tapait contre le sol à répétition. Il n’avait pas prévu qu’elle ne soit pas pressée et soit plutôt d’humeur à faire la conversation à, eh bien, tout l’équipage, semblait-il. Il se sentit encore un peu plus humilié d’être ainsi mis à l’écart, mais en même temps, il se mettait dans cette posture de son propre chef. Il avait bien conscience qu’il aurait l’air de plus en plus suspect à mesure qu’il mettrait du temps à se montrer, mais il préférait ça à devoir se traîner publiquement jusqu’à elle, la queue entre les jambes et en traînant les pieds.
Le soleil avait maintenant disparu à l’horizon, et le manteau noir de la nuit s’était abattu sur le monde. Il avait fait l’erreur de s’allonger, pensant qu’il pourrait tenir au respect la fatigue qui l’accablait et rester attentif à ce qu’il se passait sur le pont. Il ronflait bruyamment quand la porte de sa cabine s’ouvrit en grand fracas, découvrant la silhouette imposante de son capitaine. Il tomba presque de son lit en sursautant, mais comme par instinct et même s’il titubait encore de sommeil, il avait réussi à sauter sur ses pieds. Il n’avait pas eu le temps de se réciter son excuse, mais tant pis, il fallait qu’il s’explique rapidement.
- Aicha, je suis tellement désolé--
- Toi.
Il se tut.
Aicha et lui étaient amis depuis longtemps, presque treize ans, en fait. Elle était encore simple matelot sur le navire d’une de ses tantes à l’époque où ils s’étaient rencontrés ; et lui, sans jamais prendre son courage à deux mains, fantasmait l’idée de se proposer mousse sur un navire, n’importe lequel. Une surprenante alchimie s’était crée entre eux deux dès les premiers mots qu’ils avaient échangés, et dans un coup de sang, il avait abandonné toute sa vie pour partir avec elle à bord de son navire. Elle lui avait appris le métier de marin à la dure, sans traitement de faveur, mais elle avait aussi toujours été là pour partager un fond de marmite froid avec lui lorsqu’il finissait ses tâches bien après que tout le monde se soit servi. Tout n’avait pas toujours été rose, ni dans la vie ni entre eux, mais Russel avait l’intime conviction qu’aucun des deux ne s’imaginait une vie sans l’autre, à présent. Considérant le métier qu’ils exerçaient, c’était déjà un miracle qu’ils aient pu garder un ami si longtemps ; et ils étaient mieux placés que quiconque pour apprécier cette chance, puisqu’ils avaient dû ensemble jeter nombre de proches à la mer au fil des années.
Lorsqu’Aicha avait pris possession de son propre navire, le Vagabond Écarlate, c’était tout naturellement qu’elle avait élu Russel pour être son second. Il ne s’y attendait pas nécessairement : elle ne faisait pas dans le népotisme, et bien qu’il ait eu des qualités et une expérience pouvant justifier un certain rang, il pensait plutôt se voir attribuer un poste de quartier maître, ou lieutenant. Quand il lui avait demandé pourquoi lui plutôt qu’un autre, elle l’avait regardé comme s’il avait posé une question parfaitement stupide.
- Je dois pouvoir faire confiance à mon second comme s’il était un double de moi-même. Si je dois te laisser la barre et disparaître pendant un an, je sais que je retrouverai mon navire plus beau que je te l’ai laissé.
La vague de fierté qui était passée sur Russel en entendant cela l’avait réchauffé d’un sentiment qu’il n’avait jamais éprouvé auparavant. Mais cette vague avait déferlé puis s’était retirée en déposant son lot d’embarras. Russel savait qu’Aicha ne lui mentait pas : elle ne lui avait jamais épargné la vérité, aussi dure fut-elle à entendre. Si elle n’avait pas eu confiance en lui, elle ne l’aurait pas nommé second. Pourtant, depuis ce jour, Russel vivait avec l’intime conviction d’être un imposteur. Il aurait été simple de refuser le poste et d’expliquer qu’il ne se sentait pas à la hauteur ; mais n’aurait-il pas alors trahi son amie, n’était-ce pas humiliant et cruel de la forcer à admettre qu’il n’était peut-être pas l’homme solide et capable qu’elle s’était convaincue qu’il était ? Et puis d’ailleurs, n’était-ce pas sa faute à lui si elle le voyait ainsi ? Il avait dû la tromper ou la manipuler, lui faire avaler que ses petites victoires du quotidien relevaient de l’exploit surhumain.
Puisque c’était sa faute, c’était à lui de se montrer à la hauteur par tous les moyens. Et lorsqu’il ne l’était pas, ce n’était pas le courroux de son capitaine qu’il redoutait le plus. Bien sûr, il savait qu’il paierait le prix de son incompétence comme tout le monde, elle n’allait pas le gracier sur le compte de leurs longues années d’amitié. Ce qu’il redoutait par-dessus tout, c’était de croiser son regard et d’y voir la déception. Que l’image qu’elle se faisait de lui, et à laquelle il commençait lui-même à croire, se brise en bien moins de temps qu’il avait fallu pour la construire.
Comme elle ne reprenait pas la parole, il releva la tête pour risquer un coup d’œil vers elle. La lanterne au plafond du bureau brûlait encore et sa lumière dessinait le portrait du capitaine sur le fond d’encre de la nuit ; sous les longs dreadlocks noirs qui lui tombaient jusqu’aux coudes depuis le dessous de son tricorne, il discernait son visage comme en plein jour. Elle était en colère, et à raison, mais cette colère se disputait à une autre émotion que Russel n’arrivait pas à isoler. Il y avait quelque chose qu’elle retenait fort quelque part dans sa poitrine. Affolé par cette troisième entité qu’il n’arrivait pas à identifier, et dont il craignait qu’elle surgirait d’elle à tout moment, il essaya à nouveau de se lancer :
- Tu sais que je ne t’aurais jamais désobéi volontairement, souffla-t-il d’une voix presque tremblante.
- Je sais. C’est bien pour ça que j’étais morte d’inquiétude.
Elle avait dit ça en faisant un pas dans le bureau pour refermer la porte derrière elle. Elle semblait avoir expiré sa colère en disant cela et il ne restait plus sur son visage que cette autre émotion imprécise, que Russel reconnu enfin comme du soulagement. Bouche bée, il réalisa soudain qu’il l’avait affolée bien plus qu’il l’avait indisposée, et il se sentit bête que durant toute la journée, cette idée ne lui ait même pas traversé l’esprit. Il secoua lentement la tête en fermant les yeux et en soupirant.
- Bien sûr que tu étais inquiète.
- Mais on dirait que je me suis fait du soucis pour rien. Tu en aurais parlé à Kina si ça avait été grave, et elle m’a dit que tu étais parti dans ta cabine en boudant.
- J’ai pas boudé.
- Mais si t’as boudé. Alors, qu’est-ce qui s’est passé ?
Sa tête tomba légèrement en arrière comme si sa nuque s’était soudain ramollie, alors qu’il grimaçait comme si on venait de le pincer très fort. Il avait presque oublié qu’il allait falloir qu’il s’explique et que - eh bien, elle allait avoir de quoi rire de lui pendant tout le reste du mois. Alors qu’il ouvrit la bouche pour commencer le récit de ses mésaventures, Aicha, penchée au bureau, leva la main pour l’en empêcher.
- Attends. Ça va être long ?
- Heu... Je peux passer les détails inutiles et aller à l’essentiel, si tu préfères.
- Tu sais quoi, garde ça au chaud pour plus tard. Tu vas m’accompagner d’abord.
Russel haussa un sourcil de surprise en la regardant s’éloigner du bureau pour rouvrir la porte. Il enjamba rapidement les quelques pas qui les séparaient, puis il la suivit alors qu’elle traversait le pont en direction de sa cabine.
- Tu as ramené quelque chose ? demanda-t-il avec curiosité.
- Quelqu’un. Je pensais avoir le temps d’embaucher du monde en plus de faire mes emplettes aujourd’hui, mais comme tu sais j’ai été pas mal retardée.
Elle lui lança un petit regard faussement plein de reproches, un de ses sourcils comiquement plus haut que l’autre. Russel se contenta de regarder ses chaussures honteusement.
- Enfin, je suis quand même tombée sur un petit gars plein d’ambition qui a insisté pour que je lui laisse sa chance. Il paye pas de mine comme ça, il est tout maigre, mais apparemment il sait y faire avec les serrures, alors je me suis dit “pourquoi pas”.
- D’accord...
Il y avait quelque chose qui dérangeait Russel dans cette description. Au moins deux de ces éléments lui semblaient un peu trop familiers.
- Tout le monde l’a déjà salué sur le pont tout à l’heure sauf toi, et j’ai pas envie qu’il se dise que le second snobe les mousses. J’aimerais bien que tu le rencontres avant qu’on parte demain matin.
- Bien sûr. Je lui sers la main, tu l’envoies au dortoir et je te raconte ma folle journée autour d’un verre de rhum, qu’en penses-tu ?
- Parfait !
Elle poussa la porte de sa cabine en disant cela et invita Russel à entrer le premier. Dès qu’il entra, une forte odeur de cannelle lui encensa le nez, et il pinça les lèvres tandis que l’étrange présentement qu’il avait eu plus tôt s’accentuait. Il y avait déjà quelqu’un dans la pièce, qui n’apparut d’abord à Russel que comme une silhouette sombre se découpant sur les fenêtres arquées de la cabine. Il était si drôlement rachitique et proche du sol que Russel cru d’abord voir un adolescent - puis il réalisa soudain que ce n’était pas la première fois qu’il voyait cette silhouette. Il regarda avec horreur cette forme sombre s’avancer sous la lanterne suspendue ; il regarda avec horreur la lumière lui révéler tous ses traits.
C’était un homme de petite carrure, qui lui serait arrivé aux aisselles s’il s’était tenu à côté de lui. Il avait la maigreur de ceux qui n’avaient pas assez travaillé dans leur vie, et il arborait pourtant la posture de quelqu’un qui aurait déjà tout réussi. Tout chez lui avait l’air tranchant, tous ses angles étaient acérés ; il avait les dents aussi pointues que ses ongles. Il portait le teint halé, mais c’était le ton naturel de sa peau, pas quelque chose qu’il devait au soleil. Il tirait de longs cheveux châtain-roux en une couette haute, et retenait sa frange derrière un bandeau noir attaché autour du front. Ses yeux étaient vert clair et, miraculeusement, les deux avaient l’air intact ; Russel pensa cela à cause de l’épaisse cicatrice qu’il arborait sur presque toute la moitié gauche de son visage. Que la blessure qui avait causé ça puisse épargner son œil relevait vraiment de l’intervention divine. Il portait sous son corset serré une veste blanche à manches bouffantes immaculée, et Russel ne lui donnait pas deux jours pour devenir jaune. Ses doigts et son cou étaient recouverts de bijoux dorés et argentés, et ils relevaient eux-mêmes de leur propre miracle : comment était-il possible que personne de plus costaud ne les lui ait déjà volés ?
Mais cette description, il se l’était déjà faite. Il se rappelait comme si c’était hier s’est être assis en face d’un homme identique, et s’être fait les exactes mêmes réflexions. Naturellement : puisque c’était arrivé hier.
A l’expression qu’il fit quand leurs regards se croisèrent, Russel comprit que l’autre homme l’avait également reconnu. Il comprit aussi que l’expression que lui-même faisait devait énormément l’amuser. D’une oreille à l’autre, sa bouche s’étira dans le sourire le plus insupportable que Russel avait jamais eu à endurer, puis il clama d’une voix mélodieuse :
- Ben ça alors, j’aurais mieux fait de me mordre la langue ! On était destinés à se revoir, finalement.
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