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#pierre pigot
lefeusacre-editions · 2 months
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"LA MAMAN ET LA PUTAIN" (Jean Eustache, 1973), par Pierre Pigot
Le blog du Feu Sacré tenait à revenir sur l'un des événements cinématographiques marquants de cette année : la parution en vidéo de la quasi-intégralité de l'œuvre de Jean Eustache. Avec trônant au centre, ce film proustien qu'est "La Maman et la Putain".
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Alexandre lit Proust.
« Longtemps, je me suis réveillé fort tard », telle est la note proustienne parodique sur laquelle s’ouvre le magnum opus de Jean Eustache, explicitement conçu en miroir du grand œuvre du petit Marcel. Alexandre émerge d’un lit qui n’est même pas le sien, et qui reviendra régulièrement comme une matrice dont il est difficile de s’extraire : lieu-refuge, et surtout lieu des femmes, de celles qui obsèdent et qui tourmentent, parce qu’elles se refusent avec obstination à la complète transparence qui devrait, selon leur supposé maître, accompagner leur possession jalouse. La passion d’Eustache pour la Recherche devait inévitablement rencontrer le problème qui se pose à tout créateur confronté à cette cathédrale de mots, d’art et de passion : être brutalement possédé par le désir de la reproduire, pour soi-même, pour en atténuer la force presque transperçante – et s’acharner à ne pas se satisfaire d’une simple reproduction. Tout dépendait du matériau qui était à disposition du fanatique. Proust avait sa propre vie, mais qu’il avait enrichie de sucs fictionnels vénéneux pour tout exégète. Eustache, moins protégé par l’art, n’était capable de mettre au mont-de-piété du cinéma que les parts les plus sacrifiables et les plus précieuses de son existence tourmentée. Moins d’une décennie plus tard, cette transparence s’avérerait fatale – et l’on reverrait, encore et encore, Alexandre assis, torse nu, lisant la Recherche dans sa vieille édition NRF, et plus particulièrement La Prisonnière, ce catafalque du malheur amoureux qui débouche ensuite sur son volume gémellaire, hanté par le deuil – et l’on songerait qu’ici, les photogrammes exhalaient, à défaut du plus beau, du moins le monument funéraire le plus juste qui soit. « Dans quel roman te crois-tu ? », lance Gilberte (la bien nommée) à Alexandre, au début du film, alors que la volubilité irréelle de ce dernier fonctionne déjà à plein régime. Alexandre, en effet, parle comme coule la prose, artificielle, syntaxiquement cassante, généreuse uniquement en feux d’artifices blessants. Le cinéma lui offre la voix de Jean-Pierre Léaud, ses tonalités d’innocence perverse, de naïveté étudiée, de détachement anxieux, de sociabilité paranoïaque. Ses paroles sont la véritable trame de sa personnalité – à côté desquelles son apparence physique ou vestimentaire (le profil d’oiseau mélancolique et obtus, les cheveux longs, les lunettes teintées, les foulards interminables) n’est qu’une concession faite à la réalité des corps, comme le snobisme (qui adore rôder dans l’ombre mouvante du dandy) aime à en circonscrire dans la matière, ici baignée dans un noir et blanc qui se défie de son époque. Ce sont ces paroles qui auraient dû convaincre Gilberte, mais n’ont fait que la confirmer dans sa part d’univers, d’un stérile doucereux, dont elle ne resurgira plus que comme fantôme de supermarché – avec à son coté, un mari incarné par Eustache lui-même, spectre silencieux, trop conscient d’avoir placé son autoportrait dans le seul recoin dont il se sentait digne face à ce que ses propres mots parvenaient à bâtir comme beauté noire : le rayon des fruits et légumes.
Ce n’est pas un film bavard (reproche habituel), mais un film prolixe, profus, où parmi les bruits de la ville (Paris, encore capable de faire sourdre de ses entrailles pompidoliennes un parfum balzacien), bruits enregistrés comme jamais, ne cessent de défiler comme à la parade leurs adversaires de toujours, les mots. Et que ceux-ci soient employés le plus souvent comme des armes impropres, fait justement partie du jeu misérable qu’Eustache feint de célébrer pour mieux le dénoncer. Alexandre utilise le vouvoiement : c’est à la fois une marque de distanciation, une flèche de séduction, et une moquerie du langage à double-fond – de manière totalement française, son discours fleuve, son discours marathon, a moins pour but d’exprimer une opinion, que d’exciser un peu de « réalité » du monde des humains, à l’aide des tenailles du langage, pour en obtenir la maîtrise passagère. Sur ce point, Alexandre est fidèle à l’adage védique, qui affirme que « les mètres sont le bétail des dieux », autrement dit, que chaque syllabe poétique est une armure vivante et divine en soi, une protection changeante et complexe, contre ce qui dans le processus sacrificiel peut blesser celui qui s’en approche. De la même manière, les mots sont pour Alexandre un double de ses foulards imposants qu’il transporte autour de son cou comme des gonfalons prétentieux : mètre gayatri ou trishtub, peu importe, il lui importe avant tout de découvrir, parmi les mots qui s’enchaînent, celui qui sera capable d’enfermer, de blesser, de retenir l’autre dans un cercle invisible, qui serait celui d’un microscopique gothul où quelques femmes, de son point de vue ses femmes, danseraient sa propre solitude. Ainsi l’histoire du tampax, qui doit aussitôt devenir un récit entré à son répertoire (comme celui de la Comédie-Française) – exhibé, digéré, poli telle une pépite d’or du Yukon, exploitable ensuite en société. Ainsi ces vieilles chansons de Frehel ou d’autres chansonniers du tournant du dernier siècle, dinosaures archaïques transportés dans les loges de la modernité cinématographique, mais qui au-delà de leur mélancolie intrinsèque, sont avant tout des transports de mots surarticulés, scandés, nourris d’une émotion que l’homme contemporain souhaiterait faire renaître sincère en soi (et bien sûr, il n’y parvient pas). Sans le savoir, Alexandre prouve que le divin réside désormais dans la chansonnette pour bal des pompiers. Une fois que le pouvoir des femmes unies l’aura défait, que le maquillage l’aura fait rejoindre leur camp dévirilisé, ce ne sera plus l’heure de la démonstration séductrice, mais celle du repliement mélancolique – et le classique, funèbre, sans mots, aura eu raison du populaire.
S’il l’avait connue, Alexandre aurait longuement rêvassé sur la légende de Krisna et des gopi, les seize mille gardiennes de troupeaux qui le vénéraient et tissaient autour de lui des jeux érotiques sans fin. Tout l’équilibre de la relation entre Krisna et ces jeunes filles résidait dans la balance infinie qui régit le svakiya (lien légitime, conjugal) et le parakiya (lien illégitime, adultérin). Alexandre crache d’emblée sur le svakiya parce qu’il l’associe au retour à l’ordre bourgeois qui suit la remise au pas de la société après mai 68. La complicité mentale avec son meilleur ami (qui est en réalité son parfait double dandy hautain, son frère jumeau, mais privé, lui, de toute déchirure psychique) repose sur la croyance hypocrite que le parakiya, la recherche inassouvie de l’unique parmi l’infinie multiplicité féminine, est le seul contrepoids du svakiya auquel en vérité il aspire (car sinon, pourquoi encore et toujours Gilberte, pourquoi, au-delà des questions d’argent, encore et toujours Marie ?). Mais l’écueil majeur du svakiya, autour duquel le film navigue comme s’il s’agissait d’un vaste et sanglant récit de corails ne faisant qu’affleurer la surface, demeure bel et bien la procréation, l’engendrement, le renouvellement des générations au-delà du plaisir égoïste. Quand Alexandre confesse face caméra une histoire qui finit par parler d’avortement, il s’empresse de remettre ses lunettes teintées, qui sont l’équivalent d’un masque : la faille, à charge pour nous de le comprendre, n’est pas celle d’un deuil, mais d’une mauvaise conscience, qui se hâte d’aller se blotir derrière les dandy paraphernalia. Les mots sont cette fois érigés en muraille de Chine, mais avec la mystérieuse Veronika, ils ont rencontré un adversaire de taille, maniant exactement la même arme, mais avec une précision bien différente. « Baiser » : Veronika aime les mots crus, c’est sa philosophie à coups de marteaux – déchirer les bandelettes ductiles du langage avec des lames aiguisées sur le fer de la vie, la vraie, dépouillée de son fantasme, ramenée à l’essentiel d’une humanité qui frôle, dans l’exaltation du sexe, l’animalité. Elle ne cesse de réclamer une promenade au « bord de l’eau » : c’est une créature liquide, plus Mélusine foudroyante que nymphe désirable, jouant de ses cheveux coiffés en bandeaux lisses et inflexibles, puis une fois défaits, tentaculaires et gorgonesques. Ses propres blessures ramènent celles d’Alexandre au stade de l’enfantillage : une puérilité ivre d’elle-même, qui se croyait le dieu de sa parole, et qui se découvre une rivale, à la mentalité aussi acérée qu’Athéna et aussi imprévisible qu’une ménade. Le grand exploit de Veronika est l’instant suprême où elle obtient, enfin, le silence. Ses propres mots ont pris leur victime, le jeune homme trop sûr de ses dégoûts et de ses névroses, à la gorge, et lorsqu’elle démolit sa grandiloquence et sa vanité, elle ne laisse plus, derrière elle, qu’un petit animal piteux et blessé, auquel ont été retirés ses jouets syllabiques, et qui se découvre nu dans une obscurité psychique sordide. Le grand monologue de Veronika, si justement célèbre, qui réussit à unir dans sa confession à la fois le gloria de l’amour et le sanctus des larmes, est un chant profondément personnel, arc-bouté contre toutes les dissimulations, qui réduit à néant tout le vaste échafaudage néoromantique qu’Alexandre avait disposé autour de sa personne. C’est une tempête de désir et de désespoir qui, dans la stase d’un plan unique, ravage tout et s’octroie ainsi la royauté de tout le récit. Et la révélation que Veronika est enceinte, détruira ainsi chez Alexandre les dernières illusions, le rendra à son caractère d’infamie, d’infériorité, de mendicité amoureuse qui était véritablement le sien. Impuissance face à la divinité qui l’a terrassé – qui a obtenu, comme dans tant de hyérogamies grecques, un peu de sperme pour générer du futur – et qui, comme premier acte de serviteur, lui fait recueillir son vomi.
C’est sur cette note de souillure, de chaos et d’humiliation qu’Eustache conclut les quatre heures de son roman, pardon, de son film. Peu auparavant, on avait pu voir Alexandre, soudain muet, se mettre à écrire quelque chose, sur un coin de table, sur un bout de papier. Et c’était la première fois qu’on le voyait, depuis le début de cette longue histoire, réaliser quelque chose qui soit de l’ordre de l’esprit. Ce quelque chose, malgré une moquerie de femme, il restera à jamais invisible, on ne saura jamais ce qu’il contenait, ce qu’il parvenait soudain à exprimer, en mots cette fois non parl��s, mais écrits. C’est le résidu irréductible de cette expérience – son mystère d’Eleusis, le seul auquel nous ne pouvions pas être conviés.
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nofatclips-home · 4 years
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Gimme All Your Love by Alabama Shakes from the album Sound & Color - Directed by Larry Ismail & Marie-Laure Blancho
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402 - J'ai gardé mon lance-pigot. Certains médisants prétendront qu'il aurait été responsable de quelques carreaux brisés les mercredis après midi du côté du collège, alors qu'en vrai son usage était beaucoup plus innocent : il ne servait qu'à canarder les potes.
Inspiré par les Etagères du Capricorne
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manga-self-defense · 6 years
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neovitae · 6 years
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Fonction publique : Le <b>DRH</b> d'Unéo quitte ses fonctions
Pierre-Hugues Dutray, directeur des ressources humaines d'Unéo, a quitté ses fonctions, sept mois après le départ de Pascal Pigot, ancien directeur ... from Google Alert - DRH https://ift.tt/2DaXnIo
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fontaine51 · 5 years
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La relève francophone
#homéopathie #animaux La relève francophone
La relève francophone
Les francophones prennent alors la relève en matière de recherches. Parmi eux se distinguent Pierre Schmidt, vétérinaire à Genève – traducteur en langue française de la sixième édition de l’Organon– , Marcel Ferréol, mais encore Hans Rabe, Dutems de Montargis et Maurice Pigot. Ce dernier, praticien à Reuil-Malmaison est à l’origine de nombreuses observations de grand…
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anatole-pigot · 7 years
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THE ABDUCTER
Written And Directed By Anatole Pigot
Produced By Roméo Chaley & Anatole Pigot
First Assistant Director : Roméo Chaley
The Girl : Yuliya Abiss
The Boy / The Abductor : Arthur Jacquin
The Enlightened : Hadrien Tissier
Extras : Edouard Bressy, Pierre Brossard, Roméo Chaley, Domitille Girard, Nicolas Guillaume, Jules Heller, Thibaud Ruelland, David Sabri, Wilfried Sandjo, Louis Tarrisse
Stuntman : Hadrien Tissier
Director of Photography : Anatole Pigot
Assistants Camera / Light : Domitille Girard, Benjamin Montarello, Wilfried Sandjo
Sound Effects: Sinan Yolageldili
Location Manager : Louis Tarrisse
Assistant Location Manager : David Sabri
Special Effects : Anatole Pigot
Editing / Color Grading : Anatole Pigot
Original Music : Arthur Jacquin
Mixed by : Enzo Bodo
Car Music : Arthur Jacquin & Paul Thomas
Special Thanks : Robin Pigot, Pierre Brossard, Ulysse Guillermet, Olivier Guillermet
© 2018
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news24hrou · 7 years
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Actorul francez Alain Delon, primit cu aplauze la TIFF
Actorul francez Alain Delon a fost aseară oaspete de onoare al Festivalului Internaţional de Film Transilvania. El a luat parte, la proiecţia în aer liber a primului film pe care l-a produs, interpretat şi regizat, Afacerea Pigot.
S-au vândut aproximativ 3.000 de bilete. Simbol al masculinității în anii 60-70, el a explicat înaintea proiecției de film că se bucură că în public sunt multe femei, adăugând: „O să rog femeile să rămână aici pentru că trebuie să ştiţi că nu sunt gay”.
Renumitul actor francez în vârstă de 81 de ani a fost aplaudat şi aclamat în momentul în care a ajuns în Piaţa Unirii, din Cluj.
Legendarul actor Alain Delon, simbol al cinematografiei europene, este prezent pentru prima dată în România. Pentru contribuţia sa artistică excepţională, el va primi premiul de excelenţă, sâmbătă, în cadrul galei de închidere a TIFF. Are o  carieră impresionantă şi peste 100 de interpretări memorabile, în cei 60 de ani de la debutul său în cinematografie.
”Rocco şi fraţii săi” (1960), ”În plin soare” (1960), ”Eclipsa” (1962), ”Ghepardul” (1963), ”Laleaua neagră” (1964), ”Samuraiul” (1967), ”Borsalino” (1970), ”Notre histoire” (1984) sau ”Pe cuvânt de poliţist” (1985) sunt doar câteva dintre filmele pentru care Alain Delon este considerat cel mai important actor francez al secolului XX.
Festivalul de la Berlin i-a acordat Ursul de Aur onorific în 1995, iar în 2005 a fost numit Ofiţer al Legiunii de Onoare de către preşedintele Jacques Chirac, pentru contribuţia sa la arta cinematografică.
Rebelul enigmatic al cinematografiei franceze a colaborat, de-a lungul carierei sale, cu nume precum Luchino Visconti, Jean-Luc Godard, Jean-Pierre Melville, Michelangelo Antonioni şi Louis Malle, iar meritele i-au fost recunoscute, în nenumărate rânduri, de marile festivaluri.
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lefeusacre-editions · 6 months
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LE RITUEL "VERTIGO", par Pierre Pigot
Continuons sporadiquement sur ce blog à réexplorer la filmographie d'Alfred Hitchcock. Après Rear Window en février : "Vertigo", chef-d’œuvre inépuisable d'exégèses et de remakes cachés ou avoués (mais, au fond, peut-être est-ce la même chose ?). Il est le film des obsessionnel.le.s, de celles et ceux qui pensent que la vie offre des secondes fois. On y revient sans cesse, parce qu'il nous fait croire que revivre est possible. Pierre Pigot nous raconte cette énigme et son rituel.
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"Je suis née quelque part par là..." dit Madeleine à Scottie en pointant une des lignes concentriques d'une coupe de sequoia.
I.
Bientôt sur l’écran la spirale de Vertigo va déployer ses crêtes et ses vagues, ses danses et ses abîmes – pour beaucoup une nouvelle fois, pour certains de manière inaugurale. Les brefs blasons anatomiques que déploiera le générique ne s’adresseront pas qu’à ces néophytes : pour les chevronnés du labyrinthe, dès l’instant où le film recommencera à les envelopper de son atmosphère fascinante, la bouche féminine qui reste muette, et les yeux qui guettent anxieusement leurs angles morts, intimeront aussi, respectivement, de retenir tout langage intempestif, et de laisser les images nous guider le long de leurs sentiers anxieux. Alors, tandis que la musique de Bernard Herrmann laissera suspendues ses rosalies hypnotiques, et que les spirales de Saul Bass, coupant l’espace comme des couteaux sacrificiels, surgiront de leur sombre abysse, nous n’aurons plus qu’à pénétrer dans cette forêt d’images, où un rideau de séquoias californiens millénaires semblera un simple écho primordial, et à la laisser nous engloutir. Que la première spirale surgisse de l’œil isolé, et soit littéralement l’expression héraldique de cet œil védique que Hitchcock laissa planer sur l’Occident et ses rites souterrains, ne sera pas même le prélude à une rumination des idées : celle-ci sera obligatoirement repoussée à la fin, telle une précaire illumination qui ne peut nous posséder que lorsque toutes les cartes du jeu semblent avoir été posées sur la table de montage mentale.
II.
Vertigo est un film structuré autour de trois visions, successives et entremêlées, de ce que peut être un rituel : l’enquête, le deuil, le simulacre. Mais ces deux derniers ne sauraient développer organiquement leurs sucs vénéneux et superbes, si le premier ne leur avait préparé un terrain métaphysique de premier ordre. Si l’enquête policière est l’avatar métamorphe dans lequel l’Occident a déversé la majeure partie de ses outils d’exploration du monde et de l’âme, c’est pourtant à travers une modalité précise qu’elle se dévoile comme telle – et dans les premiers temps de Vertigo, cette modalité est tout simplement la filature. James Stewart, policier reconverti en détective privé après le drame qui ouvre le film (et bien entendu les significations de son titre), est chargé, par un ancien ami de jeunesse, de suivre sa femme, qu’il soupçonne d’être hantée par une de ses ancêtres au destin fatidique. Alors, dans les rues de San Francisco, au gré de ses résidences, de ses commerces, de ses musées, de ses monuments, James Stewart suit Kim Novak – il la suit non seulement à la trace, comme un chasseur distinguant des pas de cervidé dans la neige fraîche, mais il en suit aussi les traces, les indices extérieurs dans lesquels semblent constamment se refléter les lambeaux d’une psyché que, en accord provisoire avec le mari inquiet, nous supposons mise en danger par des souvenirs ataviques. C’est dans cette optique que James Stewart (et nous avec lui) ausculte la silhouette d’un tailleur gris, la tache colorée d’un bouquet de fleurs, la spirale d’un chignon blond qui se dédouble sur un portrait peint. Et de manière insensible, tout comme Stewart, nous basculons d’un univers dans l’autre : le San Francisco industrieux et moderne des années 1950, dont le relief escarpé semble lui-même une spirale urbaine, laisse entrevoir des carcasses rescapées de son passé colonial, des ruelles sordides où l’inquiétude se redouble, des lieux déserts où la mort rôde. Dans ce labyrinthe soigneusement orchestré, Hitchcock nous a alors guidé depuis l’épitomé de la modernité (le magasin de fleurs, et son mur-miroir où le simulacre féminin, approché pour la première fois au plus près, ne peut d’abord être distingué que par son reflet, comme la Gorgone sur le bouclier de Persée) jusqu’au lieu où l’âme se retrouve isolée, prête à se dépouiller avant son auto-sacrifice : les eaux primordiales, grises et vertes, qui stagnent à l’ombre du Golden Gate Bridge, ces eaux où le héros, croyant sauver, enclenchera en réalité une double destruction.
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L'oeil-spirale du générique imaginé par Saul Bass.
III.
Parce qu’une icône appelle toujours un geste sacrilège, la critique comme les spectateurs n’ont jamais hésité à prendre Vertigo comme objet de leur vindicte revancharde. Aujourd’hui encore, certains trouvent James Stewart trop âgé pour son rôle, et Kim Novak, décidément trop vulgaire pour un personnage qui, sur le papier, appelait un nuancier de subtilités psychologiques. On sait que, pour cette figure féminine autour de laquelle allaient se cristalliser des décennies de recherches inconscientes, Hitchcock souhaitait Vera Miles. Tout avait été préparé pour elle, y compris les costumes (si importants dans le film). Mais il suffit d’observer Vera Miles dans un autre Hitchcock (Psycho, où elle interprète la sœur de la pauvre Janet Leigh) pour comprendre que Vertigo, s’il souhaitait être ce labyrinthe émotif et morbide planté au milieu des collines technicolor d’Hollywood, était destiné à être subverti par le visage animal, hautain, malléable, de Kim Novak. C’est elle qui transforme un James Stewart vieillissant en un nouveau Charles Swann de San Francisco, s’éprenant malgré lui d’une femme « qui n’était pas son genre ». Au filtre d’amour symboliste de Botticelli dont usait Proust, Vertigo substitue la découverte d’un tableau aussi médiocre que fascinant sur les murs d’un musée. Mais c’est dès sa première apparition que Kim Novak contresigne la conjonction stellaire qu’il lui était assigné de devenir : lorsque, dans ce restaurant où James Stewart la découvre à la dérobée, elle se lève, moulée dans son imposante robe de soirée vert émeraude, et qu’elle s’arrête devant la caméra, de profil, sur un fond de tapisserie rouge. Soudain, l’espace d’une ou deux secondes, ce fond rouge devient une aura écarlate, qui semble s’enflammer autour de ce profil de camée antique, rehaussé de cette touche de vulgarité qui lui donne la vie pure. Et ce fond purpurin aussitôt reflue et disparaît, comme le regard espion de James Stewart se retire, avec un dernier plan sur un pan de robe verte qui s’enfuit dans le reflet d’un miroir. A cet instant, nous assisterons, chaque fois que nous le reverrons, à une allégorie dressée par Hitchcock à l’adresse de sa propre obsession, allégorie incarnée par la moins docile, la plus récalcitrante de ses fameuses « blondes hitchcockiennes ». Cette aura qui apparaît et disparaît, c’est celle d’un mythe cinéphilique, qui dissimule un autre mythe, plus ancien, plus profond, celui du simulacre, cette blonde Hélène de Troie fictive pour laquelle, selon Euripide, les héros moururent en vain. La blondeur auréolée de Kim Novak est le lieu où toutes les blondes, passées et à venir, de la filmographie hitchcockienne, convergent dans une même danse érotique : le chignon sadisé de Tippi Heddren, l’iceberg trompeur d’Eva Marie-Saint, le marbre frémissant de Grace Kelly. Et à la suite de cette brévissime allégorie, Vertigo se fera le récit de sa propre destruction et reconstruction, sous les yeux toujours hagards et fascinés de ses spectateurs, qui n’en reviendront jamais qu’on ait pénétré aussi profond et aussi crûment dans un tel repli psychique. C’est au-dessus de cet abîme que cette aura initiale persiste à voler, telle une phalène guettant une lumière enfuie. Comme l’écrivit un jour Goethe dans l’un de ses romans : « Tout commencement est aimable, le seuil est le lieu de l’attente ». Le profil de Kim Novak demeurera cette médaille royale posée au seuil de Vertigo : pure illusion surgie d’une trame fictionnelle en abyme, et sur laquelle nous ne cesserons de nous pencher.
IV.
Aux yeux de celui qui le découvre, Vertigo ne semble être qu’un mystère policier. Pour tous ceux qui y reviennent, encore et encore, c’est une tragédie grecque, dont les rebondissements et la fin sont depuis longtemps connus, mais dont il est toujours difficile d’appréhender avec précision le fond primitif. En partie parce que les catégories cinéphiles ont enroulé autour de ce film une épaisse pelote d’analyses, souvent animées par une souveraine terreur de se retrouver en terrain inconnu ; mais surtout parce que, face à un film de deux heures aussi structuré, aussi incisif jusque dans ses lenteurs calculées, aussi virtuose dans le balisage de ses sentiers qui bifurquent, il subsiste une crainte de percer le mur de la fascination : cet instant où la poésie absolue de l’image se briserait sous la pointe cruelle de l’analyse. Peut-être les grands chefs-d’œuvre du cinéma sont-ils cousins de la grenouille humoristique de Mark Twain : au-delà d’un certain pas, ils ne supportent plus la dissection. Ou alors, ils conservent malgré cela assez de puissance en eux pour que cet outrage semble toujours glorieusement inefficace, que la somme des mots reste toujours inférieure à la totalité des images. Dans Vertigo, les rites que James Stewart va élaborer dans son délire tourneront tous au désastre, nous abandonnant un indéfectible goût de cendre. Mais ces rites ne cessent de se répéter, à chaque projection, que parce qu’il existe un autre rite qui les encadre, nouvelle mise en abyme : celui des spectateurs qui, presque soixante ans plus tard, persistent à se déplacer dans une salle de cinéma pour le voir, parce qu’ils pressentent intimement que c’est la seule manière de rendre justice à l’énigme que nul ne se lasserait de creuser jusqu’à la pellicule. En cette époque sociétale où les rites resurgissent d’autant plus maladroitement qu’on ne cesse de vouloir les assécher, Vertigo apparaît donc comme un rituel dédoublé, une série de rites encadrée par le rite supérieur qui le fait survivre, répété encore et encore, sans que jamais l’œil ne s’épuise. Et c’est grâce à cet œil insatiable qu’une fois encore, ce rituel va recommencer – maintenant.
Ce texte a été rédigé à l’occasion de la projection du film le 25 août 2016, au cinéma Le Petit Casino de Saint-Aignan-sur-Cher dans le cadre des séances "Les Voyeurs".
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lefeusacre-editions · 9 months
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"PHENOMENA" (Dario Argento, 1985), par Pierre Pigot
Cela faisait une paye au Feu Sacré que nous n'avions pas eu de nouvelles (écrites !) de Pierre Pigot. Nous le savions travaillant à un Ciné-Atlas aux allures warburgiennes ; puis en pleine introspection véda parmi la filmographie d'Hitchcock ; et enfin aux prises avec un Dictionnaire du cinéma concurrençant celui illustre de Jacques Lourcelles. Au milieu de toutes ces entreprises littéraires, une seule certitude : l'homme écrivait, inlassablement il écrivait. S'abreuvant de films de tous bords et de toutes natures. Aujourd'hui, il nous donne à lire sa lecture de l'un d'entre eux.
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I.
Un coin de prairie verdoyante, isolé, calme et froid, dans les montagnes suisses. Une route qui, à l’horizon, se tord dans un lacet bizarroïde, comme si la perspective au bout de laquelle le bus fatidique va s’enfuir, débouchait sur une note d’angoisse immédiate. Une jeune Danoise égarée, son ample chevelure malmenée par le vent qui souffle, et autour de laquelle plane d’emblée un parfum de victime. C’est comme les pièces d’un jeu d’échecs, aux règles classiques, que l’on dispose dans une fausse tranquillité dont la déchirure est imminente. Et la main qui mène le jeu, davantage que celle du meurtrier qui s’active déjà en coulisses, serait celle d’une entité abstraite, inspirante dans le mauvais sens du terme – cette evil breeze, ce vent incessant qui souffle dans les hauts sapins sombres, qui agite leurs branches comme des frissons ou des supplications, ces sapins qu’un mouvement de caméra à la grue explore avec une gourmandise calculée alors que défile le générique. Nous sommes, on nous le signalera à deux reprises, dans « la Transylvanie suisse » (ou comment, avec la magie d’un seul toponyme, mieux faire tinter la guirlande des références). Mais cette brise a un nom, c’est le foehn, nom ténébreux et inquiétant – et comme l’expliquera plus tard dans le film le professeur McGregor (Donald Pleasance), c’est un vent qui porte avec lui maladie, catastrophe et folie, autrement dit les attributs de la main sans visage qui manie dès son premier meurtre sur l’écran le ciseau hitchcockien, la chaîne médiévale, la vitre éclatée à l’image du monde blessé, le tranchant définitif de la décapitation. Le vent est le personnage esthétique capital de Phenomena : il circule chaque nuit sanglante autour des jeunes filles promises à la mort, il flatte la nature nymphique de son héroïne, il agite dans les branches le cerf-volant rose qui leurre loin de sa maison le singe protecteur. Il n’y a qu’un seul autre lieu qui saura par la suite donner à ce point au vent dans les arbres, fascinant motif aussi vieux que l’arrière-plan du Repas de bébé des frères Lumière : la ville de Twin Peaks et le chœur funèbre de ses douglas fir trees.
II.    
Jennifer Corvino (Jennifer Connelly, alors âgée de quinze ans), est venue étudier en Suisse, tandis que son père, un célèbre acteur, enchaîne les tournages à travers le monde. La vie au Mädchen Internat Richard Wagner, supervisé par la sèche Frau Bruckner (Daria Nicolodi), offre le portrait rapide et presque habituel des cours, des amitiés, des mesquineries entre jeunes filles. Il incarne un lieu de haute et froide civilisation (le bâtiment de style palladien, à la façade théâtrale, aux plafonds hauts, mais menacé par l’abandon et la déréliction), qui regarde à la fois vers le passé du propre cinéma d’Argento, et vers un présent hétérogène signalant l’autodestruction de ce type de récit, cerné par la complaisance et le Grand-Guignol. Le passé, c’est celui de Suspiria, dont les couleurs ont été délavées pour se fondre dans l’esthétique des années 80, univers d’où sort encore la directrice au chignon blond sévère (décalque rajeuni d’Alida Valli), et dont il ne reste plus qu’un récit-cadre, facilement malléable, ne nécessitant qu’une mise à jour rapide. Le présent, c’est tout le magasin des accessoires qui étaient censés rajeunir ce cadre fictionnel, mais qui aujourd’hui le rabattent plutôt sur sa propre époque révolue : le tee-shirt à face de Bee Gees, Richard Gere préféré à Richard Wagner, la télévision avec laquelle s’abrutit la colocataire Sophie, les jeunes voyous à blousons bombers dans leur voiture de sport – sans oublier la propre garde-robe de Jennifer, à laquelle Sophie empruntera un blouson à phénix de strass doré. Alors que la seconde victime explore un pavillon abandonné de l’internat, traversant des pièces désertes où rôde le meurtrier, la pop organique de Goblin laisse place à un hard rock qui, au lieu de donner une vitalité moderne à la séquence, ne fait qu’exacerber la distance entre ce plaquage sonore gratuit, ivre de mouvement et d’anarchie, et le soin maniaque des cadres qu’habite encore la nostalgie des grandes heures du giallo. L’objet contemporain, dans les films d’Argento, n’est efficace que s’il appartient pleinement à la cérémonie sanglante. S’il lui reste extérieur, sa valeur s’effrite, et il n’est plus qu’une preuve visuelle, témoignage vide.
III.
Jennifer a tous les atouts de la beauté botticellienne, dans sa version brune et adolescente : la calme tranquillité d’une harmonie aussi durable que celle des sphères célestes, la placidité d’une existence protégée, loin de tout ce qui serait chaos ou insécurité. Soit, exactement, le genre de créature irréelle que le giallo aimait encore davantage malmener ces années-là. Une victime terrifiée qui court dans un parc nocturne agrémenté de statues antiques, arpente le terrain même qui fut celui de l’histoire de Nastagio degli Onesti, lorsque Botticelli la mit en images peintes – avec, en son centre, une femme nue que l’on poursuit (fantôme) et que l’on écorche (chair). Mais Jennifer possède un attribut supplémentaire, qui introduit dans ce beau portrait programmé pour souffrir, une nuance de pouvoir et de vibration : « j���aime tous les insectes ». Elle les admire, elle les protège, les caresse entre ses doigts – et on apprend plus tard que les insectes, eux aussi, la caressent en retour, à l’instar de celui qu’elle excite sexuellement. Une luciole, des vers ou une mouche nécrophages, sont ses messagers personnels à travers la ténèbre grandissante des visions macabres (en jouant sur l’étymologie, on dirait avec ironie : ses anges). Ils sont à l’origine de ses crises de somnambulisme, inaugurées par des battements de cœur (ici tout ce qui est flux invisible s’écoule plus vite, comme le sang) ; ils la guident vers des objets capitaux (un gant ou les chaînes du meurtrier) ; mais ils lui offrent aussi des visions d’horreur (le visage déchiré de sa colocataire, démultiplié en six médaillons Renaissance qui reprennent la vision en facette entomologique), et la relient ainsi à une relation intime qui dérange, et qui n’est autre que celle entre Eros et Thanatos. Celle-ci apparaît dès la révélation de la tête momifiée et dévorée de la Danoise, datée et identifiée par les cycles de nécrophages qui l’ont habitée : derrière la Beauté, rôde la Charogne ; derrière l’impériale fragilité du présent, circule le sceau d’une éternité décomposée ; la séduction peut, d’un geste arbitraire de serial killer, se renverser en répugnance. La jeune fille somnambule qui marche sur l’herbe en nuisette blanche si préraphaëlite d’esprit : McGregor discerne parfaitement en elle l’équivalent d’un papillon, que les anciens Grecs assimilaient à l’âme (psyche). Les insectes deviennent ainsi un véhicule spirituel pour Jennifer – dans un système de vases communicants, sa colère devient leur colère, son calme devient leur calme. Le royaume de l’entomologie s’identifie donc à la fois à une vaste nation empathique, à une flottille de coursiers détectives, et à une cour secrète de triboulets, dont la présence lui rappelle le revers sordide de sa puissance : le néant qui engloutit toute psyche. C’est aux carrefours de tous ces concepts que se situe la scène iconique où Jennifer, harcelée par ses camarades, convoque la nuée des insectes : le vent qui agite ses cheveux n’est pas la evil breeze, mais la pure brise nymphique, celle qui apporte au monde à la fois vie (érotique) et violence (engloutissement) ; la nuée qui recouvre l’internat, en obscurcit les vitres, est un néant grouillant, abstrait, obscène ; et les mots de la jeune fille, « je vous aime tous », que ses collègues étudiantes éberluées croient s’adresser à elles, est en réalité le remerciement qu’une reine transmet à ses chevaliers servants, ici venus des profondeurs de la chair morte amoureusement nettoyée. Quand elle retrouvera, dans la maison aux volets d’acier, des vers jusque dans une salle de bains immaculée, ce sera comme une métaphore ultime : tout ce qui étincelle et aspire à la pureté, entretient une correspondance secrète avec la décomposition.
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IV.
Il y a aussi quelque chose d’Alice au pays des merveilles dans les mésaventures et terreurs de Jennifer : une Alice brune, mais tout aussi entêtée, que le surgissement de l’étrange semble davantage accompagner depuis toujours que rebuter. Plutôt que dans le kitsch onirique de ses crises de somnambulisme, avec ses couloirs blancs en guise d’impasse freudienne, c’est dans l’état de veille, filmé comme une glissade impromptue, trop calme et nimbée de mystère, que Jennifer enchaîne les chutes dans le terrier, chacun débouchant sur un autre. Jetée hors de leur voiture par les deux voyous, elle dégringole dans un sous-bois où la femelle chimpanzé Inga la recueille et l’emmène chez son maître, l’entomologiste McGregor, qui incarne enfin une bulle d’empathie et de savoir ; dans le chalet où l’a menée la mouche nécrophage, elle n’arrive pas à attraper des rouleaux de papier au-dessus d’un placard trop grand pour elle (comme Alice, elle a des problèmes de taille), et créant un trou dans le parquet, restera ignorante du membre sectionné et pourri qui sommeille en-dessous ; chez la sous-directrice Bruckner, enfin, elle doit élaborer à la hâte tout un dispositif (une chaise, une porte à vasistas, un manche), qui résulte dans la quête claustrophobe d’un téléphone blanc ne tenant littéralement qu’à un fil jusqu’au fond d’un improbable tunnel. Telle est la leçon ironique d’une telle descente aux enfers, catabase vers la vérité putréfiée de l’énigme : l’apprentissage de Jennifer doit passer par la souffrance, le déniaisement de la jeune fille aisée, le déchirement des apparences innocentes.
V.
Chez Argento l’enfance est rare, et presque toujours profanée, si elle n’est pas maléfique. Celle dont Phenomena trace tout du long le portrait aniconique (toujours invisible dans l’ombre ou hors-champ) ne déroge pas à cette règle, composée par petites touches d’idiosyncrasies au premier abord indéchiffrables, ou anodines, et qui ne prennent sens que lorsque les miroirs sont enfin autorisés à refléter quelque chose. Lors du second meurtre, dans le pavillon abandonné, pourquoi cette lampe frontale située si près du sol ? Et cette lance télescopique en acier brillant, dont le claquement sec d’assemblage constitue le leitmotiv sinistre, n’est-elle qu’une variation sadique sur un instrumentaire de la mort jusqu’à présent assez balisé ? La lance est cette prothèse ultime, ivre dans la distance effacée, qui décapite ou empale (gorge, ventre) sa victime avec la rapidité de la flèche archaïque, et qui aime voir le corps devenir cadavre à la renverse traversant la frontière fragile du verre. (Mais Argento ne peut s’empêcher d’inclure dans le même film l’écho dérisoire de cet éclair sanglant : le bruit d’empalement étouffé que produit une aiguille à tricoter qui se plante à la verticale dans une pelote de laine.) Le propriétaire de cette arme demeure une silhouette d’autant plus terrifiante qu’elle est muette, et sourde aux injonctions comme aux cris, pur fatum personnifié. (Et comme toujours, la main de cinéma qui tient l’arme est celle d’Argento himself). Dans le chalet désert, Jennifer découvre les chaînes arrachées suggérant un prisonnier ; mais le véritable indice était plutôt le tas de jouets poussiéreux délaissé sous une bâche en plastique. Chez la vice-directrice, tous les miroirs sont couverts de draps, pendant telles des décorations de pompes funèbres, dans une sorte de deuil interminable de cette réalité parallèle. Explication de l’intéressée : son fils est gravement malade et doit ignorer son état. Dans la chambre d’enfant où une ombre l’a attiré, par mégarde Jennifer renverse avec un petit train la silhouette assise de dos – mais illusions des éclairages, ce n’était qu’un pantin à taille d’enfant, que la mère rejette aussitôt, démantibulé, avec un rire méprisant. A partir d’ici, une atmosphère d’hybris criminelle monte du personnage joué par Daria Nicolodi, dont le caractère strict se fissure de partout, perdant ses lunettes, bras nus, les cheveux ébouriffés, dans un devenir-gorgone avide de persifler enfin sa volonté de puissance venimeuse. Qu’elle montre la cicatrice de son torse à l’inspecteur (Patrick Bauchau), qu’il soit question d’un viol il y a une dizaine d’années, il ne s’agit là que de précautions policières inutiles : ce qui compte, c’est la catastrophe et la révélation vers lesquelles le film se précipite sur un rythme accéléré, comme si fatigué de jouer au mystère il ne rêvait plus que de jeter à la figure de son spectateur l’horreur que son scénario a engendrée. Et au bout du tunnel de la nouvelle Alice, par-delà la piscine nécrophile dans laquelle elle est plongée (souvenir du récent Poltergeist), au bord de laquelle s’entretuent le flic ensanglanté et la mère folle, ce que Jennifer découvre, c’est bien la plus hideuse des profanations : un enfant de dos, qui pleure, esseulé, malheureux (topos de l’enfant que l’empathie porte à défendre et sauver), qui dans le même plan offre soudain son visage, difforme, hideux, parodie d’enfance infâme à la bouche de piranha et aux yeux de murène (inspiré, selon Sergio Stivaletti qui la conçut, d’une maladie génétique, le syndrome de Patau) – un être purement mauvais dans un petit corps normalement dédié à l’innocence. C’est, après l’éviscération des jeunes filles, l’ultime discordance corporelle entre Mal et Bien que le giallo puisse encore se permettre : un oxymoron intégral, creusant sa contradiction au cœur même des instincts primaires de son spectateur.
VI.
Pour Jennifer, la conclusion de Phenomena est simultanément un chemin de croix (elle est plongée dans un bain boueux de cadavres en décomposition, elle est poursuivie par un gosse monstrueux armé d’une lance, elle doit nager sous l’eau pour éviter des flammes) et l’acmé de la révélation de sa vraie nature nymphique. Sortant des terreurs souterraines qu’elle vient d’affronter, elle se retrouve au bord d’un lac nocturne, et trouve refuge à bord d’un bateau à moteur. Lorsque l’enfant parvient à sauter dedans, telle Doris Day à l’Albert Hall, il ne lui reste que la plus primitive des armes : le cri, convoquant au-dessus des eaux la nuée des insectes dévoreurs, qui s’acharnent aussitôt sur l’assassin. Ce dernier en vient, avec ses mains, à s’arracher les lambeaux de chair du masque grotesque qui lui tenait lieu de visage, avant de tomber à l’eau. C’est là que le dernier combat se joue, underwater : la belle nageuse agile qui guette la poche d’air cernée de flammes, et la créature dont les eaux n’ont lavé que la putréfaction sanguinolente, et que l’oubli va enfin engloutir pour de bon. Alors, nympha absoluta, Jennifer peut littéralement émerger des eaux, lustrée, purifiée, révélée par celles-ci – dans un long plan nocturne d’une immobilité splendide, où pas une ride n’agite le lac sombre, où la seule flamme du bateau à l’horizon rappelle encore la lutte. La jeune fille n’a pas seulement résolu l’énigme, elle a aussi abandonné derrière elle la compagnie des insectes, qui se sont aussitôt retirés une fois leur aide apportée. À ce dernier stade du film, la série de meurtres en chaîne, aussi fulgurants que grand-guignolesques, qui le conclut, appartient moins à la peur de Jennifer, qu’à une revanche qu’on avait oubliée : celle de Inga la chimpanzé, dont le rasoir lacère le visage de la mère qui vient juste de décapiter un pseudo sauveur providentiel. Inga qui n’avait pas oublié les volets qui même arrachés ne lui avaient pas permis de sauver son maître McGregor, qui dans sa fureur montrait les dents carnassières bien éloignées de son rôle de nurse pour handicapé, qui avait ramassé dans une poubelle un rasoir d’un argent aussi brillant que celui de la lance télescopique auquel il répondrait, et qui n’avait pas oublié la leçon de choses du professeur : un rasoir, ça coupe, ça déchire, ça blesse… ça permet surtout l’extermination des monstres, après quoi la jeune fille et la femme chimpanzé peuvent en silence s’enlacer, et communier – dans la vengeance sacrificielle et dans la nature archaïque pleinement assumée.
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neovitae · 6 years
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Fonction publique : Le DRH d'Unéo quitte ses fonctions
Pierre-Hugues Dutray, directeur des ressources humaines d'Unéo, a quitté ses fonctions, sept mois après le départ de Pascal Pigot, ancien directeur ... from Google Alert - "ressources humaines" -H/F https://ift.tt/2NnZs8S
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lefeusacre-editions · 8 years
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PRÉ-COMMANDES & TRÉSORERIE
Si vous appréciez notre démarche, si vous aimez ce que nous éditons, nous vous proposons depuis aujourd'hui de pré-commander nos nouveautés directement sur notre site.
Pourquoi pré-commander un livre que vous avez [peut-être] prévu d'acheter à sa sortie ? Parce que cela nous aide à répartir le travail au moment de la sortie des livres, mais aussi [et peut-être surtout] : ça nous aide à avoir un peu de trésorerie pour payer la grosse facture d'imprimerie qui arrive — je rappelle à ceux qui l'ignorent que Le Feu Sacré est une petite structure fonctionnant sans aucun salarié : tout l'argent qui rentre sert à produire le livre suivant.
| A venir fin octobre 2016 | — Pourquoi je lis Bruits de fond de Don DeLillo, par Juan Francisco Ferré | Feu Follet #04 #5 — Pourquoi je lis Villa Vortex de Maurice Dantec, par Aurélien Lemant | Feu Follet #05 #6 — Pourquoi je lis Ada ou l’Ardeur de Vladimir Nabokov, par Pierre Pigot | Feu Follet #06
| A venir courant novembre 2016 | Un homme pend, de Jérôme Bertin
C'est ici que ça se passe | www. lefeusacre-editions.com/commander
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Photo | Tadanori Yokoo et Yukio Mishima Crédit | Inconnu [Tadanori Yokoo, probablement]
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lefeusacre-editions · 11 years
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BOOKHOUSEBOY#09 | PIERRE PIGOT
Malgré une ancienne mais dévorante passion pour la culture japonaise, je n'ai pas été un grand lecteur de mangas. Je regarde et revois parfois des animés, mais uniquement les grands classiques. Mamoru Oshii en tête, dont les films continuent encore aujourd'hui de me hanter. Le gros de la production me laisse plutôt de marbre. Malgré tout, je suis plus que curieux d'ouvrir "Apocalypse Manga" de Pierre Pigot qui vient de paraitre aujourd'hui même aux PUF, (collection Perspectives Critiques), et qui se penche sur les différents modes d'incarnation du trauma nucléaire chez les fabricants japonais d'images en séries, qu'elles soient animées ou juxtaposées. En attendant, l'auteur de "L'assassinat de Mickey Mouse" est le Bookhouse Boy de la rentrée !
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| On trouve quoi comme nouvelles acquisitions dans ta bibliothèque ? Très paresseusement, je me contenterai d’égrener les titres qui courent le long de la pile de livres à lire située juste à côté de mon ordinateur, et qui comprend actuellement : « Notes de Hampstead » d’Elias Canetti ; « Cento lettere a uno sconosciuto » de Roberto Calasso ; « Les Frères Holt » de Marcia Davenport ; « Point et ligne sur plan » de Wassily Kandinsky ; « Les deux sœurs » d’Adalbert Stifter ; « Job, roman d’un homme simple » de Joseph Roth ; « Les Elixirs du Diable » de E.T.A Hoffmann ; les « Ecrits gnostiques » dans l’édition de la Pléiade ; le premier volume de l’ « Histoire de ma vie » de Casanova ; le « Manuscrit trouvé à Saragosse » de Jean Potocki ; « The Complete Short Stories of Mark Twain » ; et bien entendu, last but not least, « Bleeding Edge » de Thomas Pynchon. Parmi tous ces livres, il y en a qui sont là pour le plaisir, d’autres pour le travail, et mêmes un ou deux qui combineront les deux ; d’autres qui attendront plus longtemps que prévu leur tour. Beaucoup seront, j’en suis sûr, plein de surprises capricieuses : c’est la récompense subtile du lecteur éclectique. | Quels livres marquants as-tu découvert à l’adolescence et que tu possèdes toujours ? Mentionner « Le Seigneur des Anneaux » n’est même plus drôle, tant tout le monde semble être inévitablement passé par là au même âge. Et pourtant, c’est un livre qui a durablement façonné mon imaginaire : le goût des longs récits à rebondissements, des cartes fictives, des arbres généalogiques, beaucoup de choses sont nées là. En intensité de plaisir de lecture, je ne vois guère dans mes expériences récentes que la trilogie « Gormenghast » de Mervyn Peake qui puisse s’en approcher, même si c’est dans un style radicalement différent. Les accros du modernisme littéraire tirent la langue de dégoût devant la prose de Tolkien parce qu’elle ne rentre pas dans leur téléologie du roman ; et pourtant, on y trouve un charme tranquille, une expérience d’un espace-temps bien distinct, directement né de cette même prose, qu’on aurait tort de regarder avec condescendance. Plutôt que de ressasser les influences arthuriennes de Tolkien, on ferait mieux de se pencher sur son étrange affinité avec Adalbert Stifter, le plus beau des romantiques allemands tardifs. La manière dont Tolkien déroule ses paysages, nous fait pour ainsi dire arpenter la cartographie de son monde avec la seule aide des mots, trace la silhouette des respects subtils qui lient les personnages, et nous en fait percevoir le fin voile de mélancolie qui le recouvre intégralement, le tout avec l’air de ne pas y toucher : ce sont quelques-uns de ses points communs avec Stifter qui, lui, est encore bien trop méconnu en France. | Tu prêterais lequel de tes livres à quelqu’un que tu voudrais séduire ? Je songe tout de suite à la « Ada » de Nabokov, chef d’œuvre de nostalgie lumineuse et d’érotisme total. C’est presque une ligne de partage dans l’humanité : la personne qui ne comprendrait pas la passion que je porte à ce livre depuis de nombreuses années, ne pourrait tout simplement pas passer plus de quinze minutes dans la même pièce que moi.
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| Que trouve t-on comme livres honteux dans tes rayonnages ? Touchant quasiment le plafond (et donc à tout sauf portée de main), j’ai une étagère avec des livres qui pourraient, selon certains standards, être jugés « honteux », mais que je garde malgré tout à cause d’une certaine superstition – un peu comme le chercheur d’or qui rechigne à jeter un vieux piolet pouvant encore avoir son utilité. Un exemple concret : parmi ces reliques un brin dépassées, se trouvent les trois volumes de « Autant en emporte le vent », que j’ai lus quelque part au milieu de mon adolescence aux goûts encore vagues. D’un strict point de vue littéraire, l’ensemble est indéfendable, puisque tous les tics réalistes du best-seller s’y reconnaissent impitoyablement. Pourtant, si je venais un jour à devoir écrire quelque chose sur le paysage mental américain autour de la Guerre de Sécession, le livre retrouverait brutalement une certaine utilité : comme témoignage d’une idéologie et de sa persistance dans le temps, et de la trace qu’elle laisse encore de manière parfois insidieuse sur notre époque. Les grandes bibliothèques du monde qui amassent dans leurs entrailles par millions aussi bien les pépites que les nullités, ont le rôle le plus donquichottesque et le plus magnifique qui soit : tout préserver afin que jamais le portrait de l’humanité ne demeure lacunaire, aussi bien dans ses erreurs que dans ses triomphes – ce qui peut aussi être, à une échelle mille fois plus modeste, le rôle d’une bibliothèque privée. | Quels livres as-tu hérité  de tes proches ? J’ai bien peur d’avoir purement et simplement annexé la petite bibliothèque que possédait mon frère, et qui était essentiellement composée de classiques acquis pour le collège et le lycée – livres de poches jaunis et fatigués qui aujourd’hui encore ponctuent ça et là mes étagères. Un jour il a obtenu que je lui rende les gros « Mémoires » de Eisenstein – et depuis, je regrette d’avoir obtempéré ! J’ai également dégotté, il y a longtemps, dans le grenier de mes grands-parents, les deux tiers des Rougon-Macquart dans des éditions de poche des années 60, aux couleurs kitsch réjouissantes, et dont je ne sais toujours pas à quoi elles pourront bien me servir un jour. En dehors de cela, j’ai constitué moi-même plus de 95% de ma bibliothèque : dans ma famille, les livres, s’ils sont quelque chose de vaguement respecté, restent très éloignés du premier plan des préoccupations. | Le livre que tu as le plus lu et relu ? Il est tout simplement impossible à identifier. Ce pourrait aussi bien être un magazine « Strange » des années 80 et 90, qu’un album de Gaston Lagaffe, un roman de Nabokov, un essai de Walter Benjamin ou un volume de « One Piece ». Il ne faudrait pas non plus oublier cette indispensable pratique du grand lecteur, que le e-book rend bien plus difficile à obtenir : le feuilletage très rapide et au hasard d’un livre important, à la recherche, non d’une information, mais d’une inspiration, d’une couleur, d’un diapason, d’une texture, qui relancera la pensée ou l’écriture.
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| Un livre qui suscite en toi des envies d’autodafé ? Bien évidemment, hors de question de brûler un livre quel qu’il soit. Mais pour certains, il n’est pas interdit de les faire choir avec violence sur l’étal de libraire depuis lequel il étaient en train de faire leur réclame. Je me souvient par exemple du « Traité d’athéologie » d’un pseudo-philosophe contemporain, dont la bibliographie en fin de volume témoignait d’une telle malhonnêteté intellectuelle, d’une telle bêtise crasse, que le livre a rebondi sur son tas comme un kangourou empaillé. Idem, plus récemment, avec le livre d’Obertone sur Breivik, dont seules quelques pages reniflées à la hâte pendant une pause-déjeuner ont suffi à me mettre en colère. Que ces gens nous fichent donc la paix avec leurs immersions soi-disant éclairantes dans les cervelles dégueulasses de criminels, qui ne visent en réalité qu’à nous contaminer à notre tour dans une fascination débectante : n’avons-nous pas déjà eu notre dose avec les officiers nazis aux titres à rallonge de Jonathan Littell ? | On te propose de vivre éternellement dans un roman de ton choix, tu optes pour lequel ? Choix ô combien difficile, voire impossible. J’envisagerai plutôt un passeport coloré donnant accès illimité aux destinations de lieux imaginaires, chacun avec leur séjour plus ou moins long. Une petite cure de repos à Rivendell, une visite guidée de Gormenghast, une location à Baker Street, un stage à la Xavier School for Gifted Youths, un cache-cache dans le Oxford de Philip Pullman ou bien celui de Max Beerbohm ? Voire, un voyage vers le mont Analogue, au risque de ne jamais en revenir ? | Quel est l’incunable que tu rêves de posséder, ton Saint Graal bibliophilique ? Je rêve de pouvoir un jour replacer dans ma bibliothèque « Donald Faust », une BD très certainement d’origine italienne, qui comme l’indique son titre réécrivait l’histoire de Faust, de son rajeunissement et de ses amours, à l’aide de personnages Disney. Vingt-cinq ans après, je garde encore une vive impression de son atmosphère fantastique, ses couleurs vives, ses scènes de cauchemars, la rapidité du récit semblable à un rêve placé sous le signe de l’ange du bizarre, et surtout sa sinistre conclusion, très angoissante. Je me demande souvent si, le feuilletant de nouveau, je retrouverais toutes ces sensations d’enfance intactes. Il y a quelques temps, je l’ai découvert, malheureusement enfermé dans une pochette plastique protectrice, sur les rayonnages d’une excellente boutique de BD parisienne – mais il était, hélas, vendu à un prix que je juge prohibitif pour un fascicule de quarante pages, fut-ce en édition vintage. | Au bout d’une vie de lecture, et s’il n’en restait qu’un ? Impossible de n’en choisir qu’un. L’Un n’existant plus, nous sommes tous condamnés au fragment comme unité de mesure du monde, et chaque livre est donc le faible mais indispensable écho lumineux de cette unité après laquelle nous courrons, échevelés, essoufflés, toute notre vie, souvent sans jamais le savoir. La seule unité qui compte est celle de la bibliothèque, de toute la bibliothèque dans sa multiplicité : notre meilleur autoportrait, celui que seule la mort peut définitivement achever et laisser derrière nous, provisoirement intact et encore frémissant. Ce qui me fait penser à ce poème de Borges, qui égrène toute une liste d’objets hétéroclites, et se termine par ce vers magnifique : « Ils ne sauront jamais que nous sommes partis ».
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