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Onze ans - Le Nuevo Che
Le dernier soir de tes dix ans, alors que je venais te donner le bisou du dodo, et avant d'aller livrer une cargaison de chatouilles commandée par ta s��ur dans la chambre d'à côté, je t'ai informé que je comptais te congeler pendant la nuit, pour que tu aies dix ans toute ta vie. J'ai promis de te sortir du congélateur une fois par mois pour une partie de FIFA, d'Assassin Creed Origin ou de Hitman 3.
— Il faut juste que j'achète un plus grand four micro-ondes, pour te réchauffer plus rapidement, ai-je prononcé sur un ton pensif.
— Nul, as-tu juste rétorqué.
Tu grandis trop vite. Mes blagues de daron ne fonctionnent plus autant qu'avant. Heureusement, et à ma grande satisfaction, elles provoquent encore le doute, parfois, et j'entends alors, souvent en provenance du continent de la banquette arrière, l'interrogation existentialiste qui me mets en joie, de ta voix de petit gars : "C'est vrai papa ?".
Tu grandis trop vite, je persiste. D'autant qu'on nous vole un peu ces années sans hormones et sans crises. Je voudrais que tous les soirs des trente prochaines années tu me demandes un câlin à l'heure du coucher.
Tu poursuis le tennis les mercredi après-midi et tu as ajouté le ping-pong le samedi matin. Tu es fier parce que le prof t'a félicité pour tes appuis de revers. Tu veux une nouvelle "palette" — tout aussi fier de nous apprendre qu'on ne dit pas "raquette" pour le tennis de table. Evidemment, tu insistes pour que nous acquérions une table de ping pong, dommage que notre maison de ville ne soit pas assez large pour qu'elle puisse y entrer. Tu n'as pas le sens des proportions. Tu dessines des plans sur papier quadrillé, tu découpes des formes en papier pour me démontrer qu'un trampoline, un jacuzzi et une table de ping-pong tiendraient dans le confetti qui nous tient lieu de jardin. Tu commences à maîtriser les conjugaisons, du plus-que-parfait au futur antérieur, tout en refusant de faire tes devoirs sans moi, histoire que je te confirme les terminaisons. Tu hais les -ai, les -ais, les -ait et les -aient. Ton école de hippies a choisi le thème de la défense (au sens large) pour traverser cette année COVID. Tu as visité le Palais de Justice de Bruxelles (en travaux depuis 1984), rencontré en classe un avocat puis un repris de justice. Tu me transmets ses conseils pour survivre en zonzon. Depuis trois semaines, tu dissèques des cœurs de bœufs parce que ton instit' est fils de boucher. Il y a longtemps que j'ai abandonné l'idée d'appréhender la logique du fil pédagogique de cette école.
Tu t'es enfin mis à lire. Des mangas. Je t'accompagne sur Naruto, pour que nous ayons des lectures communes, des discussions sur les enjeux et les héros. Tu as quarante volumes d'avance sur moi, et tu en dévores deux par jour, si on te laisse faire. Et, oui, on te laisse lire tout ton saoul pour que jamais tu n'entendes ce que ma mère me lançait en râlant: "tu lis trop !".
Tu as souhaité un kit de crayons pour apprendre à dessiner comme un mangaka mais je doute un peu de ton assiduité comme de ta persévérance. Tu me ressembles, curieux de tout, embrasé par des passions aussi subites que brèves, fainéant, aussi, comme je le suis toujours. Gentil avant tout.
Pendant le premier confinement, alors que les écoles étaient fermées, les nouveaux apprentissages suspendus et que ta sœur et toi passiez vos journées dans le parc le moins surveillé du quartier, tu as, dans des circonstances qui demeurent mystérieuses, traversé une lucarne en plexiglas et chuté de plus de deux mètres dans les sous-sols d'une école primaire pour atterrir sur les fesses. Deux policiers appelés en renfort, armés de la grande échelle du concierge, t'ont permis de ressortir. Plutôt sympas, ils nous ont emmené aux urgences dans leur voiture de patrouille, sans enclencher, hélas, ni les sirènes, ni le gyrophare. On pouffait, toi et moi, à l'arrière, parce que tu avais marché dans une crotte de chien — le parc le moins surveillé du quartier étant, en toute logique, celui où les maîtres ramassent le moins les déjections de leur clébard — et que ça sentait très très fort le caca de chien dans la voiture. L'hypocondriaque en moi se taisait, je me répétais in petto qu'il s'agissait d'un vrai moment entre père et fils. La doctoresse de garde nous a joliment enguirlandé, les keufs et moi, parce que nous n'avions pas appelé les pompiers et que personne n'avait sécurisé ta nuque. Deux heures d'examens, de prises de sang et de radio pour conclure que tu avais eu une chance de pendu. Tu n'as jamais rien lâché sur le pourquoi du comment de cette chute, si c'était un défi entre gosses du parc (comme nous le croyons) ou un malencontreux faux pas depuis la rambarde à trois mètres de là (comme tu voulus m'en convaincre).
Cette saloperie de COVID nous priva de nos vacances chez les Hobbits et de la *République éphémère indépendante des enfants* que tu décrètes chaque été avec tes cousins et cousines du côté de ta mère. Plus d'un an sans les voir. A la place, nous passâmes tous les deux des heures infinies dans l'univers de Red Dead Redemption II. J'y pris un plaisir immense, multipliant les défis annexes du jeu pour ralentir ma progression et ne pas le terminer trop vite, tandis que tu te concentrais sur les quêtes principales. Nous discutions de nos aventures de hors-la-loi vieillissant dans l'Ouest américain de moins en moins sauvage, des mérites des différents chevaux, des personnages, des flingues et des défis. Tu me donnais tes trucs et tes astuces pour que je progresse plus vite. Nous nous retrouvons maintenant sur Assassin's Creed Origin.
Les fous rires dont je me souviens, à ton âge, en écoutant les cassettes de Coluche ou Thierry Le Luron piquées à mes frères, tu les vis sur You Tube en regardant les sketches d'Artus et consort. Pour pallier l'interruption de nos sorties ciné, et après avoir épuisé les épisodes du Mandalorien, nous avons regardé ensemble Tenet. Tu as adoré, comme moi, sans tout comprendre. Nous avons en commun cette sympathique fainéantise qui nous caractérise et nous fait accepter bien des licenses poétiques dans ces aventures cinématographiques plus grandes que nos vies sous couvre-feu. Et comme tu me le disais encore, alors que tu me voyais taper sur mon clavier :
— Nous, tout ce qu'on voudrait, c'est pouvoir jouer au tennis.
Ta sœur et toi êtes inséparables, chamailleurs, taquins, sans cesse l'un sur l'autre et jamais l'une sans l'autre. On parvient à vous séparer, parfois, jamais pour très longtemps. Nous regardons Koh Lanta ensemble, le vendredi soir, le seul rendez-vous télévisuel de notre famille. Nous n'avons pas les mêmes samedis soirs que ceux de mon enfance, quand nous, les quatre enfants, subissions le choix du programme parmi ceux proposés par les trois chaînes de télé (en général : Champs-Elysées avec Michel Drucker). J'essaie de recréer cette ambiance avec un film choisi en commun. Ça nous prend des plombes. Tu ne proposes que des James Bond, Pirates des Caraïbes ou la saga des Marvel - tout ce qui soi-disant fout les jetons à la Nueva Frida - en plus, elle n'aime pas Star Wars. La recherche du consensus aboutit parfois à des séances un peu molles, une cinématographie du navet. On en discute.
Tu écumes Netflix et Disney Plus, trouves des soluces sur YouTube, colorie encore avec un bout de langue qui dépasse. Tu détestes que l'on interprète tes pensées ou tes propos, que l'on juge sans savoir. On ne peut pas deviner ce qui se passe dans la tête d'un petit garçon de onze ans, il nous faut nous rappeler de poser la question, de ne pas préjuger. Tu nous prodigues ces leçons en boudant, jamais longtemps. Nous appliquons la règle d'or de ne jamais nous coucher fâchés.
De temps à autre, alors que je télé-travaille, que les réunions Zoom, Webex, Skype s'enchaînent, tu te glisses dans le bureau que je me suis aménagé, tu te poses sur la banquette avec un Naruto, tu lis sans un mot. Quand nous avons de la chance, notre chien, reconnu comme mammifère domestique le moins démonstratif de tout l'univers, vient poser sa tête sur tes genoux. On échange un regard. On se sourit. Tu m'enseignes le moment présent, tu partages avec moi l'éternité de ton enfance.
Le Nuevo Che a eu deux ans, trois ans, quatre ans, cinq ans, six ans, sept ans, huit ans, neuf ans (mais je n’ai rien posté), dix ans.
La Nueva Frida a eu deux ans, trois ans, quatre ans, cinq ans, six ans (mais je n’ai rien posté), sept ans, huit ans.
Le FILF a eu quarante-cinq ans.
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