Tumgik
#mais il a besoin qu’on lui sorte les premiers mots de la bouche avant de de lâcher
jules-and-company · 1 year
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pierre bourdeau local therapist
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desmachins · 3 years
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L’alchimiste
Je t’ai vu passer. T’étais en t-shirt. J’ai trouvé ça audacieux, un 17 décembre. Le choc a été d’autant plus fort que moi, j’ai rien trouvé de mieux que de m’emmitoufler sous une superposition de couches, débardeur, chemise, pull, veste, écharpe excessivement épaisse, tout ça rapport à la maladie que je me paye depuis quelques jours, sale gastro couplée à des maux de têtes façon clocher de campagne, courbatures à chacune de mes articulations, la maladie comme impératrice de mon corps. C’est drôle, je voulais écrire empereur, mais un fond féministe m’a guidé vers ce changement de dernière minute. Maintenant, j’ai l’impression que ma maladie est une grande courtisane, puissante, goulue. Si j’avais gardé la forme masculine du mot, l’image mentale aurait été toute autre. Un genre de noblesse, une condescendance du bien-né face à mon petit corps de prolétaire faiblarde même pas capable d’affronter ses attaques. 
Bref, Mère Gastro et moi, de sortie dans la ville. J’avoue, ça faisait un bail. Je sais plus trop les arpenter, ces rues, depuis notre dernier échange. L’inquiétude monte avant même qu’un seul de mes orteils ne se pose sur le trottoir, au pas de ma porte. L’angoisse se répand, qui depuis quelques années semble avoir trouvé un refuge solide au creux de mon ventre. Depuis un mois et demi, je l’écoute et tais mes envies. Je sors plus dans les endroits où l’on pourrait se croiser. Fini le centre-ville. Terminé tous les bars où on laissait nos carcasses profiter des rayons gras d’un soleil toujours chaud, même l’hiver, une bière sur la table, ton paquet de clope à disposition de nous deux, partage équitable des addictions “quitte à s’abandonner aux petites dépravations, autant le faire à deux, hein, ma chérie?”. Je bois un peu plus que toi, mais j’atteins pas ton endurance côté cigarettes. C’est le bel équilibre malheureux qu’on a su trouver, sourire aux lèvres, sur dents de moins en moins blanches, mais vraiment pas encore dégueu, ça, je pouvais le constater à chaque fois que tu prenais le temps de sourire à nous. Et c’était vraiment pas rare. On s’en sortait pas mal, hein? 
Un mois et demie que je t’ai pas vu.
Le premier mois, ça m’allait bien. J’étais comme en overdose de toute la violence sourde de notre histoire. Tout ce que j’avais pas su dire pendant des mois et que je laissais remuer en moi, autant de vers solitaires, esseulés, qui, à défaut de se nourrir d’une terre neuve, fraîche, lourde de vie, devaient se contenter d’un corps meurtri, de plus en plus blessé. A force, ils ont commencé à se gaver de leurs propres déchets, urées et autres excréments. Bref, au bord de la septicémie, j’étais. Instinct de survie, appel du ciel, ou juste, bordel de merde, juste comme ça, j’ai tout vomi. Là, d’un coup, quand tu t’y attendais le moins, mais quand c’était plus possible pour moi de garder tout ça, de ronger mon frein, tout est sorti.
Je t’ai trompé. Je t’ai quitté. Je ne t’ai plus donné de nouvelles. 
Un mois et demie que je t’ai pas vu. C’est y a quinze jours que ça s’est remis à piquer pour de bon. Les émotions sont remontées, en flashs imprévisibles qui prenaient la forme de souvenirs bordéliques, très vivants. La journée où tu m’as envoyé des “je t’aime” toutes les heures, en image, comme si le temps avait calé son rythme sur celui de l’expression de tes  sentiments. Un gong régulier qui frappait à ma porte, enfin, au creux de ma poche, surtout, puisqu’un océan nous séparait encore. Si ça se trouve, huit mille kilomètres de distance, c’est le lubrifiant parfait pour pimper une relation amoureuse. Ça, et le premier réveil chez toi, y a maintenant quatre ans. Je suis sur le côté droit du lit. Je me réveille, je vois ton profil. Je me dis t’es beau. Puis je pense je suis bien. Faut que je sorte du lit mais j’ai pas envie. Alors je glisse le plus discrètement possible jusqu’à toi, embrasse ton cou, ta joue, ton oreille. Tu grognes, souris. Tu gardes les yeux fermés quand tu me parles, on dirait qu’il y a baston entre ton besoin de sommeil et ton désir d’être là, avec moi. Le désir gagne. C’est beau, la force du mental. Et la visite au musée, et le thé après ça, tous les rendez-vous ratés, le dessin animé sous ta couette, en un instant, l’hiver devient ma saison préférée, juste pour ce moment où rien n’existe que nos mains emmitouflées sous l’énorme édredon, ton odeur qui flotte partout autour de moi, merci aux vêtements super conforts que tu m’as prêtés et là, je le sens, merde, si je suis aussi émue pour ces presque riens, c’est que ce mec me fait me sentir à la maison. 
Voilà. Deux semaines que je pense à nous, au meilleur de nous. Aux moments cristal et lumière. Ceux qui ont tellement donné envie d’en vivre plus, d’en voir plus, de tout tenter, plus.
Deux semaines que j’oublie tout ce qui nous a fait souffrir. Affreusement souffrir, salement souffrir. Et voilà que rien d’autre ne se fige sous ma rétine que les bons souvenirs. Oubliés, les abandons. Mises au ban, les tensions profondes. Niées, les trahisons. Faut que je vérifie la marque des lunettes que je porte, à croire qu’elles viennent avec un supplément “paillettes”. Tout est beaucoup plus brillant, ces jours derniers, quel que soit l’endroit où se pose mon regard. Je nous fige dans un éternité romantique, le seul endroit où j’ai encore une espèce de pouvoir. Je me dis, on a été beaux façon image d’Epinal à un moment, c’est déjà ça. 
Puis, aujourd’hui, je te croise. Parce que bon, faut bien que la vie continue, à ce qu’ils disent, alors me voilà à nouveau dehors. J’ai pensé, éloigne-toi de tes propres microbes, tu dépéris, l’air frais, c’est encore la meilleure solution face à celui, vicié, de ton lit. Aère, ta maison, ton esprit, dégourdis les jambes. Mon cerveau, bien sûr, a entendu le warning qui criait “il se peut que tu tombes sur lui!” mais la raison a pris le dessus, en compagnie de ses amis du jour, la bien nommée "nécessité physique” et l'ambitieux "dépassement de soi”. Je sors, marche à la vitesse d’un escargot un jour où il n’a pas plu, mon sac sur le dos, je veux en profiter pour travailler pour la classe, je veux le faire dans le petit café cosy, là, dans la rue perpendiculaire à la tienne, je pense je parle trop souvent de la notion de liberté pour m’interdire un endroit dans la ville, sous quelque circonstance que ce soit, je me répète j’ai le droit, je me le dois à moi-même, faut que j’y aille.. Là, à dix mètres de l’arrivée, en train de me persuader que j’étais tout à fait prête à t’affronter -parce que ça aurait clairement été un combat entre moi et moi en te voyant- mais en réalité tellement soulagée qu’on ne se soit pas croisés, là, en expirant un peu plus fort l’air contenu trop longtemps dans mes poumons, je t’ai vu. 
Enfin, je crois que je t’ai vu. J’ai surtout observé une silhouette de loin. J’ai cru te reconnaître à cause des cheveux, et aussi cette façon que t’as de balancer tes bras, on dirait que ce sont eux qui mettent en branle tout le mouvement de marche, les jambes vaguement arquées, j’imagine tes pieds dans les baskets, les orteils qui se posent l’un après l’autre, comme quand tu marches en tongs, l’été, tranquille, sûr d’eux. A chaque fois, ça m’irrite en même temps que ça me plait ce geste qui se décompose, chaque orteil indépendant l’un de l’autre. Aujourd’hui, presque, ça me manque. Puis la tenue, aussi, m’a faite tiquer: t-shirt noir et jean brut. Un peu ta tenue de prédilection, le “sans débordement”, le “discret”. 
Si je t’ai vu, si c’était toi, ça a duré moins de trois secondes.
Je t’ai croisé peut-être, et mon cerveau, roue libre, n’a plus rien su faire d’autre que m’envoyer des images de nous, sublimes et datées.
Je t’ai trompé. Avec une femme. Ça a au moins le mérite d’être exotique. Puis je t’ai quitté. Parce que je respirais plus. Parce que je savais plus nous regarder, nous voir, nous aimer, croire en l’avenir de nous. Je t’ai quitté parce que je ne t’aimais plus absolument. T’as valeur d’unique. Avant toi, je m’autorisais même pas à imaginer que ça pouvait exister, cette arrogance d’amour. Retourner auprès de toi, c’était me rappeler à quel point je ne savais plus, je ne pouvais plus, je n’étais plus capable d’aimer absolu, d’aimer tout, d’aimer toujours. Retourner auprès de toi c’était comme aller chaque jour à l’enterrement d’un sentiment que j’avais vu mourir sous mes yeux, impuissante, inutile, fragile, neuf mois plus tôt. Je t’ai aimé comme je n’ai aimé personne d’autre. Je t’ai aimé comme je n’aimerai personne d’autre. Mais je n’aime plus comme ça. Maintenant je le sais et je le pleure encore un peu.
Je suis en colère, contre qui je crois que tu as été, contre qui je crois que tu ne seras jamais, avec moi. Je suis en colère contre mes espoirs stupides et mes désirs insatiables. Je hais l’impuissance de mes mots, qui ne racontent jamais assez les beautés, les peines, les douleurs, les sublimes de nous. Je hais que tu sois autre, que tu restes autre à jamais, que j’ai pu t’aimer si intime, si loin, si fort, me sentir si près de toi et toi pareil, et que ça n’ait pas suffi. Je suis en colère d’avoir été touchée, embrassée, contenue par un amour si intense pour finalement le perdre, comme tout peut se perdre, au point de devoir en faire rien qu’une histoire d’amour comme les autres. Si je l’avais laissée sublime, immense, inaltérable, notre histoire, alors j’aurais dû en mourir. L’instinct de survie a joué sa partie. J’ai appris à repenser le monde joyeusement sans toi. Je suis en colère parce qu’il m’a fallu renoncer au merveilleux de nous pour accepter notre fin. Je t’en veux de n’être qu’un homme, faillible et imparfait. Et je déteste t’avoir renvoyé la même chose chez moi.
Bon, mais voilà. Hier j’ai mangé un poulet au curry, chez les meufs, au quai d’Alger.  Y avait de la cardamome, dans le plat. Deux graines, dans mon assiette. J’ai pensé à toi, quand tu en croques une, quand ça se répand dans ta bouche, ce goût puissant qui s’étale partout, langue, palais, dents. J’ai pensé au plaisir que tu décris à chaque fois: la surprise, la puissance, l’intensité. Je les ai mises de côté pendant que je finissais mon assiette. Je voulais les garder parce que d’abord j’aime pas trop leur goût, moi, une fois éclatées, puis de toute façon je voulais pas me séparer du souvenir qu’elles m’offraient, une surprise d’une autre forme. J’ai souri. 
Alors voilà. Je t’ai trompé, oui. Je t’ai quitté. Je ne t’ai plus jamais donné de nouvelles. Je vois pas comment je ferais sans nous blesser encore plus fort, et, faut le reconnaitre, chacun de nous a reçu une belle dose de douleur, déjà. 
Pourtant t’existes. Et même quand t’es pas dans ma vie, t’es sublime, t’es vivant, t’es drôle. Et la vie, c’est mieux avec l’idée de toi en train de te recoiffer à la vitre d’une voiture, la vague de ta chevelure comme la plus parfaite imperfection. Ne me reste donc qu’à faire la paix avec les beaux souvenirs de nous. Trouver ça encore un peu dingue, et le sublime, et le dramatique de tout ça. Laisser venir à moi le beau, le sensible, abandonner la culpabilité de l’échec, j’ai fait de mon mieux, je crois, vraiment. Toi pareil. Et ça n’a pas été assez. Ou c’était trop. Pas facile de savoir. 
Peut-être, un jour, on sera suffisamment forts, sages, inconscients ou extraordinaires pour se regarder en tendresse et se saisir et se porter et s’aimer à nouveau, quelle que soit la forme.
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nuit-pourpre · 3 years
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Lohorie Valendrin [ep.09]
[Fantasy]
J’ai plus d’une vingtaine d’hivers, dont cinq passés avec les patrouilleurs Impériaux. Je suis assez cultivée, pour une fille née dans un lupanar. Je m’appelle Lohorie Valendrin.
J’écume l’Archipel du Cyan depuis presque un an. J’étais jusqu’à récemment au service d’un Commandeur. Je l’ai perdu en mer après un abordage et une tempête. J’ai survécu à deux embuscades, un naufrage, une hypothermie au fond d’un tonneau de bière, une sieste dans une fosse commune et une rixe de taverne, le tout avec une fracture au bras. Et j’ai survécu au feu des arcanes.
La fracture de mon bras couve encore sous une attelle robuste. J’ai des réminiscences. Le grincement de la charrue. Moi, ballottée sur une épaule jusqu’à un talus.
Une spatule en bois, un cataplasme. Une haleine de soupe aux champignons. Mon dos embrasse tendrement l’aspérité d’une pierre.
Le sol est dur et sauvage. Aucune paillasse. Une anfractuosité. Mes yeux plissent en regardant le jour blanc qui s’y engouffre.
Il fait tiède. Je suis seule là-dedans. Les braises froides répandent leur cendre humide jusqu’à mon nez. Je crois qu’il pleut dehors. Et la plaie maléfique, sur mes hanches, n’est plus qu’une tache imprécise, comme une impressionnante mais ancienne, très ancienne cicatrice. J’ai la sensation d’avoir été piétinée par un troupeau de centaures. Étrangement il y a là quelque chose d’agréable… Je suis reposée.
Mais je ne suis pas sereine. Je crois que l’idée me frappe pour la première fois de ma vie. Quelque chose pulse, à l’intérieur. Dans ma poitrine et dans ma tête. Quelque chose qui m’a maintenue en vie, et qui me réclame désormais sa dette. Quelque chose qui m’a toujours accompagnée et qui veut maintenant que je la reconnaisse et l’accepte.
Face aux coups et aux insultes, face à la peur permanente, j’ai toujours pensé qu’il y avait cette barrière de glace. J’étais à l’abri derrière elle. Inaccessible. Grâce à elle, je pouvais errer, en ne suivant que ma curiosité. Mais je n’errais pas : je fuyais. Je n’étais pas seule non plus. Ma colère m’accompagnait. Elle m’accompagne toujours.
Elle se faisait humble et discrète, ma colère. À quoi aurait-elle servi ? On ne pouvait me blesser, ni par les mots, ni par l’épée, ni par l’amour. C’est toujours le cas.
Mais ça n’a pas suffi. Et la colère est là. Elle attend à mon seuil. C’est une vieille amie gênante que je voudrais oublier. Qui me rappelle des choses. Les cauchemars, nuit après nuit, qu’elle m’a aidée à chasser. La terreur qu’elle m’a mise devant les yeux pour que je puisse l’affronter. Elle me rappelle aussi le déni, le rejet, l’abandon, l’ostracisme. Les trahisons, les violations et la haine pure. La façon dont les hommes me traitaient. La colère me rappelle que je ne pourrais jamais équilibrer les comptes. Il faut continuer. Survivre, se taire un peu, renoncer beaucoup, et choisir ses combats parmi les centaines qui devraient être menés.
Mais la colère réclame son dû. J’ai tenté de m’y soustraire. J’ai suivi le métier de mercenaire et embrassé les projets les plus inutilement périlleux pour ne pas avoir à y penser. Je n’y arriverai plus.
Le triangle poli, plus beau que jamais, sombre comme le vide et vide comme le Temps avant le Commencement… Il est à mes côtés. On l’a délicatement posé à côté des flammes, autour de sa ficelle. Je l’emporte, résolue, autour de mon cou.
Je glisse hors de la tanière. Mon corps est plus détendu que jamais, et mon esprit troublé. Plus que jamais, lui aussi. Ma vie a joint ses deux extrêmes. Toucher le fond tout en atteignant l’apogée, pour revenir à son vrai soi. Les philosophes de Cocybée avaient un mot pour cela : anaptôsis. Je l’ai accomplie. Je suis revenue à moi. Mais je ne crois pas que ce soit une bonne nouvelle.
La forêt de Sansonaïth est encore plus belle que dans les récits. D’une beauté effrayante.
Les épicéas craquent dans la brise, enracinés entre les failles et les éboulis du relief. Leur écorce a la douceur brune du silex, comme si on l’avait lustrée, ou que le temps avait fossilisé les troncs. Ils sont si hauts que les gouttelettes de bruine ne mouillent jamais le sol.
Les aiguilles font un bruit de cristaux de glace sous mes bottes. Un cri d’aigle retentit.
Je regarde autour de moi à la recherche d’une piste. La cavité est coiffée d’un buisson d’épines où poussent des baies rouge vif.
J’ai déjà vu ce buisson.
La fatigue crée souvent ces impressions. Une fantaisie de l’esprit épuisé, qui prend des sensations banales pour des souvenirs marquants. Je n’ai jamais cru aux explications prophétiques de ce phénomènes. La mémoire humaine est une artiste, pas une chroniqueuse. Comment je le sais ? Quand je pense à mon passé, l’agréable et le douloureux s’invertissent. Les narrations me semblent toujours tellement prisonnières de mon présent… Souvent je chéris les pires réminiscences, et je regrette les meilleures.
Je n’ai jamais vu ce buisson auparavant. Même si toutes les fibres de mon âme me le hurlent comme un pasteur fiévreux devant un parterre de bigotes.
Je me retourne. Une branche a cassé. Il y a quelqu’un, ou quelque chose, non loin de moi. Entre les arbres, je déambule. L’air vibre du son de quelques mouches. Il flotte une vague odeur de lisier, comme dans la fange d’une laie.
La pluie cesse après quelques instants. Un rais de soleil s’engouffre entre des rameaux d’épines. Dans une clairière détrempée, je hume l’odeur du sous-bois, devenue fruitée, estivale, presque.
Et un ruisseau fredonne à mes oreilles comme une harmonie de petites clochettes.
Une autre impression de déjà-vu. Cette fois j’y associe une autre idée fausse, plus précise : ça me rappelle la Mélusine. C’est la Mélusine. À l’été 139 ou 140, par une douce nuit.
Mais mes os sont gelés, et le zénith décline à peine. Je suis si différente d’alors que si je me rencontrais à l’époque, j’aurais besoin de longues discussions pour me reconnaître.
Des feuilles remuent, comme si un cerf ou un sanglier les avait arrachées sur sa route. Je fais volte-face, le poing serré. Je n’ai aucune arme.
Je ramasse une pierre saillante.
Je m’avance jusqu’au talus. Le bruit venait de derrière.
Le spectacle au-delà est à couper le souffle. Je trouve une combe, nichée dans un dévers perdu au fond de la forêt. Une énorme ruine s’y dresse. Elle est bouffée par les orties, et constituée de trois vieux bâtiments à colonnades, qui forment un hémicycle autour d’une cour déserte. Premier Empire. Presque deux millénaires.
Depuis combien de temps est-ce abandonné ? L’est-ce vraiment ? La végétation, au fil du temps, a donné aux restes de colonnes l’aspect de jeunes arbustes. Une dalle de pierre s’étend, vaguement surélevée entre les ailes du temple effondré.
On a entretenu cette dalle. C’est une mosaïque. Les siècles ont terni les couleurs. Il n’y a rien aux alentours. Mais je suis convaincue qu’on me suit.
Je ne reconnais pas le style du motif. Les tessons forment une toile indistincte et multicolore, qui oscille entre laideur et étrangeté. Mais un glyphe perce le centre. Argenté. Plus net que le reste. Symétrique, presque rond. Une sorte de carapace de tortue, en plusieurs parties. Un contour en hexagone, avec une sorte de rosace à trois pétales qui fleurit au milieu.
Je lève la tête. Je pense à inspirer. Et j’annonce dans la clairière :
C’est vous, qui m’avez sauvé la vie ? Montrez-vous, de grâce ! Je n’aime pas être suivie.
Les brindilles bruissent sous une botte, ou plutôt un pied nu. Une silhouette dans une robe carmin apparaît au détour d’un mur. Âgée. Glabre. Une petite casserole refroidit d’un mélange fumant d’herbes des bois au-dessus des braises, derrière elle. À côté du maigre feu de camp, des couvertures et un bardas sont affalés, traversés par le licol qui attache une mule placide à l’écorce d’un pin.
Son crâne nu est tacheté d’éruptions brunes, comme un vieux parchemin. Une bouche duveteuse pend, sous le champ de bataille pourpre de ses yeux. Elle ressemble à une vieille courtisane de Syphoride. À ma mère. Si elle était toujours en vie. Mais son visage n’est pas le sien. Et sa voix non plus. Elle est rauque et fatiguée. Elle n’a pas cette énergie désespérée que ma mère avait au plus funeste de son agonie. Elle est sereine.
Tu n’aimes pas être suivie ? C’est moi, pourtant, qui me sens traquée !
Ma langue maternelle. Ici, maintenant, ça sonne comme un dialecte lointain. Pourquoi diable…
Je vois à ton air que tu ne me reconnais pas, conclut mon hôte.
C’est que je ne m’attendais pas à ce que quelqu’un parle autre chose qu’un agrégat de jurons insulaires, dans le coin.
La silhouette rit.
Tu as développé un accent dans ta propre langue ! Tu dois être sur les routes depuis longtemps.
Pas seulement sur les routes…
Ton corps est marqué. Mais je me félicite néanmoins du résultat. Mon art a fait de toi la plus belle femme du monde !
Je… c’est gentil de m’avoir ramenée d’entre les morts, mais…
Lohorie, bon sang ! Je n’ai fait que rafistoler ce que j’avais modelé. Tu as changé depuis notre dernière rencontre. En bien. Tu es moins jolie. Plus bourrue. Plus athlétique. Plus déterminée.
Mon regard s’illumine en croisant le sien. Désemparée, je lâche ma pierre et sens le monde s’effondrer sur lui-même. Mes mots tremblent, mais parviennent à sortir.
C’est… vous ? Vous étiez au Pic des Saintes Ténèbres. L’enchanteresse !
À dire vrai, quand le charretier m’a amené ta dépouille mourante, j’étais au moins aussi décontenancée. Et puis j’ai remercié les Destins d’avoir tenu compte de notre pacte. Tu vas pouvoir régler ta dette, Lohorie.
Le fil me revient. Comme si sept années étaient devenues sept heures. Elle m’avait demandé de la rejoindre sur la demoiselle coiffée. Tout en haut de ce piton rocheux dont le bulbe dominait la plaine. Le vent mordant. Sa face burinée, une pagaille noir de jais qui chevauchait son crâne. Elle avait des boucles d’oreille scintillantes. De la pyrite. Je me revois essoufflée, au terme de l’ascension. Je la ressens me toucher l’épaule, relever mon menton et d’un bref coup d'œil, me détailler de bas en haut. Tu souffriras, m’avait-elle dit. Mais je te rendrai à toi-même. À celle que tu aurais dû être.
Je me réentends, lui demander, de ma voix sourde et caverneuse, combien son rituel me coûterait. Elle n’a pas répondu, ce soir-là.
Ce soir-là, elle m’a seulement conduite dans le boyau secret de la montagne, d’où je voyais la voûte par une faille rocheuse. Fixant une constellation dont je revois la forme de faucille, aujourd’hui encore. Je la fixais pour ne pas penser à ce qui m’arrivait. Je me souviens. Je suis nue. Rivée par une pesanteur terrible dans une flaque argileuse. L’odeur des herbes qui brûlent ma gorge, mon sang qui vibre et chatouille mes muscles. Frappée par la foudre alors que le temps est immobilisé. Une sensation entre l’orgasme et la mort. Un gouffre blanc qui m’aspire, qui gèle mes doigts. La sensation que mon foie éclate. Que mes poumons se décomposent. Que mes pores suent un liquide toxique. Et la peur suprême. Sans possibilité de fuir. Un esprit lucide coincé dans un corps en fièvre délirante.
Plusieurs cycles de jour et de nuit passèrent. Je ne me souviens ensuite que du grand vide qui les remplit. Ma mémoire est une page vierge, laissée en politesse entre deux chapitres du récit, comme si l’Ecclésia avait mis cette partie à l’index. On ne chronique pas de telles horreurs.
Je me frotte les yeux. J’inspire. Je reviens à la présence du sous-bois de Sansonaïth. Ma voix vacille jusqu’à l’enchanteresse qui m’a rendu la vie une seconde fois.
Vous m’avez relâchée. J’étais libre. Pourquoi ne pas m’avoir annoncé votre prix à la fin ?
Elle éclate de rire.
Pour qui me prends-tu ! Une rétameuse ? Je savais que si le sort le voulait, tu reviendrais à moi.
Par accident, pour le coup…
Et que ce jour-là, tu aurais enfin les moyens de t’en acquitter. J’ai un travail pour toi, Lohorie Valendrin.
Je rends toujours un service pour en rétribuer un autre, fis-je en soupirant. Mais je n’ai aucun moyen de quitter cette île de toute manière.
Tu en trouveras un. Grâce au trésor que tu portes en pendentif.
Je tâte le fragment, comme si je voulais m’assurer qu’elle ne l’avait pas escamoté. Elle se fend d’un rictus.
Ainsi tu connais sa valeur !
Marchande, oui.
Il n’en a aucune. Pour le moment.
Vous en savez quelque chose ? On m’a payé très cher pour le retrouver.
Et ton employeur est mort en mer, oui… Tu m’as déjà raconté toute l’histoire, quand tu étais fiévreuse et délirante. Je te parlerai peut-être de cette relique, quand nous nous reverrons.
Que dois-je faire ?
Oh ! Seulement assassiner un Archimage pour moi.
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otomeheroines · 4 years
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La Reine du Carnaval ☆ Fais ton choix avec le jeu du Roi!
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Yuma: … Vous savez… manger avec ces gars… sans parler dans le château de Karlheinz dans le Monde Démoniaque… peu importe comment on le regarde, c’est pas un peu bizarre?
Hmm!? C’est délicieux! Ce goût est vraiment bon!!
Reiji: Bon sang… Pourrais-tu s’il-te-plaît t’abstenir de parler la bouche pleine? C’est impoli.
Ayato: Hé, Reiji. Tu vas pas manger ce morceau de viande? Si tu le manges pas, donne-le-moi! … Hop-là!
*Ayato se penche pour voler le morceau de viande de Reiji*
Reiji: …!? Attends, Ayato!
Ayato: *mâche mâche* Hmm! Cette viande est vraiment délicieuse!
Kanato: … Ayato! Ne t’assois pas avec les jambes croisées sur ta chaise! Tu es dans mon chemin! Tu n’arrêtes pas de me frapper avec tes genoux …!
*Kanato pousse Ayato heurtant Laito aussi*
Laito: … Que―!? *tousse tousse* A-Ayato! Sérieusement… Regarde ce que tu as fait! À cause de toi, ma chemise est sale…
Ayato: Hein!? C’est parce que Kanato m’a poussé!
Kanato: Kh…! Alors tu me blâmes!?
Subaru: Tss… Aaarghh! Silence! Vous, les triplés, essayez d’être sage au moins quand on mange…!
*Subaru frappe son poing sur la table*
Azusa: …!
Kou: … Ah―! Hé! Subaru, ma fourchette et mon couteau sont tombés par terre à cause que tu as frappé sur la table…! Hein―? Ouaah…!?
Subaru: Quoi!? Élève pas ta voix comme ça… C’est si pire que ça―? Ah!
Azusa: Ça… Ça fait mal. Fufufu…
Kou: Attends… Azusa!? Est-ce que ça va…? Ta main saigne… Est-ce que tu t’es coupé accidentellement la main?
Azusa: Mmh. Mais… ça va. Ça fait mal, mais… Aah~. C’est… agréable… Nfufufu~.
Shu: … C’est quoi cette farce? Je suis dans un zoo ou quoi?
Ruki: Ha. Je suis entièrement d'accord. Et dire qu'ils ne peuvent même pas manger un seul repas proprement.
Reiji: … Je te signale que ça vaut aussi pour tes jeunes frères.
Ruki: Pardon. Nous n’avons pas reçu la meilleure éducation. Cependant, vous avez le titre de noblesse depuis votre naissance. Malgré cela, ce résultat… Heh.
Reiji: J'espère que tu t’en rends que ces mots insultent indirectement l’éducation de Père?
Ruki: D’après ce que j'ai entendu, vos mères respectives se sont vu confier de s’occuper de votre éducation, je me trompe?
Reiji: C’est…
Kou: Arrêtez, arrêtez! On n’en veut pas de ça aujourd’hui! … Écoutez, M-Neko-chan vous demande d’arrêter aussi!
*Yui hoche la tête*
Ayato: Hein!? S'entendre avec tout le monde!? Je me suis retenu et j'ai essayé de m’entendre avec les autres pendant tout ce temps. Tu vas encore te plaindre?
Laito: Exactement. ce n’est pas bien d’être avide, Bitch-chan! Garde ça lorsque tu es au lit avec moi, d'accord~? Nfu~!
Subaru: … Haah. Fais chier…
Shu: … De toute façon, arrêtez de faire des histoires. Asseyez-vous et mangez votre assiette. Après ça, il est censé se passer quelque chose concernant le Roi et la Reine du Carnaval. Haah… Je suis fatigué.
Kanato: Tu as dit quelque chose concernant le Roi et la Reine du Carnaval? Ce qui veut dire?
Shu: Aucune idée. Je viens de répéter le message que j'ai reçu du familier envoyé de Père.
Ruki: Je n’en ai pas entendu non plus.
Yuma: Hein? Il y en a encore autre chose? Ce banquet m’a déjà épuisé…
Kou: … Quoi qu’il en soit, M-Neko-chan est sûrement la Reine du Carnaval, non?
Ayato: On dirait que oui. Quelque chose ne va pas avec ça?
Kou: Hm… J’étais juste en train de me demander… Qui est le Roi du Carnaval, dans ce cas?
Ruki: Maintenant que tu le dis, tu as raison sur ce point. Si elle est Ève, alors nous avons dix Adam, y compris moi, rassemblés ici.
Reiji: Shu, est-ce que le familier de Père t’a dit qui était le Roi du Carnaval?
Shu: Non. Le Roi du carnaval… on m’a rien dit à propos de ça.
Ayato: Dans ce cas, si on réfléchit logiquement, ça doit être Ore-sama.
Kanato: Quoi? Pourquoi Ayato? Ça ne semble pas du tout raisonnable.
Subaru: … Hé. Est-ce que tu as entendu quelque chose à propos de ça?
*Yui secoue la tête*
Reiji: Bon sang… Toi non plus, hein?
Laito: Nfu~! Nous avons un problème! Il n’y a rien qu’on puisse faire alors pourquoi ne pas tous être les amoureux de Bitch-chan?
Azusa: Ce n’est pas… « amoureux »… c’est… « Roi du Carnaval »…
Laito: Mais ça veut dire essentiellement amoureux, non? Nfu~!
Ruki: Ne dis pas quelque chose d'aussi ordinaire qu’« amoureux »… Il ne peut y avoir qu'un seul Adam pour être avec Ève.
Shu: … Haah. N'importe qui fera l'affaire, décidez-vous. Hé, toi. Tu es la Reine, non? Dans ce cas, tu es la seule à pouvoir choisir le Roi. Fais vite. Tu sais mieux que quiconque que plus cette situation s'éternise, plus elle deviendra compliquée.
*Yui hésite*
Ayato: Hé, Chichinashi! Ça doit évidemment être moi! Pas besoin d'hésiter!
Kanato: Ayato…! Ce n’est pas bien de la menacer pour te choisir! Même si elle voulait vraiment me choisir, maintenant tu lui as rendu la tâche difficile.
*Yui secoue la tête*
Ruki: Ce n’est pas ça? Dans ce cas, dépêche-toi et choisis une seule personne. Je suis sûr que tu ne veux pas non plus qu’il y ait inutilement un bain de sang.
*Yui essaie de se décider*
Azusa: Ève… Il y a un problème…?
Subaru: … C’est pas vraiment quelque chose dont tu dois te casser la tête, non?
Kou: Tu crois? C’est pas plutôt normal pour elle de se sentir sous pression quand tout le monde la regarde avec ces yeux qui crient « choisis-moi! »…?
Laito: Nfu~! Alors pourquoi ne pas décider de façon juste et honnête avec le jeu du Roi?
Yuma: Hein? Le jeu du Roi?
Laito: Bitch-chan est la Reine, non? Elle donnera à nous, dix vampires essayant être le Roi, des ordres déraisonnables. Si la personne ne peut pas le faire, elle est éliminée.
Reiji: Donc, il faut vraiment qu’on décide avec le jeu du Roi?
Laito: Heeiiinn~? Nous voulons décider qui est le Roi, non? Dans ce cas, il faut que nous le fassions avec le jeu du Roi… Et puis, nous avons du temps avant l'arrivée du dessert, alors pourquoi ne pas le faire à ce moment-là? Pas vrai, Bitch-chan?
Yuma: J’ai vraiment un mauvais pressentiment…
Kou: C’est vrai… Surtout si c’est Laito qui le suggère…
Ruki: Cela dit, la personne qui jouera le Roi est Kachiku. Je suis sûr que ses ordres ne seront pas trop déraisonnables. Ce n'est pas grand chose.
Shu: Haah… Peu importe. Choisissez déjà.
Reiji: Eh bien, commençons par donner un numéro à tout le monde. J'ai le 1.
Subaru: Donc, j'ai le 2.
Laito: Numéro 3 pour moi~.
Yuma: J'ai le 4.
Azusa: Je vais me contenter du… 5.
Ruki: 6 pour moi.
Ayato: Alors je prendrai 7.
Kanato: J'ai le 8.
Kou: Je vais prendre le 9 alors~.
Shu: Je suis le dernier, hein?
Laito: Eh bien, notre chère Reine, veuillez donner vos ordres à vos serviteurs. Nfu~!
Ayato: C’est quoi ça, Laito? T’apprécies carrément ça.
Subaru: … D’ailleurs, ce serait pas son intention dès le début?
Laito: Parce queeee~! Vous devez profiter de ce genre de trucs ou vous manquez quelque chose. Nfu~!
Subaru: … Tss!
Reiji: Quant au tirage au sort, j'ai apporté ceci de la salle de jeux. Eh bien, vas-y et pioche les nombres de cette façon.
Ruki: Je vais le faire.
… Numéros 3 et 9.
Laito: Nfu~! Il semble que c’est Kou et moi.
Kou: Hm… Alors, qu’est-ce qu’on doit faire?
Reiji: Si nous devons attendre pour qu'elle décide chaque ordre, le Carnaval prendra fin. Alors, utilisons cette loterie(?) qui a été laissée dans la salle de jeux.
Bien, choisis une feuille de papier à ta guise.
Ruki: Tu sembles habitué à ce genre de choses.
Reiji: Vraiment? J’aimerais croire que j’étais tout simplement attentionné.
*Yui pioche le premier ordre*
Ruki: Kachiku, montre-le-moi.
Les numéros 3 et 9 doivent… faire de la gymnastique ensemble.
Laito: … Hein!?
Kou: De la gymnastique…!?
Laito: Heiin? Pourquoi la gymnastique avec Kou et moi!?
Shu: Heh. Dépêchez-vous et faites-le.
Laito: Hé, Reiji! Ce n’est pas du tout amusant…!
Reiji: Cela ne devrait pas avoir d’importance. Si vous ne le faites pas, vous êtes tous les deux éliminés. C'est tout.
Kou: Nnnh…
Laito: Hein? Mais la gymnastique… Rien me vient à l'esprit… Et puis, le faire avec un mec c’est un peu…
Kou: On dirait qu’on a pas le choix… Je vais utiliser la formation que j’ai apprise lors de l’émission de télévision le « Festival de Sports des idoles »… Laito! Tu es prêt?
Laito: Hein?
Kou: Je vais courir vers toi alors attrape-moi avec tes deux mains et jette-moi en l'air, d'accord? J'arrive…!
*Kou commence à courir vers Laito*
Laito: Heiin!? Attends… Une sec―!
*Crash*
Laito & Kou: Aaaaaah!? … Aïe.
Ruki: Un échec, hein?
Reiji: On dirait bien. Bon, éliminons les numéros 3 et 9.
Shu: Hé, attends.
Reiji: Qu’y a-t-il?
Shu: Ne me dis pas que les autres ordres seront également sur la gymnastique.
Reiji: Comment suis-je censé le savoir?
Shu: … Tss. J'ai un mauvais pressentiment.
Ruki: Allez, il reste encore huit personnes. Dépêche-toi et choisis les suivants.
Subaru: Hm? Numéros 1 et 2, donc… Reiji et moi?
Yuma: Ensuite, il reste à piocher l’ordre. Hé, Mesubuta, choisis-en un.
*Yui pioche le deuxième ordre*
Ruki: Qu'est-ce que nous avons ici?
« Dessine une forme de cœur en l'air avec tes fesses. »
Subaru: Quoi!?
Reiji: Il est hors de question que je fasse quelque chose d'aussi vulgaire.
Subaru: … Agh!
*Subaru se lève soudainement de sa chaise*
Yuma: Hein? Qu’est-ce qu’il y a, hikikomori? Tu es debout comme ça tout d'un coup… Tu vas vraiment le faire?
Subaru: Agh… M-Meeeerde… …! Je peux pas le faire après tout…!
*Crash*
Subaru: Hein…? Hé― … Ouaaaah!?
Reiji: Que―!? Subaru!?
Ayato: Wow… Il s'est carrément auto-détruit(?).
Kanato: Haah… Je suis sûr qu'il va bien. C'est un vampire, après tout.
Ayato: T’as raison. Et toi, Reiji? Tu vas le faire?
Reiji: Faire une telle chose… Bien sûr que non. C’est impossible que quelqu'un d'aussi fier que moi s’abaisse peu importe les circonstances.
Yuma: Eeettt un autre abandonne.
Reiji: … Agh. C'est dommage.
Ayato: Eh bien, c’est l’heure pour moi de me présenter? Hé, Chichinashi. Pioche déjà les numéros suivants.
Laito: Nfu~! Les prochains sont… Tiens, donne-les moi, Bitch-chan.
Reiji: Laito, tu t’es donc réveillé.
Laito: Kou a mal atterri et il est toujours inconscient.
… Oh! C'est les numéros 4 et 7. Yuma et Ayato.
Yuma: Allez, c’est parti! Dépêche-toi et pioche l’ordre.
*Yui pioche le prochain ordre*
Ayato: Hm? Qu'est-ce que c'est? Ça dit que les numéros 4 et 7 doivent jouer au… Pocky?
Kanato: Qu'est-ce que c'est? Le jeu du Pocky?
Ruki: C'est un jeu où les deux joueurs commencent à chaque extrémité d'une collation en forme de bâton couverte de chocolat et mangent vers le milieu jusqu'à ce qu'il n'en reste presque plus. C’est tout.
Ayato: Te fous pas de moi! Comme si je pouvais faire ça!
Yuma: … Arrête de te plaindre à chaque petite chose… C’est pas comme si on nous demandait d’embrasser l’autre. Ne fais pas d’histoires juste parce qu’on doit manger une collation de proches, c'est flippant.
Allez. Mmh.
*Yuma tient le Pocky entre ses dents et attend*
Ayato: … Argh.
Reiji: Yuma te jette un regard mauvais, je suppose que ces yeux disent « Qu'est-ce qui lui prend tant de temps? ».
Ayato: … Merde… Même si tu dis que c’est pas un baiser… t’en demandes trop!
*Ayato frappe Yuma*
Yuma: Mwah―!?
Ruki: Hé. Ce n’est pas contre les règles, ça?
Ayato: Tais-toi! Il y avait un visage dégoûtant près du mien alors je l'ai frappé, c'est tout.
Azusa: Yuma… Si seulement j'avais… pris ta place… n’est-ce pas?
Ruki: Hé, Yuma!
Azusa: Inutile… Il ne… se réveille pas…
Reiji: Bon sang… Avec ça, on dirait que les numéros 4 et 7 sont éliminés?
Ayato: Hé, minute! Pourquoi je suis éliminé aussi!?
Azusa: Tu l’as frappé et… au final… tu ne l’a pas fait… non?
Ayato: Je m’en fiche! Il s'est juste effondré et ne se réveillera pas!
Shu: … La ferme. Continuons. Hé, Reiji.
Reiji: S'il-te-plaît, ne me donne pas d’ordres! … Allez, s'il-te-plaît, pioche les prochains numéros.
Ruki: Les numéros 8 et 10, c’est-à-dire Kanato Sakamaki et Shu Sakamaki?
Shu: Kanato et moi?
Kanato: Fufu… Shu, hein? Cependant, je ne perdrai pas.
Shu: Je pense que ce n’est pas une question de gagner ou de perdre, mais… peu importe. Décide l’ordre.
*Yui pioche le troisième ordre*
Ayato: Chichinashi, je vais le lire pour toi. Voyons voir… Les numéros 8 et 10 doivent dévoiler leur passé sombre.
Kanato: Quoi!?
Shu: Dévoiler notre passé, hein? Eh bien… Nous sommes frères, après tout. Je sais plein de choses.
Kanato: Shu… Si tu en parles, tu sais ce qui va se passer, non?
Shu: Haha… Mais si je ne le dis pas, je perdrai, non?
Kanato: D-Dans ce cas… je vais parler! À propos de ça.
Shu: … « Ça »?
Kanato: …
Reiji: Kanato, vas-y et dis-nous-le. Je suis sûr que tout le monde t’attende pour t’entendre parler de la sombre histoire de Gokutsubushi*. Haha.
Shu: Kanato, Tu peux leur dire, mais en retour… Tu vois ce que je veux dire, non?
Kanato: …!
Shu: Je vais parler de ça à tout le monde sans problème. Même si tu es gêné, je n'aurai aucune pitié.
Kanato: Agh… C'est pas juste!!
Ruki: Hé, vous allez prendre encore combien de temps? À ce rythme-là, ça nous mènera nul part.
Kanato: … Je passe.
Shu: Hahaha… Alors, je passe aussi.
Azusa: Êtes-vous… sûr…?
Kanato: Je n’ai pas le choix…! Si Shu m'expose ici-même… je… je…
Shu: Eh bien, c’est comme ça. Kanato et moi abandonnons.
Ayato: … Vous savez, j’y pense depuis quelques temps que Shu est peut-être le plus grand salaud de nous tous.
Laito: Je suis d’accord…
Shu: Dites ce que vous voulez. Je vais faire une sieste. *Bâille*
Kanato: Agh… Pour moi… perdre comme ça! … Hé, Teddy? Nous nous vengerons un jour contre lui, d'accord…?
Reiji: Mais quel genre de secret connaît-il de toi? … Eh bien, est-ce que les prochains sont les derniers?
Ruki: Ceux qui restent sont… Azusa et moi, hein?
Laito: Nfu~! Ces deux-là me donnent un mauvais pressentiment.
Kou: Aah… Qu’est-ce que…? Mais qu’est-ce qui se passe en ce moment?
Ayato: … Oh? Tu es enfin réveillé?
Azusa: L’ordre final… sera entre Ruki et… moi.
Ruki: Eh bien, commençons. C'est un duel sérieux, Azusa.
Azusa: Pour… Ève… je ne… perdrai pas.
Reiji: Bon sang… Toi, choisis l’ordre final.
*Yui pioche l’ordre final*
Kou: Bien, M-Neko-chan~. Donne-le moi… Je vais lire ce qui est écrit… Hm… C’est quoi ça~? L’ordre de Ruki et Azusa est… Ça dit de jeter quelque chose qui est extrêmement précieux pour vous au feu.
Laito: Quelque chose de précieux? Hm… On dirait que l’ordre le plus simple a duré jusqu'à la fin.
Ayato: Hé, Ruki, Azusa, qu'est-ce qui est précieux pour vous?
Ruki: La… chose la plus précieuse à mes yeux?
Azusa: Hm…
Laito: Eh biieen~? Vous êtes tous les deux en train de fixer Bitch-chan avec des yeux si passionnés… Serait-ce possible… qu'elle soit ce qui est le plus précieux pour vous~? Nfu~!
Reiji: Vous deux, de quoi s’agit-il? Ne restez pas silencieux et répondez-nous.
Ruki: Jeter ce qui m’est… le plus précieux…? Je ne peux pas faire ça…!
Azusa: …
*Azusa marche en direction de Yui*
Ayato: Hein? Azusa, tu vas où? … Hé!
Azusa: Dis… Ève. Je pense que tu… le sais déjà, mais… pour moi… tu es plus précieuse que tout…
*Il saisit Yui*
Azusa: On m'a juste dit que… je devais me débarrasser de… ce qui m'est le plus précieux… Cependant, je… ne peux pas te sacrifier.
Laito: Hé, est-ce que c’est correct?
Reiji: Je ne sais pas, ne demande pas ça à moi.
Azusa: Mais… J'ai… réalisé… Hé? Tu aimes aussi… être blessée et… ressentir la douleur, non?
J'adore ça aussi… Cela dit… nous deux… nous nous ressemblons comme deux gouttes d’eau… Bref, cela signifie que nous sommes pareils… non?
Dans ce cas, si je… me débarrasse tout simplement de… moi-même… ce serait comme si je… me débarrassais de toi, non?
*Azusa sort un couteau*
Ruki: Hé! Azusa!
Azusa: Fufu… Avec ça… je serai le Roi du Carnaval… n’est-ce pas?
Ruki: Arrête!
Kou: A-Attends…! Azusa! Se poignarder en plein cœur est dangereux! Ayato! Dépêche-toi et retiens-le!
Ayato: Quoi? Pourquoi moi?
Kou: …Fais-le!
Ayato: …Merde! C’est quoi, ça!?
Azusa: Fufufufu… Hahaha…! Ève… Maintenant, je suis le… Roi, non?
Laito: Sérieusement, Azusa! Arrête ça― Ouah!?
*Azusa se débat*
Reiji: Bon sang… Kanato! Prends le couteau de sa main!
Kanato: … Pourquoi je― Ah! Hé… …! C'est dangereux!
*Azusa se débat encore*
Azusa: Haa… Haa… Pourquoi… Pourquoi tout le monde… essaie de… m’empêcher…!?
Laito: Azusa! Calme-toi!
Azusa: Haa… Pourquoi… essayez-vous de… m'arrêter? J’y étais… presque…!
Ayato: Arrête ça…! Ouah…!
*Les triplés essaient d'arrêter Azusa*
Ruki: Mon dieu… Au final, nous devons tous gérer ce problème avec Azusa.
Yuma: Aah… Merde… Je me sens encore étourdi…
Ruki: Yuma? Tu es réveillé? Tu vas bien?
Yuma: Ouais… Minute, qu'est-ce que ceux-là ensemble font contre Azusa?
Ruki: Qui sait… Si je devais expliquer ce qui se passe, je dirais qu’ils essaient d’empêcher Azusa de devenir le Roi du Carnaval.
Yuma: Hein?
Ruki: Hé, Kachiku. Tout ça est de ta faute pour ne pas avoir décider qui est le Roi du Carnaval.
Yuma: Bon sang… Exactement.
Subaru: Agh… je… suis tout à fait d'accord…
Ruki: Subaru Sakamaki. Alors tu es réveillé?
Subaru: Hein!? Pourquoi t’as l’air si calme!? Ce gars-là n’est pas l’un des vôtres!? Arrête-le aussi!
Shu: … Silence. Ça n’a pas d’importance. Déjà, essayez de régler ça. Hé, toi. Dépêche-toi. Si tu ne peux toujours pas choisir une seule personne… tu sais ce qui va se passer, n'est-ce pas?
- FIN -
*Bon à rien
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Text
Souvenir déterminant
René Daumal
Le fait est impossible à raconter. J’ai souvent essayé de le dire, depuis près de 18 ans qu’il s’est produit. je voudrais, une bonne fois, épuiser toutes mes ressources de langage à en rapporter du moins les circonstances externes et internes. Ce fait, c’est une certitude, acquise par accident dans ma seizième ou dix-septième année, et dont le souvenir a orienté le meilleur de moi vers la recherche des moyens de la retrouver durablement.
Mes souvenirs d’enfance et d’adolescence sont jalonnés d’une série de tentatives pour faire l’expérience de l’au-delà, et cette suite d’essais, faits au petit bonheur, me conduisit à l’expérience fondamentale dont je parle. Vers l’âge de six ans, aucune croyance religieuse ne m’ayant été inculquée, le problème de la mort se présenta à moi dans toute sa nudité. Je passais des nuits atroces, griffé au ventre et pris à la gorge par l’angoisse du néant, du «plus rien du tout». Vers onze ans, une nuit, relâchant tout mon corps, j’apaisai la terreur et la révolte de mon organisme devant l’inconnu, et un sentiment nouveau naquit en moi, espérance et avant-goût d’un impérissable. Mais je voulais plus, je voulais une certitude. A quinze ou seize ans, je commençai mes recherches expérimentales, sans direction et un peu au hasard. Ne trouvant pas le moyen d’expérimenter directement sur la mort - sur ma mort - j’essayai d’étudier mon sommeil, supposant une analogie entre celui-ci et celle-là. Je tentai, par divers procédés, d’entrer éveillé dans l’état de sommeil. L’entreprise est moins rigoureusement absurde qu’elle ne semble, mais elle est périlleuse à divers égards. Je ne pus la poursuivre bien loin; la nature me donna quelques sérieux avertissements sur les dangers que je courais. Un jour, je décidai pourtant d’affronter le problème de la mort elle-même; je mettrais mon corps dans un état aussi voisin que possible de la mort physiologique, mais en employant toute mon attention à rester éveillé et à enregistrer tout ce qui se présenterait à moi. J’avais sous la main du tétrachlorure de carbone, dont je me servais pour tuer les coléoptères que je collectionnais. Sachant que ce produit est, chimiquement, de la même série que le chloroforme - plus toxique que lui - je pensai pouvoir en régler l’action d’une façon assez commode : au moment où la syncope se produirait, ma main retomberait avec le mouchoir que j’aurais maintenu sous mes narines imbibé du liquide volatil. Par la suite, je répétai l’expérience en présence de camarades, qui auraient pu me porter secours au besoin. Le résultat fut toujours exactement le même, c’est-à-dire qu’il dépassa et bouleversa mon attente en faisant éclater les limites du possible et en me jetant brutalement dans un autre monde.
Il y avait d’abord les phénomènes ordinaires de l’asphyxie battements des artères, bourdonnements, bruit de pompe dans les tempes, retentissement douloureux du moindre son extérieur, papillonnements de lumière; puis sentiment que cela devient sérieux, que c’est fini de jouer, et rapide récapitulation de ma vie jusqu’à ce jour. S’il y avait une légère angoisse, elle n’était pas distincte d’un malaise corporel dont mon intellect restait tout à fait libre, et celui-ci se répétait à lui-même : attention, ne t’endors pas, c’est le moment de tenir l’oeil ouvert. Les phosphènes qui dansaient devant mes yeux couvraient bientôt tout l’espace, qu’emplissait le bruit de mon sang; bruit et lumière emplissaient le monde et ne faisaient qu’un rythme. A ce moment-là, je n’avais déjà plus l’usage de la parole, et même de la parole intérieure; la pensée était beaucoup trop rapide pour traîner des mots avec elle. Je notais, en un éclair, que j’avais toujours le contrôle de la main qui tenait le tampon, que je percevais toujours correctement le lieu où était mon corps, que j’entendais les paroles prononcées près de moi, que j’en percevais le sens - mais objets, mots et sens des mots n’avaient soudain plus de signification; il en était comme de ces mots que l’on a répétés longtemps, et qui semblent morts et étranges dans la bouche : on sait encore ce que signifie le mot « table », on pourrait l’employer correctement, mais il n’évoque plus du tout son objet. Donc, tout ce qui, dans mon état ordinaire, était pour moi «le monde » était toujours là, mais comme si brusquement on l’avait vidé de sa substance; ce n’était plus qu’une fantasmagorie à la fois vide, absurde, précise et nécessaire. Et ce « monde » apparaissait ainsi dans son irréalité parce que brusquement j’étais entré dans un autre monde, intensément plus réel, un monde instantané, éternel, un brasier ardent de réalité et d’évidence dans lequel j’étais jeté tourbillonnant comme un papillon dans la flamme. A ce moment, c’est la certitude, et c’est ici que la parole doit se contenter de tourner autour du fait.
Certitude de quoi ? - Les mots sont lourds, les mots sont lents, les mots sont trop mous ou trop rigides. Avec ces pauvres mots, je ne puis émettre que des’propositions imprécises, alors que ma certitude est pour moi l’archétype de la précision. Tout ce qui, de cette expérience, reste pensable et formulable dans mon état ordinaire, c’est ceci - mais j’en donnerais ma tête à couper : j’ai la certitude de l’existence d’autre chose, d’un au-delà, d’un autre monde ou d’une autre sorte de connaissance ; et, à ce moment-là, je connaissais directement, j’éprouvais cet au-delà dans sa réalité même. Il est important de répéter que, dans ce nouvel état, je percevais et comprenais très bien l’état ordinaire, celui-ci étant contenu dans celui-là, comme la veille comprend les rêves, et non inversement; cette relation irréversible prouve la supériorité [dans l’échelle de la réalité, ou de la conscience] du second état sur le premier. je pensais nettement : tout à l’heure je serai revenu à ce qu’on appelle « l’état normal », et peut-être le souvenir de cette épouvantable révélation s’assombrira, mais c’est en ce moment que je vois la vérité. je pensais cela sans mots, et en accompagnement d’une pensée supérieure qui me traversait, qui se pensait pour ainsi dire dans ma substance même avec une vitesse tendant à l’instantané. J’étais pris au piège, de toute éternité, précipité vers un anéantissement toujours imminent avec une vitesse accélérée, à travers le mécanisme terrifiant de la Loi qui me niait. « C’est cela ! c’est donc cela ! » - tel était le cri de ma pensée. je devais, sous peine du pire, suivre le mouvement; c’était un effort terrible et toujours plus difficile, mais j’étais forcé de faire cet effort; jusqu’au moment où, lâchant prise, je tombais sans doute dans un très bref état de syncope; ma main lâchait le tampon, j’aspirais de l’air, et je demeurais, pour le restant de la journée, ahuri, abruti, avec un violent mal de tête.
Je vais maintenant tenter de cerner la certitude indicible au moyen d’images et de concepts. Il faut comprendre d’abord que, par rapport à notre pensée ordinaire, cette certitude est à un degré supérieur de signification. Nous sommes accoutumés à nous servir d’images pour signifier des concepts; ainsi, l’image d’un cercle pour signifier le concept de cercle. Ici, le concept lui-même n’est plus le terme final, la chose à signifier; le concept - l’idée au sens ordinaire du mot - est lui-même un signe de quelque chose de supérieur. je rappelle qu’au moment où la certitude se révélait, mes mécanismes intellectuels ordinaires continuaient à fonctionner : des images se formaient, des concepts et des jugements se pensaient, mais sans avoir à s’encombrer de mots, ce qui donnait à ce processus la vitesse et la simultanéité qu’ils ont souvent dans des moments de grands dangers, comme au cours d’une chute en montagne, par exemple.
Les images et concepts que je vais décrire étaient donc présents au moment de l’expérience, à un niveau de réalité intermédiaire entre l’apparence du « monde extérieur » quotidien et la certitude elle-même. Cependant, certaines de ces images et certains de ces concepts résultent d’une affabulation ultérieure, due à ce que, dès que je voulus raconter l’expérience, et d’abord à moi-même, je fus obligé d’employer des mots, donc de développer certains aspects implicites des images et concepts.
Je commencerai par les images, bien qu’images et concepts fussent simultanés. Elles sont visuelles et sonores. Les premières se présentaient comme un voile de phosphènes plus réel que « le monde » de l’état ordinaire, que je pouvais toujours percevoir au travers. Un cercle mi-partie rouge et noir inscrit dans un triangle mi-partie de même, le demi-cercle rouge étant dans le demi-triangle noir et inversement; et l’espace entier était divisé indéfiniment ainsi en cercles et triangles inscrits les uns dans les autres, s’agençant et se mouvant, et devenant les uns les autres d’une manière géométriquement impossible, c’est-à-dire non représentables dans l’état ordinaire. Un son accompagnait ce mouvement lumineux, et je m’apercevais soudain que c’était moi qui produisais ce son; j’étais presque ce son lui-même, j’entretenais mon existence en émettant ce son. Ce son s’exprimait par une formule que je devais répéter de plus en plus vite, pour « suivre le mouvement »; cette formule [je raconte les faits sans essayer de déguiser leur absurdité] se prononçait à peu près : « Tem gwef tem gwef dr rr rr » avec un accent tonique sur le deuxième « gwef », et la dernière syllabe se confondant avec la première donnait une impulsion perpétuelle au rythme, qui était, je le répète, celui de ma propre existence. Je savais que, dès que cela irait trop vite pour que je puisse suivre, la chose innommable et épouvantable se produirait. Elle était en effet toujours infiniment près de se réaliser, et, à la limite... je ne puis rien en dire de plus. Quant aux concepts, ils tournent autour d’une idée centrale d’identité: tout revient au même à tout instant; et ils s’expriment par des schémas spaciaux, temporels, numériques - schémas présents au moment même, mais dont la discrimination en ces diverses catégories et l’expression verbale sont, bien entendu, postérieures.
L’espace où avaient lieu les représentations n’était pas euclidien, car c’est un espace tel que toute extension indéfinie à partir d’un point de départ revient à ce point de départ; je crois que c’est cela que les mathématiciens appellent un « espace courbe ». Projeté sur un plan euclidien, le mouvement peut se décrire ainsi : soit un cercle immense dont la circonférence est rejetée à l’infini, parfait, pur et homogène - sauf un point : mais de ce fait ce point s’élargit en un cercle qui croît indéfiniment, rejette sa circonférence à l’infini et se confond avec le cercle originel, parfait, pur et homogène - sauf un point, qui s’élargit en un cercle... et ainsi de suite, perpétuellement, et à vrai dire instantanément, car c’est à chaque instant que la circonférence rejetée à l’infini réapparaît simultanément comme point ; non pas un point central, ce serait trop beau : mais un point excentrique, qui représente à la fois le néant de mon existence et le déséquilibre que cette existence, par sa particularité, introduit dans le cercle immense du Tout, qui à chaque instant m’annule en reconquérant son intégrité [qu’il n’a jamais perdue : c’est moi qui suis toujours perdu].
Sous le rapport du temps, c’est un schéma parfaitement analogue, et ce mouvement de retour à son origine d’une expansion indéfinie s’entend comme durée [une durée « courbe »] aussi bien que comme espace : le dernier moment est perpétuellement identique ’ au premier, tout cela vibre simultanément dans l’instant, et c’est seulement par nécessité de représenter les choses dans notre « temps » ordinaire que je dois parler d’une répétition indéfinie : cela que je vois, je l’ai toujours vu, je le verrai toujours, encore et encore, tout recommence identiquement à chaque instant - comme si, mon existence particulière et rigoureusement nulle était, dans la substance homogène de l’Immobile, la cause d’une prolifération cancéreuse de moments.
Sous le rapport du nombre, de même, la multiplication indéfinie des points, des cercles, des triangles, aboutit instantanément à l’Unité régénérée, parfaite sauf moi, et ce sauf moi déséquilibrant l’unité du Tout engendre une multiplication indéfinie et instantanée qui va immédiatement se confondre, à la limite, avec l’unité régénérée, parfaite sauf moi,... et tout recommence - toujours sur place et en un instant, sans que le Tout soit réellement altéré.
Je serais conduit aux mêmes expressions absurdes si je continuais ainsi à essayer d’enfermer la certitude dans la série des catégories logiques-, sous la catégorie de causalité, par exemple, la cause et l’effet s’enveloppent et se développent à chaque instant, passant l’une dans l’autre à cause du déséquilibre que produit dans leur identité substantielle le vide, le trou infinitésimal que je suis.
J’en ai assez dit pour que l’on comprenne que la certitude dont je parle est à la fois mathématique, expérimentale et émotionnelle; mathématique - ou plutôt mathématico-logique - on peut saisir cela indirectement, par la description conceptuelle que je viens de tenter, et qui peut se résumer abstraitement ainsi : identité de l’existence et de la non-existence du fini dans l’infini; expérimentale, non seulement parce qu’elle est fondée sur une vision directe [ce qui serait observation et non forcément expérience], non seulement parce que l’expérience peut être refaite à tout moment, mais parce qu’elle était éprouvée à chaque instant par ma lutte pour « suivre le mouvement » qui m’annulait, en répétant la formule par laquelle je me prononçais moi-même; émotionnelle, parce que dans tout cela - et c’est là le centre de l’expérience - c’est de moi qu’il s’agit : je voyais mon néant face à face, ou plutôt mon anéantissement perpétuel dans chaque instant, anéantissement total mais non absolu : les mathématiciens me comprendront si je dis « asymptotique ».
J’insiste sur ce triple caractère de la certitude afin de prévenir, chez le lecteur, trois sortes d’incompréhension. Premièrement, je veux éviter à des esprits vagues l’illusion de me comprendre alors qu’ils n’auraient, pour répondre à ma certitude mathématique, que de vagues sentiments de mystère, d’au-delà, etc. Deuxièmement, je veux empêcher les psychologues, et spécialement les psychiatres, de prendre mon témoignage non comme un témoignage mais comme une manifestation psychique intéressante à étudier et explicable par ce qu’ils croient être leur « science psychologique », et c’est pour rendre vaines leurs tentatives que j’ai insisté sur le caractère expérimental [et non simplement introspectif] de ma certitude; enfin, le coeur même de cette certitude, le cri : « c’est moi cela : c’est de moi qu’il s’agit » - ce cri doit effrayer les curieux qui voudraient, d’une façon ou d’une autre, faire la même expérience; je les avertis que c’est une expérience terrible, et s’ils veulent des précisions sur ses dangers, ils peuvent me les demander en privé; je ne parle pas des dangers physiologiques [qui sont très grands], car si, moyennant l’acceptation de graves maladies ou infirmités, ou d’une abréviation très sensible de la durée de la vie physique, on pouvait acquérir une certitude, ce ne serait pas payer trop cher ; je ne parle pas seulement non plus du risque très réel de folie ou d’abrutissement définitif, auquel je n’ai échappé que par une chance extraordinaire dont je ne puis parler par écrit. Le danger est bien plus grave, et l’histoire de la femme de Barbe-Bleue l’illustre bien : elle ouvre la porte du cabinet défendu, et le spectacle d’horreur qui la frappe la marquera comme au fer rouge au plus profond d’elle-même. Après la première expérience, d’ailleurs, je passai plusieurs jours dans un état de « décollement » de ce qu’on appelle d’ordinaire le « réel »; tout me paraissait une absurde fantasmagorie, aucune logique ne pouvait plus me convaincre de quoi que ce fût, j’étais prêt à suivre, comme une feuille au vent, n’importe quelle impulsion extérieure ou intérieure, et cela faillit m’entraîner à des « actes » [si l’on peut dire] irréparables - rien n’ayant plus d’importance pour moi. * * * Je répétai plusieurs fois l’expérience, toujours avec exactement le même résultat; ou plutôt c’était toujours le même moment, le même instant que je retrouvais, coexistant éternellement au déroulement illusoire de ma durée. Ayant vu le danger, cependant, je cessai de renouveler l’épreuve. Un jour pourtant, plusieurs années après, je fus, pour une petite intervention chirurgicale, anesthésié au protoxyde d’azote; ce fut exactement la même chose, le même instant unique que je retrouvai - cette fois, il est vrai, jusqu’à la syncope totale. * * *
Ma certitude n’avait certes pas besoin de confirmations extérieures, mais bien plutôt c’est elle qui m’éclaira soudain le sens de toutes sortes de récits que d’autres hommes ont tenté de faire de la même révélation. En effet, je sus bientôt que je n’étais pas le seul, que je n’étais pas un cas isolé et pathologique dans le cosmos. D’abord, plusieurs de mes camarades essayèrent de faire la même expérience. Pour la plupart, il ne se passa rien, sauf les phénomènes ordinaires qui précèdent la narcose. Deux d’entre eux allèrent un peu plus loin, mais ne rapportèrent de leur escapade que les images assez vagues d’un profond ahurissement; l’un disait que c’était comme les affiches de réclame pour un certain apéritif, où deux garçons de café portent des bouteilles sur les étiquettes desquelles deux garçons de café portent des bouteilles sur les étiquettes desquelles.... et l’autre, creusant douloureusement sa mémoire, essayait de m’expliquer : « Ixian ,ixian, i..., Ixian, ixian , i... », ce qui traduisait évidemment dans sa langue mon « Tem gwef tem gwef dr rr rr... ». Mais un troisième connut exactement la même réalité que moi, et il ne nous fallut qu’un regard échangé pour savoir que nous avions vu la même chose, c’était Roger Gilbert-Lecomte, avec qui je devais diriger la revue «Le Grand Jeu », dont le ton de conviction profonde n’était que le reflet de notre certitude commune ; et je suis persuadé que cette expérience détermina sa vie comme elle détermina la mienne, bien que dans un sens différent.
Et peu à peu je découvris dans mes lectures des témoignages de la même expérience, car j’avais eu la clef de ces récits et de ces descriptions dont je ne pouvais, auparavant, soupçonner le rapport avec une même et unique réalité. William James parle de la chose. O. V. de L. Milosz, dans son Épître à Storge, en fait un récit qui me bouleversa par les termes qu’il emploie, et que je retrouvais dans ma bouche. Le fameux cercle dont parla un moine du moyen âge, et que vit Pascal [mais qui le vit et qui en parla le premier ?] cessa d’être pour moi une froide allégorie, mais je sus qu’il était une vision dévorante de ce que j’avais vu aussi. Et, par delà tous ces témoignages humains, plus ou moins complets [il n’est guère de vrai poète chez qui je n’en retrouvais au moins un fragment], les confessions des grands mystiques, et, par delà encore, certains textes sacrés de diverses religions, m’apportaient l’affirmation de la même réalité, parfois sous sa forme terrifiante, lorsqu’elle est perçue par un individu limité, qui ne s’est pas rendu capable de la percevoir, qui, comme moi, a essayé de regarder l’infini par le trou de la serrure et s’est trouvé devant l’armoire de Barbe-Bleue, parfois sous la forme paisible, pleinement heureuse et intensément lumineuse qui est la vision des êtres qui se sont réellement transformés et peuvent la voir, cette Réalité, face à face, sans en être détruits. je pense, par exemple, à la révélation de l’Être divin dans la Bhagavad-Gîtâ, aux visions d’Ézéchiel et de saint Jean à Patmos, à certaines descriptions du livre des morts tibétain « Bardo Thô Dol », à un passage du Lankâvatâra-Sûtra... * * *
N’étant pas devenu fou tout de suite définitivement, je me mis peu à peu à philosopher sur le souvenir de cette expérience. Et j’aurais sombré dans ma propre philosophie si, au bon moment quelqu’un ne s’était trouvé sur ma route pour me dire : Voici, il y a une porte ouverte, étroite et d’accès dur, mais une porte, et c’est la seule pour toi.
– Passy [Haute-Savoie] mai 1943
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Birdie
Odessa entraîne et encadre son fils Jonas, un golfeur professionnel de 11 ans, qui participe au championnat de golf junior le plus prestigieux au monde.
La nouvelle est disponible en PDF, avec une mise en page plus agréable, en cliquant ici. N’hésitez pas à me dire ce que vous en pensez si vous prenez le temps de la lire, j’espère qu’elle vous plaira !
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BIRDIE
30 juillet 2019
La première chose que fait Odessa Rieux en entrant dans le hall du Carolina Hotel, suivie de très près par son fils Jonas Rieux, est de foncer s’excuser. Elle l’avait déjà fait le matin même, par téléphone, dès qu’elle avait su que leur avion partirait très en retard de l’aéroport Charles de Gaulle, mais elle estime - probablement à raison - qu’aller s’excuser est la première chose à faire quand on se présente en retard au championnat de golf junior le plus prestigieux au monde.
Par chance, l’US Kids Golf World Championship de Pinehurst, Caroline du Nord, est si prestigieux que ses deux milliers de participants sont tenus de se présenter avec une journée d’avance, nécessaire à leur enregistrement et à l’organisation des trois jours de la compétition, qui ne commence que le surlendemain. Jonas Rieux n’a donc pas raté grand chose, et les excuses de sa mère sont simplement d’usage.
Ils sont mis au courant des données administratives les concernant, notamment l’horaire à laquelle Jonas est attendu sur le parcours : ils n’avaient pas pu se permettre de demander l’heure de début de jeu qu’ils désiraient - rapport à leur retard - et s’étaient donc attendus à donc à devoir se lever aux aurores, mais, par chance, un certain nombre de jeunes joueurs chinois, japonnais, australiens et néo-zélandais s’étaient qualifiés pour cette édition 2019 et avaient choisi les créneaux les plus matinaux - rapport au décalage horaire -, laissant Jonas et Odessa s’en tirer avec un début de jeu à 08h00. Ils s’accordent sur le fait que ça aurait pu être pire.
Ils se rendent au restaurant de l’hôtel, où quelques retardataires finissent de dîner, et s’asseyent seuls à une table. Jonas se nourrit de patates douces, de thon vapeur, de haricots verts, puis de fromage blanc agrémenté de muesli, un repas strictement étudié pour un golfeur de son niveau, et strictement dispensé par des parents s’efforçant de faire respecter à leurs progénitures prodiges un vaste Système de l’excellence.
Odessa s’inquiète. Jonas n’aura pas fini de manger avant 22h00. Or, le début de la compétition, à 08h00 le surlendemain, supposera un réveil à 05h15 (non négociable), le temps que Jonas prenne un petit-déjeuner riche en fibres et en protéines, s’échauffe, s’entraîne, et se rende au trou no. 11 du circuit no. 5 de Pinehurst avec un confortable quart d’heure d’avance. Ce soir, après manger, Jonas devra s’entraîner sur son green portatif, avant de se relaxer en lisant une trentaine de minutes, puis prendre un cachet de mélatonine d’intensité moyenne, peut-être un deuxième si nécessaire, pour s’endormir malgré le décalage horaire. Avec les neuf heures de sommeil dont un enfant de onze ans a normalement besoin, il ne serait pas debout avant huit heures le lendemain, ce qui est bien sûr inenvisageable, étant donné qu’il devra se lever à 05h15 (non négociable) le surlendemain. Il est pourtant hors de question de trop écourter son sommeil cette nuit, d’abord parce que (1) se réveiller trop tôt après avoir pris de la mélatonine garantit un réveil groggy et une faible attention pendant plusieurs heures - et Odessa refuse de donner à son fils de la Ritaline, de l’Aderrall, ou toute autre substance médicamenteuse visant à chimiquement accroître sa concentration -, et ensuite car (2) la journée de reconnaissance, qui précède la compétition à proprement parler, est une fondation essentielle sur laquelle reposent les trois jours de performance sportive professionnelle qui suivent. Son seul choix est de ne laisser Jonas dormir que sept heures trente cette nuit (s’assurant un lever à 07h00 le lendemain en comptant trente minutes d’endormissement), et de faire en sorte qu’il passe une journée assez épuisante pour s’endormir tôt.
Odessa se dit qu’elle réfléchit beaucoup. Sûrement trop, car Jonas est d’une nonchalance polie depuis quelques mois, et n’a jamais eu le moindre problème pour s’endormir. Oui, elle réfléchit trop. C’est une habitude qu’elle a gardée du temps où Jonas était un joueur énergique et téméraire.
 ***
 « Je t’en donne un maintenant, c’est pour le décalage horaire. Si jamais tu dors toujours pas quand l’Alarme sonne, je t’en donnerai un deuxième, d’accord ? »
Jonas avait mis le cachet de mélatonine dans sa bouche, bu une gorgée d’eau, et s’était couché. Odessa avait programmé un compte à rebours de trente minutes sur son téléphone : l’Alarme. Tous les soirs, Jonas se couche, et s’il entend la très faible sonnerie qu’émet le téléphone trente minutes plus tard, il doit avertir sa mère. Celle-ci décide alors, selon la flexibilité de l’emploi du temps du lendemain matin, si le réveil de Jonas est reporté de trente minutes ou s’il doit s’endormir au plus vite en prenant un cachet de mélatonine (ou un deuxième).
Ce soir, dans l’élégante chambre 341 du Carolina Hotel - moquette foncée, murs à la tapisserie beige argile, vastes têtes de lit en bois sombre surplombant une literie bleu ciel qui s’accorde à l’ensemble d’une manière inattendue, rideaux à motifs géométriques noirs sur fond gris 40% qui occultent parfaitement la lumière entrante (un détail soigneusement anticipé, étant donné que la chambre est orientée plein Est), une élégante table en verre entourée de chaises contemporaines ou peut-être d’avant-garde au sujet desquelles les amateurs de design d’intérieur trouveraient probablement maintes choses à dire -, Odessa lit paisiblement à la lumière de sa liseuse directionnelle, et Jonas ne bouge pas. Bientôt, l’Alarme sonne sans qu’il n’ait la moindre réaction. Odessa éteint la lumière et, sentant sûrement poindre une insomnie induite par le changement de fuseau horaire, elle sort de la chambre à pas feutrés.
Jonas sait tout ça car le cachet attend paisiblement sous sa langue.
Depuis quelques mois, il a pris l’habitude de s’endormir environ une heure après s’être couché, sans que sa mère ne le sache. Il ne fait rien de particulier pendant cette heure, à part profiter de la sensation exaltante qu’il ressent en défiant secrètement le Système.
Jonas n’a jamais détesté le Système et L’a toujours suivi à la lettre sans y être contraint le moins du monde. Le Système avait été construit autour de son talent pour garantir son bonheur à long terme, et avait parfaitement fonctionné pendant plusieurs années.
Mais, aujourd’hui, Jonas a conscience du Système. Il ne Le considère pas comme une prison, mais plutôt comme une histoire à la logique implacable, une fiction aussi complexe que dérisoire, perpétuellement écrite pour et malgré lui, le limitant à un rôle de personnage simplement chargé de remplir son rôle de personnage.
Chaque soir, quand il refuse de se plier totalement au Système, il a l’impression de quitter les pages de cette histoire ; en un mot : de disparaître.
 ***
 27 décembre 2007
La musique que joue le quartet de cordes se propage uniformément grâce à l’excellente acoustique d’une salle de concert justement réputée pour son excellence acoustique. La célébrité relative du quartet tient d’ailleurs au fait que c’est toujours ainsi que semble se propager leur musique, même dans une salle où l’acoustique est loin d’être excellente. Les sons émis par les deux violons, l’alto et le violoncelle ravissent actuellement les centaines de spectateurs assis devant eux, parmi lesquels Odessa Chilemme, attentive à la moindre vibration sonore de l’air. La setlist du concert est un mélange de compositions originales et de morceaux classiques choisis. Un critique écrira le lendemain que la seule chose qu’on pourrait reprocher aux musiciens, si vraiment il fallait leur reprocher quelque chose, est leur recherche de la virtuosité en toutes circonstances, alors que leur interprétation gagnerait par moments à paraître plus vulnérable (sic).
Odessa Chilemme est diplômée en musicologie, spécialisée en interprétation et en métiers de la musique. Elle a un talent naturel pour le violoncelle ; quand elle était plus jeune, certains parlaient même d’un don. Elle en est parfaitement consciente et en tire une certaine prétention, si bien qu’une de ses plus grandes peurs est que cette prétention éclate au grand jour. Elle ne vit toujours pas de son talent, mais ça ne saurait tarder. C’est simplement que, contrairement à la plupart de ses anciens camarades, elle refuse de s’abaisser à animer des mariages ou à enregistrer pour des albums de pop, de rap, ou de variété : soit elle joue pour montrer son talent au monde, soit elle ne joue pas.
Odessa Chilemme travaille dans un McDonald’s et n’a pas touché à son violoncelle depuis plusieurs mois.
Un morceau se termine et tout le monde applaudit. Les quatre musiciens sourient et inclinent doucement la tête. Le premier violoniste s’approche de son microphone et annonce : « Pour clôturer cette soirée, nous allons interpréter l’une de nos compositions préférées. Il s’agit du Quartet pour Cordes No. 15 en D mineur, signé Wolfgang Amadeus Mozart.
- Vous voyez qui c’est ? » ajoute le second violoniste, déclenchant quelques rires polis dans l’assemblée.
Ils se remettent en position et, une fois le calme revenu, commencent à jouer avec une timidité feinte.
« Eh, mais ça serait pas... » commence Maxime Rieux en se tournant vers la femme qu’il compte bientôt demander en mariage.
Il ne finit pas sa phrase car Odessa fixe les musiciens avec une expression grave, les yeux écarquillés, immobile. Des larmes s’accumulent le long de ses paupières inférieures et elles débordent bientôt. Elle se lève brusquement.
« Laisse-moi passer » dit-elle d’un ton si froid que Maxime comprend qu’elle ne veut pas être suivie. Il la regarde parcourir difficilement la longue rangée de sièges, en s’excusant auprès de ceux qu’elle dérange, jusqu’à ce qu’elle sorte de la salle. Il ne comprend pas ce qu’il se passe.
Odessa traverse rapidement le large couloir, avec une démarche hallucinée, sans vraiment accorder d’attention au monde qui l’entoure. Elle ouvre la porte des toilettes pour femmes des deux mains, sans ralentir, et s’arrête, voûtée, au-dessus du premier lavabo d’une longue série. La pièce est longue, les cabines rouges, les murs noirs et carrelés, et le seul éclairage provient des faibles néons au-dessus des lavabos immaculés. Des larmes s’échappent des yeux d’Odessa mais elle ne sanglote pas. Elle reprend difficilement son souffle, et chacune de ses expirations résonne sur les murs dans un écho carrelé. En se passant de l’eau sur le visage, elle comprend que les gens tristes se passent de l’eau sur le visage pour noyer leurs larmes.
Le Quartet pour Cordes No. 15 de Mozart est un morceau qu’elle maîtrise sur le bout des doigts, en particulier l’Allegro, sa partie préférée. Elle l’avait jouée à l’examen d’entrée de l’université de musicologie, et en avait perfectionné son interprétation pendant de longues années, nourrissant le fantasme secret que le premier producteur ou chef d’orchestre qui l’entendrait la jouer serait instantanément charmé. Elle ne l’a pas travaillé depuis des années.
Elle lève la tête vers le miroir pour observer son visage, éclairé par le halo vacillant d’un néon en fin de vie. Son maquillage a glissé de ses yeux, formant deux traînées noires sur ses joues nouvellement creuses. Elle a trente-trois ans. L’enfant à l’intérieur de son ventre a une mère qui travaille dans un fast-food et un père qui vend des télévisions et qui joue au golf semi-professionnellement. Odessa déteste l’appellation "semi-professionnelle" parce qu’elle trouve qu’elle trahit à la fois un intérêt profond et un niveau médiocre.
Derrière elle, une chasse d’eau se fait entendre. Une femme sort d’une cabine rouge. Leurs regards se croisent rapidement dans le miroir avant que la femme, civilisée, ne quitte la pièce en faisant comme si elle n’avait rien remarqué.
Odessa pense à son violoncelle qui n’est pas sorti de son étui depuis de longues semaines, à toutes les auditions qu’elle a passées mais qui n’ont jamais rien donné, à toutes les années qu’elle a oisivement perdues sans s’en rendre compte, et elle se passe de l’eau sur le visage à chacune de ces pensées. Elle se dit qu’elle n’a rien d’une prodige, qu’elle n’appartient pas et n’appartiendra jamais à la même espèce que l’excellente joueuse d’alto du quartet. Pour la première fois consciemment, elle admet qu’elle n’a jamais daigné ne serait-ce que faire ses valises pour le long voyage qui la sépare de ses rêves.
  ***
  1er août 2019
À un niveau professionnel, le golf n’a plus rien d’une activité relaxante.
Tout l’intérêt de ce sport découle du problème originel suivant : la balle frappée dévie en fin de vol, vers la gauche pour un droitier et vice-versa, donnant ce qu’on appelle un hook. Le golfeur doit donc travailler son swing (mouvement pour frapper la balle) mais, à force de le corriger, il peut finir par frapper des slices (trajectoire involontaire de la balle vers la droite). Plutôt que de vouloir à tout prix compenser, il est possible d’anticiper le hook et de frapper un draw (en gros : un hook volontaire) ou bien son opposé symétrique, le fade. Les trajectoires possibles sont très nombreuses et dépendent directement du swing, ou plus précisément de l’alignement (la position du joueur par rapport à l’endroit qu’il vise), du chemin du club (le mouvement du club dans l’air, qui se fait naturellement de l’extérieur vers l’intérieur et entraîne un hook) et de l’angle du club par rapport au joueur. Le moindre petit degré de différence dans l’un de ces paramètres peut avoir des conséquences dramatiques. Le swing parfait ne s’exécute certainement pas sur commande et le mieux qu’un joueur puisse faire est de réunir les conditions physiques et mentales pour qu’il se produise de lui-même.
Tout cela n’est qu’une vulgarisation elle-même simplifiée - mais déjà assommante - d’un sport étrangement complexe. Il va sans dire que toutes les personnes présentes à l’US Kids Golf World Championship 2019 manient tous ces termes comme une seconde langue (sans ouvrir de parenthèses mentales pour les définir) et envisagent le golf selon des schémas de pensée hautement ésotériques. Mais ajoutez à cela que le swing est un véritable art, dans le sens où il est en perpétuelle évolution pour le joueur, qui doit sans cesse redéfinir son approche pour corriger les mécanismes formés par sa mémoire musculaire, mécanismes découlant eux-mêmes de corrections antérieures, ad infinitum ; ajoutez aussi qu’un bon classement à une compétition professionnelle tient avant tout à un jeu précis et sans erreur, bien plus qu’à des exploits isolés, ce qui fait du golf une véritable épreuve de concentration et d’endurance cérébrale ; prenez donc tout cela en compte, et vous aurez une idée du stress fébrile qui règne sur les parcours de Pinehurst.
Les deux-mille joueurs de la compétition sont répartis sur les différents parcours de dix-huit trous selon une organisation complexe et bien huilée, qui permet aux athlètes de ne jouer qu’en compagnie d’un ou deux adversaires maximum. Mais, à l’avant-dernier trou de la journée, Jonas et son partenaire-adversaire chinois jouent plus lentement que d’habitude et sont témoins d’une scène surréaliste tristement habituelle. Les deux Américains de la catégorie 8 ans qui les précèdent sur le parcours les rattrapent et, alors qu’ils attendent que leurs aînés terminent de jouer, l’un d’eux pleure à chaudes larmes pendant que sa mère, au lieu de le consoler, le réprimande violemment.
« C’est pas la peine de pleurer comme ça après le coup que tu viens de jouer, tu sais.
- Mais c’est pas ma faute, ils arrêtent pas de parler au moment où je tire !
- Personne ne parlait et tu le sais très bien, arrête de chialer et ressaisis-toi, William. »
Jonas et Odessa ne leur prêtent pas vraiment attention et restent concentré sur leur jeu. Jonas a déjà tiré son premier coup, qui servait à approcher le green (zone entourant l’objectif, où l’herbe est plus courte). S’il veut réussir le par (nombre de coups attendu) en quatre de ce trou, il doit maintenant atteindre le green, approcher l’objectif, et enfin rentrer la balle.
« Quel club tu veux ? demande Odessa à son fils tout en connaissant la réponse.
- Mon fer 3.
- Tu sais que c’est pas du tout le meilleur choix, le green est loin.
- Mon fer 3, s’il-te-plaît. »
Odessa n’argumente pas. Elle sort le fer 3 du sac de jeu et le tend à son fils, les lèvres pincées.
Un joueur a le droit d’emmener quatorze clubs sur les parcours, mais Jonas se borne à n’en utiliser que cinq. Il prétexte qu’il vaut mieux maîtriser parfaitement quelques clubs qu’en connaître superficiellement un grand nombre, prouvant ainsi qu’il possède cette faculté d’enfant intelligent qui lui permet de justifier des énormités avec une telle logique qu’il est parfois difficile de le contredire. Odessa explique sans cesse à son fils que ce raisonnement fonctionnait il y a quelques années mais que, maintenant, il se fait dépasser parce que la plupart des joueurs de 11 ans ont eu le temps d’apprendre à bien maîtriser un grand nombre de clubs. Elle a beau avoir raison, le débat est stérile car Jonas, conscient de son intelligence, possède aussi cette pénible assurance qui lui permet d’ignorer tout ce qui ne va pas dans son sens.
Armé de son fer 3, il regarde le green puis se tourne vers sa balle. Il se concentre, inspire profondément et tire, touchant la balle dans la seconde moitié de son swing, alors que le club entame la partie ascendante de son mouvement. La balle suit une élégante trajectoire en cloche, dévie légèrement à gauche, s’écrase dans l’herbe avec un faible rebond, et roule jusqu’à atteindre le green de justesse.
Odessa ne dit rien car il s’agit du deuxième coup attendu sur un par en quatre mais, lors d’un entraînement, elle ne se serait pas gênée pour faire remarquer qu’un autre fer aurait aidé Jonas à viser plus précisément et aurait peut-être permis un birdie (un coup en dessous du par).
Si Odessa devait dire tout ce qu’elle a sur le cœur, elle ajouterait qu’elle considère cet entêtement à n’utiliser que cinq clubs comme une manifestation d’un problème plus vaste chez Jonas, à savoir une inquiétante propension à se contenter plutôt qu’à vouloir progresser, propension qu’il semble avoir développée après son premier Pinehurst, en 2017 ; qu’elle a remarqué que Jonas, lors des journées de reconnaissance pré-tournoi, n’est plus animé par le perfectionnisme qui le poussait à analyser le parcours sous tous les angles, à imaginer l’immense diagramme arborescent des possibilités d’approche de chaque trou pour y choisir la meilleure branche, celle qui allie sécurité et prise de risques dans une mesure précisément réfléchie ; et enfin qu’elle ne sait toujours pas quoi penser, un an plus tard, de la nonchalance avec laquelle il lui avait répondu quand elle lui avait fait remarquer, dans un euphémisme attentionné, que son classement à son deuxième Pinehurst n’était pas des plus brillants : « Je suis dans le milieu du classement à un tournoi mondial, y’a pire dans la vie ». Mais Jonas s’arrange toujours pour atteindre précisément le niveau qu’on est en droit d’attendre de lui, ni plus ni moins, ce qui force Odessa à garder toutes ces inquiétudes pour elle et à accepter qu’il n’écoute pas toujours ses conseils.
Lors d’un tournoi de golf professionnel, les caddies sont les seules personnes à avoir le droit de conseiller les joueurs. Dans le cadre d’un tournoi junior, ce sont très souvent les parents des joueurs qui occupent ce poste essentiel, comme Odessa pour Jonas. Ils sont chargés de porter les clubs, retirer les drapeaux des trous au moment de putter (tirer la balle le long du sol en visant le trou), ou de remettre en place le divot de terre soulevée par un coup de fer. Mais leur rôle est surtout moral : ils entraînent, supportent, guident, conseillent, encadrent et maintiennent leurs jeunes athlètes motivés, en s’adaptant d’une part à leur tempérament, et en leur imposant d’autre part une discipline qui les pousse vers l’excellence. Beaucoup de joueurs professionnels attribuent une grande partie de leur réussite à leur caddie, parfois leur réussite toute entière.
Jonas joue aux côtés d’un jeune joueur chinois répondant d’après son badge au nom de 神经症. Il est accompagné de son père, qui se tient constamment droit, impassible derrière ses lunettes de soleil. Il ne prononce pas le moindre mot quand son fils réussit un coup. En revanche, si 神经症 n’est pas à la hauteur, son père lui adresse en mandarin d’apparents reproches, sur un ton qui évoque une quelconque ère glaciaire.
Les enfants de Pinehurst, même très jeunes, n’ont plus rien d’enfantin lorsqu’ils jouent. Dès l’âge de six ans, ils peuvent passer d’une colère noire à un calme olympien en quelques secondes à peine, comme des athlètes de haut niveau (ce qu’ils sont, après tout). Leur regard témoigne d’une concentration totale, qui rendrait beaucoup de yogis bouddhistes encore plus humbles, et il est toujours étonnant de voir une telle maturité chez un joueur à peine plus grand que son club. Quand la journée se termine, ils redeviennent des enfant qui galopent le long des couloirs du Carolina Hotel, mais Odessa est sûre que神经症 restera complètement sérieux, car son attitude témoigne d’une suffisance infinie, probablement inspirée de son père.
Disons-le clairement : Odessa trouve 神经症 et son père désagréables en tout point. Leur silence prétentieux et leur apparente absence d’émotion y sont pour beaucoup. Il y a aussi le fait qu’elle a toujours trouvé la langue chinoise disgracieuse, voire irritante. Un jour, à la télévision, elle avait vu un reportage qui montrait l’entraînement intensif de jeunes gymnastes chinoises, qui devaient répéter les mêmes gestes jusqu’à l’épuisement et/ou et l’écœurement, et elle se demande si 神经症 a suivi un programme similaire. Elle se dit alors qu’il s’agit là de beaucoup d’assomptions négatives à l’égard de deux inconnus dont elle ne comprend pas la langue et se demande s’il s’agit là de racisme. Elle se dépêtre de son auto-accusation en se disant qu’il est normal de se méfier de ses adversaires, surtout quand on ne comprend pas ce qu’ils se disent.
Le cerveau humain peut s’imaginer de drôles d’astres pour éclipser ce qui lui déplaît.
Odessa se félicite de ne pas du tout ressembler au père de 神经症 et, d’une manière générale, à la plupart des autres caddies, qui confirment souvent le cliché selon lequel les parents qui entraînent leurs enfants sont des ratés qui cherchent à vivre une nouvelle vie à travers le prodige de leur progéniture. Certes, elle ne peut pas dire que sa vie à elle l’a satisfaite, mais elle ne cherche pas, elle, à revivre à travers Jonas. Beaucoup de caddies tirent de l’excellence de leurs enfants une fierté plus personnelle que parentale, là où Odessa est motivée par l’aspiration maternelle à transmettre son expérience. Elle est bien placée pour savoir qu’il vaut mieux choisir les efforts à l’oisiveté. Ainsi, quand Jonas a commencé à montrer pour le sport préféré de feu son père un don remarquable, elle s’est promis de protéger ce don de toutes ses forces.
Il est environ midi, et le ciel au-dessus des parcours n’est qu’un voile nuageux opaque. Odessa sait que Jonas préfère jouer par temps ensoleillé, parce qu’il lui avait dit une fois que l’herbe par temps couvert prend une teinte vert-de-gris, et qu’il trouve cette couleur terne profondément déprimante (sic). Pourtant, Jonas n’a pas l’air déprimé. Il semble même bien plus concentré dans son jeu que d’habitude.
L’explication est toute simple : Jonas et 无意识 sont tous les deux à cinq coups sous le par, un score excellent qui leur assure une place dans le top 10 du classement.
Jonas n’a jamais été aussi bien classé à Pinehurst.
***
 La première fois que Jonas avait participé à une compétition junior professionnelle, il avait eu l’impression, pour la première fois de sa vie, d’être entouré d’enfants qui lui ressemblaient. Il s’était senti d’abord soulagé, puis profondément et durablement heureux. Il chérit encore ce sentiment avec nostalgie, bien qu’il ne le ressente plus depuis longtemps.
Il n’aime plus du tout les autres golfeurs de son âge. Leur esprit est étriqué, occupé tout entier par le golf. S’ils ne s’entraînent pas, ils regardant des matches ou des interviews de golfeurs, ou bien ils pensent aux clubs qu’ils vont emmener dans leur sac de jeu à leur prochain tournoi. Golf, golf, golf. Jonas sait qu’il a été exactement comme eux, prisonnier du Système sans en avoir conscience - ce qui est d’ailleurs une composante essentielle du Système.
神经症 et Jonas arrivent enfin sur le green de l’avant dernier trou de leur journée, dans un silence professionnel. Après plus de quatre heures de jeu, plusieurs birdies, et aucune erreur, ils sont au coude à coude, et Jonas est stressé. La pression qu’il ressent n’est pas le stress habituel des tournois, elle est nouvelle et prend la forme d’une boule de plomb anormalement dense dans sa poitrine, coincée entre ses poumons et son cœur. Son coup de fer 3, comme chaque coup réussi, ne l’avait pas soulagé le moins du monde et n’avait fait que retarder le moment inévitable où il commettrait une erreur.
Jonas a l’impression d’être le seul à percevoir le Système. Tous ceux qui gravitent autour de lui, en premier lieu sa mère et ses adversaires, ne sont que des personnages, des êtres plats sur des feuilles de papier, qui ignorent qu’il y a tout un monde au-delà de cette fiction insignifiante.
Odessa tend à Jonas son putter favoris, sans un mot. Jonas sait parfaitement ce qu’il a à faire, et Odessa sait qu’il le sait. Sa balle est plutôt loin de l’objectif. Un birdie est assez improbable, mais c’est le coup à viser afin de sécuriser le par et de peut-être prendre un point d’avance.
Jonas a le souffle court et du mal à se concentrer. Un coup de putter doit être subtil et précis. La boule de plomb l’empêche de respirer correctement. Il putte bien trop fort. Sa balle dépasse le trou et termine sa course presque aussi loin de l’autre côté. Il se tourne vers sa mère, qui ne dit rien, masquant sa surprise initiale par une expression silencieusement résignée. C’est maintenant le par qui est improbable.
Pour ne rien arranger, 神经症 atteint directement le trou et réussit un birdie. C���est le premier bogey (un coup au-dessus du par) de la journée pour Jonas qui, en plus de se faire dépasser, prend du retard.
Cependant, par une liaison neuronale qu’il ne comprend pas bien, ce coup raté a fait disparaître la boule de plomb. À l’approche du dix-huitième et dernier trou de la journée, il se sent plus léger.
« Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? demande Odessa.
- Je sais pas, c’est pas grave, ça arrive.
- Ça arrive, mais sers-toi de cette erreur pour apprendre. Tu étais bien concentré ? Ton placement était comment ? Aucun problème dans ton alignement ?
- Je sais pas, j’en sais rien, arrête. »
Jonas a beau n’être qu’un personnage plat comme les autres, lui au moins sait qu’il lui manque une dimension.
Le dernier trou, par en cinq, est l’un des plus compliqués du parcours. C’est un dog leg, c’est-à-dire que le circuit forme un coude qui dissimule le green derrière une pinède. Pour corser encore plus la tâche, le premier coup nécessite de passer au-dessus d’un bunker, un obstacle de sable à éviter absolument car il est très difficile de frapper correctement une balle ensablée. Les deux balles trônent fièrement sur leurs tees (support servant à surélever la balle pour le premier coup d’un trou ; par métonymie, le terme désigne également ce premier coup) et c’est à 神经症 de jouer en premier.
Contre toute attente, sous les yeux médusés d’Odessa et Jonas et les sèches protestations de son père, il ne s’aligne pas pour viser le parcours, mais directement le green, pourtant caché, avec le projet manifeste de lober les pins. Il semble sérieusement vouloir jouer ce coup de poker, le genre de tout-pour-le-tout parfois tenté par les joueurs de fond de classement qui n’ont plus rien à perdre au dernier jour d’un tournoi. Son père, voyant qu’il ne change pas d’avis, se tait pour le laisser se concentrer, mais son attitude laisse clairement entendre que la chair de sa chair n’a pas intérêt à se louper. 神经症 fixe la fine pinède d’un regard si perçant qu’on s’attendrait presque à voir les arbres s’abattre d’eux mêmes. Il tire.
Dans une courbe surnaturelle, dont le mysticisme est souligné par la première éclaircie de la journée, la balle dépasse les arbres et semble foncer droit vers le green. 神经症 et son père, suivi de Jonas et Odessa, marchent précipitamment pour avoir une vue dégagée sur le green dissimulé par les arbres et découvrir où la balle s’est arrêtée.
Elle trône, bien immobile, à seulement quelques mètres du trou. En un seul coup. Sur un par en cinq. 神经症 vient de frapper un tee hallucinant, célébré par le silence de son père et par de timides applaudissements d’Odessa, qui repense xénophobiquement au reportage sur les gymnastes chinoises.
Jonas est confus et réfléchit à toute allure. Jamais, mais alors là jamais de la vie, il n’oserait imiter ce coup. Ce qui le trouble le plus, ce n’est pas l’irrationalité de ce qui vient de se produire devant lui, mais le souvenir clair et précis d’une compétition nationale en 2017 au cours de laquelle, alors âgé de neuf ans, il avait tenté et réussi le même coup surréaliste sur un dog leg similaire, finissant premier avec plusieurs points d’avance, et se qualifiant ainsi à Pinehurst pour la première fois.
Armé de son club, il retourne vers la zone de départ avec l’impression de partir au front alors que la guerre est finie et l’armistice déjà signée. Il entend sa mère lui dire de rester calme, d’éviter le bunker et de jouer le par, comme d’habitude.
Depuis quelque temps, les jours de compétition, Jonas accroche à son polo un petit pin’s doré, qu’il considère comme son porte-bonheur. À l’instar de sa mère, il n’est pas superstitieux et n’imagine pas qu’un coquelicot brillant va littéralement lui porter bonheur. En revanche, avoir un porte-bonheur est une idée qui lui plaît.
Le soleil est à nouveau masqué quand Jonas se place au-dessus de sa balle. Il regarde la fleur à sa poitrine et s’apprête à tirer son dernier tee.
 ***
 Odessa ne pense rien de spécial de ce porte-bonheur. Cette lubie soudaine ne l’avait pas inquiétée outre-mesure.
De la même manière, quand Jonas rate magnifiquement son tir en heurtant le haut de balle - une erreur de débutant qui empêche la dite balle de décoller - et qu’elle la voie s’échouer directement dans le sable du bunker, elle ne pense à rien d’autre qu’à une erreur. Très regrettable, certes, mais une erreur qui peut tout à fait se produire après quatre heures trente de performance compétitive de haut niveau.
Mais le soir venu, dans le lit aux draps bleus ciel de la chambre 341, elle ne parvient pas à se concentrer sur son livre pendant le décompte de l’Alarme. Son fils, autrefois si téméraire, ne semble plus du tout intéressé par la première place, et n’a pas montré le moindre signe d’agressivité dans son jeu depuis l’USKGWC17. Odessa se demande si, face à un concurrent admirable et dans la pression du moment, Jonas n’aurait pas, probablement à un niveau inconscient, fait exprès de rater son coup.
Jamais elle n’oserait aborder le sujet frontalement avec lui, car il s’agit là d’une accusation grave. Mais elle n’en est pas moins tourmentée, rejouant encore et encore dans sa tête cette terrible erreur qui avait précédé un sinistre double bogey.
Elle se demande comment elle réagirait si Jonas lui annonçait de but en blanc qu’il en a marre de jouer au golf. Elle n’aurait aucune envie de le forcer, bien sûr, mais comment pourrait-elle lui faire comprendre autrement que ce moment de doute n’est qu’une simple épreuve sur le long chemin de l’excellence et vers un bonheur durable ? Elle espérait que ce funeste dilemme ne se présenterait jamais, mais sentait au fond d’elle qu’elle devait s’y préparer.
 ***
 Quand il avait intentionnellement envoyé sa balle dans le bunker, Jonas aurait juré qu’il avait senti, pendant quelques secondes, son corps disparaître pour de bon.
 ***
 3 août 2020
Jonas tient fièrement une coupe massive, à deux mains, une sur chaque anse. Il arbore un grand sourire figé, capturé, encadré et posé sur l’étagère du salon de l’appartement d’Odessa, juste à côté de la réelle coupe massive, sur laquelle on peut lire "Championnat de France des Jeunes - 2018 - Première Place ".
« C’est le dernier tournoi qu’il a gagné ?
- Et le dernier qu’il gagnera.
- Comment ça ? Personne ne bat mon petit-fils au golf.
- ... à cause de ce qu’il s’est passé l’année dernière.
- L’année dernière ?
- Le championnat aux États-Unis, maman, je t’ai déjà expliqué », soupire Odessa.
L’un des problèmes, parmi tant d’autres, quand un membre de sa famille développe la maladie d’Alzheimer, c’est de devoir leur expliquer que, si les choses sont ce qu’elles sont, c’est souvent à cause de tristes événements qu’on préférerait oublier aussi.
 ***
 2 août 2019
Jonas n’a dormi que quelques heures et est déjà réveillé, fébrile. Depuis son échec ensablé de la veille, une liberté grisante l’habite. Le moment est venu de briser le Système pour de bon. D’enfin dépasser sa condition de personnage.
De disparaître.
Les volets sont mal fermés et la chambre 341 baigne dans le bleu minéral des premières lueurs du jour. Odessa dort encore. Jonas se lève doucement.
Ses pieds s’enfoncent sans bruit dans la moquette pendant qu’il se dirige vers la salle de bain, le plus silencieusement possible.
Jonas ressent l’excitation qui précède les grands moments, où la nervosité s’accompagne d’une grande clarté d’esprit. Il n’a jamais précisément connu la cause de la disparition de son père, car sa mère s’est toujours montrée très évasive sur la question, mais tout est clair, désormais : comme lui, son père jouait au golf, et lui aussi avait dû découvrir le Système. Il L’avait détruit et avait disparu.
Jonas se demande s’il va le rejoindre. La seule chose dont il est sûr, c’est que cette page est la dernière qu’il passe au sein de cette histoire.
 ***
 À 05h15 du matin, à l’aube de la deuxième journée de l’USKGWC19, Odessa est tiré de son léger sommeil par le son du réveil et constate avec surprise que Jonas a déjà quitté son lit. « J’espère qu’il a assez dormi » songe-t-elle, l’esprit encore embrumé.
Elle frappe à la porte de la salle de bain pour vérifier que Jonas est bien à l’intérieur. Il ne répond pas mais le verrou est fermé. « J’espère qu’il n’est pas tombé malade ».
Elle s’assied sur le bord de son lit en se frottant les yeux, en attendant que son fils sorte.
« Tout va bien ? » demande-t-elle après une minute d’attente, sans réponse.
En réalisant soudainement que Jonas s’est enfermé et qu’il ne lui répond pas, elle sent le ciel s’abattre sur sa tête et pense : « Oh mon Dieu. Nous sommes à la plus prestigieuse compétition de golf junior au monde et mon fils refuse de se rendre sur le parcours. »
 ***
 Alors que les premiers athlètes de la journée, asiatiques ou océaniens pour la plupart, accompagnés de leurs caddies, finissent de petit-déjeuner ou sont déjà dans le hall de l’hôtel, prêts à partir s’entraîner sous le ciel bleu crayeux, le réceptionniste matinal du Carolina Hotel perd son air de réceptionniste d’hôtel chic (un air de disponibilité poliment ennuyée) en voyant débouler une femme en chemise de nuit rose pâle qui se dirige droit vers lui d’un pas pressé, le visage dignement sérieux mais subtilement agité.
« J’ai un problème, dit-t-elle en anglais avec un accent français très léger. J’aurais besoin d’ouvrir la salle de bain de la chambre 341. Mon fils est coincé dedans.
- Coincé, vous dites ? »
 ***
 Sous le regard fébrile d’Odessa, le réceptionniste fait tourner le passe-partout de l’hôtel dans la serrure de la salle de bain. Un léger clic annonce que la porte est déverrouillée. Le réceptionniste pose une main sur la poignée américaine circulaire, la tourne, et pousse la porte. Celle-ci reste solidement fermée.
« Qu’est-ce qu’il se passe ? » demande Odessa.
Elle voit que le réceptionniste essaie de faire tourner le passe-partout dans la serrure à nouveau, sans succès.
« Je comprends pas, la porte devrait être ouverte... »
Il tente à nouveau d’ouvrir la porte, avec plus de force cette fois-ci. Pour l’aider, Odessa tente d’enfoncer la porte avec deux coups d’épaule successifs, un timide et un plus brutal.
Le réceptionniste parcourt la chambre du regard. Il finit par fixer l’élégante table en verre.
« Regardez.
- Regarder quoi ? fait Odessa, sans comprendre.
- Il n’y avait pas deux chaises quand vous êtes arrivés ? »
Odessa reste silencieuse. Elle avait vite compris que Jonas n’était pas simplement coincé, mais avait été loin d’imaginer qu’il irait jusqu’à barricader la porte en coinçant une chaise sous la poignée. Elle frappe violemment la porte du plat de la main.
« Jonas, tu nous entends ? Ouvre cette porte tout de suite. »
Son appel résonne faiblement et se perd dans la moquette, sans réponse. La honte adulte est particulièrement gênante à observer, et Odessa n’ose pas croiser les yeux du réceptionniste.
« Comment on peut ouvrir cette porte ? demande-t-elle.
- Eh bien, répond-il lentement, je pense qu’il faut la dégonder.
- Alors faisons ça.
- Mais les gonds sont pas de notre côté, il va falloir appeler un serrurier.
- Alors faisons ça, répète Odessa. Vite.
- Je suis au regret de vous dire que, vu la situation, ses honoraires seront mis sur votre note.
- Aucun problème, dans combien de temps sera-t-il là ? »
Silence gêné du réceptionniste. « Il est cinq heures trente, madame. Aucun serrurier ne travaille à cette heure.
- On peut pas en dépêcher un plus tôt ? On est pas à l’US Kids Golf bla bla bla, une compétition super prestigieuse ?
- Je doute que le prestige de la compétition fasse sortir un serrurier de son lit aussi tôt.
- Bon, dans combien de temps, en lui disant de faire vite, et que je peux laisser un pourboire généreux...
- Pas avant trois heures.
- Trois heures ?
- Au minimum, madame. »
Odessa ferme les yeux. « Non, non, non... mon fils doit être à huit heures pile sur le parcours. Il va recevoir une pénalité de dix points...
- Je suis désolé de l’apprendre. »
Tout le corps d’Odessa s’élève et retombe au rythme de sa respiration rapide.
« Si je peux me permettre, hasarde le réceptionniste, si votre fils s’est enfermé selon sa propre volonté, je doute qu’il veuille bien jouer, même une fois la porte ouverte. C’est peut-être un problème qu’il va falloir régler par... le dialogue ? »
Odessa ouvre les yeux , les sourcils froncés, et dit : « Appelez le serrurier. »
 ***
 Toujours en chemise de nuit, Odessa a l’oreille collée sur la porte de la salle de bain, sans percevoir aucun son qui en sorte. Le temps qui s’était écoulé depuis le départ du réceptionniste lui avait été nécessaire pour prendre pleinement conscience de la situation. Enfin, elle inspire.
« Jonas, tu m’entends ? Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu te rends compte d’où tu es ? Tu réalises le nombre d’enfants qui rêveraient d’être à ta place ? »
Dehors, le soleil se lève et commence déjà à couvrir le ciel d’un dégradé rutilant. À travers la fenêtre, il projette un long parallélogramme déformé par le relief des deux lits. Odessa commence à frapper la porte avec son index replié, produisant des tocs sonores et nerveusement rapprochés.
« Répond-moi ! Tu veux me faire comprendre quelque chose, c’est ça ? T’as quel âge sérieusement ? Jonas ! ... » Elle arrête de toquer. « Bon, t’es fier de toi ? T’as jamais été aussi bien classé à Pinehurst, et maintenant t’abandonnes, comme un lâche ? Y’a des gens qui arrivent pour ouvrir cette porte, donc laisse-moi te dire que tu vas aller jouer, que tu le veuilles ou non. À toi de voir si tu préfères arriver à l’heure ou bien avoir une pénalité. Une pénalité de dix points, Jonas, tu connais les règles. »
Elle est énervée et parle vite. Quand elle se tait, elle n’entend rien d’autre que la climatisation de la chambre et son propre souffle. Les vêtements de Jonas sont posés sur la table en verre, pliés au carré, à côté de son pin’s porte-bonheur, et les rayons du soleil font bêtement briller ce coquelicot carmin affreusement kitsch.
Odessa se force à respirer profondément pour se calmer et organiser ses pensées.
« Qu’est-ce que tu essayes de me faire comprendre ? ...  Tout ce temps que j’ai passé à t’entraîner, toi, à te pousser à faire de ton mieux, toi, tu crois que c’était pour moi ? ... Parle-moi ! Tu penses que je m’implique autant dans ta passion parce que j’ai raté ma vie, c’est ça ? ... C’est ça, l’image que tu as de ta mère ? C’est faux ! Complètement faux ! C’est pour toi que je fais tout ça. Pas pour moi, pour toi. Évidemment que j’ai des regrets, tout le monde en a. Mais t’es mon fils et j’ai pas envie que, toi, t’en aies plus tard. Tu sais très bien qu’être bon, ça prend du temps. Qu’il faut travailler, travailler sans relâche. Tu sais tout ça, je te l’ai appris, non ? »
Toujours aucune réponse. Odessa laisse le temps à Jonas de réfléchir à tout ce qu’elle vient de dire. Elle espère avoir brisé la glace d’une éventuelle rancœur filiale alimentée par des années de non-dits. Pendant de longues minutes, elle regarde droit devant elle mais ne perçoit rien d’autre qu’un voile flou.
« Tu veux arrêter le golf ? Tu en as marre ? Tu peux me le dire. Tu dois me le dire. Je pense que c’est très dommage, que tu devrais y réfléchir. Après tout ce que t’as fait, tout ce qu’on a construit. Je sais que t’as pas envie de faire des efforts tout le temps, c’est normal. Mais si tu arrêtes maintenant, je te promets que tu vas le regretter plus tard. À trente ans, tu te demanderas à quoi aurait ressemblé ta vie si t’avais persévéré. Et tu vas regretter, je te jure.
« Jonas, répond-moi. »
Le cours du temps est altéré, à la fois accéléré et ralenti. Les heures passent sans qu’Odessa ne sache vraiment quoi dire de plus. Le soleil s’impose maintenant dans un ciel sans nuage, inondant la chambre 341 d’une lumière chaude qu’Odessa aurait trouvé ironique si son esprit n’était pas entièrement occupé par son sentiment d’impuissance.
Elle imagine alors Jonas, avant l’aube, quittant la salle de bain par la lucarne, en s’accrochant aux rebords des fenêtres de l’hôtel pour descendre jusqu’au sol. Elle se dit aussitôt qu’il s’agit probablement d’un scénario irréaliste que seul un cerveau en détresse est capable de construire, mais l’envie de vérifier est irrépressible.
Elle a à peine conscience de traverser le couloir, les escaliers et le hall pour la deuxième fois de la matinée. Elle n’entend pas le réceptionniste lui dire que le serrurier est en chemin et arrivera finalement aux alentours de huit heures. Dehors, l’herbe pique ses pieds nus pendant qu’elle se dirige vers la façade Est de l’hôtel.
Elle remarque immédiatement que les lucarnes des salles de bain, en plus d’êtres toutes fermées, sont bien trop petites pour qu’un garçon de onze ans puisse s’y glisser. Elle prend quand même la peine de compter les fenêtres du troisième étage pour identifier celle de la salle de bain de la la chambre 341.
Jonas est forcément derrière, il n’a pas pu disparaître.
Odessa remonte piteusement vers la chambre. Le monde défile autour d’elle, flou et déformé.
Impuissante, elle s’assoit sur le bord de son lit. Avec un calme contraint et des mots soigneusement choisis, elle dit à son fils : « Jonas, je suis là. Je ne suis pas fâchée, tu peux sortir quand tu veux. »
Il est bientôt huit heures, la pénalité est désormais inévitable, et Jonas n’a toujours pas donné le moindre signe de vie.
Pour la première fois, Odessa se dit que ce silence parfait n’a rien de normal.
Elle a alors la sensation soudaine de comprendre quelque chose, dans un de ces vifs éclairs que le cerveau produit quand il lie entre eux des éléments qu’il traitait jusqu’ici comme des données séparées. En repensant au silence de son fils, à la porte barricadée, à son attitude ces derniers mois, et au soir glacial où, alors que Jonas n’avait pas deux ans, elle avait retrouvé son mari, golfeur lui aussi, inanimé, au sol après avoir ingéré des dizaines de cachets, elle n’entend pas tout de suite la sonnerie du téléphone de la chambre 341 et sent la panique la gagner pour de bon.
 ***
 27 juillet 2017
Inspiration. Le vent fait siffler les feuilles des arbres et il sent le poids de son club au bout de ses bras. Expiration. Il ouvre les yeux, regarde la balle à ses pieds, et en approche plusieurs fois la tête de son fer 3, comme pour frapper, mais en s’arrêtant à chaque fois juste avant de la toucher, cherchant à affiner son mouvement jusqu’aux limites de la conscience. Il regarde une dernière fois le green. Il lève haut son club, remplit ses poumons d’air, et frappe la balle dans un mouvement ample et fluide qui continue jusqu’à ce que la tête du club ait fait un tour complet autour de lui. La balle décrit un hook parfaitement anticipé et atterrit sur le green.
Odessa félicite son fils, qui lui rend un sourire timide.
« Il va falloir que tu prennes la confiance avec d’autres fers, ça va te jouer des tours, plus tard. »
Alors qu’il n’a jamais fini une compétition ailleurs que sur un podium, Jonas n’a jamais été aussi stressé. Évidemment, on peut s’attendre à être tendu lorsqu’on participe pour la première fois à un championnat de niveau mondial, mais ce qu’il ressent à l’USKGWC17 n’est pas ce à quoi il s’attendait. Son cerveau décompose chacun de ses mouvements et chacune de ses pensées, comme s’il jouait au golf pour la première fois. Tout semble nouveau et inquiétant. Le monde est étrangement désincarné et les parcours de Pinehurst dégagent la même familiarité insignifiante que les décors des rêves.
C’est le premier trou de la première journée du premier Pinehurst de Jonas. Lui est son partenaire, un Américain nommé Andrew Foster, réussissent un par en quatre coups.
Le deuxième trou est un autre par en quatre, plus insidieux. Le green, relativement éloigné de la zone de tee, est immédiatement suivi d’un long dénivelé, censé décourager les joueurs téméraires qui voudraient l’atteindre en un coup au lieu de deux. En repérant le parcours la veille, Jonas et Odessa avaient décidé d’approcher le green en deux coups simples, en se concentrant sur la puissance plutôt que les trajectoires, pour éviter à tout prix de dépasser le green et de dégringoler.
Andrew se place au-dessus de son tee pour tirer le premier. Après quelques secondes de concentration, il exécute un swing millimétré, chirurgical, et sa balle s’envole loin. Elle rebondit et roule jusqu’au green, atteint du premier coup. Son caddie, probablement son grand frère, émet un cri de joie sonore, car ce magnifique coup leur assure un birdie. Applaudissements timides de Jonas et Odessa, contraints par la bienséance.
Jonas se tourne vers sa mère. Il réfléchit à toute allure et, pendant une demie-seconde, ses globes oculaires sont la proie d’un furieux nystagmus horizontal. « Il faut que je fasse la même chose. Je peux pas me faire dépasser au deuxième trou.
- Justement, c’est que le deuxième. Tu en as cinquante-deux autres pour te rattraper les trois prochains jours. À ce niveau, il vaut mieux...
- ... être constant et laisser les autres faire des erreurs. Je sais. Mais je sens que je peux y arriver.
- Tu as vu à quelle distance est le green ? Si on commence déjà à s’éloigner de ce qu’on a prévu aux repérages...
- Juste pour ce trou, promis ! Je vais y arriver, fais-moi confiance.
- C’est toi qui décides, tu le sais bien. Mais je pense vraiment qu’il vaut mieux ne pas se précipiter. »
Ils évaluent tous les deux une nouvelle fois la distance qui les séparent du green. Jonas est parfaitement capable de réussir ce coup, Odessa le sait très bien, et il sait qu’elle le sait.
« Maman, je veux vraiment tenter le birdie.
- Tu es sûr de toi ?
- Oui. »
À son tour, Jonas place sa balle sur son tee. Il a le souffle court et la transpiration lui pique le dos. Il ferme les yeux et se concentre sur le son du vent et le poids de son club. D’un regard qu’il espère assuré, il évalue une dernière fois la distance, s’efforçant de vider sa tête de toute pensée superflue, et frappe la balle.
Peut-être met-il trop de force, peut-être a-t-il frappé la balle trop tard dans son mouvement, il ne s’en souviendra pas. En revanche, son esprit restera très longtemps hanté par la vision de sa balle disparaissant derrière le relief, avant de dégringoler loin, très loin derrière le green.
Évidemment, le relief du parcours a parfaitement été étudié pour qu’un joueur trop agressif qui dépasse le green finisse avec un bogey. Jonas tente malgré tout de l’atteindre avec une trajectoire ovoïdale mais, comme tout le monde s’y attendait, la balle le dépasse largement. C’est bel et bien un bogey et Jonas sent monter en lui une colère profonde qu’il n’a encore jamais ressenti sur un terrain de golf. Le ciel est gris et il se dit qu’il déteste la couleur terne que prend l’herbe sous les nuages.
N’ayant jamais appris à calmer une vraie colère compétitive, Jonas est le candidat parfait pour succomber au piège dans lequel tombe un grand nombre de débutants quand les choses ne se passent pas comme prévues : incapables de se concentrer, leur précision et leur instinct leur font défaut, et ils s’enfoncent dans un cercle vicieux, où chaque coup raté à cause de la colère les frustre encore plus. Jonas découvre avec horreur qu’avoir conscience de cette colère ne la calme pas du tout, et son esprit se consume d’autant plus. Sous les yeux impuissants de sa mère, il livre à son premier tournoi mondial sa pire prestation compétitive.
Il finit 121ème sur 152 dans la catégorie des garçons de 9 ans. Pour la première fois, il lui vient à l’idée qu’il vaut mieux ne pas jouer que perdre.
 ***
 2 août 2019
Quand la porte de salle de bain s’ouvre enfin et que la chaise qui entravait son ouverture tombe silencieusement sur la moquette, Jonas est immobile, en pyjama, sur le carrelage froid de la salle de bain. Ses bras entourent ses jambes repliées sous son menton. Par la petite fenêtre derrière lui, le soleil éclaire son dos, éblouissant Odessa et le serrurier qui ne voient pas tout de suite les larmes qu’il sent couler sur son visage.
Le cerveau humain peut s’imaginer des astres immenses pour éclipser sa propre peur de l’échec. Jonas n’a pas disparu et, maintenant, il a une pénalité.
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cequilaimait · 6 years
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Knut – 3. Mardi – Vogue sur les eaux – 3.2 La croisière (2/2)
Vingt minutes de marche plus tard, pendant lesquelles Knut et Justin se grognèrent dessus et firent le concours de celui qui avancerait le plus vite – ils étaient adorables à se chamailler comme ça et en jouaient l’un et l’autre pour obtenir le plus de faveur possible du reste du groupe –, la petite troupe arriva sur le quai où les attendait leur bateau. La croisière-brunch était offerte par Franciska et Henrik. Le Strömma partait à midi pile, tous les samedis et dimanches, ainsi qu’à quelques autres occasions dans l’année, pour une petite croisière de trois heures sur la baltique autour de Stockholm. Pour environ cinq cents couronnes, soit une cinquantaine d’euros, on avait le droit d’accéder au buffet tout en disposant d’une table, avec nappe, couverts et banquète, comme au restaurant.
Dès leur monté à bord, Knut se débarrassa de son manteau pour enfin afficher aux yeux de tous sa tenue du jour, puis fit un véritable caprice pour s’installer pile entre Lillemor et Viktor, « sa maman et son papa » comme il le disait, à la table des enfants, qui malheureusement ne possédait que deux places face à face. Forcé de poser ses fesses à côté de Justin, il grimaça, lui fit tout de même un mini câlin vu que sinon, personne ne voulait lui en faire un, et se leva dès le bateau parti pour rejoindre la pièce centrale et attendre les premiers plats qui étaient déposés au compte-goutte.
Assis à côté de la fenêtre, Justin pu admirer le paysage. Son siège était confortable. Le navire avançait doucement sans le moindre remous, la mer semblait calme comme un lac et de nombreuses îles vertes se dispersaient partout autour. La scène était reposante et presque hypnotisante. Les paysages à la sortie de Stockholm étaient luxuriants, paisibles, magnifiques. Cet archipel semblait provenir d’un autre monde. De nombreux Suédois possédaient une maison d’été sur un de ces lopins de terre flottant, où ils venaient se ressourcer lorsque les beaux jours revenaient. Même les Eklunds, qui ne manquèrent pas de montrer joyeusement à Claude et Justin leur petit « chez-eux » dès qu’ils passèrent devant. Les bâtissent étaient majestueuses, à l’ombre d’arbres qui ne l’étaient pas moins.
Ne voyant toujours pas Knut revenir, signe que le buffet n’était pas encore totalement dressé, le petit Français en profita pour boire plusieurs gorgées d’eaux gazeuse et pour discuter un peu du chaton Suédois avec Lillemor et Viktor. Une question lui brulait les lèvres depuis la veille.
« Il est vraiment croyant ? »
« C’est un véritable cul-béni ! », répondit la jeune adolescente du tac-o-tac, sans même avoir besoin d’y réfléchir. « À la limite du casse-couilles, même. C’est le seul môme que je connaisse qui était CONTENT d’aller à la messe, et le seul que mamie ait réussi à convaincre de l’accompagner ! Ah ça, ils étaient mignons, le dimanche matin, quand ils allaient tous les deux faire leur promenade ! Mais je n’y peux rien si ça le rendait heureux. J’ai toujours pensé que, s’il était aussi content, c’était bien plus parce qu’il passait du temps avec sa grand-mère qu’avec le bon Dieu. Et puis l’année dernière, il est entré dans sa phase hystérique. Matin et soir à genoux devant le mur. Ça, le jour où il voudra faire une gâterie à une fille, il connaitra déjà bien la position. Enfin, le connaissant, c’est pas près d’arriver… »
 Dommage pour la nappe. Justin pouffa tellement fort qu’il en fit déborder son verre. Heureusement, Lillemor précisa tout de suite que, depuis quelques semaines, il s’était enfin calmé un peu et était moins insupportable avec ça.
Enfin, Knut pointa à nouveau le bout de son museau, une assiette pleine dans les mains, ce qui poussa les autres à se lever à leur tour pour se servir. Le buffet était tellement rempli de denrées locales que Justin en devint presque fou. Du pain, des salades en tout genre, des patates, des cuisses de poulet marinés, des boulettes, des saucisses, du bacon, de la quiche et trois sortes de saumon différentes. Il y avait de quoi nourrir un régiment. De retour à table, l’adolescent ne put contenir sa joie :
« Non mais TROIS sortes de saumon ! Mon p’tit cœur était pas préparé à ça… Knut, t’es d’accord ? Ça fait trop bouffe pour chat ? »
« Moui, chui d’accorch… », confirma le petit blond aux yeux bleus, la bouche pleine. « Mjau ! »
Puis vint rapidement le moment tant attendu du dessert. À part la panacotta qui était complètement ratée, le reste était un délice. Gâteau au chocolat, tarte aux baies, cookies, crème caramel, gâteau de crêpes… et forcément, les petites brioches réglementaires de la Sainte Lucie. L’heure du café coïncida avec le milieu du trajet et le début du déclin du soleil. Le bateau n’avait plus qu’à rebrousser chemin pour ramener tout le monde à bon port. Préférant un thé, Justin succomba en laissant fondre sur sa langue plusieurs morceaux de chocolat. En un seul mot : le bonheur. Ravi, il se jeta sur la joue de Franciska pour la remercier pour cette journée, et sur celle de Claude, pour la remercier de l’avoir emmené dans cette magnifique aventure. Puis, histoire de digérer et de se dégourdir les pattes, il proposa aux autres de faire avec lui un petit tour sur le pont. Seul Viktor accepta de le suivre. Ravi de voir le petit ami de sa sœur déguerpir quelques secondes, Knut prétexta un mal de ventre pour s’asseoir à côté d’elle tout en posant sa tête sur ses genoux, en tirant la langue.
À peine dehors, Viktor lâcha un méchant mouvement d’humeur et tapa ses bagues contre la coque du navire avant de proférer un grossier « Torsk [1]» qu’il ne prit même pas la peine de traduire. La question de Justin après la visite du musée l’avait obsédé. Comment ce gamin d’un an son cadet et qui ne le connaissait même pas avait pu tomber aussi juste avec seulement un regard ? Assis sur un rebord, frigorifié par une légère brise, il se mit à pleurer, ses mains couvrant ses yeux. Ses larmes passèrent rapidement à travers ses bagues. La paume de Justin sur son épaule le réconforta un peu. Assez pour parler, entre deux gémissements. En effet, quelque chose n’allait pas. Il se sentait sale. Il aimait Lillemor, plus que tout. Mais elle ? Il ne savait pas. Il ne savait plus. Il ignorait même s’il méritait son amour, si jamais elle consentait à le lui accorder encore. Et Knut… C’est sa réaction qui l’avait fait craquer. Ce regard qu’à chaque fois il lui lançait. Cette manière de toujours se glisser entre eux…
« J’suis sûr qu’il me déteste et qu’il fait tout pour qu’on se sépare, même s’il fait semblant du contraire… Après, j’pourrais pas lui en vouloir, mais putain, ça fait chier… »
Justin comprenait. Comme il comprenait beaucoup de chose. Dès les présentations, la veille, dans la salle du club, il avait compris. Aucun des cinq membres n’était pleinement heureux. Enfin, personne sur cette terre ne l’était vraiment, comme il osa le murmurer en serrant Viktor dans ses bras. Tout le monde faisait semblant. Lui aussi, ça lui arrivait, quand les émotions négatives le submergeaient et le renvoyaient à ses souffrances. On ne guérit jamais complètement. On accepte la souffrance, et on avance. On n’a pas le choix.
Pour autant, si Justin comprenait Viktor, il n’était pas d’accord sur un point.
« Je ne pense pas qu’il te déteste. Je ne pense pas qu’il soit capable de détester quiconque, en fait, même s’il prétend le contraire. C’est un chaton. Comme moi. On ne sait pas détester. On peut se mettre en colère, ne pas aimer quelqu’un, en vouloir à la terre entière, mais détester ? Dans toute ma vie, je n’ai jamais détesté qu’une seule personne. Et elle n’était pas du genre à pleurer dans les bras d’un chaton… »
Ces quelques mots réconfortants, s’ils ne soulagèrent pas complètement la détresse de l’adolescent, réussirent au moins à le calmer un instant. Une fois ses larmes séchées, Viktor s’excusa pour sa réaction un peu violente et déplacée, puis jugea qu’il était mieux pour lui de rentrer se mettre au chaud. Justin, de son côté, préféra rester encore un peu dehors, à regarder le ciel et les quelques nuages qui le parsemaient. L’air marin lui donnait l’envie de rêver. Il n’en eu pas le temps. Trente secondes à peine après le départ de Viktor, une voix triste et agitée le poussa à ramener ses yeux plus près du sol. Bravant le froid avec son t-shirt déchiré et ses bras nus, Knut s’était assis à côté de lui, le menton posé sur son poing, lui-même soutenu par son avant-bras fixé sur son genou.
« J’le déteste pas, il est stupide de penser ça… Et t’as raison sur les chatons, merci de le lui avoir dit. »
Justin sourit. Knut avait tout entendu. Forcément. Depuis combien de temps se cachait-il immobile dans le froid, à écouter sans oser s’avancer ? Sans doute assez longtemps pour afficher sur son visage cet air légèrement tourmenté. Pour le petit Français aux cheveux violets, dans une telle situation, il n’y avait qu’une seule chose à faire. Partir à la chasse aux sourires à grand coup de chatouilles. Ce qu’il fit assez naturellement en se jetant sus son camarade, toutes phalanges dehors, pour une petite visite privée sur ses omoplates, abdominaux et pectoraux, bref, toutes les zones sous son t-shirt atteignables à coup de doigts. Knut en explosa de rire, avant de chercher à se venger en en faisant de même. Ses ongles couverts de vernis brillant masquaient à peine l’innocence du gamin en lui qui riait de bon cœur. Sous les fringues et le maquillage, Knut était toujours un enfant. Un gosse. Un gamin fragile, spontané et naturellement gentil, derrière un air grognon qui lui servait surtout de carapace.  Une fois leur petite chamaillerie terminée, alors qu’il reprenait son souffle, Justin pu le constater une fois de plus aux lèvres souriantes et au regard mélancolique de son camarade qui venait de reprendre sa place, sagement assis. Justin profita de ce petit tête à tête bercé par le vent et la vue des îles pour faire acte d’humilité.
« Excuse-moi si mes propos sur la religion ou autre chose t’ont vexé. Et merci de bien vouloir partager ta chambre avec moi, même si on ne t’a pas trop laissé le choix. Moi aussi, ça m’aurait fait chier qu’un inconnu se ramène et fasse le guignol devant moi ! Enfin sauf toi. Toi, ça m’aurait insupporté ! Au moins jusqu’à ce que tu me chatouilles ! Après j’aurais kiffé ! »
Les regrets sincères de Justin touchèrent Knut qui, de sa petite voix légèrement cassée, répondit sur le même ton, en se grattant la base du nez de toute la largeur de l’index.
« C’est moi qui suis désolé. C’est Lilly qui a raison, je n’aurais jamais dû être méchant avec toi alors que je ne te connais pas. Ce matin, avant que tu te réveilles, elle m’a passé un de ses savons… Même Pappa et Mamma ne savaient plus où se mettre tellement elle était en colère. J’espère que t’as remarqué qu’aujourd’hui, j’avais été plus gentil ! »
Ça, son interlocuteur l’avait bien remarqué. Il aurait fallu être aveugle et sourd pour ne pas réaliser que le chaton suédois avait passer la journée à se retenir de sortir les griffes. Devant cet aveux, Justin explosa de rire, tête baissée, et enlaça son camarade par l’épaule, sur laquelle il tapota à plusieurs reprises en murmurant « c’est rien, c’est rien » entre deux spasmes. Au moins, là, il comprenait mieux l’histoire du petit déjeuner au lit et tout ce qui avait suivi. Mais du coup, il regrettait beaucoup d’être un chat et non pas une petite souris nichée dans un trou duquel il aurait pu assister à toute la scène. Rien que de l’imaginer, et de se figurer la tête d’un Knut à moitié traumatisé en train de se faire hurler dessus au réveil lui fila la patate pour le reste de la journée. C’était fou comment ce petit adolescent pouvait obéir à sa sœur. Il lui vouait un culte comme d’autres à la Vierge. Elle parlait, il obéissait. Il y avait de quoi trouver de nouvelles idées de business. « Votre fils est blond, difficile et un peu Suédois ? Achetez une Lillemor ! Il sera toujours aussi blond et difficile, mais au moins, il fermera sa gueule ! Vous pourrez ensuite lui parler de poésie, et il vous fera un gros sourire ! »
La transition entre les excuses et les vers s’était faite toute seule, à travers un extrait d’un poème de Victor Hugo, « En hiver la terre pleure », que le petit Français avait déclamé sans même y réfléchir, et qui allait si bien avec la chute du soleil au loin :
« En hiver la terre pleure ; Le soleil froid, pâle et doux, Vient tard, et part de bonne heure, Ennuyé du rendez-vous. »
 « Encore ! »
Knut aimait autant écouter la poésie que la lire ! Posant doucement sa tête sur les genoux du Français, ses doigts rougis aux ongles noirs recroquevillés, il ronronna pour indiquer qu’il en voulait bien plus. Qu’importe l’auteur, qu’importe l’époque, il avait besoin que des vers le bercent alors qu’il fermait les yeux. Voyant le bel animal greloter à cause du froid, Justin lui déposa son gilet sur le dos et s’exécuta, à la recherche dans sa mémoire de quelques alexandrins qu’il avait appris par cœur et qu’il aimait déclamer. Du Hugo encore, forcément. Il fallait que le poète, épris d’ombre et d’azur… Un peu d’Aragon, tant qu’il n’y avait pas d’amour heureux, et que rien n’était jamais acquis à l’homme. Et puis Ronsard ! Ah, Ronsard… Mignonne, allons voir si la rose… Vint tout de suite après un rêve familier. Celui de Verlaine. De loin un des poèmes que Justin préférait le plus au monde, et qu’il déclamait toujours avec une pointe de douceur et d’amour triste dans la voix. En l’écoutant, Knut souriait, paisiblement. Le bonheur tenait à peu de chose. Quelques sons, une berceuse. Il osa une étrange demande.
« Un des tiens, maintenant ! »
Couvert d’un simple t-shirt manches longues, Justin était frigorifié. Assez pour avoir envie de se lever, de danser et de chavirer. Et pourtant, il ne s’en souciait guère. L’instant était trop précieux, trop beau, trop pur. Sa main gauche dans les cheveux et la droite glissée entre le vêtement et le nombril du jeune Suédois, à la recherche d’un peu de chaleur scandinave, l’adolescent aux yeux verts et bleus se racla la gorge à la recherche d’un peu de force et obéit. Il recita tout d’abord « un bouquet de némésies », un sonnet qu’il dédiait à ses maîtres poètes. Puis « le cri », une de ses créations préférées, en hommage à ses miaulements et dont la chute parfaitement prononcée fit pouffer Knut. Enfin, les yeux chargés, il se lança dans un de ses tout meilleurs poèmes. Une ballade qu’il avait écrite en seconde, qu’il déclama de sa voix la plus pure et posée.
« Froids carreaux, petite fenêtre Sur laquelle mon front posé Tu m’absorbes de tout mon être M’entends-tu ces mots murmurer ? Ô rage, ta fougue écrasée M’a fait subir pareil écueil L’automne est là, déprimée De cet arbre tombe les feuilles »
 La première strophe était belle. Knut en trembla. Il ronronna pour la suite.
« De ses parures à disparaitre Sur le sol gris, tout est jonché Sa froide lueur me pénètre Sublime squelette éthéré Je le fixe, comme absorbé Il se pourrait bien que je veuille Un instant lui ressembler De cet arbre tombe les feuilles »
 Une brise sembla décoiffer Knut. L’arbre nu ainsi décrit s’imprima sur sa rétine. Justin tremblait lui aussi.
« Tant la souffrance me pénètre Je prie pour ne plus exister Rejoindre là-haut mes ancêtre Telle sera ma destinée Lui ne geint pas, le mérisier Il n’est pas las au bord du seuil L’oiseau sur sa branche est niché De cet arbre tombe les feuilles »
 Il faisait froid. Le ciel était couvert. Leurs cœurs battaient et tremblaient à l’unisson. La voix de Justin était aussi triste que ses mots. Ne restait plus que l’envoi. Cette demi-strophe finale qui concluait toute ballade…
« Monstre, laisse-moi disparaître De son bois sera mon cercueil En olivier je veux renaître De cet arbre tombe les feuilles »
 Comprenant de quoi il était question, Knut se passa le poing sur les yeux. Il trouvait ce poème magnifique. Il en comprenait le sens, la portée et tout le désespoir. Prendre réellement conscience que Justin en était l’auteur le paralysa. Il avait froid. Il était gelé. Le ciel chargé de nuages avait lâché quelques gouttes de pluie, qu’il sentait tomber en de minuscules plocs sur sa joue. Ouvrant les yeux pour le constater de lui-même, il s’étonna de ne voir que du bleu au-dessus de la ville de Stockholm, que le bateau avait fini par rejoindre. L’écume venait donc d’ailleurs. Se retournant légèrement vers son camarade, il en perçut l’origine.
Justin pleurait. Un sourire ferme sur le visage, les yeux rivés au loin et la gorge nouée, deux larmes s’étaient échappées de ses paupières et coulaient comme un petit ruisseau sur son visage, jusqu’à se rejoindre en un point unique, au bout de son menton, duquel chutait goute à goute sa tristesse, comme une minuscule cascade au cœur asséché.
Une fois le bateau arrivé, tout le monde se rhabilla chaudement et descendit à quai. Il faisait déjà nuit. Il était à peine trois heures de l’après-midi. Foutu globe mal fichu, rouspéta Justin dans un sourire, avant de se faire sermonner par Knut qui l’invita à retourner en Suisse s’il n’était pas content, comme si leur petit interlude calme et paisible n’avait jamais existé.
Plusieurs groupes se formèrent pour le reste de l’après-midi. Les Eklund et Knut voulurent assister à quelques processions et écouter, à la demande du fils, des chants dans les églises. Lillemor et Viktor s’éclipsèrent pour se boire un petit café, comme les Suédois aimaient tant le faire. Enfin, Claude Duvanel et Justin décidèrent de marcher un peu, à la recherche de boutiques, de rues perdues ou d’un petit quelque chose à découvrir avant de rentrer pour le diner.
Ce dernier se passa bien, puis vint rapidement l’heure de se coucher.  
Knut passa rapidement dans la salle de bain, histoire de se laver, de s’enlever avant de dormir la couche de maquillage qu’il avait au-dessus les yeux et d’enfiler quelques vêtements pour rejoindre sa couette. Déjà installé et prêt à roupiller, Justin ronronna en le voyant entrer dans la chambre.
Bien douché, le jeune lycéen voyait ses cheveux mouillés s’allonger, masquer ses oreilles, lui tomber sur le front et lui recouvrir le haut de ses paupières, dont la teinte une fois débarrassée de toute fioriture oscillait entre le rose – chaleur de l’eau oblige – et le crème pâle de sa peau. En tenant compte en plus de son air timide et fatigué, le contraste avec le Knut qui s’affichait en pleine journée était saisissant : celui-ci n’était qu’un petit garçon candide qui baillait en espérant retrouver au plus vite son matelas.
Preuve absolue qu’il avait oublié qu’il n’avait plus onze ans, mais presque seize ? Son doudou ! Un lapin au doux pelage brun en peluche qu’il venait de sortir de la machine à laver et qu’il tenait du bout de la patte dans la main, pour l’amener dans son lit afin de le serrer bien fort dans ses bras avant de s’endormir. Ce meilleur ami depuis l’enfance aux longues oreilles pendouillantes se nommait « Herr Rabbit[2] » et Knut l’aimait tellement que, même en voyage, il se sentait obligé de l’emmener avec lui au fond de son sac et n’arrivait jamais à trouver le sommeil sans lui faire un câlin. Après, ce lapin possédait aussi une autre utilité : il faisait un très bon projectile à balancer à la figure des petits Français qui rigolaient, comme le constata Justin en l’attrapant au vol, avant de le tenir contre lui et de respirer son bon goût de lessive. Loin de se moquer, l’adolescent aux cheveux colorés rassura son camarade en lui lisant un de ses propres poèmes, nommé « Les animaux », qu’il avait dédié à sa collection de peluches. D’ailleurs, il détailla par leur nom chacune de ces créatures qui protégeaient sa chambre et qui le soulageaient quand, seul, il tremblait trop pour céder à la volonté de Morphée.
Pour le reste, Justin dut bien admettre une chose : même décoiffé, mouillé, débraillé et fatigué, il fallait que Knut soit une bombe hormonale ambulante qui s’ignorait totalement. Encore, le boxer noir court qui mettait en lumière ses fermes cuisses pâles, c’était à rugir, mais il n’y avait pas de quoi fouetter un chat. Et pourtant, quel chat… Certes, ses pantoufles indigo et leur doublure intérieure en fourrure crème devaient bien réchauffer ses petits petons, mais eux-mêmes n’étant pas visibles… Par contre, le t-shirt… Il fallait l’esprit saugrenu d’un féru de mode pour prendre un tout simple haut blanc à manches courtes bardé de quelques rayures obliques roses – ce qui en soit était déjà adorable à un point assez peu imaginable – pour ensuite en découper à l’intérieur de multiples petits motifs en forme de cœur de tailles, de formes et de positionnements variables, ce qui permettait ici et là, d’une parcelle de hanche à un morceau d’épaule en passant par le torse et le ventre, d’admirer sa peau crème et doucement musclée d’adolescent. Autant d’innocence, c’était un appel au crime flagrant. Knut était un animal étrange à protéger. La pire idée qu’une personne aurait pu avoir à ce moment-là, aurait été de dévoiler sa nature à un brun grognon et blondinetphile. Et ce fut justement celle qui venait de traverser l’esprit de Justin.
« Sérieusement, même en pyjama, t’es chou et t’as la classe ! J’peux te prendre en photo ? Un t-shirt comme ça, ça va faire craquer Aaron ! »
Comme à chaque fois qu’il en recevait, Knut rougit en entendant ce petit compliment. Il ne connaissait pas bien cet Aaron, mais il n’avait pas assez honte de cet accoutrement pour trouver quelque raison que ce soit de le cacher. Enfin, il précisa tout de même que si Justin l’avait vu dans son pyjama « préféré » que Lillemor lui avait formellement interdit de montrer à qui que ce soit, cela aurait immédiatement été une fin de non-recevoir.
« Pourquoi ? Tu dors à poil ? Moi oui, normalement ! Enfin pas là, j’suis en boxer pour pas te choquer, mais normalement, c’est tout nu… T’es d’accord, les couilles respirent bien mieux comme ça, non ? »
Rouge comme une pivoine, Knut démentit fermement. Jamais, oh non jamais il ne lui était arrivé d’imaginer ça ! Les seules fois où il se retrouvait nu, c’était quand il se lavait, quand il se changeait, et quand sa sœur prenait ses mensurations où s’improvisait son esthéticienne. L’idée de dormir sans rien sur le torse l’effrayait, sans qu’il ne sache bien pourquoi. Mais ce n’était rien à côté de ce que venait de lui balancer son colocataire pour la semaine au visage. Visage qu’il mit un petit moment à réussir à calmer, avant de passer à autre chose.
Assis sur son lit en tailleur, les pieds joints l’un contre l’autre et maintenus ensemble entre ses mains, dont il avait déjà nettoyé les ongles de toute trace de verni en prévision du look qu’il adopterait le lendemain, Knut fixa Justin, étendu avec nonchalance dans son boxer sur son matelas posé à même le sol. Enfin, après plusieurs minutes d’hésitation, et porté par le doux moment qu’ils avaient partagé cette après-midi, il finit par admettre à voix haute ce qui était encore complètement impensable la veille au soir :
« J’avoue, t’es un sacré chaton. On n’est pas encore copains, mais j’admets que t’es presque aussi mignon que moi. Même si tout le monde reconnaitra à la fin que c’est moi le plus chou, je t’accepte officiellement comme rival... »
[1] Littéralement « Cabillaud ». Utilisé pour parler des clients des prostitués.
[2] Monsieur Lapin
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vraiesmeufs · 6 years
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Lola : “Une vraie meuf accepte sa sensibilité”
Avant de rencontrer Lola, j’ai rencontré ugly, son copain, il y a quelques années. J’avais rédigé une interview de son travail et il avait réalisé un artwork pour Vraies Meufs. Je repense à cette époque avec nostalgie car j’étais plus jeune, j’avais des idées plein la tête et on se donnait beaucoup de force entre jeunes créatifs. Il m’avait souvent parlé de Lola : je la voyais sur ses photos poser avec les t-shirts qu’il réalisait, elle apparaissait sur les profils insta de photographes que je suivais. Elle partageait ce que je faisais, on se renvoyait la force et je lui ai toujours dit que si jamais elle passait à Paris, je serais ravie de la rencontrer, qu’elle avait juste à m’envoyer un message. J’étais heureuse de voir qu’elle avait pensé à me contacter lors de son passage à la capitale.
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Si Lola est à Paris en ce moment, c’est pour enregistrer son premier EP (qui est sorti la semaine dernière). ugly m’avait déjà parlé de sa passion pour la musique mais je ne savais pas qu’elle comptait s’y mettre sérieusement. “J’ai commencé à écrire quand j’avais 14, 15 ans. Je kiffais vraiment la musique, le rap particulièrement, mon père écoutait beaucoup de rap, surtout NTM. J’aimais leur manière de s’exprimer, de prendre l’instru, je connaissais les textes par coeur. Je rappais pour rigoler et en fait je me suis rendue compte que ça passait bien, que j’avais pas une voix claquée et que je sais aussi un peu chanter, même si je trouve ça plus dur. Je trouve que le chant est beaucoup plus intime que le rap.” Elle écrit ce qu’elle vit, ce qu’elle ressent et ce qu’elle a besoin de dire. “Ecrire pour moi est une espèce de thérapie, c’est quand je vais mal que j’écris et c’est là que les meilleures choses ressortent.”
Ce n’est pas la première rappeuse qui apparaît sur Vraies Meufs et ce n’est pas la première fois qu’on parle de meufs dans le rap. “Des meufs qui rappent il y en a très peu, il y a un vrai terrain à prendre à ce niveau. Mais d’un autre côté, ça reste un milieu assez difficile d’accès pour les femmes. Il y a un manque de femme, de féminité dans le rap. Les hommes ont une sensibilité différente des femmes : ils vont mettre en avant des choses que moi je ne vais pas mettre en avant par exemple. Parfois j’aimerais bien être un mec pour pouvoir dire des grossièretés sans que ça passe mal au yeux de certains. Je n’ose pas être trop trash, je crois que ça me gêne un peu car j’ai l’impression que c’est directement mal vu ou peut-être mal interprété quand ça sort de la bouche d’une femme.”
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LJUBAV veut dire “Amour” en croate. C’est aussi le nom de son premier EP, un projet qui mélange sonorités rap, R&B et un peu soul. Lola m’explique qu’elle aimait la sonorité du mot et son écriture. “La ligne directive de cet EP c’est l’amour. Dans les sons, je parle d'événements un peu destructeurs, des choses difficiles et des imprévus de la vie qui peuvent te faire énormément de mal; je parle de comment ces choses m’ont touché et de comment j'essaye d’en tirer des leçons. C’est un message d’amour, de force et de don de cette force. C’est la merde pour tout le monde mais si tu te débrouilles bien tu peux y arriver, si tu fais les choses avec amour et si tu as de l’amour autour de toi tu peux réussir. Je pense que l’amour est la base de tout et on a tous un petit manque d’amour et d’affection à combler, peu importe l’origine de ce manque et malgré ce vide et ces peurs, il faut quand même faire les choses.”
On parle alors de confiance et de regard. Contrairement à ce qu’on peut penser, modèle ne rime pas forcément avec énorme confiance en soi. “Je ne pourrais pas te dire que j’ai une confiance en moi incroyable car c’est faux, je doute souvent. J’ai été mal dans ma peau pendant des années, j’ai complexé sur mon physique : je voulais être moins grande, avoir plus de forme, un plus petit nez… J’ai vécu des choses très compliquées et j’ai mis énormément de temps à me construire. Donc forcément mon jugement avec moi-même est très dur et je suis très exigeante.”
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“Au lieu de s’aider, les gens pensent qu’il n’y a pas assez de place et qu’il faut forcément se tirer dessus pour réussir. Il y a un côté très individualiste et un manque de sincérité, d’authenticité dans ce que les gens font et dans les projets. J’ai l’impression que certains ont peur de se dévoiler totalement. Avant, j’avais peur de montrer cette vulnérabilité, le côté intime de la chose.”
J’ai toujours eu beaucoup d’admiration pour les gens qui exposent leur art au grand jour parce qu’à chaque fois que j’ai essayé de faire de l’art, je trouvais que cela avait une portée tellement intime que j’avais du mal à le partager. Je trouve qu’il faut un certain courage pour montrer son art aux autres. “J’ai longtemps eu peur du regard de l’autre. ugly me dit tout le temps “les gens vont rigoler et alors ?” Mais moi, c’est quelque chose qui me faisait vraiment peur. Je m’étais rendue compte que plus que cela, j’avais peur d’exister, peur d’être quelqu’un et d’avoir ma place. Je suis une personne très sensible et je pense que c’était trop dur pour moi de ressentir toutes ces choses là parce que je ne savais pas comment les gérer. Le fait de dépasser mes peurs et d’accepter ma sensibilité, ça a été un gros pas pour moi. Je ne dis pas que j’ai gagné la bataille contre mes démons mais j’avance chaque jour avec eux pour mieux m’en séparer. Je pense que si je n’avais pas rencontré ugly, je serais peut-être au même stade qu’avant, ou pire. Rester dans la peur fait que tu laisses ta vie défiler et tu restes dans ton truc où tu n’avanceras jamais. Aujourd’hui ça fait partie de ce que je suis et de ce que j’ai vécu, je fais de mon mieux pour vivre avec mes émotions négatives comme la colère ou la peur, l’anxiété au lieu de les refouler. Ça fait partie des choses que j’essaye d’exprimer dans le projet.”
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Lola parle souvent d’ugly, que ce soit dans la vraie vie comme dans les sons. On comprends que le jeune homme est un pilier dans sa vie. “Je n’ai pas trop de contact avec les ¾ de ma famille, c’est lui qui m’a donné la foi, la force et l’envie de me bouger pour faire ce dont je rêvais et ce que j’avais peur de faire. Avant, je disais que j’allais faire un EP pour rigoler, je ne pensais pas vraiment à le faire et lui m’a apporté cette force, cette confiance en moi. Pareil pour les photos, j’avais peur d’être jugée, peur de me juger moi-même mais lui me donnait trop de force. On a vraiment vécu la galère ensemble, on a été à la rue, on a toujours été là l’un pour l’autre et je suis heureuse de l’avoir rencontrée.”
“Une vraie meuf c’est une fille ou une femme qui accepte sa sensibilité, qui s’aime pour ce qu’elle est afin de pouvoir mieux aimer l’autre. C’est une nana qui dépasse sa peur et ose vivre ses rêves. J’ai toujours été une vraie meuf, mais c’est l’amour de mon vrai gars qui m’en a fait prendre réellement conscience.”
Lola est présente sur Twitter et Instagram, son EP LJUBAV est dispo sur toutes les plateformes de streaming.
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- beaucoup de cinéma pour pas grand chose : c’est ce qui devra être écrit sur la tombe de l’Humanité.
- je lui demande ce qu’il a fait en mon absence : il me dit : rien j’ai rêvé.
- Un soir, elle sort de l’école en pleurant, veut rien nous dire, boude des pieds à la tête. S’est fâchée avec une copine, traîne les lacets défaits.
- je ne sais plus (me) donner. Je laisse, immobile, les doigts m’effleurer, me caresser, me presser comme une chatte. Le désir n’éclate plus, reste interne, brûlant, comme un secret.
- déjà fatiguée des simagrées parisiennes des ptits fours des discours, et toi tu fais quoi t’as accompli quoi comment ça tu fais rien t’es bien mystérieuse ça te dit une soirée chez bidule : remplir du vide, répandre du vent mais c’est qu’faut bien sociabiliser comme ils disent, humain besoin humain même si humain sait plus être humain : je veux sentir terre, hautes herbes, connaître terre, son humus, sa fertilité, ses couches. Quelle bonne blague : se vouloir à l’état sauvage et courir après le divertissement des grandes villes
Paris mange mon temps Paris mange mon temps comment s’extraire du mouvement
- à la laverie, une vieille femme plie minutieusement son drap sur la table, la couvrant comme un cercueil. Je la regarde hypnotisée, comme assistant à une cérémonie funéraire mystique. Elle me jette de tant à autres des regards fixes qui sont comme des sorts qu’elle m’envoie sans un bruit. En sortant, il fait nuit. La Seine coule en larmes brillantes et silencieuses le long des caniveaux. Je suis, comme mon linge, lessivée, propre, pliée : je flotte tranquille comme au sortir du cinéma, de la piscine ou la bibliothèque. A cause d’une mauvaise manœuvre, tous mes habits ont rétréci, ma plus belle culotte blanche virée au gris mais qu’importe je suis lavée apaisée inspirée j’ai vu pendant deux heures toute ma tête tourner.
- grand froid, mains rouges. Aujourd’hui je suis jolie, même à plat sans talons pas coiffée, je touche la terre j’embrasse le bleu du ciel. Je me vois vieillir et en même temps rester enfant. J’ai toujours une toute petite tête une toute petite taille mais un visage bouffi cerné de temps. je comprends pas ma gueule. les traits, comme mon humeur, se déforment trop facilement : je suis comme un bonhomme bizarre dont on ose pas trop s’approcher ; magnétique de loin de près gênant : dont on sait pas s’il fait rire ou pleurer (car c’est la même chose). je repense à cet été où j’étais belle en allant mal, belle en me sentant laide, belle en me détruisant, c’était à la fois terrible et bon et terrible que ce soit bon. J’entrais dans chaque toilette dévastée et rencontrais dans le miroir un visage encore vivant, encore construit. moi j’aurais voulu que tout le monde voit ma ruine, que mon visage se casse la gueule, expose toute ma pourriture intérieure, mon vide, tout l’effondrement de mon cœur flingué. j’étais belle sans toi, belle pour rien, ça ne servait à rien.
- quand j’arrive chez moi je laisse mon nez couler cinq minutes avant de le moucher pour me sentir fuir.
- je lui fais écouter about somebody de Molly pour qu’elle sache qu’elle est géniale sans lui.
- nous étions tous les deux obsédés. Par le sexe évidemment ! la vie donc ! la mort donc ! moi, hantée par toute son impossible réalisation, toi, par son entière et totale réalisation : c’est la même chose, par deux bouts différents : nous étions tous les deux assoiffés d’absolu.
- neige toit éboulement nuit silence. dans le métro visages endormis par le froid.
- jme débrouille jm’en sors jbidouille des trucs pour me faire croire que chui pas seule je donne l’impression de parler aux gens par ennui alors que jamais jmennuie mais c’est ce que tout le monde fait pourtant fuir son vide fuir sa mort qui peut prétendre se suffir et parfois quelqu’un sort du tas parfois c’est l’Himalaya parfois y’a comme une étincelle tout le monde sourit sans réfléchir parfois c’est l’osmose ok dis-moi qu’tu fais pareil dis-moi qu’c’est trois fois rien sans moi
- hier, en sortant d’une galerie, la nuit tombe : la pierre devant moi au fond de la rue est rouge orangée. Ca ondule ça coupe ça s’agite ça fait tout comme un feu. Vois pas d’où vient la source. Je marche en direction du mur qui me semble de plus en plus irréel. Me demande en quel honneur a-t-on bien pu claquer autant de fric en éclairages pour une façade quelconque. Rire jaune à l’angle de la rue : une pub pour un jean.
- je veux plus plaire non assez d’être chassée, d’être un désir d’être ce truc à côté, à côté d’moi qui n’est pas moi mais un truc qu’on veut parce qu’on l’a pas et encore plus assez d’aimer parfois être ce truc d’aimer me confondre avec ce truc dans ce truc à mi truc du truc sans même savoir où est la frontière entre moi et ce truc je veux la paix du truc disparaître du truc m’en foutre de disparaître du truc ou d’être ce truc c’est encore cette histoire de vie et de mort, quelle plaie.
- reçu Céline dans du papier rouge et jaune
-il n’y a pas de séparation qui tienne entre l’artiste et l’oeuvre ! tout l’artiste est dans l’oeuvre, toute l’oeuvre est dans l’artiste. Il n’y a d’ailleurs pas plus d’oeuvre que d’artiste, pas moins d’oeuvre que d’artiste. Il n’y a ni artiste ni oeuvre : seulement des élans.
- je ne suis comme tous les autres qu’un sale tas, un sale tas de savoir un gros sale tas d’idées toujours plus enflé incapable de se désapprendre pour parler.
POUR CELA, EN TOUTE CONNAISSANCE DE MON INSIGNIFICANCE, JE M’OCTROIE LE DROIT DE DIRE : pouet.
- suis allée au musée. foule infernale, on nous fouille à l’entrée. Heureusement rien payé. Ca pose devant les nymphes, s’extasie que la fille en rose pâle soit accordée aux peintures. Les chinois prennent en photo tous les tableaux. D’autres miment un premier regard avant de prendre un cliché (pas mieux). Les gens se donnent des airs inspirés, feignent une démarche ralentie. plein les pattes, oust ! en avant, mous ! rien à voir ici, ni par là. Quoi de neuf à l’horizon, bof pas même de jolis garçons. expo dada : occident déjà dégénéré, en manque de rites. pitié seulement. Masques dada pathétiques après masques africains mystiques. une vieille dame en fourrure et chapeau noir ausculte de près courriers et photos des dadaïstes. je voulais voir du Soutine, DU SOU.TINE !
- à trois ou quatre ans, je me casse un ongle en tombant : l’ongle du gros pouce tout nu. terrifiant tout ce vide, restait juste la racine, à peine de quoi me rassurer que ça repousserait. on m’a mis un gros pansement pour me faire oublier le vide d’en-dessous on m’a mis un gros pansement au lieu de me faire voir le vide.
- Paris m’éparpille : je lis cinq livres en même temps. pas mon genre : j’aime me plonger toute entière dans un seul livre à la fois, le laisser m’habiter des semaines, des mois entiers. le sentir s’installer, se creuser un chemin en moi. faire pénétrer sa musique, sa poussée puis passer à autre chose : le laisser.
- le paternalisme latent du militantisme me casse les burnes : éduquez-vous qu’ils disent ! non : moi je souhaite régresser ! ne PLUS RIEN savoir ! faudrait savoir, faut déconstruire ou non
- jeudi, plus d’eau chaude : je traverse la ville pour prendre ma douche chez quelqu’un jamais vu : fantasme ultime. Rencontre corps âme esprit à travers objets meubles miettes : leur disposition leur abondance leur absence. M’étais pas vu nue dans une vraie glace depuis un mois : pas mal, pas tant ramolli que ça. m’exhiber là où je remettrai jamais les pieds : montrer cul poils cambrure à la fenêtre s’en aller. tout bien rangé. me demande si c’est elle ou si c’est pour moi. un ptit mot et au-revoir.
- dans le train qui m’emmène en bretagne, je tombe amoureuse d’une très jeune soeur assise à ma droite. Elle se lève et descend à Rennes, comme un ange. Très grande, gestes lents, peau noire éclatante, bouche humble, chevilles fines d’une grace rare.
- Fatiguée par tout le tourbillon parisien et les événements de la veille - ivresse et colère ne font pas bon ménage -, j’avais redouté le voyage long, à l’étroit, face à des visages que la curiosité pousse à épier mais qu’il convient d’éviter. Il n’en est rien : je suis prise d’un calme étonnant qui grandit avec la nuit. Voyage au bout de la nuit. Le train s’endort peu à peu, je me sens pour une fois faire partie de l’harmonie, du tout flottant qui communie. Les villes bretonnes s’échelonnent comme les cailloux du petit poucet. Lamballe, Saint-Brieuc, Morlaix. Dehors, noir. Bientôt deux heures que nous traversons la bretagne, comme si la terre, magique, s’était agrandie. L’impression de m’enfoncer jusqu’au bout du monde, de me trouver dans un autre pays. Les chevelures bretonnes d’un brun unique presque noir, me fascinent. Il y a un jeune homme, deux jours plus tard, dans le bus qui nous mène au port : sa nuque et ces mêmes cheveux foncés. Je suis juste derrière. Je devine des yeux verts. J’aimerais passer ma main dedans. Mon sexe reçoit par secousses successives les vibrations de la roue.
-mardi…pourquoi que jprends tout en photo pourquoi que jveux tout capturer tout montrer tout garder collecter tout étaler tout tracer pourquoi qu’ils prennent tout en photo les touristes qui rentrent dans l’église où je fais semblant de dormir et prier tout semblant sous mon châle ma capuche tout semblant pourquoi qu’ils montent sur une chaise pour photographier Marie en me montrant leurs culs pourquoi qu’ils prennent tout en détail sans regarder pourquoi qu’il faut d’autres yeux que ceux de la figure pourquoi qu’on veut tout posséder tout matérialiser pour exister hein
pas un mot sur : tous ces mots tous ces mots tous ces mots photos mots photos tous ces mots TOUTES CES AVENTURES CES IMPRESSIONS tous ces mots qui sont rien qu’pour me (te) faire croire que je vis TOUS CES MOTS.
- suis retournée voir les falaises, marcher avec et contre le vent. La dernière fois, c’était avant le début de notre fin. Entre les deux : noir. Depuis peu, je vais mieux. Je pense à ces longs mois derniers, sans fin, à ce cadavre que j’ai été, ce fantôme debout, partout, dans tous les pays, toutes les villes et je vais mieux. C’est derrière. J’ai peine à y croire. Et donc je suis à nouveau là, sur ce même sentier où tout ne s’était pas encore effondré. Mais plus rien ne peut s’effondrer quand tout s’est effondré ! pratique. Je respire. Je marche. Cette fois, je ne suis pas seule. Je parle en marchant. Je m’essouffle plus vite mais quelqu’un voit ce que je vois, quelqu’un est heureux avec moi. L’herbe est scintillante, la roche et tout le paysage superbement teintés de la lumière du matin. J’aimerais m’asseoir ici et dessiner mais le temps presse, il n’y a qu’un seul bus pour rentrer. C’est un des rares endroits - si ce n’est le seul - qui m’ait fait pleurer instantanément, par sa beauté. Un des rares endroits dont j’ai autant parlé aux gens : c’est merveilleux, tu verrais, j’ai pas les mots, je te jure, je suis amoureuse, non mais putain, tu te rends pas compte, pupilles folles, gestes avec les bras, entrain, enthousiasme, exaltation. La dernière fois, l’été touchait à sa fin (comme nous), cette fois nous sommes à l’aube du printemps (comme moi). J’aime cette idée, j’aime les idées de signes, stupides, poussées à l’extrême, que je vois partout. Le paysage diffère très peu, il y a seulement moins de monde. Saison basse. Nous sommes même presque seules au monde. Nous crions, chantons. J’hurle allez tous vous faire enculer. Ma sœur, moqueuse, fait sans cesse allusion à Paris où je serai bientôt à nouveau. Je pense au métro. Je vois les falaises s’étendre à perte de vue. Je pense aux fourmis dans le métro, aux boîtes à chaussures risibles dans lesquelles tous nous vivons. Je vois tout cet espace devant moi et je ris. Je souris, béate. Le vent me fouette, n’en fait qu’à sa tête, se fiche de moi. J’aime ça. Je me ferais volontiers engloutir, malmener par cette terre. Soudain, léger enfoncement avant la plage, à l’abri du vent : silence : chant des oiseaux seulement. J’allume mon dictaphone. Il y à faire et à dire. Même le rien. Surtout le rien. Je suis ces derniers temps, comme je ne l’ai jamais été auparavant et comme si j’allais d’un instant à l’autre mourir, constamment parcourue par cette urgence à dire et à faire. Épuisant mais revigorant.
-  dessiner, peindre, écrire : tout cela est la même chose, tout cela n’est qu’amour ou recherche d’amour.
-rentrée hier par le train de quatorze heures vingt. Place assise non garantie. Soleil sur le quai, sur le front, dans les yeux. Au revoir plein de plaisanteries. M’assieds dans le couloir. Un homme d’à peu près mon âge a cassé une bouteille de rouge dans son sac. Il rouspète, téléphone brièvement, fait des allers retours nerveux, puis sort, dépité, toute sa vie, morceau par morceau, en l’essuyant avec précaution au papier toilette rose et rugueux du train : un livre de Barthes, un autre de Borges, un appareil photo pas mal, une brosse à dents, un clavier, un carnet de notes à présent gorgé de vin. Une fois l’atmosphère détendu et la situation tournée en dérision, je lui demande si c’était pas un mémoire au moins, ses notes. Il me dit qu’non ah ça non c’est fait avec un sourire qui dit long.
18h : retour dans la jungle, dans le mouvement, dans le grouillement sans fin des corps tendus. Les parisiens sont des gens importants constamment pressés, attendus quelque part, qui n’hésitent pas à vous gratifier d’un froncement de sourcils ou d’un soupir exaspéré si vous avez le malheur de vous arrêter plus d’une demi seconde en travers de leur chemin (celui de tout le monde donc).
- je colle des visages aux murs. des visages beaux, sans lien avec moi. Je pense à toi dont l’appartement ressemblait toujours à l’esprit, qui peuplais tout l’espace de tes murs, puis qui étouffas. Tu étais souvent pris par un besoin rassurant de ranger, classer, ordonner pour mettre de l’ordre dans ta tête ; c’est pourquoi le désordre désespéré dans lequel tu te débattais durant nos derniers mois me fit tant de peine. Me reviens aussi, de beaucoup plus loin, le souvenir de nos mille et un dessins éparpillés avec amour par ma mère sur le mur jaune de la cuisine.
- Créer pour ne jamais se sentir seul.
- peut-être : puisque l’Humanité est toute entière médiocre, vile et méprisable, cruelle, injuste et sale ; PETITE, VAINE : occupons-nous, au lieu de geindre, à être GRANDS, VIVANTS. Allons au bout de notre péché d’orgeuil : prétendons l’impossible, dansons jusqu’à plus forme, buvons sans limite, exigeons le meilleur (qui est nul), malmenons, crions, moquons cette bassesse grandement.
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ensubstances · 6 years
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Chapitre III. Quarante jours sans gluten (21 mars – 1er mai)
Oui on commence pas le 22 mais symboliquement j’aimais bien que mon nouveau chapitre commence le jour calendaire du printemps. Oui, je sais aussi que le printemps ne tombe plus le 21 mars depuis des années et ne retombera plus le 21 mars avant encore plus d’année mais que voulez-vous, c’est comme le beurre sur le pain, quand on est habitué, c’est compliqué de tout changer.
Oh vraiment ?
(Pause théâtrale pour tenir l’auditoire en haleine. Quelques gloussements épars. Une vieille dame tousse. Le silence revient.)
Oui, vraiment.
Qu’est-ce que le gluten ? Meh, c’est une question compliquée qu’on peut résumer en une phrase : il s’agit de la combinaison des protéines et de l’amidon contenus dans une céréales. On appelle ces protéines les glutéines et autres prolamines (et parmi ce groupe, l’alphagliadine, la sécaline, la zénine,…), hordénine, cafirine, panicine, bref ça finit en –ine comme Bécassine, cousine et d’ailleurs, cuisine. Une fois qu’on a énuméré tout cela, il faut aussi faire la distinction entre les différentes sortes de… disons… sensibilités au gluten. 
Alors, pour votre plus grand plaisir, faisons un peu de pédagogie.
— La plus connue des sensibilités est l’intolérance, dite aussi maladie cœliaque : cet adjectif désigne ce qui a rapport à la cavité abdominale. En un mot comme en cent, si le malade cœliaque ingère du gluten, il aura du chfrichfri dans le bidou (ou, si vous préférez entrer dans le détail, une réaction immunitaire entraine la production d’anticorps qui détruisent les intestins). Je résume, vous avez compris l’idée. Il y a en France moins d’intolérants sévères au gluten que de schizophrènes (1%), mais ça n’intéresse pas les fabricants de galettes de riz pour lesquels l’organisation des soins psychiatriques est très éloignée de leur préoccupation, à savoir : faire du blé (lol) sur le dos de quelques vieillardes qui ont mal au caca. Mais vous l’aurez compris, ici aussi, je résume. Avec un soupçon de sarcasme.
— Vient ensuite l’allergie, une autre réaction du système immunitaire, mais qui elle est immédiate : rougeurs, œdèmes, la totale. Quand j’étais petit on pensait que j’étais allergique aux bananes en raison d’une réaction cutanée qu’elles semblaient provoquer, et puis en fait, non, ça va. Ai-je cessé d’être allergique ? Etais-je allergique à autre chose sans jamais le savoir ? Bref, une chose est sûre : seul un allergologue pourra y répondre.
N’oubliez pas qu’un allergologue est titulaire d’un diplôme de médecine, alors qu’un naturopathe, par exemple, parle aux cailloux et répond au bruissement des arbres par des infrasons que lui seul entend. (Sarcasme, bis.)
 — Il faut sans doute distinguer l’allergie de l’hypersensibilité, qui ne provoque pas l’apparition d’une maladie auto-immune. Concrètement, si vous êtes fatigué après avoir mangé une pizza, ou que vous avez des maux de tête après avoir bu 14 bières, ou que vous ressentez une anxiété, une irritabilité après votre soixante-dix-huitième tartine de houmous, vous pensez sûrement que vous êtes hypersensible. Alors que non. Vous ne savez pas vous modérer et vous cherchez une excuse, c’est différent.
J’ai tendance à considérer l’hypersensibilité au gluten comme une posture : vous n’avez pas de symptômes mais vous avez l’impression d’en avoir ? Oh, ok. Ecoutez, c’est comme les gens qui se disent sensibles aux ondes de 
téléphone : tant qu’ils ne dérangent personne, rien ne les empêche de le croire.
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Quelles céréales contiennent du gluten ?
Commençons par souligner que l’on cherche les prolamines, apparemment responsable des maux évoqués plus haut. Déjà, le blé et ses cousins, le kamut, le khorasan, le grand épeautre sont les plus riches en prolamines avec 70% d’alphagliadines. Le petit épeautre est un petit cousin et n’en contient que 15 à 30%. Le seigle contient 30 à 50% de sécaline, l’orge 50% d’hordénine. Le sorgho contient 50% de cafirine, le millet 40% de panicine, l’avoine 20 à 30% d’avénine. La triticale, hybride de blé et de seigle, contient des prolamines en quantités variables selon l’espèce cultivée ; d’une façon générale sa farine n’est pas panifiable sauf quand on la combine à de la farine de blé.
Notez que le maïs contient 55% de zénine, une autre prolamine, mais qu’il est en général dit « sans gluten », à l’instar du riz, du teff et du fonio qui contiennent moins de 10% de prolamines. Il en va de même pour le petit épeautre, généralement bien supporté.
Comment se souvenir de toutes ces céréales ?
J’invoque le pouvoir mnémotechnique de l’anagramme !
Gloire à toi, SAKOBET, la déesse primordiale du gluten, celle qui donna la céréale prométhéen à la première civilisation à cuire leurs bouillies pour en faire du pain !
Seigle (et Sorgho)
Avoine
Kamut (et Khorasan)
Orge
Blé
Epeautre (Le petit mais surtout le grand)
Triticale
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 © Didier Garguilo
(Car oui, les Egyptiens sont probablement les premiers à avoir fait du pain. N’insistez pas, c’est comme ça, on en débattra un autre jour.)
Un malade cœliaque vous le dira : il y a du gluten partout, partout, partout et c’est une plaie. Un intolérant au gluten autoproclamé vous le dira aussi : il y en a partout, partout, partout mais ce n’est pas très grave car il n’est pas vraiment intolérant, il a juste lu quelque part (ou on lui a dit) qu’il se sentirait mieux en évitant d’en manger. Ce qui est vrai. Néanmoins, pas de privation inappropriée : si manger des aliments contenant du gluten ne provoque chez vous aucune réaction, vous en priver pourrait, sur une période trop longue, générer une intolérance auto-immune.
Concrètement, un peu de bon sens : ne vous privez pas de gluten, mais ne vous privez pas non plus d’explorer d’autres céréales ou pseudo-céréales !
— Les probabilités que ça rate et que faire pour les anticiper
Il était évident que les écueils principaux allaient être :
- la pâtisserie (la farine est quasiment indispensable dans la pratique)
- la pizza (idem)
- tartiner des choses (sur du pain)
Il était tout aussi évident que cet essai, pour ne pas finir en un tragique échec, devrait s’accompagner non d’un arrête total mais plutôt, d’une diminution graduelle soit de la farine de blé, soit des produits manufacturés contenant du gluten.
— Quelques stratégies
Passez aux farines semi-complètes et complètes. Notez que plus une farine de blé est raffinée, plus elle contient de gluten, donc, plus le type de la farine est élevé, plus elle contiendra plein d’autres éléments nutritionnels qui sont éliminés lors du raffinage. (Il en va de même avec le sucre : plus il est foncé, moins il est raffiné. Nous aurons le loisir d’en reparler.) Ainsi donc, pour toutes les pâtisseries du quotidien (niveau 1, gâteau au yaourt et crêpes), vous ne prenez pas beaucoup de risques à changer votre T.40 contre une T.60, voire un T.80 si le cœur vous en dit !
Modifiez vos recettes habituelles contenant de la farine de blé : en plus, c’est assez simple. D’une façon générale, pour ce qui est cakes et gâteaux, voici ce que vous je recommande :
- remplacez la pesée de farine ordinaire par 2/3 de farine de riz et 1/3 de maïzena. Si vous n’aimez pas la farine de riz, essayez la farine de châtaigne ou les mélanges prêts à l’emploi des épiceries bio (attention, certains contiennent déjà de la poudre à lever, il faudra la retirer de votre recette au moment de faire les pesées).
- plutôt que de mélanger les œufs au sucre (ou au beurre, selon la recette), mélangez les jaunes avec 2/3 du sucre (ou la totalité du beurre) et montez les blancs en neige séparément (en les stabilisant avec le dernier tiers de sucre) pour les incorporer ensuite au mélange.
Essayez donc : 
Le carrot cake pour intolérants au gluten
1. Faites tremper 100gr. de raisins secs dans un mélange d’eau bouillante et d’eau de fleur d’oranger.
2. Epluchez 300gr. de carottes, râpez-les finement et pesez-en 250gr.
3. Clarifiez 4 œufs. Au batteur, montez les jaunes avec 120gr. de cassonade jusqu’à les faire doubler, voire tripler de volume.
4. Incorporez les carottes râpées, puis tamisez par-dessus 80gr. de farine de riz complet additionnée de 70gr. de maïzena, 11gr. (un sachet) de levure chimique et 150gr. de poudre de noisettes ou d’amandes. Ajoutez également 80gr. d’huile de pépins de courge (de l’huile de noisette ou une très bonne huile d’olive conviendront aussi). Faites préchauffer votre four à 200°.
5. Montez les blancs en neige ferme. Au besoin, serrez-les avec 1cs. de sucre glace. Incorporez délicatement les blancs au premier mélange. Versez la préparation dans un moule à cake ou un moule à manqué préalablement graissé. Parsemez de quelques zestes d’orange confits détaillés en cubes, de 50gr. de noisettes concassées et des raisins que vous prendrez soin de bien égoutter.
6. Enfournez 10 minutes à 200 puis baissez à 160° et laissez cuire encore 20 minutes. Surveillez la cuisson à cœur en y piquant un couteau dont la lame doit ressortir sèche. Au besoin, prolongez la cuisson d’encore dix minutes en veillant à couvrir d’une feuille d’aluminium si la surface brunit trop vite.
— A partir d’ici, deux options :
Sirop : 7. Pesez le mélange qui a servi à infuser les raisins secs. Ajoutez-y le zeste et le jus d’une orange. Ajoutez la moitié du poids en cassonade et chauffez légèrement pour l’y dissoudre. 
8. Lorsque le cake est cuit, badigeonnez-le de ce sirop puis laissez tout à fait refroidir avant de déguster.
ET/OU 7. Mélangez 150gr. de Philadelphia à 50gr. de sucre glace et, une fois le gâteau parfaitement refroidi, étalez le mélange par-dessus.
8. Parsemez de zestes d’orange, de noisettes hachées torréfiées ou de tout ce qu’il vous plaira. Réfrigérez jusqu’au service.
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Essayez le pain sans gluten. Assurément, c’est autre chose. Le pain sans gluten est au pain avec gluten ce que la margarine est au beurre : ça y ressemble, en moins bon dans la bouche, et probablement moins bon que prévu pour la santé. Vous n’en mangerez pas juste pour le plaisir du goût, comme c’est parfois le cas d’un très bon pain d’artisan. Néanmoins, quand il s’agit d’y tartiner du beurre ou d’accompagner du fromage, ça peut faire l’affaire. C’est un pis-aller. Ne cherchez pas à comparer. Je suis fermement convaincu que, pour désapprendre à aimer le pain, il faut manger du pain sans gluten.
Essayez d’autres substituts à la farine comme la poudre d’amande, la purée de sésame, et bien d’autres choses tout à fait divertissantes. Ouvrez un livre sur le sujet ou consultez des blogs savamment orientés sur le sujet, et vous verrez que de recettes existent, des plus simples aux plus farfelues. 
Testée et approuvée pour vous, voici le
Gâteau au chocolat et quinoa
1. Cuisez 130gr. de quinoa à l’eau bouillante et laissez-le ensuite égoutter et totalement refroidir une fois parfaitement attendri.
2. Mixez-le grossièrement avec le jus d’une orange (soit 80gr. de jus).
3. Fouettez ensemble 4 gros œufs avec 180gr. d’huile neutre, 300gr. de sucre et les grains d’une gousse de vanille. Faites fondre au bain-marie 55gr. de chocolat noir. Ajoutez-le à la préparation.
4. Tamisez par-dessus 80gr. de cacao en poudre et 15gr. de levure. Faites préchauffer votre four à 180°.
5. Graissez un moule à manqué et saupoudrez le fond de sucre glace ou de cacao en poudre. Retirez l’excédent.
6. Versez-y la préparation. Enfournez 30 à 40 minutes, en surveillant la cuisson à la pointe d’un couteau. Laissez tiédir avant de démouler et déguster.
Ça va mieux en le disant. — Cette recette est adaptée d’un désormais classique de la cuisine américaine juive : à Pessah (fête de la libération), la nourriture dite hamets – tout produit à base de blé, d’orge, d’avoine, d’épeautre ou de seigle qui aurait fermenté – est prohibée pour quelque raison métaphorique. Voilà pourquoi on consomme plus que d’ordinaire le matzo (pain non levé), alors confectionné pour l’occasion, ou d’autres préparations qui ne contiennent pas de céréales fermentées. Bref, toutes les occasions sont bonnes pour manger un gâteau au chocolat !
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A propos de matzo, je vous donne ici une recette qui vous permettra de finir le paquet si jamais vous aviez eu l’idée d’en acheter et que finalement, bon, vous préférez les cracottes :
Crackers sésame et chocolat
Faites préchauffer votre four à 200°.
1. Saupoudrez sans excès 4 grandes tranches de matzo (pain non levé que vous trouverez au rayon casher de votre supermarché) de sucre glace. Disposez-les sur des plaques de cuisson et faites-les caraméliser en surveillant bien.
2. Dans une grande poêle, faites fondre à feu moyen-fort 200gr. de sucre. Lorsqu’il commence à fondre, mélangez avec délicatesse le sucre fondu et le caramel déjà formé. Une fois obtenu une caramel homogène, baissez à feu moyen et ajoutez 100gr. de beurre et incorporez-le au fouet.
3. Ajoutez ensuite 100gr. de tahini (purée de sésame) mélangé à un peu de crème liquide entière. Fouettez jusqu’à obtenir une consistance homogène. Réservez hors du feu et mélangeant ponctuellement.
4. Lorsque le matzo caramélisé à refroidi, faites couler la sauce au tahini par-dessus de façon artistiquement irrégulière. Laissez durcir.
5. Faites fondre 100gr. de chocolat noir corsé, puis à l’aide d’une cuillère, décorez de chocolat fondu les crackers en stries irrégulières. Tant que le chocolat est chaud, parsemez de halva (pâte de sésame sucrée), d’écorces d’agrumes confites,… de toute ce qui vous tombe sous la main, finalement. Faites en sorte que votre garniture finale colle bien au chocolat.
6. Au moment de déguster, faites sortir les diabétiques de la pièce puis concassez les crackers en gros morceaux. Conservez dans une boîte hermétique à température ambiante.
Varions dans l’allégresse. — Puisque qu’on parlait jusque là de produits sans gluten, notez que cette recette fonctionnera aussi avec des galettes de riz ! 
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Essayez aussi les desserts qui se font naturellement sans gluten, ou alors très très peu : vous ne serez pas surpris d’apprendre que lorsqu’en en pâtisserie une pâte est dite « macaronée », c’est principalement parce qu’elle contient, la plupart du temps, les mêmes ingrédients que le macaron : du blanc d’œuf, de la poudre d’amande et du sucre. Oui, c’est à peu près tout. Ainsi donc si le biscuit Joconde, les financiers et les amaretti contiennent (un peu) de farine de blé (que vous pourrez remplacer par de la farine de riz sans problème), essayez la dacquoise, qui n’en contient pas du tout, et par-dessus laquelle vous pourrez tartiner une crème pâtissière à votre goût (elle est de nos jours épaissie à la maïzena), ou une ganache (crème+chocolat). Si la perspective du devoir acheter de la maïzena ou de farine de riz vous fatigue par avance car vous craignez de ne vous en servir qu’une fois et d’oublier le paquet dans un recoin de votre placard, pensez aussi à la panna cotta, le riz au lait, les crèmes au chocolat… Bref, vous avez encore un peu de marge avant de vous interdire un petit plaisir sucré.
Essayez les pâtes sans gluten. Si vous achetez des pâtes sans gluten d’un fabricant qui à l’habitude de faire des pâtes avec gluten, elles tiendront mieux à la cuisson que celles proposées par l’industriel qui s’est mis à en faire du jour au lendemain « tiens c’est la mode je vais faire pâtes sans gluten ». (J’ai testé plusieurs marques et, au final, les fabricants italiens savent ce qu’ils font mieux que les autres (pâtes de pois chiches, de lentilles, de riz). C’est un fait. C’est comme ça.)
Dans ce cas-là, tout ce qui devrait vous préoccuper, c’est la sauce !
Voici une recette absolument délicieuse qui ira avec n’importe quelles pâtes, mais aussi avec un reste de viande, du riz, des patates…, vous avez saisi l’idée. Ce n’est pas tellement une sauce, c’est plus une garniture riche, qui pourrait presque se manger seule, mais qui se révèle lorsqu’on l’associe à un seul autre ingrédient, oui je parle comme un rédacteur de magazine de cuisine, chut.
 Sauce à tout pour pâtes ou restes de légumes
1. Coupez les fleurettes de deux petits choux-fleurs ou un gros. (Gardez le pied pour une soupe ou un gratin ou que sais-je encore.) Mélangez-les à 1cs. d’huile d’olive, une pincée de sel, une pincée de piment, et rôtissez-les à four pas trop chaud (160°) jusqu’à coloration (20 à 30 minutes selon le four).
2. Pendant ce temps, pelez et hachez finement 2 oignons et 1 tête d’ail (sisi, une tête entière). Par ailleurs, hachez finement 2 piments rouges après en avoir ôté les graines, les pédoncules et les parties blanches fibreuses. Faites cuire l’ensemble à feu moyen fort dans une sauteuse avec 2cs. d’huile d’olive.
3. Egouttez et hachez finement 6 anchois. (Si vous n’aimez pas les anchois, un paquet de lardons fumés devrait donner un résultat satisfaisant.) Ajoutez-les dans la sauteuse avec également 60gr. de pignons de pin, 60gr. de raisins secs (des petits raisins, comme ceux de Corinthe ou de Smyrne, vous savez, ceux qui ressemblent à des crottes de souris ; c’est important car ils vont gonfler à la cuisson).
4. Ajoutez un verre de vin rouge et laissez cuire à découvert jusqu’à ce que le liquide ait réduit de moitié. Pour finir ajoutez une grosse conserve de pulpe de tomates (ou de concassée de tomates, ou de tomates pelées au jus qu’il faudra bien mélanger pour qu’elles se fragmentent en petits morceaux). Laissez cuire 20 minutes à feu moyen en mélangeant ponctuellement.
5. Ajoutez les fleurettes de chou-fleur. Rectifiez l’assaisonnement. Vous pourrez ajoutez, au moment de servir, une poignée de parmesan fraichement rapé et/ou un bouquet de persil/de basilic haché.
Sur la photo ci-dessous : du gorgonzola et de la roquette. Les plus observateurs remarqueront que, faute de raisins, j’ai utilisé des cranberries hachées.
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 — L’exception qui a confirmé la règle : la pizza du dimanche (ou du lundi). Comme on ne travaille en général pas le dimanche et le lundi, la pizza est notre cheat meal, notre nourriture réconfort du weekend. J’écris « on » car je n’ai pas décidé de me passer de farine de blé sans en parler dans ma maisonnée, et la perspective d’une pizza sans gluten (ou pire, une pizza avec une pâte à base de chou-fleur, lol de feu) fut très, très mal accueillie. Pour le plus grand plaisir de mon Aussie (et un peu mon soulagement, j’avoue), la pizza fut donc réinstaurée aussi vite que la perspective de s’en passer fut évoquée. Si le gluten rend la farine plus souple et dense, il fait clairement la même chose pour mon couple. Néanmoins, je dois remarquer qu’en faisant un essai avec 1/6ème de farine complète (200gr. sur 1,2kg. de farine pour un poids total d’environ 2kg. de pâte), j’ai obtenue une pâte aussi bonne qu’avec la T.55 que j’utilise ordinairement.
— Objectif atteint : Hum non. Malgré les progrès soulignés plus haut, je dois bien dire que je ne mange pas de pain quand je n’ai pas de fromage, mais que je ne me suis pas privé. Quant au reste, le fait de cuisiner au quotidien me prémunit de manger des produits manufacturés qui contiennent incidemment du gluten (ou trop de sel ou trop de sucre).
— Les effets : comme toujours lorsqu’il s’agit de réfléchir à ce qu’on peut faire « sans » certains produits, on se met à réfléchir à ce qu’on peut faire « avec » certains autres. Ce n’est jamais inopportun de se creuser la tête.
— On continue ? Je vais continuer d’associer des farines rigolotes entre elles et d’utiliser des farines de blé complètes et semi-complètes. A nouveau, je ne saurais que trop insister sur le fait qu’une intolérance au gluten ne se proclame pas, elle se teste !
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Prolétaire : du latin proletarius, de proles “lignées”. Dans l’Antiquité romaine, le prolétaire est un citoyen de la dernière des six classes du peuple, sans droit et sans propriété, exclu de la plupart des charges politiques. N’ayant d’autre bien que sa personne, il tenait cette dénomination du fait qu’il ne pouvait être utile à l’Etat que pas sa capacité à engendrer une descendance. 
“Notre héritage n’est précédé d’aucun testament.” René Char
De sa fenêtre, elle mesure pour la première fois de sa vie le poids du silence, le vrai silence, celui sans le chant des oiseaux. C’est implacable. Floconneux. Sourd. Dedans comme dehors. Une impression de tombe. En s’enfuyant, la nuit ne laisse plus derrière elle qu’une sorte de laitance grisâtre. Tout finit dans l’absence et le silence absolu du monde. Ça lui arrive quelquefois d’avoir des phrases qui lui viennent. Pas des phrases du dedans, des phrases du dehors qui s’encastrent en elle. Loin de la calmer, la phrase excite encore davantage une chose monstrueuse qui ne l’a pas laissée tranquille de toute la nuit. Une obsession contre laquelle elle a tenté de résister tout le temps de cette interminable apnée nocturne. Mais elle sait que le pire est à venir. Elle sait que si elle ne quitte plus cette fenêtre elle ne saura jamais si elle a mis fin à la vie de ses enfants , ou pas.
Et qui d’autre qu’une femme née invisible peut pousser ce cri jusqu’au chant le plus puissant pour apparaître au monde et dire :”Je suis là”? Reine le dit sans arrêt :”Je suis là”, mais sans réussir à obliger le monde à la regarder et à l’entendre. C’est la colère qui lui manque. Elle n’y arrive pas. Son corps ne sait plus que s’engourdir dans le malheur. Si seulement elle pouvait crier, ça finirait par sortir d’elle. Peut-être que sa bouche est trop petite pour contenir un cri si grand. Si seulement Edmonde lui avait appris à vivre seule, à ne pas avoir besoin des autres et à lire des livres, peut-être qu’elle pourrait se mettre en colère. C’est ce qu’elle se dit. Elle ne se souvient pas d’avoir déjà ressenti la colère monter en elle. Même enfant. D’ailleurs, elle se souvient pas d’avoir été une enfant. Plutôt une sorte de miniature de la femme qu’elle est aujourd’hui; à moins que la femme qu’elle est devenue ne soit que l’agrandissement de l’enfant qu’elle a toujours été. Elle serait donc avec le temps devenue une enfant difforme. Un peu monstrueuse. Sûrement.
Elle disait toujours : je couds ... en attendant. Ce “en attendant” laissait entendre que Reine espérait quelque chose de plus grand qu’elle, mais sans savoir précisément ce que c’était, convaincue qu’elle ne le saurait que lorsque ça lui arriverait. Reine était donc prête à accueillir quelque chose d’extraordinaire dans sa vie. Elle l’est toujours d’ailleurs même si elle ne sait plus ce qu’elle doit faire et par quel bout elle doit prendre sa vie avec ses enfants. C’est une folie de croire encore à ces choses puisque tout l’a déjà abandonnée.
L’avantage de la pluie, c’est qu’on peut pleurer sans être vue.
Tout finit dans l’absence et le silence absolu du monde. C’était la phrase qui l’avait sauvée. La seule phrase qui lui avait donné envie de changer sa vie en commençant à rechercher le jardin sous la ferraille de la cour et où elle avait trouvé la mobylette. Parce que la phrase lui avait fait peur. Elle craint que son histoire avec Jorgen ne finisse dans l’absence et le silence absolu du monde.
Elle connait le regard de son fils. Il a toujours été son miroir. C’est celui qu’il a toujours quand il sent monter la crise. Elle est folle. D’amour. Mais folle quand même. Et là, c’est vrai, elle ne ressemble plus à rien. Elle ne se voit pas vraiment, mais pour la première fois, elle sent sa déchéance. Jamais de sa vie elle n’a eu aussi honte d’être ce qu’elle est. C’est terrible pour un enfant de voir sa mère déchue.
Elle est à nouveau toute débobinée. En morceaux. C’est comme si tout ce temps elle n’avait pas quitté la fenêtre après avoir passé la nuit à se demander si elle devait tuer ses enfants et se tuer après. C’est comme si elle venait de ranger le couteau dans le tiroir de la table de la cuisine. Cette fois-ci, elle les a perdus jamais. Pire encore. C’est comme si elle venait de les voir au paradis.
C’est peut-être ça, le paradis. Un lieu où les gens ont l’air de se promener, de nager, de jouer. Rien, d’autre. Même la quincaillerie semble factice. Elle a perdu. Jamais elle n’aurait pu inventer un lieu pareil pour ses enfants. C’est comme si Olivier avait tenu ses promesses et qu’au lieu de fabriquer une salle de bains par enfant il leur avait fabriqué de ses mains une ville tout entière. Une ville de toute beauté.
Perdre ses enfants. C’est comme les avoir tués. Elle ne les verra plus. Ils ne vivront plus jamais avec elle. Ils finiront par l’oublier comme elle a si longtemps oublié sa mère. Anna aussi a été déchue, étranglée par la main de Dieu. Déchue. Plus aucun droit sur eux. Quoi qu’elle fasse. Elle n’aura même plus la permission de les voir, de les toucher, de les embrasser, de leur faire peur, de les faire rire, de les nourrir, de les laver. Elle ne pourra jamais leur raconter les ancêtres. Elle devra toujours se tenir à distance. Que vont-ils devenir ? Ça ne la regarde plus. C’est ce que la loi a dit.
Elle se demande si une femme qui a perdu ses enfants a droit au bonheur ailleurs. Loin de ses enfants. Sans ses enfants.Qui peut répondre à cette question ?
Elle voudrait tout oublier pour que le commencement soit un vrai commencement. Elle n’a plus qu’à suivre la route sur sa mobylette.
Jamais elle n’a voulu tout réinventer que sur sa mobylette. Un paradis. Celui de son Edmonde. C’est atteignable avec Jorgen. A condition qu’elle parvienne à oublier les enfants. Même s’ils sont heureux dans l’au-delà de la femme Atlantique, elle ne pourra jamais supporter qu’ils soient heureux sans elle ou qu’elle n’ait pas su les rendre heureux. Elle y était presque arrivée. Elle sait qu’on peut vivre sans sa mère. Elle a vécu sans Anna, quasiment sans son souvenir. Mais elle ne l’a pas connue. Igor la connaît. Sacha la connaît. Sonia la connaît. Pourquoi les choses doivent-elles être si difficiles ? Toujours. Tout le temps. Pourquoi je n’arrive pas à faire quelque chose de ma vie sans les mettre les autres en danger ? [...] Pourquoi la modestie devrai-elle toujours être la vertu des pauvres ? C’est la première fois que le mot “pauvre” vient dans ses pensées. C’est l’aveu le plus difficile. Se dire “je suis pauvre”. Je n’ai rien. Je n’avais rien d’autre que mes enfants et je les ais perdus
A la recherche du sixième continent
“Nous rêvons de voyager à travers l’univers, mais l’univers n’est-il pas en nous ?” Cette phrase de Novalis m’a souvent servi d’argument pour ne pas bouger. Puis il y a eu, des années plus tard, ce voyage à New York. Inattendu. Et au cours duquel j’ai aussi découvert que, si l’univers est en nous, nous sommes aussi tout entiers dans l’univers. Le voyage ne nous coupe pas de nous-mêmes, de nos racines et de notre histoire. Au contraire, nous voyageons avec notre monde dans le sang, dans les nerfs et dans le cœur. La peur de l’inconnu, surement nous oblige à nous raccrocher à tout ce que nous connaissons et à tout ce qui nous a faits. Voyager le plus loin possible m’est apparu, après ce premier voyage au-delà de l’océan, être la meilleure façon de regarder à l’intérieur de soi.
“Quand on vit seule comme moi, dit Reine, on a quelquefois besoin de se parler tout haut pour se convaincre qu’on vit. Oui, j’aime lire, Monsieur, surtout des vers qui chantent bien dans l’oreille ou qui pleurent bien dans les yeux.
Un monde inconnu est un monde parallèle ou secret qui se revele à nous.
Dès qu’Isabelle, Sophie, François et moi avons débarqué sur l’île d’Ellis, nous nous sommes tus. Nous n’étions pas les seuls pris de silence, de ce même silence qu’on respecte dans une église, une cathédrale ou comme je l’ai ressenti plus récemment dans un camp de concentration. Depuis l’enfance ou plutôt à cause de mon enfance, ce qui m’intéresse dans l’histoire ce ne sont pas les faits historiques mais leurs ondes de choc sur les hommes et les femmes, souvent les plus ordinaires. Je n’arrive pas - et je ne peux pas - me dissocier d’eux, de tous ceux qui sont passés avant nous, qui ont fait ce que nous sommes et agissent comme des contreforts pour nous soutenir. Est-ce à dire que je voue une sorte de culte aux morts ? Probablement. Mais pas seulement aux miens. Rien à voir avec l’idée confuse du passéisme mais plutôt avec l’impérieuse nécessité à maintenir un lien constant avec l’Histoire.
New York, malgré sa cinquième Avenue m’apparut alors être la plus grande ville de pauvres du monde, la seule entièrement faite par des pauvres, construite par des pauvres et même rêvée par eux. Dès cet instant, je ne pouvais plus regarder New York comme une ville ordinaire, pas même comme une ville moderne. Elle m’apparut définitivement comme un rêve de pierre qui fait face à l’Europe. C’est comme si cette ville disait inlassablement ;”Regardez, ce que nos pauvres ont fait, ceux dont vous êtes débarrassés. Regardez de qu’ils ont été capables de construire, regardez ce que vous avez perdu.” Mais il faut croire que l’Europe est sourde.
Femme à la mobylette Jean-Luc Seigle
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lolalolasapin-blog · 7 years
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La force du bois, son cœur battant de sève m’appelle, dong dong dong, comme bat un clocher pour le crépuscule, pour l’arrivée du noir. La gueule ouverte du bois, les gencives sombres d’où poignent quinze cents échardes, la langue d’eau, les yeux jaune pâle des chouettes. Je quitte la caverne. Dehors tout est magie, poignard, vis. Tout est plaie, machine, rire. Les atomes du bois, la force magnétique qui les tient ensemble. Les écorces vibrant à blanc, dans l’air nu remué. On s’ouvre. Les aisselles, les cuisses, les orifices du nez et des yeux s’ouvrent : la salive reflue, du tube dans le ventre à la bouche et au sol. La bouche qui s’imprègne d’épines. On goûte l’amertume par le filet glué à la terre, jusqu’au foie. On se tient là mangée, aussi courbée qu’une chose fondue, presque enterrée et partout s’étendant par les racines qui furent des jambes, par les branches qui furent des bras, la peau couverte de larves et têtards, les épaules cassées joignant les angles de la terre, la colonne des vertèbres suintant son suint couleur de roche, les oiseaux par les arbres échangés comme murmures et grognements picorant nos dernières choses charnelles, les restes, les rogatons du derme, le calcaire des os, la lueur frémissante des membranes.
Mille malheurs.
  Je sors de ces forêts premières, traverse des pays, piétine des sols de boue, mes pieds s’enfoncent dans une vase grumeleuse pleine de fibres, de copeaux, tout est obscur et bas. Les hommes d’ici ont des faces mauvaises, rongées de rage tordue, on aperçoit le soir des îlots pailletés d’un or pâle, peut-être des villes, je ne m’approche pas, marche droit, marche et encore marche, la terre sèche, se couvre de pousses maigres, effilochées, puis ce sont des vallées d’herbe tendre, une confrérie de montagnes s’écrase sous des ciels lourds, on retrouve des arbres, pommiers aux fruits très denses et petits que j’entends cogner dans mes poches, les montagnes s’allongent, leur étirement vient à moi, je dois grimper, plaquer les pieds contre le granit et pousser, sentir l’air fuir, le froid faire cisaille, des nuages en forme de couteaux bataillent au-dessus de mon crâne, lame contre lame, se brisent, mes mollets raidissent, enflent, partout sous la taille me poussent des muscles nouveaux, je marche encore.  
  À l’origine : c’était les débuts du mouvement. J’étais à peine arrivée devant le commissariat central. Ce jour-là n’était pas un bon jour. Je voulais pas venir, je voulais rester chez moi, manger, manger tout, manger n’importe quoi, ce qui traînait, les yaourts moisis au fond du frigo, les araignées aux coins des murs, le pain dur, des bougies, du plâtre, tout, n’importe quoi, j’avais pas envie de venir, je m’étais forcée.  
   C’était pas un bon jour pour aider le mouvement. Ça se voyait. Aussitôt je pensais repartir. Pas à cause des flics.
  Pas non plus une question de pisse. Ce n’était pas le problème. Je maîtrise parfaitement côté pisse. Quoi qu’on en dise – surtout les hommes : côté Leibowitz. Surtout le vieux tonton Leibowitz qui a dans le regard comme un éclat de diamant répugnant ou de rubis sale, à voir, faut-l’avoir vu pour le voir le vieux Leibowitz frère de la grand-mère Leibowitz.
 Qui m’a toujours appelée La petite pisseuse, lui, l’oncle Leibowitz, affectueusement mais avec sa pierre mal lavée dans l’éclat de l’œil, et après ça comment voulez-vous ne pas devenir la petite pisseuse, échapper au destin, à la construction par la remarque mille fois répétée accompagnée du regard mille fois répété du grand-oncle côté Leibowitz : c’est simple, vous ne pouvez pas, ne serez – jamais rien d’autre pour lui – qu’une petite pisseuse, et ensuite pour soi, pour soi, c’est très long, faut se remettre, devenir autre chose.
  Une question de tripes en vérité, dès l’arrivée devant le commissariat robuste, central, pas un commissariat simple mais un hôtel de police, imposant, sacrée bâtisse, les architectes avaient mouillé le maillot, c’était élégant, mais sobre, sans fioriture, mais monumental. Trois étoiles l’hôtel de police, j’ai trouvé. Et les policiers pas mal, armures–revolver–grenades, une petite douzaine, les gens rassemblés là criant Libérez nos camarades et puis des malins Regardez celui qu’a une belle moustache hé matez-moi la belle moustache, alors slogan : ça c’est d’la moustache ça c’est d’la moustache ça c’est d’la moustache.
 Je ne trouvais pas le slogan top, moi, je n’avais qu’un rêve c’était de plutôt crier La moustache avec nous La moustache avec nous et que le gars bel homme soit convaincu et rompe les rangs et nous rejoigne et me prenne dans les bras cybernétiques de son armure robot et m’emmène sur une île grecque, tranquilles, tous les deux en amoureux le moustachu et moi, là sur l’île au milieu des maisons blanches des Grecs et au milieu des pâtres grecs je lui dévore la moustache d’un coup de crocs secs à mon flic et on n’en parle plus, ça l’anéantit car sa moustache c’est comme pour Samson, je reviens, n’ai plus mal au ventre, les camarades sont libérés, sortent du commissariat trois étoiles sous les vivats, pour une fois j’ai fait quelque chose d’utile à la cause, au mouvement.
  Mon bide gargouille sa plainte de bête blessée.
  Ne pensais plus aux flics, toute à mon bide, toute à la Grèce, mais voilà, ils se casquent, mais voilà la BAC est arrivée, têtes des mecs de la BAC, têtes de types qui n’attendaient qu’une chose c’est d’avoir les ordres et ils les ont eus, avec du renfort – en plus de la BAC et des CRS : les maîtres-chiens, sortons les chiens, la race canine est nécessaire.
  Oui nous avions besoin de la race canine, sinon on n’aurait pas compris.
Que la race canine nous aboie dessus : là on comprend mieux.
 On le sent, les CRS et la BAC vont nous charger, malgré tous leurs efforts et leur déploiement discipliné menaçant on n’a pas encore compris qu’il faut partir, se disperser, on voulait pas, on restait là alors qu’il fallait y aller, qu’est-ce qu’on était stupides nous les manifestants de soutien aux manifestants interpellés à cause du mouvement, c’était pas dieu possible d’être pareillement stupides, on était vraiment idiots, ils vont charger.
  Les chiens se tendent.
Les maîtres-chiens retiennent les chiens.
Les chiens aboient.
  Les CRS et la BAC chargent. Interpellation d’un camarade – moi je ne vois rien je suis derrière un arbre, je pense à Boyau crispe crispation comprime compression resserre – je resserre, tout est fini, le camarade pris, relâché deux minutes plus tard, donc tant mieux, donc pourquoi, et tergiversation, qu’est-ce qu’on fait, est-ce qu’on reste ou est-ce qu’on reste pas nous les manifestants de soutien.
  Ne pense qu’à mon bide, n’en peux plus, fuis, pars en direction du tramway, sur un miracle je trouve une chose-restaurant-snack nommée Worldburger, j’entre, demande Un burger les toilettes ?  à la fille du comptoir, file aux toilettes, me  défais, suis sur le trône, pense Soulagement, pense Solitude, pense Seule – Seule enfin Seule avec mon ventre.
  Avant tout ça.
Avant le mouvement : Marthe me tend un petit pois.
 –– Qu’est-ce que c’est que cette merde de petit pois ?
Elle sourit, se met le petit pois sur la langue.
Une grosse langue bien foncée elle a Marthe : avec ce petit furoncle vert au bout.
Elle sort de sa poche une boîte en fer pleine de petits pois, m’en propose un autre.
–– J’en veux pas.
–– T’as peur de la drogue.
   Je regarde sa chose verte en train de fondre sur sa langue qu’elle continue de tirer dans un effort honnêtement dérisoire pour me faire envie avec son approximation de petit pois.
  –– J’en veux pas.
Elle insiste.
–– J’ai pas besoin de drogue.
Elle insiste encore.
–– J’ai déjà ma maladie.
Marthe avale. Quelque chose se passe dans ses yeux juste après pour montrer que ça lui fait de l’effet les petit pois, boum, elle mange un petit pois et tout de suite sent mieux les courants ondulatoires de la musique et n’a plus faim et se trouve en pleine forme et capacité de brûler la piste et liquéfier les danseurs et baiser avec le premier venu qui sera sûrement quasi le même premier venu que la dernière fois puisqu’on va toujours dans la même boîte de nuit excrémentielle.
 –– Depuis quand t’as une maladie Lola ?
–– J’ai toujours eu une maladie.
La maladie dans ma tête.
Tu sais bien.
Je t’ai expliqué.
Marthe a repéré un nouveau venu à l’air fraîchement débarqué, c’est bon, c’est pas le nouveau venu de la semaine dernière, c’est un autre, avec un autre corps une autre odeur, avec un autre chibre il faut le dire c’est ça qui intéresse aussi Marthe, le chibre, le cœur, l’os, l’os du cœur, l’os du chibre, le chibre du cœur planté jusqu’à l’os, voilà pour quoi elle roule Marthe, c’est à peu près tout, l’ivresse.
 Comme moi avec cette fille il y a longtemps : c’est une fille, elle pue la buée, l’animal marin tentaculé, corps entortillé dans son maillot de bain une pièce, c’est le vestiaire de la piscine, tout petits carreaux blancs à terre. Elle entre. Porte misérable du vestiaire, une planche de bois fine quoi, c’est-à-n’y pas croire, et les verrous alors, et alors les verrous c’est du luxe ? je suis nue moi à l’intérieur et cette fille tentaculée me veut, je crois qu’elle me veut, elle entre en tout cas dans le box, la buée fétide sur ses épaules, fumante, cette fille m’aura, elle sait déjà qu’elle m’aura. D’avance elle est entrée. Elle a su dans la minceur de la porte qu’elle entrerait et que je ne dirai pas mot ni souffle ni mon nom mais qu’elle m’aurait, elle lève un tentacule, dans le creux essentiel primitif du tentacule, dans sa ventouse essentielle primitive se dessine un losange de poils frisés et blonds vaporeux je baisse la tête, j’y vais, suis partie pour quelque-chose, je plonge dans la nasse, pressée par une main mécanique de l’ordre de la grue intérieure qui me pousse contre, tout se restreint, elle m’enserre la fille. Je ploie. On me courbe.
 M’accroupis, elle s’étend, ses cuisses sont une robe octopédique, me noircissent, asphyxient la lumière, les carreaux me montent à la tête, on frappe autour – c’est une piscine municipale – il y a des enfants – des fillettes – bon certes – mais moi j’étouffe et halète – moi je suis dans le plein de la vague – c’toute une histoire dans ma bouche – y a tout un kilogue de lèvres bien fraîches, tout juste abattues à la chasse, dans ma bouche, qui palpite, pour le plaisir, en soubresauts.
 Des années après ça Marthe et moi sortons de la boîte de nuit excrémentielle dans laquelle nous allons toujours, qui est notre prison nocturne inévitable, Marthe toujours intoxiquée au petit pois, ses yeux humides qui braient de larges rayons sexuels en tous sens, le premier venu est heureux, il a dû se faire vider sévère, il nous dit à bientôt, il espère qu’on se reverra, voudrait survivre à sa première fois, revenir premier venu, ignore qu’il échouera, on ne se réinvente pas, il n’y a que certains organes, à l’intérieur, qui se réinventent, certains bouts de l’œil je crois, l’estomac plusieurs fois dans la vie, bon et des tonnes de cellules, mais nous non, nous restons soit premier soit deuxième soit troisième venu, déplacé d’un cran chaque fois, c’est ainsi mon pauvre, il faut s’y faire, Marthe ne te videra plus, il y en aura d’autres des filles, mais qui te videront moins bien, tu regretteras.
   La nuit. Grand-chose obscur pâle, brouillé de néons, l’eau roulante sous les ponts, les conducteurs des heures ivres zigzaguant tant bien qu’ils peuvent sur les artères creuses, la vie du monde arrêtée ou très ralentie comme on dit d’un enfant qu’il est ralenti pour ne pas dire Il est sot, c’est l’idiot du village.
Marthe marche avec moi. Je suis fière.
  Je suis fière d’être avec Marthe qui marche avec moi, qui marche comme on danse, avec des déhanchements qui sont les déhanchements d’une femme qui a des hanches et sait s’en servir, sait comment tourne un corps de femme, rondement, pas à ma manière de sac d’os cliquetant, mais rondement, elle marche comme on tourne.
  Est-ce que Marthe est fière aussi ? D’être avec le sac d’os cliquetant ? Est-ce qu’elle est fière d’être Marthe qui marche avec le sac d’os Lola qui ne sait marcher que rectangulairement, en cliquetant ?
C’est dur à dire. Y-faudrait ouvrir Marthe. Aller mettre la main au centre de la gorge, là où la fierté vibre. Alors on verrait ce qu’il y a à voir ; mais de là, d’où je suis, de par-derrière le corps de Marthe ce qu’on aperçoit c’est la jeune femme au petit pois, gaie, changeante, ce qu’elle veut être.
  C’est ce que voient les types. Les faux types qui nous accostent, aimantés par Marthe comme par un pôle soudain, faux types qui sont la limaille de fer de la vie de Marthe, toujours à elle collés, électromagnétisés même de loin, déboulant pour elle, pour ses beaux yeux, sa gorge roulante, ses cuisses rondement menées.
Marthe qui soupire, malgré le petit pois, la chaleur du petit pois, car vingt fois par jour, cent fois par nuit, la bête mâle accourt, suante, pour la renifler, se mettre tout contre – et moi, identiquement fatiguée, de gueuler, sac d’os qui cliquète et aboie, aboiements de fémur et radius, craquant comme les bois déchirés par la foudre, moi qui hurle sur les hommes, les couvre de cris, pour qui ils se prennent, pour qui ils nous prennent, qu’ils ne nous sifflent pas, ces petites déjections, qu’ils ne nous parlent pas de cette façon, pas avec leurs mains poisseuses qui luisent sous les néons obscurs pâles de la nuit grand-chose, qu’ils ne nous insultent encore guère moins, surtout pas Marthe de bouche de suceuse à pipe, surtout pas moi de planche à pain à découper, qu’ils ne parlent pas de nous violer, même pour rigoler, parce qu’ils sont cinq et nous deux dans un coin sombre, d’autant qu’il y a des plaisanteries qui sont la préparation de choses sérieuses, ternes, sans quoi ils verront, un des faux types s’approche, il est balaise, il demande Qu’est-ce qu’on verra ? et je réponds On verra ça.
  Lui balance mon genou tel un pieu à l’endroit de son siège viril, il ne comprend pas tout de suite, d’abord il fait un o avec sa bouche sans parvenir à dire vraiment o, ensuite il a mal, la respiration coupée comme s’il respirait par là justement, par le siège viril, ce qui n’est pas impossible, pourquoi pas, on a vu pire, un de ses copains passe devant lui et me met une tarte, main ouverte, une bonne tarte, pareille qu’en donnaient les papas aux mamans dans le temps quand elles comprenaient pas, il ne maîtrise pas sa force, n’a pas réalisé mon poids faible, je vole en éclats, fais un bond en arrière, projetée, ma tête rebondit salement contre une automobile à essence ou diesel derrière, sans enfoncer la vitre étonnamment, j’ai tellement mal, suis tellement sonnée que je glisse comme une chiffe le long de la carrosserie d’après Marthe qui va m’en parler et reparler jusqu’à ce que j’en aie marre de cette histoire, c’est assez beau à voir, on dirait un film, elle a cru que j’allais mourir, on aurait dû tracer dira-t-elle, courir on aurait dû courir directement, mais il n’y a pas moyen, moi je ne cours pas, moi je m’effondre à moitié évanouie sur le capot des bagnoles, ça vaut encore mieux.
  C’est un autre jour pour le mouvement.
Il pleut froidement et dru, en tout ils sont une vingtaine, dix de chaque, dix CRS et dix de la BAC, gueules tirées, raides comme une branche de haine, nous à ce moment-là entre cinquante et cent, bientôt moins, et les CRS blang blang blang se mettent à frapper sur leur bouclier comme au temps des Romains, à sonner la charge, à côté de moi un type crie Ils chargent, panique dans les cordes de la voix, je lui dis Tiens bien la banderole, autour de moi, hors lui, que des filles, petites, cagoulées, en noir imperméable, que des filles à se faire charger sous la pluie froide et drue, les CRS ne courent pas si vite que ça mais ça fait peur, puis le choc, plusieurs filles aussitôt fauchées, la banderole pourtant tient, ce qui enrage, ils donnent des coups sur les mains, mais quoi, ces matraques sont molles, nous on tient, insectes tout en nerfs, globules résistants sous la pluie, femmes encagoulées, en voiles de révolte, décidées à ne pas baisser la main sous la matraque, à ne rien retirer, les matraques molles de toute façon, les tonfas mous, puis les claquements des bâtons télescopiques de la BAC, cinglants, fouets de métal, qui lacèrent, et la poussée, les filles qui se font débarouler, tombent, à terre écrasées, la banderole qui se dégonfle, s’aplatit comme un ballon crevé, le type à côté de moi tombe, j’essaie de le relever mais il est trop lourd, je lâche sa main, un baqueux lui marche dessus quoi qu’il en soit, rien à faire, puis un chef CRS, je l’ai vu à toutes les manifs, c’est un chef, c’est un gros chef, très grand, corps difforme, veut me filer un coup de pied dans le genou, j’esquive avant de me prendre un fouetté télescopique dans l’épaule, je me retourne, fuis, cours, et là on s’en donne à corps joie, par derrière un chassé dans les jambes, je m’étale, dans le dos plusieurs coups de fouet télescope, se relever, pas d’interpellation, se relever malgré les mains, les jambes gravillonnées, se relever croûte que croûte, je me relève, personne ne m’en empêche, dieu sait pourquoi car il sait tout, je me relève et j’essaie de grimper sur une auto coincée là, le conducteur ahuri, les mains bien campées sur le volant, au cas où, qui regarde son auto grimpée, je glisse, atterris sur le flanc, aiguë douleur, m’échappe enfin, cours sous la pluie, drue et froide, heureusement que j’avais mon petit k-way noir.  
  De toute façon il faudrait bien qu’on soit par le monde cassées, mais bien, mais comme il faut, hein, pas n’importe comment, qu’on soit pas cassées à moitié mais cassées de chez brisées en mille, ou alors qu’on le casse le monde pour de vrai : que toute la machine en prenne un coup de ces coups dont on ne se relève pas, de ces coups filés pour le knock-out, le coma, la tête qui rebondit sans vie, la nuque qui ne suit pas, le coma. Qu’on ne fasse pas semblant quoi, qu’on ne se bouche pas les yeux, les oreilles et les dents avec la cire fécale dont nos parents et avant eux les parents de nos parents s’étaient clos et oints, surtout côté Leibowitz, qu’on ne fasse pas semblant et qu’on voie bien enfin ce que c’est que le capital : le fluide mort vivant, la gelée autour des tubes, des oreilles, des valves du cœur, le feu mauvais des banques – qu’on ne chique pas à s’en sortir indemne malgré tout, qu’on ne chique pas à passer entre les gouttes de la monnaie, de l’or qui vous fige le sang vrai en boudin laqué.
Oué oué oué oué, me disais-je, me répétais-je, attention-les-yeux, faut-pas-croire, on-n’est-pas-là-pour, et d’ailleurs c’est la colle du monde qui va pas être contente, tellement qu’on va lui chier dedans, on sera pas du genre à casser une banque et à retirer nos biffetons le lendemain, nous, on sera pas des rombières plus tard aux yeux gris fibre de fer oh non, on ira tout de go ou on ira dans le mur, c’est-à-voir, et on verra.
   Je croise mon frère. Un Sapin comme moi : mais le fil est rompu.
Il est avec sa femme – une grande fille, ils se connaissent depuis la maternelle, je suppose qu’il avait besoin d’elle pour un truc, pour faire ses découpages, il n’y arrivait pas, il voit cette fille, il lui demande, c’est elle, ils ne se quitteront plus.
Sa femme qui est un genre de fragment.
De roche glacée inentamable, très belle, environ six lieues au-dessus du crâne de mon frère dans tout ce qui est race et distinction, elle reste avec lui par un mystère qui tient sans doute à sa nature météoritique, je la soupçonne de venir d’ailleurs comme la vie, la vie ne vient pas de nulle part, la vie vient d’ailleurs, il y a du foutre dans l’univers, voilà voilà, il y a du foutre noire partout dans le cosmos et ce foutre fut giclée horizontalement et verticalement aux quatre coins cosmologiques, voilà ce qui s’est passé, toute la vérité : des gouttes de foutre sont arrivées balistiquement un jour sur notre belle planète et poum ! c’est la vie des plantes, c’est la vie des organismes unicellulaires, c’est la vie des animaux.
  Et la femme de mon frère fait partie c’est sûr des filles-gouttes de sperme cosmique catapultées pour la fécondation de la Terre ; seulement elle est arrivée en retard. Très en retard. Elle a percé la couche atmosphérique des mille et des mille et des mille de temps après qu’il fallait, la vie humaine était déjà implantée, tout fabriqué depuis belle heurette, n’y-avait plus rien à faire, ce qui pouvait se tenter à la rigueur c’est de rebondir vers une autre planète, mais la femme de mon frère n’a plus d’élan, par fatigue elle s’accroche à la première chose humaine rencontrée : mon frère – qui évidemment ne se doute de rien, le sombre, le très obscur débile – qui n’y voit que dalle quand tout est devant ses orbites, en permanence, quand tout est là dans la créature qu’il appelle sa femme – mon frère, par une cécité magique, ignorant tout à fait l’éclat ultra-stellaire, la supériorité astrale de la femme qu’il dit la sienne.
 Mon frère et moi causons deux minutes du mouvement. Il s’y intéresse de loin. C’est bien ce mouvement dit-il de la façon la plus fraternelle et condescendante possible. J’ai envie de lui dire que c’est un chien, un collaborateur ignoble, mais je me retiens, me mords les lèvres. Je préfère encore Marthe, qui nous trouve franchement ridicules, à mon frère qui fait semblant de nous admirer.
 Ce n’est pas faute d’ailleurs d’avoir essayé d’éduquer Marthe.
Petite, mes seins à peine sortis, prototypes encore (environ l’époque de la fille aux tentacules de la piscine municipale), quand je venais chez Marthe : sa mère nous préparait un goûter, nous avions passé l’âge où les mères préparent le goûter, elle le préparait tout de même, ça lui faisait plaisir, la télévision, toujours allumée chez Marthe, crachait son règne de fausseté.
  Or je gueulais : ne laissais rien passer.
Salauds, salauds, je disais.
Salauds de la pub, salauds des informations, salauds des fictions télévisuelles, des séries télévisuelles, je vomissais tout ce monde télévisé faux, j’expliquais chaque truc, chaque technique, je voyais tout, je disais ces gens-là sont payés pour mentir et manipuler, ils n’ont aucune morale, ce sont des salauds payés à dresser les ouvriers contre les non-ouvriers les grévistes contre les non-grévistes, les petits salariés contre les moyens salariés, les pauvres contre les demi-pauvres, voilà à quoi servait ces chiens-là, on leur voyait d’ailleurs très bien la laisse et le collier, la laisse en forme de cravate, le collier en forme de maquillage à joues roses et de gel dans les cheveux, il ne leur manquait plus que d’aboyer et c’est d’ailleurs ce qu’ils faisaient.
  Je gueulais et la mère de Marthe disait mais qu’est-ce qu’elle a à s’énerver comme ça cette petite c’est à cause de tes parents c’est tes parents qui te racontent toutes ces choses et je disais non, ce n’est sûrement pas mes parents, je suis autodidacte de la haine politique, de la haine des riches. J’apprends toute seule avec chaque journée passée dans le monde.
Même ça me faisait ricaner qu’on puisse s’imaginer que je sois l’enfant, le produit de mes parents sur ce plan de la haine, de la véhémence, de la détestation, car bon les Leibowitz étaient ce qu’ils étaient, toute la politique des Leibowitz consistaient à se tenir le plus au centre possible, le plus loin du bord, dans l’espoir de ne provoquer jamais aucune vague ni onde ni commencement de ride à la surface des choses, considérant qu’ils s’étaient suffisamment fait brûler au cours de l’histoire, que s’ils pouvaient rester à l’écart c’était aussi bien, donc je ricanais, ma haine n’était sûrement pas Leibowitz, pour les Leibowitz tout allait très bien, le monde était le monde, le monde brûlait et avait toujours brûlé mais tant qu’on nous brûlait pas nous ça allait.
Alors les Sapin, ça pouvait venir des Sapin mais les Sapin ne parlaient pas, ni le grand-père, ni la grand-mère qui avaient pourtant eu des problèmes avec les gendarmes, au temps des mines, des grandes révoltes. On ne savait pas ce que les Sapin pensaient, c’était connu, peut-être mon père bouillait-il dans l’obscurité de ses veines, le sang fumant, attendant le moment, le jour où, peut-être qu’il serait là sans un mot, le jour venu où tous les pauvres et les demi-pauvres se soulèveraient, – ou qu’il serait nulle part, on ne pouvait pas savoir, c’était un renfermé.
   Une autre fois la télévision chez Marthe m’avait tellement donné envie de vomir le monde que j’avais fait un bond jusqu’à l’appareil, en avait arraché les câbles, mes seins étaient encore deux petits bourgeons noirs (aréoles très brunes) et fermés – tubercules ramassés, graines dures et sèches, infertiles, ça ne voulait pas sortir, tandis que ceux de Marthe étaient déjà de vrais seins blancs laitiers luisant de laitance, animaux, je m’étais retournée piteuse vers Marthe, vers la mère de Marthe, je m’étais excusée, la mère de Marthe s’était demandé si j’avais de la température, avait posé le dos de sa main contre mon front, m’avait dit Tu es brûlante, m’avait donné quelque chose contre la fièvre, j’avais faim, la mère de Marthe nous avait donné du pain et du fromage, Marthe picorait, je me coupais de larges tranches et je mangeais les croûtes que laissait Marthe et la mère de Marthe se demandait si on me nourrissait bien à la maison. J’aurais pu la rassurer. On me nourrissait très bien. Je mangeais tout, n’importe quoi et la faim restait et je restais sèche comme un os et mon front brûlait en permanence.
  Plus tard, à l’époque où mouvement prenait de l’ampleur, c’est-à-dire à présent, la télé n’a pas changé, sinon en pire, prédisant jour après jour la fin du mouvement, le mouvement s’essouffle ou bien il va s’essouffler. Dès la naissance signes d’essoufflement. Le nouveau-né est asthmatique. Il crie mais vous allez voir, dans un instant il ne crie plus, silence de mort dans la chambre, regard hanté de mort de la mère, poitrine, thorax qui ne gonflent pas. S’il y a plus de gens qui sortent dans la rue tout de même, toujours plus, chaque semaine, si les manifestations grossissent malgré la télévision c’est un leurre, on ne s’y trompe pas, en réalité le mouvement s’affaiblit, stagne, c’est fini, ou presque, ou ça va finir quoi, un moment, s’agit pas non plus d’être impatient, juste de savoir que c’est voué, encore un petit effort madame, le bébé est quasi bleu, donc faire partie du mouvement, vouloir faire partie du mouvement, c’est pour la télé refuser le monde réel, refuser la vie dans le monde, c’est s’agiter dans un cadavre. On n’agit pas quand on agit. Rien n’existe sinon ce qui est dit par le présentateur. Si jamais il se passe quand même quelque chose qui n’a pas été dit, la télévision et à sa suite les journaux et la presse nient en bloc. Expliquent que rien ne s’est passé. Ou inventent autre chose. Par exemple : les manifestants sont armés. Les manifestants attaquent les vitrines des petits commerçants honnêtes. La police n’a rien demandé. Et d’ailleurs ce ne sont pas des manifestants. Mais des briseurs. Ils sont là pour briser. Ces briseurs sont là uniquement pour les bris, les éclats, les fragments. Les autres manifestants sincères et loyaux les conspuent, s’écrient Halte aux briseurs. Les briseurs ternissent l’image du mouvement, car le mouvement a une image. Les manifestants honnêtes et normaux n’aiment pas les briseurs car les briseurs leur volent le mouvement. C’est tellement dit par le présentateur que ça en devient vrai, à force de les dire les choses deviennent vraies, elles se passent.
   Il y a pourtant des choses qui se passent malgré le présentateur, contre lui, des choses qui n’ont pas été présentées à l’avance et que les gens voient tout de même. C’est ça qui est compliqué. Il y a des manifestants qui aiment les briseurs, qui défendent les briseurs, qui acclament les briseurs quand les briseurs brisent la vitrine d’un honnête commerçant qui a sué toute sa vie à la sueur de son front pour gagner le pain qui est le pain de sa vie. Car ce commerçant est aussi une banque avec des choses fiscales au Panama. Suivant qui la voit la banque se change en petit commerçant, c’est une illusion d’optique, ça dépend de l’angle. Un peu plus à droite : banque. Un peu plus à gauche : commerçant laborieux. C’est trompe-l’œil : faut-savoir se placer.
   Puis moi, qu’est-ce que j’y fiche, c’est à n’y pas savoir, dans un mouvement on n’est jamais qu’une petite goutte qui suit le flux, on n’a pas l’impression de s’exprimer, on ne sait pas si on est soi, moi je suis là, bon, il y a des tas d’autres gens avec, bon, mais rien ne garantit que je sois mieux avec ces gens qu’avec n’importe qui d’autre, on a une chose à faire ensemble, voilà tout, on se côtoie parce qu’on veut bien se côtoyer, pas beaucoup de filles de la périphérie dans le mouvement, surtout des filles comme moi du centre, tout ça c’est une histoire de force, centrifuge, centripète, je sais plus, ou ni l’une ni l’autre, l’inertie, rien de ce qui est au centre ne va dehors, rien de ce qui est dehors ne va au centre, heureusement le pouvoir nous  traite de plus en plus pareilles, je veux dire nous frappe pareilles, quand on a été bien frappées on sait mieux, on se rend mieux compte, on est rassemblées par les coups, on peut s’imaginer du centre à la périphérie, c’est l’égalité des chances grâce à la compagnie républicaine de sécurité.  
   À l’époque de ma grand-mère Sapin (c’était une autre époque), c’était pas des femmes comme moi, comme Marthe, c’était des femmes qui savaient vivre. Pendant les grèves de la mine elles y allaient, elles cognaient sur les CRS. Ces femmes-là elles étaient pas comme les filles d’aujourd’hui qui savent pas vivre, qui sont là perchées sur leur cigarette, le bout du doigt toujours prêt à toucher une surface tactile. Elles se cachaient pas le visage derrière des cagoules ou écharpes. Elles y allaient à découvert mais il faut dire que c’était une autre époque, pas de caméras, drones, hélicoptères, on pouvait y aller.
   Elles étaient jamais malades ces filles-là : pas le temps pour ça : guéries d’avance. C’était des femmes du Nord glacial, du Nord sauvage, elles vivaient toutes leur vie dans le Nord, elles y mouraient aussi et n’auraient pas vu où ailleurs mourir. C’était des femmes sauvages et glaciales comme leur pays. Ma grand-mère avait des cals d’un bon centimètre d’épaisseur haut la main à force de couper des bûches. Souvent la lame de la hache partait en arrière et cassait une tuile ou crevait un nuage.
   C’est vous dire si ma grand-mère était forte : la lame partait droit vers les ciels parce que mon grand-père Sapin avait encore oublié de serrer le fer sur le bois. Il se faisait engueuler, je peux vous dire qu’il se faisait engueuler.
   Mon grand-père Sapin aurait dû être un artiste, c’était le genre d’homme à ne pas penser aux choses, à ne pas serrer le fer sur le bois, il aurait dû mourir cordon sur la gorge dès le début avec un sang rose et faible dans la bouche comme un artiste. Pendant les émeutes tandis que ma grand-mère cognait il restait derrière, dans le gros de la foule.
   Pourtant c’est lui qu’on avait privé de mine. Il avait perdu le droit de travailler après les émeutes, on l’avait repéré, signalé comme un meneur, un beau parleur, lui qui ne parlait jamais.
   De toute façon ce n’était pas un bon mineur. Si la grève ne lui avait pas fait quitter la mine il en serait sorti les pieds devant à trente ans, poumons silicosés, cœur noir. Il valait mieux qu’il pêche.
   La grand-mère Sapin avait continué d’y travailler de nuit à la mine et le jour elle dormait peu et s’occupait de la maison. La grand-mère avait travaillé jusqu’au bout des mines avec une santé de fer, rien ne pouvait atteindre sa santé de fer, pas même le charbon.
 Mon père lui n’a pas hérité du sang de son père, ce n’est pas un artiste. Mon père a repris le sang de sa mère et c’est le sang de sa mère qu’il m’a transmis, le sang avec lequel elle coupait les bûches et envoyait le fer de la hache dans les ciels et cognait sur les CRS pendant les grandes grèves de la mine.
   J’ai ce sang qui me coule dans les veines, moi, le sang des filles Sapin. C’est du bon sang sombre. Mais le bon sang ne fait pas tout, je sais bien, faut-aussi le faire couler droit.
   Mon frère n’a pas ce sang-là. S’il a du sang de Sapin c’est celui du grand-père : un sang tout fluide, clairet, une eau de rosée, un sang d’artiste. Ou alors il n’a que du sang Leibowitz : cette espèce de sueur de navet que les Leibowitz appellent leur sang.  
   Marthe est donc une réactionnaire, il y en a tant, elle est contre le mouvement, ce qu’elle veut c’est onduler, être vue et reniflée, avoir sa dose journalière de désir et puis voilà tout. Au fond ce qu’il faut en dire de Marthe c’est que c’est une paysanne, elle est faite pour des sabots, une robe de lin blanc, un ceinturon rouge comme le rouge des roses grimpantes, les mains dans la terre, se faire féconder le soir, rien de plus, elle serait parfaite.
   Si elle reste avec moi, à la ville, si je reste avec elle, si l’on est gluées l’une l’autre, c’est en raison d’un malentendu, la colle un jour se détachera, et avec elle les tournures, l’esprit que nous avions en commun, ce sera comme de perdre deux bras, deux jambes, une tête, une vingtaine d’ongles, possible qu’on ne s’en relève pas, c’est sans doute Marthe qui amènera ce tranchage, c’est Marthe qui signalera la fin, c’est elle qui sait où m’arrêter, pour moi je la suivrais où qu’elle aille, vivrais avec elle quoi qu’elle vive, je m’habillerais de sa peau, me chaufferais du feu de ses nerfs, mettrais mes pas gauches dans les siens gracieux – elle finira par en épouser un, bon, c’est ainsi, je me ferai discrète, au moins au début, jusqu’à tant qu’il ne me voie plus, ne se rende plus compte, que je ne sois pour lui rien d’autre que l’ombre de Marthe, ce que je suis bien, en définitive, si on considère la chose du point de vue de l’optique, du spectre lumineux, mais alors une fois oubliée de lui je m’introduirai dans leur couche, me disposerai entre elle et lui comme on place une lame entre deux amants, pour sûr je serai cette lame.
   Marthe ne l’autorisera pas, elle n’autorisera pas que je sois lame, mauvaise conscience de son désir d’être avec un homme non pour être avec un homme mais par goût du clonage, de la famille, de la division cellulaire, elle emploiera n’importe quel anti-adhésif, la haine vorace, le ressentiment pointu, la très basse méchanceté pour aboutir à mon éloignement, elle le fera, je sais qu’elle le fera, je redoute toujours qu’elle le fasse.
   Or ça vient plus tôt que je ne pensais, Marthe n’a pas encore trouvé l’homme de sa reproduction mais au détour de n’importe quelle cigarette inexplicablement elle le fait, dit qu’elle ne peut plus, qu’il faut qu’elle prenne des vacances de moi, comme si une autre personne, la voir, lui parler, était un travail, il faut qu’elle prenne des vacances de moi, elle a dans la langue le goût d’acier des ruptures qui est un venin conservé dans des glandes secrètes glacées, qui lui monte à la gorge, dans les crocs, et qu’elle m’injecte, Lola tu m’empêches de respirer prétend-elle, ce qui est faux, je ne l’empêche pas, c’est vrai que je vérifie toujours de quel oxygène elle se nourrit, c’est vrai que je respire avant elle l’air qu’elle respire pour ne pas qu’elle s’empoisonne, c’est vrai et ça ne veut rien dire, Enfin je te laisse dit-elle, il n’y a pas forcément grand-chose à expliquer, puis ça ne nous empêchera pas de se voir dit-elle – tout se passe comme dans une rupture à l’amiable entre deux personnes qui comprennent, à aucun moment Marthe ne fait mine de comprendre que je ne comprends pas, elle me laisse comme ça comme une vieille chaussette de peau en forme de fille, je reste sur le trottoir, non sans l’avoir taxée d’une dernière fin de cigarette que je ne fume pas pour la fumée mais pour le goût de son rouge, de ses lèvres.
   Mon père : sa grosse tête d’homme venu du Nord, ses yeux chinois, les sourcils noirs pareils au bois noir, c’est un souvenir, je suis petite, j’ai eu une mauvaise note, il explique :
– A ton âge Lola je n’étais déjà plus à l’école.
Je sais bien que c’est grave. Même si je concocte en permanence, dans l’arrière-fond du paysage de mon crâne, des plans cérébraux pour éradiquer chimiquement le collège, ou par une bombe le pulvériser, et avec lui les garçons, les filles de mon âge, qui ne comprennent rien à pas grand-chose, et les professeurs qui ont l’épaisseur des fantômes et la stupidité des rats, des cancrelats, des insectes, des puces, qui comme des puces bondissent au moindre rien, uniquement pour hurler qu’on n’est pas assez bons, qu’on ne réussira jamais, qu’on finira coiffeuse et caissière de supermarché et au chômage, malgré tout je sais que c’est grave, ce que veut dire mon père.
   La question aussi c’est ce qu’il faisait s’il n’allait pas à l’école. Où il allait. Est-ce qu’il allait pêcher, est-ce qu’il errait dans les bois, est-ce qu’il restait chez lui, est-ce qu’on l’enfermait, est-ce qu’il était prisonnier, puni, en cage, c’est la question.
–  J’étais apprenti. Dans une usine. J’apprenais mon métier.
– Alors tu comprends Lola, c’est une chance d’aller à l’école, de faire des études comme ta mère, c’est une grande chance, il ne faut pas la gâcher bêtement.
– Ce treize, bon, je suppose que ça peut arriver, mais en histoire, tout de même, l’histoire n’est pas une matière difficile, il suffit d’apprendre par cœur. Tu dois être dans les premières, la première. Moi j’ai été reçu premier au certificat d’étude.
– J’ai été reçu premier mais je n’avais pas la chance que tu as. J’étais premier mais sans la chance, ça ne sert à rien. Il faut être premier et avoir une chance, et la saisir. Tu comprends Lola. Rien n’est facile. Rien ne te tombe tout cuit dans les mains. Chaque repas il faut le payer.
– Le manque de chance Lola, c’est que mes parents n’avaient pas une très bonne situation dans la vie, ils subsistaient, mon père travaillait mal, il se faisait souvent renvoyer, ma mère travaillait pour deux mais ça suffisait tout juste, les femmes n’étaient pas bien payées.
– C’est pour te dire, Lola, qu’il ne faut pas prendre les choses à la légère. Il ne faut pas être léger mais rester sérieux. Très sérieux. Un huit en histoire, ce n’est pas très sérieux, il faut plus, beaucoup plus.
   Je suis petite, c’est un souvenir, mais je crois que je comprends : l’école c’est important, il faut être la première, il faut arrêter de penser à des bombes, à faire tout exploser, à la fumée qui tourbillonne sur les ruines du collège, aux professeurs gris, asphyxiés par le gaz de mon invention, il ne faut pas penser à ça, il faut réviser sa leçon, être meilleure à la prochaine, rester concentrée.
   Elles ne plaisantaient pas les filles comme ma grand-mère Sapin, les filles du Nord, elles étaient dures au mal, on ne les voyait pas se plaindre si d’aventure elles se blessaient avec le fer d’une hache, la lame d’un couteau, ça saignait, bon, un sang lourd surgissait de la plaie dont les lèvres ne demandaient qu’une chose, se refermer, ce qu’aussi sec elles faisaient, les lèvres, bientôt closes, bientôt trait qu’une croûte solide recouvre, les filles du Nord ne plaisantaient pas, on les voyaient assez rarement rire, si ma grand-mère riait c’était un événement, comme le rire d’un cheval prisonnier d’une machine, d’un cheval qu’on ne laisse sortir de sa carapace mécanique qu’une fois l’an, le temps d’un bref, d’un obscur hennissement, c’était le rire, le passage du rire de l’animal de fer, et puis plus rien, pas un sourire pendant des semaines, mais une même grimace de concentration, le bois fendu, les muscles féminins qui saillent, le dos rond de muscles féminins.
   C’était d’une orpheline : les orphelines rient peu et si elles rient c’est tels des animaux enfermés dans des machines ; ma grand-mère avait connu l’orphelinat, tout comme mon grand-père ; ils s’y étaient rencontrés, connus, étaient tombés l’un de l’autre amoureux dans ce grand orphelinat du Nord, les murs étaient froids, il fallait sans cesse souffler sur ses doigts pour qu’ils ne bleuissent pas.
   Ma grand-mère Sapin s’appelait Sapin avant d’épouser mon grand-père, elle était deux fois Sapin, cela se comprenait qu’elle fût ligneuse, pleine d’écorce, après le mariage elle devint Sapin épouse Sapin, mais tout s’explique : la dame de l’orphelinat avait la mémoire un peu courte, le savait, choisissait toujours les mêmes noms pour les enfants à sa charge, de préférence des noms de choses de la vie ordinaire, il y avait beaucoup de petits Pioche, de Manique, de Tison, pas mal de Saint-Doux et de Sapin dans l’institution.
   C’est ainsi que les choses se firent : la petite Sapin épousa le petit Sapin ; ce fut ma grand-mère essentiellement qui fit tenir bon le ménage ; mon grand-père ne s’en serait jamais sorti seul dans le Nord sauvage et glacial – ce qu’il aimait lui, c’était la pêche, la pêche était faite pour sa nature : il trempait sa ligne dans l’eau gelée du Nord, patientait, rêvait, mais à quoi, c’est difficile à savoir, j’imagine à tout et à rien, peut-être aux autres mondes, aux mondes qui auraient eu lieu si ce monde-ci n’avait eu lieu, à l’homme qu’il aurait été s’il n’était devenu l’homme qu’il était, puis un poisson gelé du Nord mordait l’hameçon de fer gelé, mon grand-père assommait le poisson sur la berge, contre une pierre, le poisson ruait, palpitait, faisait mine de mourir, se débattait de nouveau, mon grand-père lui cassait définitivement le crâne, lui coupait le jus, y soufflait toute lumière.  
   Je faisais les courses. J’étais fatiguée du mouvement et des coups. Il fallait que je mange, que je mange beaucoup.  
Je croise mon frère accompagné de sa femme.
Ont l’air bien embêtés tous deux. Tous deux bien embêtés de me voir, presque déçus : comme s’ils m’avaient cherchée des semaines et des semaines dans une taïga noire au milieu des roses suant le poison et me trouvaient finalement là, au rayon plats cuisinés, lasagnes bolognaise, hachis parmentier.
Lèvres pincées chacun de leur côté.  
– Qu’est-ce que tu fiches Lola demande mon frère.
– Qu’est-ce que…
– Qu’est-ce que tu fiches.
Je lui montre. Alentour, le patelin.
– Néons. Produits de grande consommation. Supermarché, quoi.
Je fais mes courses.
– Mais Lola.
– Tu es nue.
Je creuse le menton, vers mon petit bide : blanc. Je suis nue.
– Ah je dis.
– Ça doit être ma maladie qui revient je dis.
– Ça fait toujours ça quand je suis fatiguée j’explique.
   Comme mon frère insiste je rentre avec eux.
Je flotte dans ses habits : les manches de son tee-shirt frôlent mes coudes.
J’observe. Qu’est-ce que c’est d’être chez eux. Comment ils vivent. Ce n’est pas inintéressant.
Ils mangent. Ne se parlent quasiment pas.
La femme de mon frère mange un haricot vert, quasi violet, elle l’a coupé en quatre (quatre parties parfaitement égales), les a considérées un bon moment, non mécontente de leur parfaite égalité, elle regarde en l’air, elle va saisir un des quarts, la fourchette s’approche, s’immobilise, une nouvelle chose en l’air l’a happée, quelque protubérance du plafond, quelque signe, détail, inscription, son regard astral déchiffre le plafond qui est aussi bien une carte des galaxies, une figuration du premier bang !, une mappemonde des mondes parallèles.
   Mon frère pendant ce temps : ne fait ni ne dit rien, rumine comme une vache enceinte qui pense à son veau – seulement le veau est une idée qu’il agite dans son bocal, essaie d’amollir entre les deux mâchoires plates de ses méninges. Mon frère n’a peur que d’une chose : qu’elle lui échappe l’idée, si jamais, si pour une fois il tenait la bonne, l’idée pour le roman qu’il doit écrire, le roman que pourtant personne ne lui a demandé d’écrire, en tout cas pas moi, mais qu’il sent qu’il doit écrire, alors, si elle lui échappe, vlam, l’idée, si elle fout le camp sans qu’il ait pu la plaquer comme on plaque au sol un manifestant sauvage dans une manifestation sauvage, avec genou contre nuque, hein, bras dans le dos, hein – s’il ne la plaque contre le papier l’idée, s’il ne l’enduit d’encre l’idée, ne la glue au papier l’idée – ce serait catastrophe, fin des temps, n’y aurait-plus que ruines rongées de végétations folles, luisantes, soleils d’ombre fondant leur masse antimatière dans les mers de lave angoissée et forêts de soufre et de stupeur, plus rien au monde de valable, plus rien qui compte s’il ne parvient pas à l’épingler l’idée, papillon rare, aux quatre coins des ailes.
   Pendant tout le repas : silence, pas un mot l’un pour l’autre, c’est à peine s’ils respirent, ils sont perdus, enfoncés ailleurs, je tape du poing sur la table, c’est à peine s’ils sursautent, mon frère se tourne vers moi, me dit qu’il ne comprend pas, je dis que moi pas plus, j’ajoute Dans le fond qui comprend ? l’affaire est complexe, il dit que ce n’est pas de cela qu’il parle, je dis qu’à ce compte-là je ne vois pas de quoi il parle.
– Qu’est-ce que c’est Lola il demande.
Et aussitôt :
– C’est une maladie il affirme.
Mais on n’en saura pas plus.
   – Lâchez-moi je crie.
– Vous êtes dangereuse pour vous-même Madame Sapin.
– Lâchez-moi bande de chiens refoulés puant l’abattoir je leur explique.
– On ne peut pas vous lâcher. Si on vous lâche vous allez essayer de vous crever les yeux encore. Avec la fourchette.
Je regarde la fourchette. C’est une blague. C’est une blague de fourchette. Ça va même plus loin : c’est une fourchette qui en tant que telle est une blague sur les fourchettes, une blague sur les objets possibles en forme de fourchette.
– N’y a même pas de sang, de globe oculaire sur cette fourchette je temporise.
– On ne vous lâche pas.
– Vous allez me lâcher car vous savez.
– Arrêtez de vous débattre.
– Vous savez très bien je dis.
– On la met en chambre d’isolement ils se disent entre eux en s’échangeant des regards et force acquiescement et force signes d’entente et force signes de compréhension, par-dessus moi, par-dessus le sommet de mon crâne, parce qu’ils le peuvent, parce qu’ils sont plus grands.
   – Jn’m’en fous de votre chambre d’isolement, lâchez-moi je leur propose.
– Ça vous fera du bien la chambre d’isolement. Vous pourrez vous calmer et vous ne vous ferez pas de mal à vous-même, vous ne pourrez pas vous mettre en danger madame Sapin, c’est pour votre propre bien.
– I n’y aura pas de fourchettes ?
Pas de réponse.
Mais je veux savoir si qu’y aura des fourchettes, l’isolement ct’une chose, la solitude élève l’homme, la femme, je veux mon neveu, mais si n’y a pas de fourchettes tout est vain et émasculé, à quoi ça sert la solitude sans fourchettes, sans quoi que rien à se planter le long du corps et à travers pour bien se sentir son corps, pour bien se sentir sa chair, les angles aigus des lames, les pointes autour de la peau profonde, la chaîne des connexions nerveuses, la gaine des nerfs qui remonte zip, comme un éclair jusqu’à l’esprit, la forêt de brume et ronces bleues de l’esprit.
   – I n’y aura pas de fourchettes ? je dis très très fort.
– Pas de fourchettes madame Sapin et on va vous contentionner. Vous ne pourrez plus bouger c’est un moment à passer.
Alors là je me marre.
Je dis que je me marre.
Je dis que :
– C’ne m’empêchera de me bouffer le foie.
– Si.
– Jn’me bouffe le foie si je veux.
– Vous ne pourrez pas vous aurez des sangles autour des chevilles et des poignets.
– Jn’me ferai sortir les yeux du crâne sans fourchette avec ma pensée.
– C’est pas possible dit l’infirmier de gauche en serrant la lanière de gauche autour de mon poignet tandis que l’infirmier de droite serre la lanière de droite autour de l’autre poignet qui doit être mon poignet droit et je bande mes muscles et ne suis bientôt qu’un squelette de muscles suant et rageant mais ils les ont bien attachées les lanières les chiens refoulés pas à dire ils connaissent leur métier.
– Jn’vais m’étouffer avec ma propre bave.
– Ça c’est possible, dit l’infirmier de gauche.
Il doit être fatigué. C’est la fin de sa journée de travail je pense en me tordant le cou pour atteindre des dents le cuir plastique d’une lanière. Il va retrouver sa femme et ses enfants. Je comprends qu’il soit fatigué. La salive me baigne la gorge, tout se passe comme j’avais prévu.
   Je la tourne la peine d’âme, contentionnée, la tourne et retourne, comme une vieille tumeur à laquelle on s’attache, patate germée d’un germe imbécile, monstrueux, plein d’œdème, bonne pour le pourrissoir, je la tourne et retourne sans parvenir à autre chose que bon, la peine est là, le cœur c’est à peine s’il bat, s’il veut battre encore, et qu’est-ce qu’on fait sans la bonne grosse mécanique, qu’est-ce qu’on fait si on est plus guidé par la grosse pompe, qui envoie, qui récupère, qu’est-ce qu’on fait sans les sas de pression, sans les explosions, sans les jets, sans les reflux ? qu’est-ce qu’on fait s’il faut y aller tout de même, mettre sa jambe nécrosée derrière sa jambe bleue, qu’est-ce qu’on fait quand on a plus que le petit filet, la minime électrique fibrillation pour se soutenir, est-ce qu’on appartient toujours au régime normal, habituel, au monde des choses qui bougent, des objets qui pensent, est-ce qu’on est encore une enfant de la structure, est-ce qu’on joue le jeu, est-ce qu’on boit la tasse, est-ce qu’on avale, est-ce qu’on recrache ? puis la civilisation, qu’est-ce que c’était la bidouille civilisation, qu’est-ce qu’il y avait là-dedans qui n’était pas aussi bien barbare, hoquet, grognement, et qu’est-ce qu’on avait avec les barbus, est-ce qu’on ne voyait pas que l’envers de barbe c’est les forêts de ciseaux, que le ciseau crée la barbe aussi sûrement que la fonction l’organe et la solution le précipité, est-ce qu’on ne comprenait pas le besoin, l’envahissement psychique, la destruction, est-ce que vraiment on ne savait pas à quoi s’attendre, est-ce qu’on n’avait pas vu venir le truc, pour moi j’avais tout prévu, ça, je l’avais bien vu venir Marthe, le temps où elle n’en pourrait plus de moi, j’avais vu venir le mouvement et la fatigue du mouvement, vu venir mon frère et sa femme stellaire, ma mère et son sang de navet, et l’empire qui régit tout, l’empire grand corps-cadavre sans tête, l’empire puissance directionnelle, force de la concentration, fil gluant autour duquel le monde s’agrège, j’avais tout vu venir, j’avais tout prévu.
   C’était le top, le fond plus ultra : plonger au cœur du liquide, enfin je n’avais trouvé que ça de mieux, étant fatiguée, dénuée comme j’étais, retourner sans Marthe dans la toujours même boîte de nuit excrémentielle, murs, videurs, verres reflétant les inaltérables jaune rouge néons, engloutir de ces eaux marneuses, épaisses, qui ont noms d’alcools bruns, prendre une bouteille, payer la bouteille, la boire dans le noir, comme un prisonnier lape l’eau des murs de sa cellule dans le noir que trouble à peine le rai perçant la lucarne, dans le noir à peine semé d’une vague lueur, et finir la bouteille, surtout finir la bouteille, et après ça la jeter, la jeter derrière l’épaule à l’aveugle, comme un prisonnier pisse à côté de son seau dans l’obscurité que ne trouble pas le jaune timide, agité de poussières, du jour à travers la lucarne, la jeter et qu’elle retombe, se fracasse sur la piste de danse excrémentielle où de toute façon je ne danse pas, n’ai jamais dansé, car sont réservées ces contorsions vipérines à Marthe ou à des filles ophidiennes de son acabit, ou à des gonzes ophidiens de même calibre, à tout ce peuple nocturne de fausses couleuvres, nées pour le ravin, les fosses et les trous d’eau, quand pour moi à mon habitude je reste dans l’ombre, sous la face cachée de la vie, à l’écart des pistes et des jambes frénétiques, quand pour moi je consomme, sors et ressors ma carte bleue pleine de la sueur de mes jobs vains, de mes jobs d’été devenus d’hiver – ma carte bleue chauffe, elle rougit à blanc, s’évapore la sueur, c’est toujours moi qui me ruine, pour Marthe, pour les filles ophidiennes rien ne se paie, suffit de gigoter, d’agiter ses particules calorifiques et sexuelles et tout vient à vous, boissons et sexes, or la bouteille tombe enfin, se brise en mille bris fragments et éclats, la police n’avait rien demandé mais voilà la bouteille tombe, c’est la gravité, se brise, c’est les ondes de choc, les manifestants loyaux et sincères de la piste de danse s’écrient halte, s’écrient mon dieu, s’écrient c’est elle, elle est folle, elle aurait pu tuer quelqu’un avec sa bouteille lancée, ce qui est faux, je ne suis pas folle, tout au plus suis-je un peu MALADE, à force de les dire les choses deviennent vraie, on devient ce qu’on dit de nous, tout dépend de l’angle, de l’illusion, un grand Noir me saisit par les aisselles, me soulève, il sent bon le parfum d’homme de famille, il m’évacue, je suis dehors, n’avais rien de mieux à faire que d’être dehors, tout bien pesé.
   Ma mère est là, c’est la visite, vos parents sont là pour la visite me dit-on, est-ce qu’ils viennent dedans je demande, et l’infirmier d’être au courant, de dire Pas à l’intérieur, vous pouvez faire un tour à l’extérieur, dans le parc, et de le dire avec une lueur gourmande dans les yeux, comme s’il me faisait un cadeau, une faveur, comme un tueur de femmes qui se croit un type bien au dernier jour parce qu’il épargne sa dernière victime – avec la gourmandise d’un salaud qui découvre au moment de l’espoir presque fini que dieu est pardon, qu’il pardonne depuis le début, qu’il a tout su, agencé, compris.
Donc c’est moi qui sors. Je sors.
   L’air vif et vrai.
Ma mère, son grand nez de l’Est, droit et blanc comme l’albâtre qui est une matière que je n’ai jamais vue, sinon écrite, l’albâtre – et son corps gras de la graisse des ans, sa chair froide, les loches autrefois superbes contreforts, maintenant fanées, fleurs à sec, la grande natte noire le long du cou et contre la colonne, les yeux marrons, sauf parfois, dans la lumière rasante crépusculaire, verts ; elle vient à moi et répète Ma fille, Ma fille, tout à fait comme dans les films sur les Juifs – les films comiques s’entend.
   Mon père derrière, nous encadrant, sombre tel un du Nord, le front orageux, les yeux d’un chinois, petits, le crâne nu et tanné, vieux cuir de tête qui ne craque pas, les épaules rondes de muscles masculins, le ventre lourd, la barbe comme de la cendre qui a bien braisé, regardant par-dessus moi l’infirmier, la baraque de l’asile, la forme de l’institution pour fous, avec un air de sain dégoût, de droite répugnance.  
   Nous marchons ensemble dans ce parc ridicule, ma mère veut être sûre que je vais bien, à quoi je réponds que ce n’est pas dit, en toute lucidité, sinon je ne serais pas là à faire des tours de ce parc ridicule jonché de lapins morts, à vingt ans j’ai sans doute de bien meilleures choses à faire comme de conquérir le monde car c’est l’âge, comme de finir, comme de commencer mes études, plutôt que de m’arrêter à chaque lapin pour voir s’il est bien mort, mort de ce qui s’appelle mort, inanimé, raide, l’œil absent, rouge, enflammé de myxomatose.
Quant à mon père il ne dit rien, ce qui est très normal, c’est un Sapin, les Sapin ne parlent pas, c’est connu, ils ne parlent pas mais ils n’en pensent pas moins.
   Puis ma mère nous fait son spectacle il fallait bien. Elle se plie comme frappée de foudre.
Genoux plantés dans l’herbe. Sa robe autour faisant flaque. Les bras levés. Plaintes aux cieux. Adresse au seigneur. Mais qu’est-ce que j’ai fait, commence-t-elle. Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter pareille vie si pleine de drame, veut-elle savoir. Ça n’en finira-t-il donc jamais, interroge-t-elle.
Au-dessus d’elle, pile, pour les besoins de l’émotion, un nuage noir, silhouette torve, petite frappe de l’air, semble tout ouïe. Il est là pour elle, ne s’est formé que pour elle, pour sa détresse. Et ça continue. Qu’a-t-elle fait au seigneur.
   Ce n’est rien. Ce n’est encore rien. Nous n’avons rien vu. Nous pensons naïfs que ma mère va s’arrêter là, qu’elle ne peut aller plus loin, mais c’est faux, elle peut aller plus loin, elle peut aller où elle veut et où elle veut c’est toujours plus loin que nous n’imaginions, nous ne pouvons pas suivre, sommes à la ramasse, à la traîne psychique de ses pensées et prières, bien trop loin derrière, nos esprits sont pauvres petites choses racornies, autant de grenouilles poussiéreuses, mortes de soif, nos esprits. Et elle : son esprit : une magnifique plante élancée, luxuriante, partout s’accrochant et bourgeonnant de nouveau, conquérante de toutes les directions.
  Elle peut aller plus loin : elle y va. Les larmes lui balafrent les joues, brûlantes. Ses yeux se teintent du rouge même des lapins morts. Ses bras retombent, elle se couvre la tête de cendres qui sont de la terre mêlée de brins d’herbe qu’elle vient d’arracher à pleines poignées.
Elle hurle. C’est un goret.
La lame de l’affliction pénètre dans sa gorge de goret et elle hurle en goret.
Stridence insupportable, sinon pour les lapins cadavres, qui ne remuent pas d’un pouce.
Pourquoi tu me fais ça, à moi, ma fille, grogne le goret.
Est-ce une malédiction ?
Toutes les filles sont-elles condamnées ?
Dans cette famille ?
A être folles ?
Déjà ma mère avant moi ?
Et maintenant ma fille ?
Est-ce une malédiction ?
Et ça continue, ça continue, ça tourne, elle surpasse par la voix les ondes les plus aiguës parmi les aiguës, elle tourne, n’en finit pas de tourner comme un moulin de malheurs et de cris.
Mon père, sombre, front rayé de rides puissantes, sourcils arqués comme de vieilles arches, yeux chinois et tant plissés qu’on les croirait fermés, crâne comme un cuir bien ciré, barbe de sel, me prend par le bras, nous éloigne.
Nous marchons un moment. Ma mère disparaît, on l’entend à peine, je l’oublie. Ses cris ce sont des souffles.
   Nous nous arrêtons, sommes arrivés aux limites du parc. Un grand mur anti-fous se dresse devant nous. Trois mètres de haut. Je n’arrive pas à voir s’ils ont mis du verre pilé, des pointes de fer, des clous rouillés, du barbelé sur le dessus.
– Tu sais que ta mère est fragile dit mon père d’une voix qui est la voix de mon père, grave, chaude, inexpressive.
– Ta mère est un être fragile, tu le sais, reformule-t-il.  
– Son cerveau est fragile, peu résistant, friable.
Le mur : aucune prise sur le mur. Trois mètres : c’est haut.
– Il est plein de fritures, de parasites, l’esprit de ta mère. Plein de bruit qui empêchent les pensées de se former simplement.
C’est haut, trois mètres, mais peut-être, en courant ?
– Elle pense à une chose, puis à une autre, puis à une autre, sans s’arrêter, on ne peut pas être logique comme ça, on fait du saute-mouton dans sa pensée, on ne s’arrête pas, bientôt on est fatigué, c’est nerveux, c’est essentiellement nerveux, c’est un problème de nerfs, les nerfs qui ne sont pas bien emboîtés, peut-être, qui n’ont pas de court-circuit, de résistance, qui continuent à fonctionner quelle que soit la charge, qui ne font jamais de tri entre les informations.  
En courant très vite on peut marcher à la verticale. Ça s’est vu.  
– Qui mettent les petites contrariétés et les vrais chagrins, les choses pas importantes et les choses importantes sur le même plan. Peut-être qu’ils ne savent pas faire. Ne savent pas mettre de l’ordre, faire place nette, peut-être qu’il n’y a rien dans la tête, dans l’esprit de ta mère, qui lui permette de se concentrer.
Ça s’est vu dans des films : Chantons sous la pluie. Tigre et Dragon.
Mon père plonge sa main dans sa barbe sel et cendre, l’air embarrassé.
– Il n’y a pas grand-chose à faire, Lola. Peut-être aussi que tu es fragile.
Yeux chinois, plissés comme des traits, quasi obturés.
– Pas de la même façon, c’est sûr. Mais fragile aussi, sous la force. Sous la force qui est la tienne. Le cerveau est fragile. Il n’y a qu’une solution Lola : se battre pour l’ordre. Pour les limites. Rester rationnel.
Crâne comme du cuir, sentant le cuir.
– Se limiter. Il y a des limites. On ne peut pas être tout le monde à la fois. Ta mère essaie de rester tout le monde à la fois, tout le temps. On ne peut pas.
– On ne peut pas tout être, des fois il faut savoir rester qui. Celui qu’on est. Bien voir les limites entre nous et le reste du monde.
– Tu comprends Lola.
   La seule chose qu’on ne pouvait pas lui enlever à ce docteur c’est qu’il avait de belles mains, doigts bien droits, phalanges parfaitement rangées, et puis du calme, de la rigueur, une classe distraite dans l’alignement des deux, voilà, de belles mains, mais ça ne m’a pas empêchée d’attaquer dur, sec, angle fermé, on ne peut pas non plus tout pardonner à ceux qui ont de belles mains, je lui ai demandé comment il s’en sortait au jour le jour et j’ai enchaîné, Vu sa tête de mine de crayon sordide on voyait très bien comment il s’en sortait, comme un chef, comme un chef avec une tête de mine de crayon sordide, c’était évident, ça transpirait comme de la sueur qu’il s’en sortait, qu’il était là pour s’en sortir, mais où, vers où est-ce qu’il allait sortir, savait-il seulement sur quoi donnait cette sortie à travers laquelle il essayait de sortir ?
   Il m’a laissé venir, j’ai bien vu qu’il me laissait venir, ça ne me dérangeait pas, je n’allais pas pour si peu me gêner, même si c’était le but peut-être d’à la fin par son silence me gêner ou que je me gêne toute seule, ce qui est candide car je n’ai pas peur de la semoule, n’en ai jamais eu peur, je peux y pédaler des heures puis des heures durant, sans problème, je sais qu’on trouve toujours un levier, ça racle dans le fond et on se sert de cette chose raclante comme d’un levier, j’ai rigolé, j’ai rigolé de bon cœur et j’ai dit C’est étonnant, on voit tout de suite quel genre d’homme vous êtes, il y a des gens comme ça, comme du verre, transparents, on n’a qu’à les découdre, tirer le fil, tout vient, tout se débobine, vous je vous vois retrouver votre femme le soir après l’usine à cerveaux malades, je vous vois ranger les pensées folles que les fous ont cherché à vous inoculer, avec leurs aiguilles psychiques, toute la journée, je vous les vois ranger ces pensées folles furieuses dans votre vestiaire mental blindé et les pensées cognent contre la tôle avec des bruits de masse et bref votre femme, les enfants, le repas, je passe vite tellement c’est ennuyeux, on arrive au coucher, les enfants couchés, vous couché, et votre femme, cette insatiable, qui veut, et vous qui ne voulez pas, vous plein de pensées ignobles, vous sentant vous-même ignoble, contaminé par ce vestiaire blindé bondé de saloperies cérébrales, qui ne sont pas vous à l’origine, mais font partie de vous maintenant, de votre bagage permanent, on l’emporte où l’on est, qui occupent une part de vous de plus en plus importante, expansion du vestiaire, murs qui reculent, et lamentable vous murmurez à votre femme que ce soir, vraiment, mais elle vous prend déjà, s’en fiche, elle fait le boulot puisque vous ne faites pas le boulot, vous abandonnez, n’êtes plus là, êtes devant le vestiaire sombre, et votre femme y va, elle y va elle, il lui reste quelque chose, elle est déterminée à quelque chose, ce n’est pas comme vous, à force d’être comme un chef, de vouloir s’en sortir, de ne pas vous affronter, ça vous mène là où vous en êtes, pas un pouce plus loin.
   – Madame Sapin dit le médecin, les mains toujours artistement rangées.
– Mademoiselle.
– Nous ne sommes pas là pour parler de moi.
On aurait pu lui enlever les mains cela dit. Avec une hache ou une hachette ou un long long couteau. Dans ce cas tout change. Ses mains ne sont plus la seule chose qu’on ne peut pas lui enlever, on peut lui enlever ses mains, on peut tout lui enlever.
   – On est là pour vous Madame Sapin, c’est vous qui connaissez des difficultés.
– Vous vous ne connaissez pas de difficultés.
– Je connais des difficultés, comme tout le monde.
– Vous êtes comme tout le monde.
– Je suis comme tout le monde mais si vous êtes hospitalisée…
– Si je suis hospitalisée c’est pour mon bien.
– Si vous êtes hospitalisée c’est que vous êtes arrivée à un moment, dans votre vie, où vous n’arriviez plus à fonctionner.
– Vous vous arrivez à fonctionner.
– Restons concentrés sur vous madame Sapin.
– Mademoiselle.
– On ne dit plus mademoiselle à nos patientes.
– Non ?
– Il y a eu une loi.
   C’était la meilleure. Ce type avec ses mains était si impliqué dans l’existence qu’il en était venu à se persuader qu’il y a des lois pour tout, par exemple une loi qui dit qu’il ne faut pas dire mademoiselle.
– Mademoiselle, ça peut être mal pris poursuit-il.
La meilleure ! La meilleure, vraiment : le type convaincu, hypnotisé par la loi : il y a une loi pour dire ! Ou ne pas dire !
– Mais si je me sens mademoiselle je demande.
– Si je me sens mademoiselle et veux me réaliser en tant que mademoiselle j’insiste. Si mon désir c’est d’être mademoiselle, de grandir mademoiselle, de vieillir mademoiselle. Si je m’espère vieille fille ?
– Mettons ça de côté. Il y a un moment, dans votre vie, ce moment, en ce moment, où vous n’arrivez plus à fonctionner, où vous avez dû être hospitalisée.
– Vous vous répétez, je note. Qui est le tiers ?
– Qui a fait la demande d’hospitalisation ?
– Oui. Qui est le tiers de la demande d’un tiers ?
   Et là je les tenais presque, les traîtres, les assassins, les vandales. Je le tenais mon frère, ce cloporte à face de parasite, toujours à chiquer au chic type, avec ses dents pourries, rayées par l’acidité de ses propres sucs ! Je la tenais ma mère, cette pièce de théâtre sans scène ni public, grosse masse blanche aux yeux noirs, fourbes, biaiseux !
– Personne. Vous n’êtes pas là à la demande d’un tiers.
– Non ?
– Vous êtes là pour raisons de péril imminent.
– Et quel est le péril ?
– Vous vous mettiez en danger.
C’était bien la meilleure ! La deuxième meilleure, après la meilleure de tout à l’heure ! Je me mettais en danger ! Bien sûr que je me mettais en danger, pour sûr, si on comparait, si on regardait ça, ma vie, par rapport à lui, qui essayait de s’en sortir, forcément, pas d’ombre de doute, je me mettais en danger. Il n’y avait qu’à voir ses mains.
– La symétrie n’existe pas dans la nature dis-je.
– Vos mains développai-je. Ça ne sert à rien de les aligner comme ça. La symétrie n’existe pas, toute chose n’a pas son double, vous devriez arrêter d’essayer de vous en sortir.
   Quitte à dormir, dehors, il aurait fallu un chien. Tous les types me l’avaient dit. Aussi les rares filles. Mais je hais l’odeur canine des hommes et pour cette raison je hais l’odeur humaine mouillée des chiens, leurs yeux émus, leur langue humide suant la tendresse, cette espèce d’affection qu’ils ont, vertigineuse, inentamable, végétale, pour tout ce qui est proche de la main qui nourrit, ce grand vide d’intelligence à l’intérieur de leur cœur de bête, je détestais tout ça, pas question d’en prendre, j’aurais préféré un chat, un mauvais chat fielleux, toussotant, l’œil encroûté, la mine défiante, c’est ça qu’il m’aurait fallu, un chat pelé, griffé, ayant connu mille combats, estropié mille fois, mais il ne m’aurait pas suivie, c’est bien le problème, il m’aurait fallu un animal qui ne m’aurait pas suivie, on ne s’en sortait pas, mieux valait dormir toute seule, être l’animal.
   D’ailleurs je ne dormais pas. Je fixais la nuit cachée dans les lumières. Je pensais : la ville cache la nuit, par derrière la brume de lumière les étoiles clignotent, parfois elles baissent en intensité, c’est imperceptible, c’est une planète étrangère qui passe, il y a de ça longtemps, devant une étoile étrangère, son ombre se porte, c’est une pierre étrangère qui ombre un astre étranger qu’on ne voit pas, qui nous est caché, que notre propre lumière nous cache. Je ne dormais pas, je faisais ce genre d’astronomies, parfois on m’adressait la parole, des soûlards mais aussi des gens très bien, comme vous comme moi, dont une dame qui s’écria et ça venait du cœur Mon dieu qu’elle est jeune, dont un vieux monsieur qui promit qu’il allait m’apporter un sandwich et des bougies et une couverture, qui partit avec un sourire, les rides du sourire avaient creusé sa joue en larges sillons de labour joyeux, et qui ne revint pas. Parfois un soûlard passait, repassait, trimballant le parfum de son urine, me tournait autour dans l’attente de je ne sais quoi, je finissais par le menacer de lui lancer une bouteille sur le crâne, de lui ouvrir le crâne, de lui manger les lobes, il prenait ça à la plaisanterie, bonhomme, tendait les paumes vers le bas dans l’espoir de calmer le jeu, disparaissait finalement, libérant l’atmosphère de l’odeur de son urine infectieuse, ce qui était très bien, on pouvait sentir le gaz, le carbone, le fumet du pétrole, toute la chimie urbaine dans l’air d’autant mieux.  
   Et chaque nuit était une nuit pour rien, une de ces nuits où l’on ne voit plus le sens du courant, une de ces nuits où plomb et mercure coulent durement dans les veines, où la joie déprime, où le silence gagne contre le bruit. Puis je savais bien que tout ça n’était pas constructif et même ridicule. Que ça ne servait à rien de vivre dehors et de se couper de tout et de ne plus se battre pour le mouvement et de ne plus travailler à la chute de l’empire.
 Car l’empire lui luttait sans relâche. L’empire ne lâchait rien. L’empire œuvrait dans le noir et dans le jour et aux quatre coins du monde, il n’y avait pas de répit, pas un souffle humain, pas une seconde humaine dont l’empire ne profitait pour se renforcer, pour se faire incontestable, pour s’infiltrer toujours plus profondément dans la trame des choses, dans l’organisation de la vie, par la guerre et par l’architecture, par la police et par l’urbanisme, par les routes, les vêtements, les meubles, la plupart des gens déjà pensaient que l’empire c’était le monde même, qu’il y avait coïncidence entre le monde et l’empire, oui, la plupart des gens pensaient ça, il n’y avait qu’un seul monde, c’était le monde impérial.  
   L’empire c’était le flux constant. La circulation. Ce qu’il aurait fallu c’est trouver le moyen de tuer le flux. C’est ça que cherchait à faire le mouvement : créer la croûte. Le caillot qui obture. Seulement à chaque blocage l’empire construisait des voies nouvelles, des ponts neufs par où se déversait ses fluides. On s’épuisait à couper et à saboter en vain.
   Comme après les manifs : les services d’entretien de la ville qui effaçaient toute trace de la colère. Disparition du moindre tag. Remplacement des vitres brisées des abribus ennemis. Substitution des caméras brisées. Haine de l’angle mort. Ce qu’il aurait fallu c’est un caillotage général. Des boules de sang sec qui arrêtent tout. La fin du flux. Puis le lancement de la contre-production générale. En attendant on s’épuisait. Moi je n’en pouvais plus.
   Chaque nuit était une nuit pour rien.
Dans ces nuits-là tout flingue, le sommeil tient les yeux ouverts. On voit l’univers. L’univers se tend, se contracte, se replie et les cerveaux s’ouvrent et les lobes se dilatent, on rejette dans le fleuve nos fleurs de femmes et fœtus ridés par bancs de trois cent cinquante. Les bronches fument. La toux ébranle, casse, on se lève dans le froid rhumatismal, on s’étire, c’est l’aube, c’est le jour qui vaut tout de même mieux que la nuit, mais le jour passe vite.
   Sorti des brumes, l’œil chinois, les épaules rondes, sa silhouette perçant les lumières saturées de ville, c’est bien lui, c’est mon père qui vient à moi, je suis parée pour une nuit nouvelle, mon duvet et sac de couchage déjà installés sur la bouche de chaleur qui ventile sa chaleur nocturne, il m’a trouvée, l’idée me prend comme une boule terrible déchirant les tripes qu’il va me frapper, je ne sais pas pourquoi, lui qui est très doux comme sont les très forts, qu’il va m’en coller une si rude que le mur m’en retournera une deuxième, comme on dit au village, dans le Nord, dans le pays qui a vu les Sapin naître.
   Or il ouvre ses bras c’est vrai comme deux grands bras-outils de fer et de plomb, lourds comme des masses, mais les referme sur moi lentement, hydrauliquement, m’enserre, je pleure, des larmes m’éclosent des pupilles, me rougissent le blanc, je dis à mon père que je suis sa fille, à quoi il répond oui comme si ça allait de soi, il me dit de rassembler mon barda, on va manger, il m’offre le resto, je demande si ce n’est pas trop tard, il dit que non, ça ne l’est pas trop, il a décidé que ça ne l’est pas trop.
   Le serveur hésitait, sa patte gauche alternant avec sa patte droite, il piétinait d’hésitation, je devais sentir mauvais, je devais sentir le rat d’égout, ça devait être mon odeur, le serveur balançait, d’un côté le respect dû à tout client, à tout argent, à toute monnaie et de l’autre le prestige de l’établissement pour lequel il travaillait et qu’il représentait, dont il était garant, c’était un dilemme, on sentait bien que c’était un dilemme, il hésitait à nous placer, et en même temps mon père, voilà, il y avait mon père, digne comme sont les hommes à partir d’un âge, dressé comme un du Nord, droit dans sa veste prolétaire, né de la mine, et sa voix comme du sable, titanifère, et ses prunelles peintes à la houille, mon père flanqué de sa fille crasseuse, voilà, il y avait mon père, ce n’était pas le genre d’homme qu’on éclipse, le serveur déglutit et tente d’avancer un refus, l’esquisse d’un refus, mais rien ne sort de sa gorge, le regard de mon père fige salive et sons dans la gorge du serveur, qui s’incline, nous laisse passer, nous indique une table pour couple, bien au fond, sur laquelle une chandelle romantique brûle et fond.
   On mange avec application, savourant chaque saveur, à la fin du repas mon père dit c’est bon ici, ça coûte un bras mais ça vaut le bras, au moins ces gens-là te font manger, ce n’est pas uniquement des noms compliqués sur la carte, il y aussi de quoi manger dans l’assiette.
   On mange lentement sous des lustres très riches, sous des suspensions faites de mille joyaux de jaspe et de rubis et autres pierres précieuses et semi-précieuses comme dans la bible, le serveur s’est détendu, a dû s’habituer à ce que je pue, il ne nous chasse pas, il propose un digestif à mon père et mon père est tenté oui par un digestif et le serveur demande si je désire aussi un digestif, pour tout dire je ne suis pas contre, on nous amène peu après deux petites fioles d’or qui sont les digestifs, qu’il faut boire, que l’on boit et qui laissent dans nos gorges, tubes, estomacs, deux coulures tièdes.
   Mon père tient à savoir.
– Je n’en sais rien dis-je, c’est ainsi, peut-être que c’est ainsi, peut-être que ça changera.
Il ne comprend pas comment je peux être assez malheureuse, assez stupidement malheureuse pour faire ça, à mon âge, avec toute la vie devant moi, une fille comme moi, la sienne.
– Je ne sais pas, c’est une chose ainsi j’explique, une chose que j’ai besoin de faire, il n’y en a pas d’autres que je me vois faire pour l’instant.
Mais il y a une différence, trouve-t-il, entre faire ce qu’on veut, et ne rien faire du tout, se gâcher, se pourrir uniquement pour se pourrir la vie, puis qu’est-ce que ça voulait dire, est-ce que je ne voyais pas le mal que je faisais, est-ce que je pensais à ma mère, à chaque nuit qui passait pour ma mère, à ce que ça lui faisait ?
– Ce n’est pas comme si tu ne savais pas qu’elle est fragile ajoute-t-il.
– Tu sais qu’elle a le cœur et l’esprit fragile, les deux comme du verre.
– Comment veux-tu qu’elle se remette, avec sa fille qui est dehors.
– Et je ne te parle que de ta mère. Je ne te parle pas de moi.
   J’allais lui dire que je préférerais, justement, qu’il parle de lui, et de loin, car il ne parlait jamais de lui, son cœur propre était parasité par les lianes du cœur de ma mère, son cœur propre ne battait plus pour lui mais pour elle.
– C’est comme si on t’avait élevé pour rien dit-il.
– Comme si tu étais une fille de la rue.
Il hésite à ajouter une orpheline, ses lèvres forment le mot, il n’y met aucun souffle, ça ne sort pas, c’est idiot, ses parents, les vieux Sapin étaient des orphelins, oui, mais ça ne se transmettait pas, il n’y avait pas de lignées d’orphelin, ce n’est pas quelque chose qui vous coule dans le sang.  
   À force la ville s’est effacée, l’herbe a gagné, il y avait de moins en moins de routes qu’on pouvait appeler routes, de plus en plus de routes qu’on devait appeler chemins, je ne sais pas combien de temps j’ai marché, il paraît qu’un cracké, une crackée, un homme, une femme qui fait brûler les roches du crack dans sa pipe de fortune, un tel homme, une telle femme peut marcher pupilles azimutées des heures et des heures qui font des jours durant, sans boire ni manger rien d’autre que l’eau des rosées et la poussière du vent, avant l’effondrement, avant de s’abattre, il paraît qu’eux peuvent, donc pourquoi pas moi, je marche sur le bitume des routes qui s’est mué en terre des chemins, autour les câbles de la ville virent feuillages, les façades tournent troncs, les gens épines, les voitures oiseaux pépiant dans les fourrés, je marche, je voudrais un pouvoir, j’aimerais un pouvoir, n’importe lequel, faire des bonds immenses, voler dans les ciels, avoir un pouvoir, aller tellement vite que personne ne me voie, plus, jamais, ou à peine, faire du feu avec les doigts, cracher l’acier, suer la mort, me sublimer gaz roux, fuir au fond des cavernes, être géante, manger des banquiers, avoir un pouvoir, ne plus mouiller quand il pleut, ne pas être trempée comme trempée je suis, la goutte au nez pendante, les muscles qui tremblent et gèlent.
   La ville, le mouvement, loin derrière moi, abandonnés. Pendant ce temps l’empire tissait sa toile, fils solides après fils solides. Il fallait pourtant que je parte. J’avais besoin de partir et de ne plus être là. De ne plus penser à l’empire. C’était un renoncement. L’empire lui ne renonçait pas. La police continuait de charger, de défendre les intérêts du capital. Le capital agitait ses cents myriades de bras en tous sens, brassant l’air si vivement que rien n’entrait dans nos poumons indemne de lui. L’air était plein de particules d’argent. Les riches grossissaient. Les pauvres maigrissaient jusqu’à l’inexistence, jusqu’à l’invisible. Il y a avait ce jeu de l’empire qui était un jeu sans arrêt, rien d’une conspiration, quelque chose de très ouvert, avec des rendez-vous non pas secrets mais officiels, avec des réceptions, et dans ces réceptions on servait des petits fours bourrés de gelée de langoustine poudrée de drogue blanche. Une structure. Un déploiement.
   Je fuyais.
Pourtant rien qui n’avance. Les nuages qui n’avancent. Les lignes de l’horizon qui n’avancent, pourpre, parme, aubergine, braise.
   Le paysan qui vient par là et me cueille au passage, me ramasse comme un champignon qui ne suis ni fleur ni plante ni lapin, qui ne suis d’aucun règne évident, il me ramène chez lui, il y a sa femme-là qui ne s’étonne guère, chez eux tout est bien roulé et huilé, ils sont prêts à tout les gens les plus cachés, Tu nous ramènes un drôle d’oiseau  ce soir elle dit mais sans accent sur drôle, ni sur oiseau, ni sur nulle part, puis elle continue d’éplucher les patates qu’elle avait prévues d’éplucher, le paysan me dépose près du feu, qui brûle dans l’âtre noir avec des ronflements heureux, je me sens comme une crevette attrapée par un pêcheur titanesque à barbe d’écume, relâchée, remise au fond du trou avec la délicatesse difficile de ceux qui cognent, écrasent, hachent d’habitude, je retourne à l’eau et au sable, moi minuscule crevette, à cette fosse humide qui est pour nous crevettes la maison, je vois mon père crevette rentrer en disant La maison !  comme font les pères crevettes et ma mère crevette s’écrier Mon chéri !  et moi minuscule crevette grésiller ZZHzfgduzjdzzdikchve !  car je n’arrive pas encore à prononcer Papa !  
   Chaque doigt comme trois fois mes doigts, gris à force d’être terre, les ongles cerclés de noir pétrole suie, une main de travail dont il enveloppe ma main qu’on ne peut plus appeler main, qu’il faut appeler menotte, cette chose mienne fragile, cassée d’avance.
M’enveloppe.
Ma main disparue. Plus que la sienne.
Après quoi sa voix, la voix du paysan, le roulement de sa voix tel le roulement d’un tambour de grotte :
– C’est chaud Lola.
– Prends des patates avec du jus. C’est de chez nous.
– Si tu veux retourner dans les bois, tu manges.
– Tu finis l’assiette.
Et la femme d’acquiescer chaque fois. Et moi d’acquiescer.
– Avec une assiette comme ça
(elle est énorme, l’assiette, des morceaux de tubercules comme des demi-organes y dérivent sur une nappe de jus couleur sang vieux)
– Tu tiens quinze jours seule dans les bois.
Je remercie, j’engloutis, je lape,  je lèche, je nettoie jusqu’au fond de la langue. Pas de gâchis. Mon ventre tendu. Je m’amollis.
La femme du paysan prend ma nuque dans la pince de phalanges recuites de ses doigts, à peine moins énormes que ceux du paysan, l’autre main sous mes genoux, elle me porte sans mal, me dépose près du feu, me ferme les yeux pareil que pour les morts.  
   On peut, si même on voulait, pas sortir de la caverne des paysans, il y a le soleil. Ce gros astre qui tape comme un sourd. Moi je n’ai aucune envie d’aller là-dedans, dans le gros bain, d’être dorée de rayons, rien de pire, ce qu’il me faut c’est de la pluie, bien gelée, de la pluie en cubes qui éclatent au sol avec un bruit de mauvais cristal, de faux cristal du supermarché, c’est ça qu’il me faut, qui serait adéquat, j’ai besoin d’accord, sans quoi je n’y vais pas, j’ai besoin d’un nuage qui remplisse tout, parfaitement carré, à la taille du ciel, qui ne laisse pas un angle à découvert, qui protège. Sinon je reste. Je reste au fond, collée à la pierre, dans le noir yeux ouverts, à trembler seule. Je fais la fille qui fait la plante qui s’accroche. La fille lierre avec ses minuscules ventouses, qui épouse la pierre, la creuse, la dessine, l’effrite pour s’ancrer plus profond, la fille paroi, rupestre, la plante parasite, je m’accroche. Je m’accroche jusqu’à ce que la pierre m’inocule sa maladie de pierre, par sa maladie je guéris de la maladie mienne, je profite de sa maladie comme d’une guérison, d’un antidote qui a la forme d’un poison jaune, puant, infect, mais qui sauve, c’est à peine si me vient, de par dehors, l’odeur âcre du bois qui pousse, s’élève, ramifie, monte au ciel tel un feu rude, je me fige, raide comme l’arthrose, c’est à peine si je vibre. En moi le bouillon s’arrête. Les globules de mon sang se regardent, air stupide peint sur leurs faces molles et rouges et blanches.
   Les organes même qui ne palpitent plus, saturés de curare psychique. C’est la grande stase. Mes yeux tombent des paupières, seul le nerf tient. Je ne vois plus que dans une teinte qui est une teinte obscure. Mes poils s’éclipsent, à terre, forme à terre une balle comme une balle de foin noir. Ce qui était gras, le peu de gras des fesses, des bras, sous le menton, coule. C’est un régime, on se liquéfie. En outre on sait bien où tout ça mène : dans le sens inverse. Il y a le sens après quoi on court, et il y a le sens inverse. Le sens inverse est peut-être le vrai sens. Le seul sens qui soit vraiment une direction. C’est là que je vais. J’abandonne l’énergie, l’édification, les grandes structures, le bitume, la laque par-dessus le tout, l’organisation des masses, tout ce qui bourgeonne et insiste ; je reviens au cœur solide, et après le cœur solide il y aura le bang, la détonation, le monde premier, quand j’explose, mille matières.
   L’orage couvrant le monde, écartant le ciel comme un petit frère, d’un revers de main. Les puits qui bouillonnent. Les nappes de l’eau furieuse à l’intérieur du sol. L’énergie cinétique du fond des souterrains. Cette chaleur qui n’est pas celle seule du bois, qui est celle du bois minée par celle de l’air qui le blesse, par celle du vent qui le coupe, par celle des feuilles qui le brûlent, l’enflamment, l’irradient, par le souffle de l’incendie, par la colère grasse de l’humus, par la poussée des troncs, cette chaleur qui ne vient pas de la seule force du bois, qui est mélange, réseau des forces, combinat des éléments qui ne sont pas atomes mais fluides idem au fluide des filles, à l’électricité du sexe, à la trémulation maline comme un cancer des cuisses qui résout l’orgasme, à l’appel des fonds, abîmes, gouffres hérissés de pieux, à l’attrait des proues pour les récifs, des ventres pour les lames, des enfants pour les vieillards, les choses mortes, les objets sans âme, les vers qui trahissent le fruit, fluides idem au désir du cœur pour le froid, la glace, le congélateur – cette association sauvage qui est le souffle vital piqueté des points noirs du décès, de la flamme, de la fin, ce tourbillon qui donne le seul change possible qui est la magie au centre des choses, le foyer inhabitable, la demeure faite pour tous sans être à personne.  
   Je quitte la caverne. Je marche et marche encore. J’arrive quelque part.
   Ça ne pouvait pas être le Nord, je savais bien qu’on n’atteint pas le Nord à pied, mais ce n’était pas si mal, c’était une approximation du Nord valable, j’aimais le coin, c’était un pays au moins, pas une banlieue, pas un objet périphérique ni une métropole, c’était un pays, ça sentait le pays, il y avait une odeur de nuit des temps qui était peut-être l’odeur des boules de pin, de la colle de pin, des champignons moisis, des feuilles sous mes pas froissées, en tout cas on y était comme dans un pays dans ce pays-là.
Quoique ce ne fût pas le Nord ça se défendait. Ce n’était pas la terre qui avait été la terre de la femme qui avait donné la vie à mon père ; mais ça se tenait là et puis ça ne bougeait pas, c’était posé comme on dit Tu te poses un peu là mon vieux.
On était l’après-midi mais il y avait toujours cette sorte de soleil blanc du matin qui ne chauffe pas le ciel, se refuse à jaunir, reste blanc comme une fesse nouvelle, ce n’était pas aujourd’hui qu’il prendrait des couleurs, l’astre, il s’y refusait, n’était pas question pour lui de nous bronzer ni cuivrer, il était venu pour la lumière et c’était à peu près tout, se contentait de flotter au milieu de rien comme un gros œuf amniotique flotte dans sa gaine.
   Ce n’était pas le Nord, bon, nulle trace des Sapin ici, de la famille, mais il y avait des bois, on pouvait courir dans ces bois, courir dans les grandes fabriques de résine, se déchirer aux branches basses, courir puis haleter joyeusement, les bras, les joues en sang, cracher un peu, sortir la bave des poumons, on pouvait faire ça, on avait le droit, c’était possible.
Ce qui manquait le plus c’était l’amour dans tout ça, la chaleur dans les autres corps, on était seule avec soi dans les bras, avec son corps froid, ne restait plus qu’à frotter, frotter, frotter jusqu’à ce que la friction allume en lui, ce corps, en ses parties inflammables, en ses parties soufre et phosphore l’onde des premières flammes, de la sorte je me retrouvai souvent à devoir me satisfaire, je me satisfaisais donc, avec n’importe quoi d’ancien, souvent une souche, pourvu qu’elle fût ancienne, eût l’air sage et moussu, j’allais tout contre la souche et me satisfaisais, par la friction, friction de plus en plus forte à mesure que prenait souffle, en ce corps, les parties inflammables, soufre, phosphore, j’arrivai au moment où cette friction perd nom de friction, devient tremblement, écume rose aux lèvres, crise de haut-bien, veines du cou gonflées à rompre, pieds tendus vers les ciels, peau criblée, soulèvements, tétanie, muscles cambrés comme mille étalons cambrés, et donc cavalcade, charge montée, puis choc, lumière, nœud.
   C’était une fuite. Je regrettais mon départ. Pendant que je fuyais tout continuait, le mouvement, les luttes, les affrontements, blocages, inculpations, gardes à vue, tout continuait.
   Il y avait eu ce repas, le repas des paysans, un repas pour tenir quinze jours, mais je partis plus de quinze jours. Au bout de trois semaines il me vint à l’esprit, en observant un petit oiseau sectionner un ver, que je devais manger. J’avais oublié ma faim. L’oiseau tranchait en bouts symétriques le ver comme la femme de mon frère coupait symétriquement ses haricots. Je pensai à une parenté. Une parenté occulte. Mais rien d’étonnant. Rien qui ne fût plus que hasard probable, car la femme de mon frère je l’ai dit était faite de ce foutre dont on fait les planètes, son destin balistique était de féconder l’écorce, on pouvait imaginer, on devait supposer que ce sperme femme cosmique n’était pas balancée à l’aveugle : puisqu’il y avait tir, il y avait aussi calcul, il y avait trajectoire donnée, la femme de mon frère était destinée à la terre, et serait-elle arrivée plus tôt, c’est-à-dire à l’heure, quand les pierres éruptives giclaient encore, quand les mers fumaient, quand les ciels pissaient lave et poison, serait-elle arrivée plus tôt qu’elle eût ensemencé le monde de la même exacte manière qu’il avait été ensemencé, et la vie des bêtes qui rampent, qui nagent et qui volent, la vie des plantes et des champignons et des hommes se serait développée de la même exacte façon, tout exactement pareil, je serais devenue qui je suis. Seule : la femme de mon frère n’eût pas existé, si ce n’est à l’intérieur de tout, comme oiseau, comme ver, comme tronçon de ver, comme tout ce qui luit, mue, palpite.
   C’était à travers bois toujours, il y avait cette ligne pâle, cette eau qui semblait vous appeler, je m’arrêtai. De mes vêtements je fis un tas, les pliai soigneusement, les formai en pyramide, entrai du bout de l’orteil dans l’eau, puis la cheville, me baissai, m’allongeai, c’était la seule façon de s’immerger, il n’y avait pas beaucoup d’eau, elle était froide comme de l’eau d’hiver, je me relevai, il fallut s’ébrouer, mes cheveux ruisselaient mille ruisseaux. Il n’y avait rien pour frotter, je me lavai de neige comme les filles du Nord du temps du Nord. On était glacée mais de la bonne glace. De la pointe du doigt je sentis mes sourcils, ils broussaillaient à la façon des mauvaises broussailles, presque des sourcils d’esclave de l’Assyrie, noirs, touffus, rebelles, Marthe n’aurait pas supporté, m’aurait dit Ne bouge pas, très vite on serait parties dans l’épilation. J’aurais dit oui. J’aurais cédé à Marthe. J’aurais été heureuse de retrouver Marthe, d’être avec Marthe, je lui aurais pardonné ses hommes, sa recherche de la multiplication cellulaire, je lui aurais parlé simplement, nous nous serions parlé simplement, je lui aurais mieux expliqué le mouvement, je lui aurais dit c’est simple, c’est tellement simple que c’est dur à voir, le mouvement est la seule chose qui vaille car c’est la seule chose qui soit dispersion, refus de l’empire, qui soit geste, tremblement, vitesse, qui soit ailleurs, contre-présent, souterrain.
    Après ça je sèche, l’air pique, le vent larde, ma peau, tout mon corps de peau rougit, se couvre de peau-rouge, sauf pour le triangle noir, qui est ma toison.
   Au bout de trente jours la faim est là vraiment. Je la trompe avec de petits riens. C’est l’occasion d’un jeu, courir à pleines enjambées la bouche ouverte, grande, avaler quelques éphémères virevoltants, et laisser faire l’estomac, persuadé qu’on l’a chargé, laisser l’estomac lancer toute sa machinerie gluante, sucs et viscosités, laisser l’estomac se tromper lui-même pour deux brins d’éphémères. Sinon, avec les ongles : entailler un tronc, détacher l’écorce, l’amollir de bave, la corroder, puis l’introduire, bout par bout, sous les mâchoires, et ruminer, ruminer, jusqu’à former en gueule une boule de salive marron, de jus de chique, et déglutir, lentement, lentement, ce n’est pas très bon, mais nourrissant oui, nourrissant comme un arbre ; enfin c’est une technique, il y en a d’autres, j’en avais d’autres et des plus obscures.
   Une fois : un oiseau blessé, le cou rompu. Il pépie à l’aide lamentablement. Je mâchouille longtemps ses plumes soyeuses. Ça vous reste en gorge. Ça s’accroche. Mais on s’y fait comme on se fait à tout. Je lui romps le cou car il ne cesse de pépier lamentablement. Quand son cou est brisé ce qui s’appelle vraiment brisé, il cesse de geindre, l’oiseau, son œil se vitrifie. On peut mordre la chair ; les plumes je les ai avalées, ensuite c’est la chair, douce comme de la chair d’enfant, blanche, je grignote ça doucement, ça vous coupe l’envie de manger.      
   Je sors de ces forêts premières, traverse des pays.
   Je marche et marche encore.
   Il y eut ce pays fumeux, incendié de tabac, j’accélérai le pas, c’est à peine si l’air se respirait, on l’engloutissait en purée. Dans ce pays-là tout était chaud, les pierres clapotaient, à leur surface se formaient des bulles grises, goudronneuses, elles grandissaient, grandissaient puis éclataient en répandant un liquide semblable au pétrole, mais qui ne prenait pas, même avec un bon briquet, beaucoup de gaz, ça ne prenait pas, ça restait noir et poisseux simplement. Les hommes de ce pays avaient le rire pareil aux rires de vin, on les entendait dans les villages, je ne m’approchai pas, passai les peuplements humains toujours de nuit, il y avait partout des effusions de terre, le pays semblait né d’une brûlure.  
   Il y eut des champs de blés roux comme le cuivre, des machines à grain vous les broyait mathématiquement, je laissai derrière moi aussi ma maigre trace d’épis couchés, des mouches goitreuses cerclaient ma tête, me faisait une couronne, je m’amusai à me dire la reine des mouches, en gobai une de temps en temps, ni par adresse ni par maladresse, les mouches venaient seules à ma bouche et je refermai, il y eut de ces orages, des lueurs d’argent, des éclairs noirs, un grand rugissement d’étoiles, la pluie vint, horizontale ou presque, de face, c’était une misère d’avancer, ce pays-là se dilatait, je croyais en avoir fini qu’il continuait encore, ce n’était que blés, orages, mouches.
   Enfin ce fut le Nord, on n’avait pas cru ça possible, d’atteindre le Nord à la force des jambes, mais si, il suffisait de s’acharner, de ne pas compter les jours et pays, de traverser tout droit et encore tout droit, sans un regard pour les précipices et tunnels, les crêtes écailleuses et falaises luisantes de suc, il fallait y aller, y aller encore et on finissait par s’y retrouver, en ce pays du Nord entaillé, couturé par les grands sillons de la flamme rouge et de l’acier fluide, couvert d’un azote sombre, fumée de  brouillard qui donnait à la terre sèche, stérile, rouille, son contraste premier ; ce pays-là n’était pas beau à voir, mais c’était un vrai pays, celui d’où je venais ; partout, aussi loin qu’on pouvait, on voyait cadavres d’usine et hommes désaffectés aux mains noueuses bombées d’abandon ; puis les routes noires, les nuées de petits oiseaux raides, le givre sur les pierres ; c’était un monde frontal ; chaque chose était en face de l’autre ; c’était un pays où il y avait eu de grandes mines et de grands combats, des combats de l’ancien temps, face à face, visage découvert ; l’air sentait encore le sang la fusillade et la sueur des CRS, de l’armée venue mitrailler les mineurs, on voyait encore les traces de chenilles des tanks qu’un ministre socialiste avait envoyé contre les ouvriers du sous-sol, on voyait presque tout ça, presque, il suffisait d’imaginer un peu.  
   Je n’ai pas de mal à reconnaître le village, mon père m’en a parlé avec la précision d’un homme de peu de mots, je reconnais les toits, le chemin semé de cailloux obscurs, la grande bâtisse obscure de l’orphelinat, carreaux des fenêtres brisés, toit sans tuiles, charpente tordue. C’est donc là, je me dis, que tout commence : Par un soir d’hiver on dépose, devant les grilles, un être dont on ne veut pas. Il crie. Ses cris percent la brume. La dame de l’orphelinat vient voir ce qu’il se passe. Aussi bien c’est une bête blessée. Mais non : ce n’est pas une bête blessée : c’est un nourrisson aux joues cyan. Elle le prend dans ses bras, il n’est pas bien lourd. La bise lui mord le front, elle rentre avec son nouveau fardeau de vie. Dans la grande salle, elle pose l’enfant, qui crie toujours, près de l’âtre. Assez près pour qu’il dégèle. Quelques orphelines, les plus grandes, les plus mères, viennent voir l’enfant. On dénoue ses langes. C’est un garçon. On demande à la dame de l’orphelinat comment il s’appellera s’il n’est pas mort. Les garçons qui jusque-là se contentent de manger leur soupe dans un grand silence de cuillères cognées contre les bols dressent l’oreille. C’est qu’il s’agit de savoir. Le petit pourrait devenir un de leur famille, un baptisé de même nom qu’eux, et alors il faudrait s’en occuper comme d’un frère, car c’est la règle. La dame de l’orphelinat hésite un instant. Elle regarde le feu, les bûches fumantes. Un Sapin, dit-elle. Ce sera un Sapin.
   Il y a un grand mouvement de désintérêt. Dans la salle  le silence des cuillères cognées contre les bols reprend. C’est qu’il n’y en a pas tant que ça des Sapin. C’est une petite famille, dans l’orphelinat. Il y a deux grandes Sapin, qui partiront bientôt, iront faire bonnes, servir. Dont une Sylvaine, et l’autre, l’autre on ne se souvient jamais de son nom. Une Sylvaine Sapin, et l’autre : quelque chose Sapin. Et aussi une petite, c’est elle qui s’approche de l’enfant à peine dégelé, encore cyan des lèvres, elle c’est aussi une Sapin, elle a six ans, c’est ainsi que mon grand-père et ma grand-mère se rencontrent. Ma grand-mère est de six ans plus âgée que mon grand-père et c’est elle qui s’occupera de lui toute sa vie, c’est elle qui le sauva, qui continuera de le sauver, comme l’enfant qu’elle fut, dans la salle de l’orphelinat, ce jour-là, s’approche, prend mon grand-père contre sa poitrine, le sauve.
   Mon grand-père n’est pas fait pour être abandonné. On le comprend vite. La grand-mère Sapin, enfant, le sait en son cœur : le grand-père Sapin, ce petit gars-là, est fait pour vivre dans un vrai foyer, avec des parents doux qui lui apprendront le français des villes, du centre, le vêtiront de riches étoffes, jeune homme ce petit gars-là fumera, sur l’argent de ses parents, du fin tabac.
   Pourtant on l’abandonne. Il partage avec ma grand-mère, à l’orphelinat, une petite chambre sans feu, blanche. J’en pousse la porte, à moitié dégondée. La chambre est telle que mon père me l’a décrite. Sans feu, blanche. Un Christ d’ébène cloué au mur : figé dans la grimace de son dernier souffle.
   Ma grand-mère se marie à l’église, elle ne voit pas comment faire autrement, et pourtant elle hait la face du Christ, sa face de douleur qui l’a suivi de ses yeux morts, année après année, dans la chambre sans feu de l’orphelinat. Le prêtre ne fait pas de salamalecs heureusement : c’est un prêtre du Nord : il les marie en deux coups de cuillère.
Le matin elle s’est levée Sapin, le soir elle se couche Sapin épouse Sapin. Personne n’est venu au mariage ; on n’a invité personne. On aurait pu inviter la dame de l’orphelinat ; si elle n’était morte quelques mois plus tôt, d’une congestion pulmonaire.
Ensuite, pour toute la vie : la grand-mère Sapin s’occupe du grand-père, qui n’est bon qu’à la pêche, et à rester seul, dans ses pensées : c’est un doux, ma grand-mère ne le dérange pas, elle l’aime, elle coupe le bois, elle s’occupe de tout, il l’aide quand elle a besoin, pour le potager, il essaie de travailler un peu, ça ne dure jamais, pour l’essentiel ma grand-mère le laisse se promener, courir les bois, c’est un homme qu’il faut laisser aller, elle n’a pas peur qu’il aille voir une autre femme, on ne trompe pas la femme qui nous a donné la vie.
   Il y a les émeutes. Ma grand-mère cogne et mon grand-père perd son boulot. Il en perdra d’autres.
Ma grand-mère saisit un CRS avec les autres grands-mères orphelines dures au mal qui sont avec elle et ensemble elles lui baissent le pantalon. Jusqu’aux chevilles. Le fiche cul-nu et tout le monde voit ses petites cuisses blanches de poulet et se moquent de lui, c’est l’humiliation, on rit comme on a jamais ri, s’élève toute une collection de rires d’animaux de fer, d’orphelines du Nord, on glousse même, on n’avait jamais gloussé, pas une fois, jamais de la vie, mais cette fois-là on glousse.
   On mitraille les ouvriers. C’est un combat perdu. Il y en aura d’autres.
   J’essaie de retrouver la maison. C’est dur. Mon père m’en a juste dit : elle est à l’écart. Briques rouges.
Il y a cet homme que je croise, sur la route : les moustaches tombantes, les épaules droites, regard très sec : un homme du pays. Il n’est pas surpris de me voir là, j’ai l’air d’une fille du coin. Je lui demande pour la maison. Il ne sait pas. La maison des Sapin, j’insiste. Il ne voit pas. M’accompagne bien qu’il ne voie pas. Me fait faire le tour. Toutes les bâtisses du village en ruine. Les arbres poussent au milieu des murs. Les lianes de lierre qui font tomber les gouttières, les toits. Les portes enterrées sous les feuilles.
Je demande s’il y a encore du monde par ici. Qui vive ici.
   Ce pays-là est disparu, me dit l’homme. Il hausse les épaules.  C’est le Nord.
   Bientôt un rêve. Ces hommes qui étaient les hommes et les femmes du Nord, on me fait comprendre, c’est une race éteinte. Ces hommes-là et femmes-là qui avaient deux jambes et deux bras et travaillaient de leurs mains, c’est évanoui. Ces hommes-là et femmes-là qui luttaient, ne voulaient pas se faire avoir, se battaient solidement sur leurs deux jambes, accrochés à leur travail, à leur pays, c’est fini. Ils ont combattu en face et ils ont perdu en face. Ne reste après eux que les cadavres des grandes usines, les ciels gris, le souvenir des grandes coulées d’acier chaud dans la nuit, et c’est tout, il n’y a plus rien debout dans ce pays-là.  
   Je vois bien qu’il a raison, l’homme du village. Je vois que la vérité sort simplement de sa bouche comme un sabre avalé qu’on recrache, acier luisant de bile.
C’est ainsi : le Nord est un pays sombré. Des hommes et femmes comme ma grand-mère, de vraies Sapin, des orphelines dures au mal, il n’y en aura plus. C’est une époque où les gens étaient droits, pouvaient être droits.
   Maintenant est une autre époque qui est l’époque des filles de biais comme moi, des filles qui vont d’un lieu l’autre, sans repos, condamnées à l’invisible car toujours filmées, gardant visage caché, qui ne s’attacheront jamais, ni à l’homme ni au travail, qui ne s’incrusteront nulle part.
   C’est l’époque des filles qui ne baisseront pas le pantalon des CRS parce qu’on s’en fiche, les CRS ce ne sont que des hommes, c’est l’époque des filles qui baisseront le pantalon des autoroutes, aéroports, billets de banque, câbles, tuyaux sous la mer, réseaux et filets, plomberies de tous ordres, qui mettront à nu la ridicule partie basse du monde et de l’empire, celle qui mue sans cesse, qui agite tout, qui trame.
   C’est l’époque du mouvement qui est un mouvement de biais, où l’on se cache, où l’on bouge, qui est un mouvement désespéré mais qui est le seul mouvement, si bien qu’il n’y a pas le choix, il ne faut plus regretter les vieux pays, les vieux combats, il faut s’habiller de noir, ne rien regretter, être partout, être nulle part, combiner, couper le flux, s’organiser pour le prochain blocage, la prochaine émeute, le grand court-circuit.
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chachapossum · 7 years
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Le prophète en forme de 4 [2010]
Possum Pizza bonsoir ?
- Oui euh bonsoir c’est pour commander des pizzas…
Bah oui espèce d’abruti tu ne vas pas appeler pour faire la causette avec le pauvre larbin aux tympans saignants que je suis.
- Je vous écoute ?
- Alors y’aurait une Rocka’bacon et une Mozzakipik.
Si je bosse ici c’est dans l’unique espoir d’un jour avoir assez de fric pour consommer les mêmes drogues que les inventeurs des noms de pizzas.
- Deux personnes ? Pâte normale ou crusticrou ?
Une pâte peut elle être anormale ? N’est ce pas de la discrimination d’utiliser de tels qualificatifs ? Mais la pâte à pizza a-t-elle seulement sa place à l’ONU ? Il me faut un café.
- Euh oui oui normale, deux, et…
- Vous payez comment ?
- En ticket resto.
Encore un livreur qui va se faire un bon pourboire.
- Ok, alors une Rocka’bacon, une Mozzakipik en pâte normale à livrer au 5 rue Hector Berlioz ?
- Euh… oui oui c’est ça.
Ah ça t’en bouche un coin que je sache où t’habites alors que hier c’est Medhi que t’as eu au téléphone pour commander ta Granoska hein.
- Vous serez livré dans 45 minutes, merci d’avoir choisi Possum Pizza et à très bientôt.
Je hais ce boulot. Je hais tous ces glandeurs boutonneux aux cheveux gras à qui je parle en souriant. Le sourire s’entend, c’est stipulé à l’alinéa 14 de mon contrat. Donc je dois montrer mes canines à l’ordinateur. Toute la soirée.
Faut bien payer le loyer. Quand j’étais en âge de perdre mes dents de lait je voulais être archéologue. Sortir de ma tente à dix heures du matin pour aller déterrer un squelette de T-Rex à l’aide d’un pinceau. Le rêve.
Puis j’en ai parlé à ma maîtresse qui m’a gentiment expliqué que faudrait faire 20 ans d’études après le CM2 pour avoir la chance d’exhumer des pots cassés en terre cuite avant d’un jour peut être atteindre la consécration en tombant sur un fossile de trilobite.
Moi je voulais un T-Rex après le bac.
J’ai rayé le mot ambition de mon vocabulaire et me suis réorienté. J’adorais écrire. Je passais des nuits fiévreuses à noircir des cahiers entiers jusqu’à la crampe du poignet. Je rêvais d’une histoire gigantesque et divinement bien articulée, avec des retournements de situation à faire pâlir le Scoobygang. Les mots ont un pouvoir fascinant, illimité. On peut même dépasser l’infini à coup de néologismes. Écrivain. J’avais trouvé.
Arrivée au collège j’ai compris qu’un romancier ne pouvait pas se payer un loft en face de Beaubourg à moins de savoir toucher les adolescentes pré-pubères et les mères au foyer fans de Patrick Sébastien qui lisent parce que c’est important de se culturer quand même. J’ai aussi vu tellement de camarades prendre la plume et inonder skyblog de leurs créations... Je n’arriverai jamais à me faire une place.
Alors quoi ? Le journalisme me tendait les bras. Des colonnes lues par d’autres gens que ma mère et mon chat, ma passion serait utile à la société, je n’aurais même pas l’impression de travailler. Donnez moi un sujet, je vous le raconte. Je serais capable de rendre intéressant un article sur les bégonias à un fan de tunning.
C’est au lycée que j’ai découvert à quel point c’était un métier gangréné, qu’on était promu à condition d'arborer la même moustache blanche que Jean Luc Delarue. J’ai décidé de boycotter TF1, c’est Victor qui me l’a conseillé, le pote avec qui j’échangeais des pin's du Che Guevara contre des bracelets cloutés.
Les années ont filé, les diplômes se sont accumulés sans savoir vraiment où est ce que j’allais. Un jour j’en ai eu marre que mon père me gronde lorsque je me couchais après minuit. À 24 ans il était peut-être temps de quitter le nid moisi, et puis je ne pouvais plus faire trois mètres à Paris sans avoir l’impression de croiser mon ex. Je suis partie loin de mes problèmes, sauf qu’ils m’ont suivie dans le déménagement.
- Possum Pizza bonsoir ?
- Bonsoir mademoiselle, j’allais commander une Bouldepux mais votre voix est si suave que je vais me rabattre sur la Rosécarlate
- Vic je bosse là, je finis à 23h et tu sais très bien que je vais devoir mettre fin à cette communication immédiatement
- Mais vous faites erreur, je ne suis qu’un innocent client qui n’a pas encore eu sa dose d’huile et...
Clac. Une commande prend en moyenne 2 minutes et 22 secondes, Possum Pizza a payé une boite spécialisée dans le chronométrage des opérateurs téléphoniques pour obtenir ce chiffre. Si un appel dépasse trois minutes j’ai le droit à une écoute en direct de la conversation par un manager, celui qui gagne dix balles de plus que moi, dix balles de plus que le smic, et le droit de mettre fin à mon CDD.
Parfois on se croirait dans Brazil, la torture en moins. Enfin je crois, j’espère.
Tiens, un numéro inconnu, un nouvel estomac à fidéliser.
- Bonsoir je voudrais commander une Gouinamane s’il vous plaît.
Je me souviens que les premiers jours fallait parfois me mordre la langue jusqu’au sang pour pas exploser de rire à ce nom là. Aujourd’hui mon sourire en carton ne tremble même plus. Je vieillis. Ou j’ai peut-être juste besoin d’une reconversion professionnelle.
- Alors je vais avoir besoin de votre numéro de téléphone fixe, téléphone portable, nom, prénom et adresse s’il vous plaît.
- Oui…
Il trouve ça normal de me photocopier sa carte d’identité pour commander une pizza.
J’ai en moyenne 28 nouveaux tas de cholestérol qui viennent grossir le fichier client quotidiennement. On ne sait pas ce qu’ils ont fait l’été dernier mais on sait tout le reste. L'ordinateur central réussi même parfois à choper la photo du client sur Internet, aidé par un sombre réseau social au nom ridicule quand on ose le traduire en français.
***
- Je préfèrerais subir un toucher rectal par un lépreux plutôt que d’être client chez Possum Pizza.
- Putain Vic t’es sale…
- Non mais sérieusement ça te dégoute pas de travailler pour une boite qui gère autant d’informations personnelles dans le seul but de livrer des pizzas ?
- Ce qui me dégoûte c’est ta barbe recouverte de sauce tomate mec… Et arrête de faire fumer Pixel !
- C’est pas ma faute si ton chat aime nuire à ses spermatozoïdes et réduire sa fertilité, mais il peut se faire aider pour arrêter de fumer en téléphonant au 113… C’est fou les romans qu’ils arrivent à caser sur six centimètres de carton.
Y’a onze ans Victor a fumé son premier joint avec moi. À l’heure actuelle il est héroïnomane et doit prostituer sa sœur de sept ans et demi pour se payer sa dose. C’est ce que Laurence Ferrari aurait bien aimé constater. La vérité c’est que ce soir là, le joint roulé par le dealer contenait autant de shit que pixel de spermatozoïdes.
Pixel est castré.
- Et sinon t’as toujours pas fini ton roman ?
- Tu sais très bien que c’est ni un roman ni un truc à finir et encore moins une chose commencée…
- Mais j’aime beaucoup tout ce que t’as écris, même si finalement c’est vrai que ça veut pas dire grand chose, mais j’suis certain que si tu bossais dessus tu pourrais te faire publier et...
- T’as fait le salon du livre cette année ?
- Bah je pouvais pas y’avait un raid organisé qui tombait pile sur le weekend en question et ma guilde avait vraiment besoin de moi...
- T’as rien loupé. Quand j’ai vu le gratin à la soirée d’inauguration j’ai eu envie de vomir par le nez. Ils sont tous agglutinés dans des carrés VIP entre un p’ti four et trois coupes de champagne, si tu passes assez près tu peux attraper un de leurs “Je suis auteuuuuhrr” sortant de leur orifice bucal en compagnie de postillons au saumon. Ce soir là je me suis dit que si j’avais de l’imagination et savais structurer mes textes, je pourrais atterrir là moi aussi. Je me suis rendue compte que je ne savais pas pourquoi j’écrivais, ni pour qui, mais que je n’avais pas envie de me retrouver à vendre des bouquins au nom d’un p’ti four au saumon.
Vic me regarde à travers un brouillard de nicotine, pas besoin d’y voir clair pour savoir qu’il sourit et n’est pas vraiment convaincu.
- Écoute, je veux pas te tenir de discours de rebelle en crise d’acné mais juste le fait que tu passes 35 heures par semaine à perdre ton temps pour que la pâte crusticrou domine le monde ça me fout un peu les glandes...
- 39.
- Quoi ?
- J’ai fait 39 heures cette semaine.
Le vide intersidéral qu’était ma vie sentimentale depuis cinq mois me laissait beaucoup -trop- de temps à tuer. J’avais fui Paris pour me retrouver paumée à 400km de mon ex. Au moins ici j’étais certaine de ne pas croiser ses sneakers à scratch vertes fluos. Les seules pompes sympathiques rencontrées depuis mon déménagement étaient celles d’un gamin qui courrait en hurlant qu'il avait trouvé la plume magique, il brandissant fièrement une plume de pigeon noire de crasse et sa mère trottinait derrière lui le visage assorti à son rouge à lèvre. Je ne juge pas les gens à leurs chaussures mais je reste persuadée que les êtres exceptionnels balancent des lasers d’un coup de talon.
Et j’avais plus envie de rencontrer autre chose que des êtres exceptionnels.
- Tu repars à quelle heure demain Vic ?
Il sort de son sac le dernier Mad Movies puis en extirpe un ticket racorni siglé SNCF.
- 12h08, j'arrive à 16h47 à Lille, juste à temps pour mon cours sur Malevitch.
- Ne me dis pas que vous êtes encore en train de disserter sur des toiles vierges ?
- T'es trop rustre pour apprécier la beauté du carré blanc sur fond blanc, déjà t'avais pas réussi à reconnaître la puissance du travail de Piero Manzoni, alors Malevitch...
Le jour ou Vic a quitté le palais de Tokyo en larmes après m'avoir traité de pauvre écervelée insensible à la beauté abstraite du monde, j'ai passé trois heures à culpabiliser en observant la toile blanche imbibée de vomi d'albatros en son coin inférieur droit. C'est la seule dispute qu'on ait connue en onze ans, je change donc subtilement de sujet quand on s'approche trop d'une discussion sur l'art content pour rien.
- Ca te dis pas qu’on se mate un film et qu’on aille se coucher ? J'ai reçu L'attaque de la Moussaka géante en version director's cut, mais j'ai aussi La créature du lagon hanté, Le crâne hurlant, Chromosome 3, ou sinon on peut mettre Black Dynamite...
Le visage de Vic s'illumine au fur et à mesure que je liste ces merveilles. L'hémoglobine et la chair putréfiée ont toujours été nos éléments eucharistiques favoris.
“Donuts don’t wear crocodile shoes”
C’est ce que cracha mon ordinateur au moment ou je rejoignis Vic dans les draps de Morphée.
***
J’étais en train de mastiquer une plume de poulet au curry afin d’acquérir le pouvoir de diriger l’armée des ratons laveurs albinos quand on m’annonça à plein volume que la base de données avait été mise à jour.
J’ai frôlé l’arrêt cardiaque et envoyé mon poing directement dans la mâchoire du troubadour, à m’en briser les phalanges. J’aurais préféré un réveil Ricoré. Au lieu de ça j’ai du vider une bouteille de mercurochrome sur mes doigts zébrés de sang en maudissant les sadiques programmeurs d’antivirus. Je n’ai pas pu me rendormir.
Heure du décès 9h14.
Mon PC portable ressemble à un cyclope, son œil béant ouvert sur l’infini de mon 28 mètres carrés. Je viens de commettre un homicide involontaire en la personne de ma seconde vie, celle qui me redonnait le sourire après une nuit passée à dispatcher 133 pizzas.
J’ai acheté World of Wacraft après des efforts monumentalement infructueux pour oublier mon ex... Je m’étais laissée convaincre que seule une immersion totale dans un nouveau monde immaculé de sa présence pouvait me changer les idées. Le fameux jeu vidéo en ligne avait déjà plus de 11 millions de victimes à son actif, il fallait au moins que je teste. Au fur et à mesure que je me concentrais sur mon personnage, c’est à travers ses actions que je ressentais à nouveau de la joie, du bonheur, de la fierté et tout un tas d’autres émotions qui avaient déserté ma vie. J’aidais des vieillards à fabriquer des dentiers en crocs de dragons, je pourfendais des golems de marbre, je me battais à mains nues contre des oursons malfaisants, je sauvais des elfes de la nuit en détresse… Je me sentais enfin utile, je construisais quelque chose de solide entre les champignons grands comme des baobabs et les tigres à dents de sabre domestiques.
Et Vic trouvait ça pathétique.
Et Vic me regarde depuis trois minutes sans oser bouger un sourcil. Il sait que mon salaire ne me permet même pas d’acheter assez de PQ pour le mois, alors un nouvel ordinateur…
- Je veux bien me torcher avec les serviettes en papier de verre de Possum Pizza à chaque fois que je viens si ça peut t'aider… Et j’te prêterai ma Game Boy, j’ai Pokémon Rouge dessus.
J’ai envie de lui dire que non, ce n’est pas la peine de s’en faire, qu’il n’y a pas si longtemps que ça on passait des nuits entières sans écrans, que j’ai des livres qui prennent la poussière depuis Noël, que je vais sortir voir autre chose que le trajet de chez moi à mon boulot et…
- Ma vie est une merde.
Je n’aime pas qu’on fume le matin chez moi, mais lorsqu’il glisse une cigarette entre ses lèvres gercées j’ai presque envie de lui en demander une. De faire quelque chose d’inhabituel, sortir de mes gonds comme un porte de véranda trop bien huilée qui aurait soudain envie d’être un vélux.
Et puis je me rappelle que j’suis pas une porte, ni même une fenêtre. Et quitte à choisir je préfèrerais être un pont-levis. En bois.
Un bois aussi lourd que le battant sur lequel mon frère s’est éclaté le pouce il y a une dizaine d’années dans notre maison de campagne. Une bâtisse en pierre à moitié écroulée au cœur d’un village dont la moyenne d’âge ne descendait jamais sous le seuil des 80 ans. Je me souviens encore de ces matins où on fourrait dans un sac en toile la panoplie complète d’Indiana Jones afin de partir à l’assaut de la lande sauvage traquer les chevreuils. On pouvait être certains que les grognements venus des fougères étaient ceux d’un sanglier en rut que les chasseurs n’avaient pas encore réduit en trophée. Quand nous n’avions pas le regard vissé sur une queue verte à attendre que le lézard repousse, on animait Fort Escargot. La coquille bariolée de gouache, les concurrents devaient se démener corps et bave dans les épreuves impitoyables qu’on avait concoctées. France 2 nous a beaucoup encouragé à traumatiser des mollusques au nom du père Fouras. Le reste des vacances s’écoulait à l’ombre des chênes centenaires ou dans les ruelles du village à éclater des bulles de goudron, on délaissait même la télévision. Quand je regarde cette gamine la face tartinée de rouge à lèvres qui clame à qui veut l’entendre qu’elle est aigle courageux de la montagne rousse et que plus tard elle sera présidente du monde, je me rends compte qu’elle vivait sans arobase.
Pixel me sort de ma torpeur en mordillant mon orteil, Vic a terminé sa cigarette, il caresse ce qui reste de mon ordinateur, l’air désemparé. J’ai la désagréable impression qu’une partie de moi hurle de joie tandis que l’autre s’énerve et s’épuise à chercher des solutions inexistantes afin de retrouver ma vie deux point zéro au plus vite.
Victor n'ose rien dire, il ne sait jamais quoi dire quand je transpire des yeux. J'essaie de réfléchir. Je ne sais même pas pourquoi je vois Gandhi quand je ferme les paupières. Je me calme et pense à mon frère qui aurait déjà réduit en bouillie la bécane blessée en insultant la terre entière. Je me calme et me fais un sermon sur le matérialisme et la société de consommation. Je me calme et retrouve un rythme cardiaque normal. Je me  calme. Ce n'est pas un amas de composants électroniques qui va me guider dans la vie. Je ne m'appelle pas Tetsuo. Je n'ai pas besoin d'ordinateur pour être heureuse. Je me rends compte que je pense comme un alcoolique à qui il ne reste qu'une bouteille de bière Leader Price au frigo. Comment ai-je pu en arriver là ?
- Bon au moins le disque dur est pas atteint je pourrai toujours récupérer mes textes et photos... c'est pas la fin du monde hein... Et puis ça va me faire du bien de faire autre chose que tuer du gobelin et poker mes potes. J'ai même envie de me remettre à écrire, j'ai eu une super idée cette nuit c'est vraiment dommage que je ne fasse pas dans la fantasy parce que c'était un truc du genre à détrôner Tolkien... Mais je vais avancer sur mon roman, le mois prochain je t'envoie des chapitres frais... en colissimo.
Il ne me croit pas une seule seconde.
Forcément. Ce n’est pas la première fois que je lui fais le coup de l’illumination divine qui m’ordonne de réussir ma vie. Au lycée je lui ai promis qu’il serait le premier à avoir mon bouquin dédicacé, j’ai écris vingt deux pages puis j’ai laissé jaunir le papier jusqu’à ce que l’encre soit complètement effacée. L’année dernière j’ai monté une association pour la réinsertion de Burger King en France. Ma crédibilité s’est évaporée le jour où la co-présidente a annoncé en pleine réunion qu’il faudrait remplacer la viande par du tofu si on voulait vraiment concurrencer Ronald. Depuis ce jour je me suis désintéressée de toute forme de politique. Même Sarkozy m’évoque plus un champignon vénéneux qu’un nain sous stéroïdes. Avant de me convertir à Possum Pizza je voulais monter un site web avec Victor pour regrouper toutes nos chroniques de films gores, ceux dont les monstres en carton-pâte sont doublés par des poulets transgéniques. On a passé des nuits blanches entières à en parler sans jamais coder une ligne.
Mais cette fois ci c’était différent. Il fallait que ça marche. Je voulais que ça marche.
- Tu peux me laisser un stylo avant de partir?
***
“Alice pénétra dans l’amphi bondé avec une bonne demi heure de retard, elle ne pensa même pas à regarder à quoi ressemblait son voisin quand elle posa son séant sur le seul siège de libre. Le ptérodactyle qu’elle avait dans l’estomac sentait la présence toute proche de nourriture, ses grognements attireraient bientôt l’attention du professeur avant même qu’elle ait pu enlever son manteau. Il fallait réagir. Elle sortit de sa poche un kiri déformé qu’elle écrabouilla en vitesse sur le morceau de pain rassis qui dépérissait au fond de son sac depuis lundi.
- C’est ton pti déj ou ton goûter ?
Deux grands yeux bleus océan accompagnaient un sourire Colgate qui avait attendu la mise à mort de la tartine pour poser sa question. Hésitant entre consteller son visage de postillons au fromage ou exhiber ses maxillaires la bouche fermée, Alice se contenta finalement d’esquisser un sourire sans trop montrer les dents. C'est le moment que”
L’horreur sans nom qui se posa dans la marge m’arracha un cri. S’éjecter de la chaise. Écraser au passage le stylo bic. Saisir le premier truc qui me tombe sous la main. Tenter de frapper l’intrus. Être tétanisée. Retenir un cri. Hurler. Ne pas avoir réussi à lever le bras. Regarder l'indicible galoper sur le papier. Sur mes phrases. Faire une pause entre deux virgules, repartir vers une majuscule puis escalader la part encore tiède de Torahzola. Je dois réagir. Je psalmodie une prière improvisée aux tortues ninjas puis trouve la force de mouvoir mon bras en soufflant bruyamment. Du courage. Le premier coup fait voler trois rondelles de chorizo, l’ennemi s’embourbe dans le gorgonzola fumant, je frappe frénétiquement de toutes mes forces, il trouve le moyen de se réfugier sous une olive, j’abats mon arme sans pitié pendant que mon tshirt encaisse les giclées de sauce tomate. C’est une véritable boucherie. Ce n'est qu'au bout de trois minutes que je fais une trêve à cause de la douleur qui me vrille le bras. Mon rythme cardiaque redescend tout doucement à mesure que mes crampes disparaissent. J’ouvre avec difficulté des yeux imbibés de sauce piquante pour constater qu’il est impossible de faire la différence entre ce qu’il reste de ma pizza et feu ma petite culotte préférée. Les deux ressemblent à s’y méprendre au masque de leatherface.
Vic aurait été fier de me voir manier un slip avec autant de dextérité.
C’est la seule pensée constructive qui heurte mon cortex alors que je contemple la moitié de la bête frémir à six centimètres du reste de son corps noyé de garniture huileuse.
***
- C’était juste une araignée, tout va bien merci, j’ai juste perdu mon unique stylo dans la bataille.
C’est ce que je déclare à Laura, venue sonner à ma porte car elle entendait son plafond agoniser depuis une dizaine de minutes. Je n’ose même pas imaginer ce qui doit défiler dans son esprit à la vue de ma personne. Les cheveux gluants parfumés au gorgonzola, le tshirt maculé de taches écarlates, les yeux injectés de sang et la main droite encore tremblante, je m’excuse du dérangement et lui souhaite une bonne soirée. A aucun moment je n’avais envisagé la possibilité qu’elle m’adresse la parole. Mes voisins ont pour coutume de m’ignorer.
- Tu écris ?
- Et bien non enfin je, j’essaye d’écrire des trucs mais rien de très constructif… et toi tu débutes ?
Elle rougit en rentrant sous son tshirt un badge doré où son prénom est précédé d’un « je débute » en italique.
- Ah ça c’est pour mon boulot... À la FNAC ils ont une certaine vision de la hiérarchie et de la communication. Je dois porter la mention “Je débute” pendant encore trois mois… Va conseiller quelqu’un avec une pancarte “je suis nouvelle donc incompétente bonjour”. D’ailleurs je dois remonter me préparer, je suis déjà à la bourre là… si tu as d’autres soucis sur pattes hésite pas à venir sonner chez moi, je suis juste au dessus.
Je ne sais pas si c’est le timbre de sa voix ou le simple fait qu’elle ne se soit pas enfuie en courant à la seconde ou j’ai ouvert la porte mais en regardant ses chaussons j’ai presque l’impression de voir les talons clignoter.
Une fois le parfum de Laura dissipé par les relents de pizza, je me laisse tomber dans mon canapé trop mou et essaie de me concentrer sur la suite de ma journée, sur mon seul jour de repos.
Je voulais écrire. Je revois Victor me demander de raconter ma vie sentimentale en 32 tomes car là dessus au moins même sans imagination j’aurais de quoi vendre des pavés qui rendraient jaloux Musso et Lévy… Mais si je crée un roman, je n’ai pas envie qu’il se résume à ce qui a torturé mon myocarde pendant une dizaine d’années, à la limite ça peut être un prétexte pour me lancer mais je veux m’écarter de cette voie le plus rapidement possible, pour aller je ne sais où. Et puis il y a ce scénario proposé par mon ex. Alice rencontre Max, un étudiant impliqué dans la mafia locale, s'en suit une folle histoire d'amour teintée de sang. J'en suis au troisième chapitre et ne connais même pas les noms des futurs cadavres, encore moins leur nombre. Je me demande soudain si écrire sans connaître la fin ni le milieu de son histoire n’est pas une entreprise vouée à l’échec. Des milliers d’heures qui ne mènent à rien, des hectolitres d’encre gâchés, des forêts assassinées gratuitement. Je suis un monstre.
Le stylo git sur le sol, pas besoin de m’approcher pour savoir qu’il est décédé. Ce fin cylindre en plastique contient de quoi écrire trois kilomètres mais si on brise sa carapace de plexiglas non seulement il perd ce merveilleux pouvoir mais en plus devient nocif et noirci tout ce qu’il touche. C’est terrifiant la mort d’un Bic.
***
L’unique avantage de mon boulot réside dans le fait de ne jamais commencer avant que la petite aiguille de ma flick-flack n’atteigne le dix. Mais Pixel n’a toujours pas compris le principe de la grasse matinée. Pas besoin de réveil quand ses griffes traversent la couette à huit heures du matin afin d’allumer le distributeur de croquettes. À mesure que ma main se couvre de poils, je pense à mon roman.
Ce n’est pas un roman. C’est un puzzle géant dont je n’ai jamais vu la boîte. Pas moyen de savoir si j’aurais un chaton ou un poney une fois la dernière pièce posée, de toute façon je préfèrerais un T-Rex. Pixel pose négligemment ses 8 kilos sur mon visage. Il ne compte pas attendre la fin de mes élucubrations matinales pour remplir son estomac.
Après m'être décroché la mâchoire et récuré les yeux je constate que le cadavre du bic n'a pas bougé depuis la veille. Je gratouille Pixel sous le menton et vais relever le courrier.
Échec cuisant. Ma mémoire a décidé d'occulter complètement cette tragédie, technique du poisson rouge. La mort de mon ordinateur n’était pas un cauchemar.  
Vexée comme un pou, je décide de me traîner jusqu’à ma boîte aux lettres matérielle histoire de prendre ma revanche sur le monde virtuel sans attendre. Pourquoi n’a-t-on pas encore inventé ce porte-clés qui répond quand on l’appelle ? Celui dont on parle à chaque fois qu’on cherche son trousseau en se disant que l’exercice est mille fois plus difficile que de trouver Charlie dans la dernière page du bouquin, celle ou il est paumé parmi des centaines d’individus qui ont eu le bon goût de se fringuer avec des rayures rouges et blanches. Même mon mot de passe hotmail est plus facile à retrouver. J’abandonne rapidement, incapable de me concentrer car obsédée par une question existentielle de la plus haute importance : comment savoir qu’un pou est vexé ? Google est mon ami. Mais pas aujourd’hui.
J’ai envie de pleurer. Je hais le matin. Quand j’étais petite, j’entendais dire que araignée du matin : chagrin. Il a fallu que je souffle une vingtaine de bougies pour me rendre compte qu’on pouvait remplacer araignée par à peu près l’intégralité des noms communs du Larousse, ça rimerait toujours avec chagrin du moment que ça se passe le matin.
J’essaie de ne plus penser aux poux, surtout en prenant ma douche. De ne plus penser à mon amis Google devant le miroir.Des cheveux en bataille cachent des yeux bleus aussi jolis que myopes. Peau blanche quasi transparente qui a certains endroits du corps permet de cartographier précisément mon réseau sanguin, une méduse en serait jalouse. Je n’ai pas beaucoup changé depuis hier. J’adresse un clin d’oeil à mon reflet avant d’enfourcher mes lunettes rectangulaires, celles qui me rendent physiquement intelligente.
8h45, je sors les raviolis du micro-ondes. Ce que je préfère dans les raviolis c’est la nappe de gruyère fondu qui croque sur les bords quand le bol a passé la nuit au frigo. Si je bossais chez Buitoni, il n’y aurait pas deux pièces contenant une garniture identique, ce serait 38 mini pochettes surprises dans chaque boîte. Y’en aurait même une au beurre de cacahuètes. J’explique mon projet à Pixel pendant que mon tshirt se transforme en pull angora, il me regarde et ronronne comme s’il croyait en moi et mes formidables idées culinaires. Ce chat est merveilleux. Je balade ma main sur son dos à rebrousse poil jusqu’à l’oreille gauche déchirée.
La blessure de guerre remonte à la période où j’étais un chef indien à mes heures perdues, occupée à explorer le désertique bac à sable en compagnie de Pixelor, mon féroce tigre du Bengale. Je n’avais pas vu arriver le berger allemand, je ne savais même pas qu’un mastodonte pareil pouvait être nommé. Quand il a commencé à boitiller dans ma direction en grognant, Pixel a triplé de volume et s’est mis à cracher en remuant les moustaches. Le molosse s’est arrêté net en face de cette boule de poils qui osait le défier. J’ai lâché mon arc au premier aboiement, mon chat ne bougeait pas, il émettait des sons rauques en continu. Je n’ai pas fait attention à ma mère qui me hurlait depuis le balcon de reculer puis je me suis pissé dessus au moment où le chien a recommencé à avancer vers moi. Pixel lui a sauté à la gorge, planté ses griffes dans l’épaule et s’est hissé sur son dos pour lui labourer la nuque. Une pluie de bave et de sang m'éclaboussait, le chien sautait dans tous les sens pour déloger son adversaire. Puis il roula sur lui même et Pixel s’éjecta juste à temps pour éviter d’être réduit en bouillie par 50kg de muscles. Il galopa  vers la rue, ne devant son avance qu’à la patte blessée du chien enragé. J’ai attendu toute la journée dans le bac à sable en pleurant. Ma mère tenta de me consoler sans succès en épongeant mes litres de morve. Le lendemain Pixel a gratté à la porte l’oreille en sang et le pelage couvert de cambouis. Il s’est mis à ronronner avant même que je ne l’étouffe dans mes bras.
Quand j’ose raconter cette aventure en société je peux déduire lequel de mes auditeur possède un chat, il a toujours les yeux qui brillent à la fin de l’histoire, les autres se marrent tout le long. Surtout Vic.
C'est en posant le bol sur la pile de vaisselle sale que je marche sur mes clés. Vu l'heure qu'il est je vais même avoir le temps de vidanger ma boîte aux lettres.
- Bonne journée mon petit amour, je ne rentre pas trop tard ce soir !
Je claque la porte et me pétrifie quand j'entends un écho. Je n'aime pas trop que mes voisins me surprennent en train de parler à mon chat. Laura dévale les marches, un morceau de croissant entre les dents et des miettes incrustées dans le labelo. Elle me crache un bonjour à la face sans s'arrêter de courir. Avant que j'ai eu le temps d'articuler quoi que ce soit l'escalier est déjà désert. C’est le plus joli sourire qu’on m’ait adressé depuis une éternité. J’ai un faible pour la nourriture.
***
Nina ? Stéphanie ? Vanessa ? Charlotte ? Cécile ? Marine ?
Impossible de me rappeler comment se prénomme la barbie qui pianote sur le poste voisin. Remarque cela ne fait que trois semaines qu'elle occupe cette place, et je me suis promis de n'avoir aucun échange social avec une personne dont le fond d'écran représente un nouveau né souriant à un géranium rose. Chez Possum Pizza, la seule chose qu'on a le droit de personnaliser dans notre espace de travail est le papier peint windows. Depuis deux semaines Edward Norton me souhaite la bienvenue en vomissant ses dents sur la barre des tâches.
- Excuse moi, t'aurais un stylo à me dépanner ?
Elle sursaute et me dévisage trois bonnes minutes. J'ai l'impression qu'elle va me sortir la carte de visite de son esthéticienne ou m'imprimer la liste de ses anticernes préférés. Je hausse mon sourcil droit en gardant le gauche bien à plat jusqu'à ce qu'elle se décide enfin à me donner un de ses 5 stylos Possum Pizza flambants neufs que je glisse dans mon sac avant de la remercier.
11h10. Le premier appel ne devrait plus tarder.
- Possum Pizza bonjour.
La fiche de la cliente apparaît, son double menton aussi. Je me demande quel est l'intérêt d'encombrer les serveurs avec toutes ces photos, est-ce seulement légal ? Je me prépare à noter la commande au moment où je lis son prénom. J'ai toujours pensé que c'était une légende urbaine, ces parents assez malades pour baptiser leur fille Clitorine. Remarque c'est peut être un acte purement artistique ou simplement sadique, ou c'est juste que mon esprit obtus n'arrive pas à percevoir la beauté intrinsèque de ce prénom. Quoi qu'il en soit je transfert l'appel à ma voisine histoire d'éviter de me faire virer pour fou rire intempestif.
Il est très rare que je délègue un appel, même lorsque je tombe sur un bègue ou quelqu'un qui a eu la bonne idée de composer le numéro avant même de choisir sa pizza.
- Possum Pizza bonjour ?
- Bonjour je voudrais une Tikenja à livrer rue des chênes au 14, non attendez plutôt une Razzorizo, la garniture est bio n'est ce pas ?
J'ai même droit à l'éternel indécis. Au bout de trois minutes un œil rouge clignote sur l'écran. Une oreille aurait été plus juste, le manager n'est pas branché en visioconférence, il ne fait qu'écouter. Mais se sentir observé est beaucoup plus intimidant, on se demande même si un bout de ravioli n'a pas échappé au brossage matinal. Sauron aurait-il été aussi terrifiant si il avait décidé de surmonter sa tour d'une oreille enflammée ?
Un appel coupe le fil de mon épique réflexion. Madame Béchade demande si les pizzas végétariennes contiennent des crevettes parce que vous comprenez elles aussi ont un système nerveux. Madame ne fait pas partie des traîtres carnivores qui osent se vanter d'appartenir à la race supérieure des bouffeurs de tofu alors qu'ils croquent sans pitié du poisson mort né.  
Je hais les végétariens. Les raisons obscures qu'ils avancent pour justifier leurs carences alimentaires rivalisent d'absurdité. Je peux encore voir les yeux d'Alex briller lorsque je lui parlais des centaines d'hectares de sapins cultivés dans le seul but d'être sauvagement tranchés pour Noël, combien de litres de sève sa famille avait-elle fait couler depuis sa naissance ? Et en quoi étaient fait son sac Marc Jacobs ? Et qui avait tricoté son top acheté chez Primark ? Puis je l'avais achevée en lui demandant si la viande lui manquait parfois. Non, pas vraiment, et puis c'était tout à fait normal de rêver qu'une dizaine de poulets rôtis l'invitaient à danser la farandole puis qu'elle se battait avec Jeanne Calmant pour avoir droit à du jambon mouliné, non ? C'est après son exposé passionnant sur Borges que j'avais proposé à Alexia de manger avec moi pour éclaircir quelques points. Face à mon assiette de charcuterie elle avait tenté de me faire comprendre qu'élever des bêtes dans l'unique but de les dévorer était une abomination. Je lui avais donc parlé des conifères, de ses fringues fabriquées par des esclaves, du refoulement de ses pulsions, d'une idéologie nuisible à sa santé, puis avait noté que son sac était tissé de peaux mortes et son mascara testé sur des lapins nains. On avait continué de se voir après la fac en préférant les bars aux restaurants.
- Possum Pizza bonjour ?
Ils ne se rendent pas compte qu'ils me dérangent, ils trouvent ça normal de troubler les tribulations de ma pensée toutes les neuf minutes.
À 17h28 je dépose mon casque et gobe un doliprane pour faire taire le grésillement de mes oreilles fondues. J'hésite à en avaler un second pour supporter l'ascenseur. Depuis trois jours l'escalier est condamné pour rénovations, Possum Pizza préfère dépenser ses bénéfices dans un nouveau revêtement de sol feng shui plutôt que dans une augmentation des salaires, normal. Je me faufile dans la boîte métallique aux angles noircis de crasse puis presse le bouton zéro. J'essaie de ne pas penser aux staphylocoques et autres joyeusetés que je viens d'accueillir sur mon pouce. Maintenant que la mâchoire d'acier s'est refermée il n'y a plus qu'à attendre docilement que les chiffres rouges se mettent à défiler. Je ne supporte pas les endroits confinés desquels il m'est impossible de sortir quand bon me semble. Si je ferme les yeux je vois le vide insondable au dessus duquel la cabine tangue au bout d'un câble usé. Se concentrer sur la tâche de sauce tomate qui orne ma braguette est une excellente diversion.
Une fois sortie de mon calvaire métallique j'entends un manager insulter météo france, le peu d'estime que j'avais pour lui est réduit à néant quand il ose m'apostropher.
- T'as vu ce temps pourri ? Une semaine qu'il fait moche !
- Vous avez raison, vivement l'été.
Toujours suivre le manager et balancer une banalité en fin de réplique garantie la possibilité de négocier son planning hebdomadaire.
- Mais on est le 29 juin !
- Oui en effet, il devrait y avoir du soleil.
Je m'éclipse vers la sortie avant que l'échange ne se transforme en dialogue digne de Ionesco. Mes lunettes se couvrent de gouttes avant même que le vent détruise ma structure capillaire. Je lève mes yeux vers les nuages.
À l'âge de huit ans j'étais fascinée par ces gros paquets de mousse dans le ciel, on aurait dit qu'ils étaient posés sur une plaque transparente faisant le tour de la Terre. Et puis un jour Fred et Jammy m'ont expliqué qu'il s'agissait de cumulus établis dans la troposphère. Ils ont brisé ce fantastique dôme de verre à coup de maquettes conçues par des daltoniens sous LSD. Ils en ont profité pour parler des dangers du soleil. Moi j'adorais fixer cette boule de feu jusqu'à la voir devenir noire, ensuite je fermais les yeux et ma tête devenait une discothèque silencieuse.
C'est au lycée que ma myopie est devenue trop handicapante pour continuer d'être ignorée. À force de confondre humains et lampadaires, progressivement plus personne ne s'est mis à me faire signe en souriant le matin. J'ai compris que le monde n'était pas flou, que c'était moi le problème, que mes beaux yeux devaient être parqués derrière des carreaux afin de mettre ma vie sociale et professionnelle hors de danger. Et que j'aurais du suivre les conseils fachistes de Fred et Jammy.
À mesure que je me rapproche du tramway je distingue une masse sombre qui tremble sous le toit de béton. Les gens sont littéralement agglutinés sur la partie du quai protégée de la pluie, on se croirait face à un régiment auquel Biggus Dickus a ordonné la formation en rectangle. Je décide de rentrer à pieds, les gouttes d'eau claquent sur ma peau, sensation grisante, j'aimerais qu'aucune parcelle de mon corps ne soit épargnée. Mes lunettes fondent, le paysage qui m'entoure se rapproche du pays des merveilles kaléidoscopiques. Il fait beau.
***
Il règne dans mon appartement un capharnaüm sans nom. Une caverne tapissée de cafards confits ? Je n'ai strictement aucune idée de l'étymologie du mot, en le griffonnant sur un post-it je réalise que je ne connais même pas son l'orthographe. J'irai voir sur Wikipédia plus tard. C'est la première chose qui me passe par l'esprit.
C'est toujours la première chose qui me passe par l'esprit.
La couche de poussière qui orne mes quatorze volumes d'encyclopédie Larousse est vierge de toute trace de doigt. Il est loin le temps où j'avais envie de disséquer un bébé phoque pour savoir si il était rempli de guimauve comme le prétendait mon frère. Mon cerveau s'est mis en veille à la seconde où il a été traversé par une onde wifi. Je suis devenue une assistée du clavier. Après m'avoir assommée, cette constatation déclenche une crise d'angoisse. Aussi aberrant que cela puisse paraître j'ai besoin de savoir d'où vient le mot capharnaüm. Une multitude d'images défilent. Un amas de turbans, une urne en terre cuite, un tas de cafards grouillants, une pierre tombale romaine, mais les romains avaient-t-ils des cimetières ? Je ne sais pas. Internet sait. Mon appartement n'est pas connecté. Il faut que je sorte. Il faut que ça cesse. Il faut que je trouve une explication rationnelle à Laura quand elle ouvrira la porte.
- Euh salut, c'est moi, ta voisine du dessous tu te souviens ?
Elle me dévisage de longues secondes, je grimace un sourire nerveux, une main tendue qu'elle attrape.
- Oui, oui qu'est ce qui se passe ? T'as pas l'air bien... Maïtica est revenue ?
- C'est à dire que j'aurais besoin d'aller sur Internet et mon ordinateur est mort donc je me disais que peut être je pourrais utiliser le tien...
- Ah c'est tout ? Mais rentre, fais comme chez moi, l'ordi est là.
Une plaque d'aluminium à la pomme traine sur le lit, unique meuble de l'appartement. J'essaie de ne pas trembler en relevant l'écran puis me calme lorsque s'affiche le multicolore Google. Je n'ai qu'à taper le début du mot pour qu'il apparaisse intégralement, une pression sur entrée, un clic, parfait. Capharnaüm était une ville de l'ancienne province de Gallilée, sur la rive nord-ouest du lac de Tibériade au nord de l'état d'Israël, son nom vient de l'hébreu : village et compassion. Tout simplement.
- Tu veux un café ?
Au son de sa voix je déconnecte instantanément et rougis devant l'absurdité de mon acte, je ne me souviens même pas comment j'ai pu réussir à frapper à sa porte. Je m'apprête à bafouiller une réponse lorsque je croise son regard. Il m'enveloppe littéralement. La seule chose qui a le pouvoir de me calmer aussi rapidement c'est un mètre de papier bulle à éclater. Je hoche la tête puis m'entends dire que je ne suis pas contre une tasse du moment qu'elle contient plus de sucre que de café.
- Et ton roman avance bien ? Ca parle de quoi ?
- Euh c'est pas vraiment un roman, en fait je suis coincée au chapitre trois depuis pas mal de temps et ça ne ressemble pas à grand chose...
- Mais t'as pas tout perdu à cause de ton ordinateur au moins ?
- Non, non c'est un manuscrit uniquement papier, au fin fond de mon disque dur il y a mes chroniques de film et des souvenirs en jpeg que je dois récupérer.
Après avoir bu la moitié de son paquet de sucre et raconté ma vie en diagonale, je sors de chez Laura avec la ferme intention d'écrire le chapitre quatre avant l'aube.
***
Je n'arrive plus à écrire. Le stylo écarlate tatoué PP me nargue. La feuille est couverte de ratures. Cela n'a aucun sens. Je revois mon ex poser sur moi un regard emprunt de pitié puis me dire que Alix au moins sait exploiter brillamment ses talents de guitariste. Elle ne loupait pas un seul de ses concerts. Je revois sa bouche tordue me cracher qu'il est lamentable que ma plume ne serve qu'à remplir mes statuts facebook.
Quand est ce qu'on a décidé pour moi que je devais être écrivain sous prétexte que j'aimais écrire ?
Pas de message politique à délivrer, pas de révélations extraordinaires à dévoiler, pas d'histoire originale à conter, je n’ai strictement rien de nouveau à offrir en pâture aux libraires, ni aux analphabètes en quête d'auteurs à critiquer. Je remplis des cahiers entiers parce que j'en ressens le besoin, je communique par lettres car je ne peux pas faire autrement. Ce n’est pas une lubie ni une manière de tuer le temps, c’est une nécessité. Le sac de nœuds qui emplit mon crâne se transforme sur le papier, les kilomètres se démêlent pour former des mots, des phrases, du sens. Lorsque j'ai découvert les langues étrangères et la typographie, les limites de l'écriture ont explosées. L'intégralité du monde peut être traduite, même l'absence de mots prend sens. Je ne cherche pas à trouver mon style ou à être publiée, pour cela il faudrait savoir quel lectorat je veux toucher. Seules mes lettres sont véritablement travaillées, je retouche jusqu'aux virgules afin d'atteindre la perfection. Mon correspondant ne doit pas simplement comprendre mon propos, il doit le ressentir. C’est une façon de parler clairement sans être interrompue. Là où j’échoue à articuler un 'je t'aime', une lettre le crie sans que j'ai à écrire une seule fois les mots fatidiques.
Comme à son habitude Pixel me sors de mon état catatonique juste avant que je visage de mon ex submerge mes pensées.
- Merci, j'ai même pas eu le temps de distinguer ses tâches de rousseur cette foi-ci.
Je repousse doucement mon chat du bureau puis relis mon ébauche. Alice était sur le point de postillonner au visage de Greg, le fameux étudiant trempé dans la mafia locale. Mon ex disait toujours qu'un bon bouquin contenait au moins un mort. Quoi qu'il en soit j'avais commencé la rédaction de ce qu'on exigeait de moi : un bébé Goncourt. C'est après avoir terminé le troisième chapitre que j'avais reçu son dernier texto. Il ne m'était absolument pas destiné. Il eu le mérite de m'arracher les paupières, celles que j'avais cousues le jour ou j'avais entendu parler de son pote guitariste pour la première fois. Après la rupture je me suis attachée à cet embryon de vingt huit pages comme on s'agrippe à sa dissertation au moment où le professeur annule l'épreuve. Ce n'est qu'aujourd'hui que je me rends compte que je n'ai jamais voulu écrire cette histoire. Je lance un regard dramatique à Pixel, je suis à peu près certaine qu'il me trouve aussi touchante qu'un cochon d'inde atteint de strabisme divergent. Interminable soupir. Des pages nourries de peur et d'orgueil. Devant moi pourrit une fausse couche gorgée de bile.
Je n'ai jamais voulu écrire cette histoire.
***
En quelques secondes j’assassine sauvagement Alice. Pixel s’occupe de réduire son cadavre en charpie mieux que n’importe quel destructeur de documents. J’étais en pleine contemplation de mon nouveau parquet en papier mâché quand mon portable sonna.
- Salut Victor
- Wow je m’attendais pas à tomber sur Daria ! Il t’arrive quoi ? La dernière fois que t’as eu ce ton c’est à la fin de l’épisode ving-deux de la septième saison de Buffy. Me dis pas que t’étais en train d’écouter Thom Yorke gémir en pensant à ton ex ?
- Non, je viens juste de déchirer mon manuscrit en assez de morceaux pour que Valérie Damidot jalouse la déco de mon salon
- Ah mais oui, l’histoire d’amour entre Greg et Alice qui termine dans un bain de sang c’est ça ? Le scénario redoutablement original pondu par ton ex ? C’est pas plus mal que tu t’en sois débarrassée, quoique t’aurais pu remplacer Greg par un fille ça aurait été un pas vers la sortie de la bibliothèque des ménagères ménopausées…
- ouais c’est ça j’ai vraiment envie d’écrire un bouquin sponsorisé par Pink tv, tu sais être lesbienne c’est pas un phénomène socio-culturel fait pour remplir les rayons indés de la fnac hein…
- t’énerves pas je t’appelais juste pour avoir de tes nouvelles, maintenant que t’es plus sur le net je vois des pixels morts partout, sans vouloir offenser ton chat hein..
J’écourtais la conversation, moins parce que Vic m’avait gavé que parce que j’avais envie d’écrire. Le mot lesbienne méritait quelques lignes et si je laissais filer cette envie impulsive elles ne seraient jamais écrites. Je hais ce mot. Je l’entends comme un ongle rayant un tableau noir puis rebondir avec la grasse d’un bourrelet moite pour terminer en une trainée de bave tachant le reste de la phrase qu’il infecte. LESBIENNE.
Ce mot suinte, il me lèche l’intérieur de l’oreille, avec une langue râpeuse comme celle d’un chat, qui laisse des petits grumeaux de pâté saveur lapin partout où elle passe. Je n’assume pas cette intolérance, j’aimerais apprendre à aimer ces neuf lettres. Je les écris au centre d’une page blanche. J’essaie de les regarder sans les lire. LESBIENNE. J’aimerais être analphabète, admirer les caractères sans les lier à un son, prendre les mots comme des illustrations minimalistes stylisées. Je me force à fixer LESBIENNE, le brosse du regard dans tous les sens, je veux le décaper, qu’il soit nu et incompréhensible. LESBIENNE.
La migraine finit par s’installer, j’ôte mes lunettes et frotte mes yeux jusqu’à perdre un cil. Je ne peux pas désapprendre à lire. J’enrage contre mon cerveau formaté qui transforme la moindre matière brute en produit fini, lisse, transparent. La drogue pourrait m’aider à y voir moins clair mais ce serait un artifice, une grossière béquille plus encombrante qu’utile. Le stylo tremble entre mes doigts crispés. LESBIENNE. J’ai encore envie d’écrire sans savoir pourquoi et encore moins pour qui. Cela n’a aucun sens. Je suis Astérion qui se moque de savoir s’il y a une issue, je suis le rat qui prend plaisir à errer dans son labyrinthe. L’écriture est une fin en soi, je ne veux pas créer une histoire comportant un point final. Alors juste un début ? Même l’histoire sans fin a une fin... Ou alors quoi ? Juste un paragraphe ? Et si ce n’est pas une histoire je ne suis pas obligée de lui donner une fin. Ou une lettre ? Je sais écrire des lettres, il faut juste connaître le destinataire, ça n’a pas vraiment de fin ni de début, pas même de milieu, c’est juste des paroles figées. Une manière de s’adresser à quelqu’un en affinant notre propos à l’extrême tout en lui laissant le loisir de prendre son temps pour le lire, le comprendre, et surtout le faire à l’abri de notre jugement. Ce n’est pas un dialogue ouvert qui place l’introverti en position de faiblesse, qui permet par des acrobaties verbales de piéger l’autre, le convaincre ou l’empêcher de s’exprimer. Le papier est sourd, muet, aveugle, le papier ne demande pas une réponse, le papier ne demande pas d’être lu, compris, accepté il existe. Il est ce qu’on devrait être. On devrait juste vivre par et pour soi-même, sans jamais rien attendre de l’autre, vivre gratuitement,  sans exigences déguisées en innocentes demandes, sans sous-entendus.  Lisibles. J’en suis à me comparer à mon moleskine quand les manifestants passent sous mes fenêtres en hurlant. J’ai trouvé à qui écrire ma lettre.
***
J’ai compris quand j'étais au lycée. J'avais embrassé la même fille plusieurs fois, c'était ma “copine”, il était temps d'en parler à ma maman. Je savais déjà qu'elle accepterai, mais ne m'attendais pas à sa réponse : “oh tu sais ma chérie, je m'en doutais depuis la maternelle que tu préférais les filles et je suis très heureuse que tu m'en parles, n'oublie jamais que du moment que tu es en bonne santé et bien dans ta vie je suis une maman comblée”. Bon soit dit en passant j'aurais bien aimé qu'elle me tienne au courant que j'étais lesbienne, ça m'aurait évité des nuits entières de questions existentielles du genre “est ce normal d'être jalouse du mec de sa meilleure amie”. La suite de mon coming out s'est très bien passé, jusqu'à ma grand mère de 89 ans me disant qu'elle trouvait ça parfaitement normal, du moment qu’il y avait de l'amour et des personnes majeures consentantes. Oui je sais, j'ai une famille en guimauve, j'assume. Tout ça pour vous dire que j'ai grandi dans l'idée que j'étais parfaitement normale, saine et équilibrée, et que l'amour n'avait pas de sexe (ces idées déviantes ne m'ont pas pour autant fait flasher sur mon cochon d'inde ou me constituer un harem d'amantes). Aujourd'hui, pour la première fois de ma vie, je me sens mal d'être lesbienne. Ce qui était une chose anecdotique et que j'avais complètement intégré comme faisant partie de moi est une tare à vos yeux. Je ne comprends pas en quoi je suis moins saine d’esprit que vous, j’ai eu mon bac du premier coup, j’ai raté mon permis, je paye des impôts, je connais mes tables de multiplication. Non, vraiment je ne vois pas en quoi ma vie sexuelle influe de manière néfaste sur tout ça, à vrai dire je ne m’étais pas posé la question. Je n'ai jamais choisi de tomber amoureuse d'une fille, j'ai choisi de bien le vivre et d'être heureuse, tout comme ma meilleure amie a choisi de bien vivre le fait d'être en couple avec un homme. Je suis toujours restée à l'écart de la communauté gay, pour tout vous dire je la méprisais un peu, de vouloir se revendiquer comme des marginaux et afficher des arcs en ciel jusque sur l'élastique du slip. Aujourd'hui, pour la première fois de ma vie, je me sens plus à l'aise dans une gay pride que dans le bus. Lorsque je marche dans la rue je dévisage les passants à qui je souriais la semaine dernière, si ça se trouve, lui aussi il défile en lycra argenté en hurlant qu'on ne ment pas aux enfants… Si ça se trouve elle était à Paris le 13 janvier, la dame à qui j'explique mieux qu'un GPS je trajet pour aller au Palais des Beaux Arts. Alors je me retrouve à porter un ridicule bracelet rainbow que j'exhibe au monde entier, un peu comme un bouclier, et je me sens mal. De voir 20 ou 300 000 personnes se rassembler et hurler que je suis différente, contre nature, malade, incapable d’élever sainement un enfant, je me sens mal. J'ai l'impression d'être un sans papier à un meeting UMP. Pour la première fois de ma vie je me sens mal à cause de ma sexualité, c'est complètement absurde, ça ne devrait pas arriver. Je ne fais de tort à personne, et je ne viens pas vous demander quelles sont vos pages préférées du kamasutra, pourquoi vous vous intéressez à ce qui se passe dans mon lit ? C’est censé être utile pour élever des enfants ces détails ? J'ai l'immense chance d'avoir une famille et des proches qui me soutiennent et n'ont pas le discours hypocrite “on est pas homophobe mais tout de même accorder le mariage…”. Il n'y a rien de pire que ces gens qui se disent tolérants, qui pensent sincèrement ne pas être homophobes, mais qui sont en fait l'exemple parfait de l'homophobie latente, celle qui nous explique qu'à certains détails près, on ne doit pas être égaux. Je veux que vous sachiez à quel point je suis blessée de vous voir vous mêler d'une chose qui ne vous regarde pas, de parler au nom de l'enfant, comme si vous lui demandiez son avis avant de le faire, comme si le couple hétérosexuel était le seul capable d'élever sainement des enfants, comme si les milliers d’enfants maltraités étaient issus de couples non hétérosexuels, comme si l’actuelle société ne comptait pas déjà des familles heureuses avec deux mamans ou deux papas, handicapées par l’administration quand tout le reste de leur vie fonctionne très bien, comme si ça allait changer votre vie qu'une minorité de la population payant les mêmes impôts que vous puisse avoir les mêmes droits. Mais si vous faites tout ça c’est pour protéger l’enfant, qu’on lui assure une famille biologique avec des bonnes grosses racines, qu’il puisse remonter jusqu’au moyen âge pour savoir de quel ancêtre il tiens ses yeux bleus. Oui c’est important de savoir d’où l’on vient, et on apprendra pas à nos enfants qu’ils sont nés dans des choux, on ne veut pas transformer le monde, on veut juste en faire partie sur le papier, car on y est depuis le premier homme, nous et des centaines d’autres espèces d’être vivants qui ont des relations homosexuelles, on est déjà là, c’est un phénomène naturel et normal, pas un choix ou un style de vie. Heureusement qu’au vingt et unième siècle on arrive enfin à avoir des droits et ne plus être considérés comme malades mentaux, enfin cela dépends par qui, quand je vous vois défiler dans la rue pour me dire que vous m’aimez bien mais uniquement si vous ne me voyez pas trop. Vous vous trompez de croisade, l’enfant a besoin de repères, de compréhension et d’amour, et ça n’importe quel être humain est capable de lui donner ou de l’en priver, quelle que soit sa sexualité. Vous ne vous rendez pas compte à quel point on se sent mal face à tant d’incompréhension et de jugement, mais si vous êtes dans la rue aujourd’hui c’est qu’il y a un problème de communication. Rencontrons-nous, posez-moi toutes les questions qui vous démangent, comprenez moi au lieu de me »
Une atroce douleur stoppe la course de ma main au moment où j’entame la troisième page. Ma maîtresse de CE1 répétait que je n’étais pas faite pour l’écriture, mes lettres ne tenaient pas en place, mes capitales débordaient sur tous les carreaux, on avait le mal de mer rien qu’en lisant mon prénom. Et puis il y avait ma façon de manier le crayon. C’était une honte de tenir sa plume comme une truelle. À l’époque wikipédia n’était pas là pour définir ce mot barbare qui taillait en pièce le peu de confiance qu’un enfant de sept ans peut avoir en soi, j’imaginais un affreux ustensile et n’osait même pas demander d’explications à ma maman tellement j’avais honte d’être si nulle. Une truelle tout de même, ça devait être plus terrible que tout. Je n’ai jamais appris à manier le stylo proprement, les crampes me rappellent que je suis dans le monde réel. La douleur, rien de tel pour se sentir vivant. Je relis en diagonale ce que j’ai commencé, ça me plaît mais c’est plein de tournures maladroites et il peut se passer cinq ou six lignes sans autre ponctuation que des virgules qui soulignent des répétitions. Je corrigerai plus tard. L’écriture spontanée n’est que matière brute, seuls les dadaistes lui permettent d’exister par et pour elle-même, dans le monde réel elle ne peut se passer de corrections. Corrections. Un mot qui sonne comme une sanction d’écolier, le lire décrédibilise le propos, et pourtant elles sont essentielles et salvatrices, elles transforment un pavé illisible en une phrase claire, un dialogue kitchissime en échange passionnant, une histoire vraie en une histoire crédible. Il me faut un thé.
Quelle force métaphysique pousse l’être humain à boire des infusions quand il emménage dans son premier appartement ? J’ai vus mes amis se convertir au Earl Grey du jour au lendemain, certains ont même acheté des boîtes en métal accordées au papier peint. Je me brûle quelques papilles. Ma langue existe. Ma cuisse droite aussi, celle dans laquelle Pixel enfonce ses griffes pour me signifier qu’il m’aime. Mon chat est formidable, mon Levis est foutu. Dehors les manifestants sont déjà loin et leur slogans enfin inaudibles.
***
Il me fait penser à un grain d'orge. Gros. Gras. Grand.
Je sens qu’il va encore payer une langue de veau ou des capotes au piment d’Espelette en pièces de cinq centimes. Le voilà qui attend nerveusement derrière une petite vieille, ses cheveux sont moins gras que dimanche, ou c'est peut être mes yeux qui ont finit par s'habituer à l'éclairage au néon. Client suivant. Je salue sa chemise à motifs auréoles-sous-les-bras puis bipe un os en plastique de 40 centimètres. J'aimerais savoir ce qui pousse les gens à commercialiser des répliques de fémurs humains à destination d'animaux domestiques. Peut-être est ce un complot à échelle mondiale, destiné à entrainer les caniches, ce qui expliquerait la dextérité de ces derniers à choper le mollet du premier coup. Mystère. Après s'être gratté le cortex en passant par sa narine gauche il me tend l'appoint en pièces brunes puis s'empresse de ranger son achat.
Il ne rougit pas autant que le jour où il a acheté dix kilos de litière à la lavande et un masque de plongée.
Bosser comme caissière à monoprix est une expérience anthropologique fascinante, j’y suis tous les dimanches, j’avais le choix entre un boulot en plus ou dix mètres carrés en moins, et Pixel a besoin d’espace. Je préfère bosser chez Possum Pizza, au moins là bas je n’ai que la voix, ici j'ai les postillons qui vont avec, sans mes lunettes j’aurais déjà chopé une conjonctivite.
Client suivant. Pouce. Lui je l'aime bien. L'étudiant qui dépense l'intégralité de sa bourse dans le loyer d'un neuf mètres carrés et des boîtes de cassoulet pouce, celles à 39 centimes avec de la gélatine de porc en forme de haricots et assez de flotte en rab pour avoir droit à la mention "500 grammes".
Parfois je bipe des produits périmés, ça me permet de faire de beaux cauchemars la nuit. Madame Dubroca assaillie de tremblements pendant que sa choucroute bio à moitié digérée lui déchiquette l'estomac, un geyser de sang sortant de son nombril. Ridley Scott devrait exploiter la choucroute.
Aurélie m'a expliqué qu'on pouvait toucher une prime à la fin du mois selon le nombre de produits périmés qu'on avait réussi à vendre. C'est ma deuxième semaine de boulot et j'ai déjà l'impression d'être auteur d'un génocide à coup de vache qui rit moisie.
- Tu savais que le rayon animalerie de Monoprix c’était un peu le sex-shop du pauvre ?
- J’en doute pas une seule seconde Vic’, tu peux m’attendre en terrasse du Sun Café ? J’vais pas tarder je termine à 19h mais si mon boss me voit encore te faire la causette je vais me taper la corvée des cartons et tu me verras pas avant la fermeture du bar…
- Pas de problème, et j’ai une surprise pour toi tu verras !
Je ne sais pas combien de bisounours Vic a mangé dans sa vie mais il est tout le temps heureux, tout est toujours beau, et quand ça ne l’est pas c’est que ça le deviendra, même au fond du trou il serait capable de dire qu’il est content de savoir qu’il ne peut que remonter. En tout cas ça fait du bien, j’ai presque le sourire alors que le client suivant est le collectionneur de bons d’achats, à voir sa liasse du jour j’en ai pour un bon quart d’heure de lecture...
***
Comme à son habitude Vic  a attendu la deuxième pinte pour sortir la surprise de son sac, et cette fois-ci ce n’était pas un hand-spinner qui joue du Patrick Sébastien quand il est lancé à une certaine vitesse mais un tas de feuilles A4 vieilles comme le monde, ou plutôt comme notre monde à tous les deux. C’est notre rencontre au collège cristallisée sur un devoir à la maison. Vic avait ramassé la note interdite en rédaction grâce à elles : un vingt sur vingt. Il est tout excité et les agite devant mes yeux en me racontant l’histoire comme si je ne la connaissais pas déjà par cœur. Il était une fois un gamin doué d’une imagination débordante et une enfant née avec un talent certain pour l’écriture, quand en commun ils mettaient leur savoir, leur travail ainsi obtenu était tel un mégazord : un monstre gentil prêt à tout écrabouiller sur son chemin pour triompher du mal et du prof de français. Une amitié était née, que rien sinon Malévitch n’avait pu altérer depuis dix-sept ans maintenant.
- Oui je connais cette histoire Vic, t’avais eu une super note, c’est celle du détective inachevée non ?
- C’est ça ! Et je te propose un truc, j’aimerais terminer cette histoire ! Vingt ans plus tard certes mais j’aimerais vraiment qu’on se remette dessus ensemble, ça te dis ?
Je n’arrive pas à savoir si il est sérieux ou si il fait ça uniquement pour que je me remette à écrire. Il me propose un prétexte, un cadre. C’est exactement ce dont j’ai besoin. Je range les feuillets dans mon sac et commande une troisième pinte.
***
Je m’appelle Mike Hammond. Cette première ligne n’est pas très aguicheuse. Elle n’annonce pas un bouquin original visant à concurrencer Musso. Non. Ce que j’ai à vous raconter n’est pas un récit sorti du bulbe rachidien d’un écrivain. Simplement les cauchemars se sont atténués le jour où j’ai décidé d’écrire cette histoire. Et puis Mike Hamond n’est pas mon vrai nom, c’est juste le premier qui me vient à l’esprit quand je pense à un détective. Le simple fait de coucher sur le papier ce que j’ai pu vivre en 2009 est synonyme de risque. Risque de perdre mon boulot, risque d’être interné en hôpital psychiatrique. Il est bien plus puissant que moi, en un sms il supprimerait mon existence. Ca y est le stylo glisse entre mes doigts moites. Il faut que je me calme pour ne pas céder à la panique et perdre sang froid et lecteur simultanément. Je vais parler en tant que Mike Hamond, cette mise à distance artificielle est un brin schyzophrénique mais salvatrice. Je m’appelle Mike Hamond.
Comme tous les mardis je regroupais mes notes et harcelait mon clavier jusqu’à ce que mes colonnes soient pleines. En sortant du CFPJ dix ans plus tôt je me voyais déjà rédacteur en chef du Monde Diplomatique. Ce n’est qu’après trois moi à vivre chez ma mère sénile en essuyant refus sur absence de réponse que je me suis résigné à chercher du côté des journaux les plus lus. Ceux qui débordent d’histoires sordides qui fond bander monsieur tout le monde, celui dont la vie est si creuse qu’il a besoin de savoir de quoi est morte Amy Winehouse pour se sentir vivant. Je n’ai jamais été très doué pour concurrencer les scénaristes des feux de l’amour, par contre mon ex m’a laissé de quoi remplir des milliers de pages à coup de textes morbides. Je l’ai tuée quatre cent douze fois au cours des nuits qui ont précédé ma décision d’aller voir un psy, de quatre cent douze manières différentes, avec trois cent quarante quatre accessoires divers et variés dont son propre intestin grêle. Mon psy dit que c’est sain d’avoir beaucoup d’imagination. Le Nouveau Détective a été conquis par ma lettre de motivation. L’entretien ne fut qu’une formalité, une visite de mon futur lieu de travail. Au départ j’ai continué de chercher un autre job en parallèle. Entre un article sur le zoophile de Calais et le laboratoire de crack de le none Ghislaine, je trouvais le temps de contacter d’autres journaux, sans oser inscrire le Nouveau Détective à mon C.V. C’était le genre de feuille de choux dont j’avais lu deux ou trois numéros pour animer des soirées alcoolisées, c’était le running gag de l’école, si t’as pas la moyenne tu finiras au ND disaient les copains… j’ai eu mention très bien. Mais quand ma mère a commencé à me confondre avec son amant prussien tous mes préjugés se sont évaporés. J’étais l’homme le plus heureux du monde avec ma nouvelle carte de presse. C’était mon passeport pour sortir de l’enfer et me retrouver dans un purgatoire de trente mètres carrés avec les chiottes sur le palier, le paradis Parisien.
Ce mardi 7 juillet 2009 je n’avais plus qu’un paragraphe à saupoudrer d’adverbes pour boucler ma rubrique, j’avais passé mon weekend à interviewer la mère d’un bébé cannibale, j’avais même récupéré une photo de son téton gauche lacéré, et une autre du petit Teddy et son sourire rouge et blanc, l’auriculaire de son grand père coincé entre deux molaires. J’en étais à effroyablement quand Jack m’a balancé une enveloppe kraft bariolée de hiéroglyphes rouges.
- C’est urgent, bouge ta viande rue des mésanges, au 9, voilà ta carte pour passer les cordons de poulets, allez t’es encore là ?
- Mais Jack j’étais en train de boucler et –
Son front humide s’est barré d’une veine pourpre.
- Putain si je dis d’y aller immédiatement tout ce que t’as à foutre c’est commander à tes guiboles de trainer le sac à cendres qui te sers de tronc hors d’ici et plus vite que ça !
J’étais déjà dehors quand il a claqué la porte de son bureau à en faire péter les gonds. Jack était le genre de mec qui s’excitait rarement mais sûrement. Quatre vingt kilos de cholestérol armés d’une main droite tapissée de verrues était la dernière chose que j’avais envie de contrarier.
J’aurais aimé écrire qu’il pleuvait des cordes, que la ville était voilée de crasse, sépia… Mais la vérité c’est que ma chemise beige avait eu le temps de changer de couleur entre mon bureau et la rue des mésanges, de couleur et d’odeur. Il faisait chaud. Trop chaud.
Un cadavre se décompose trois fois plus vite au soleil, c’est le genre de banalités qu’on apprend dès la première semaine de boulot au Nouveau Détective. Le corps était au salon donc encore frais, je n’avais qu’à faire la mise au point pour que le téléobjectif capte le moindre détail, les flics avaient oublié de condamner les fenêtres, j’ai mitraillé jusqu’à ce que Viviane m’apporte un café à la ricoré, je l’ai poliment remercié en la regardant comme si elle avait encore toutes ses dents, je me souviens encore de ses bigoudis pailletés, ça m’avait surpris qu’on puisse en vendre avec des paillettes.
- Alors vous allez m’interviewer aussi monsieur ? J’aurai ma photo dans le journal ?
Ma carte de presse n’a jamais essuyé un seul refus, ce n’est pas à la flicaille que je la montre mais aux voisins. Mes collègues restent à trois kilomètres de la barrière «CRIME SCENE » en attendant sagement qu’un képi sur pattes accepte un pot de vin contre des renseignements stériles. Moi je contourne le moindre porte-matraque et j’agite ma carte sous les yeux vitreux des plus de soixante ans, ça marche à tous les coups et ce jour là j’ai tiré le gros lot
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- Et bien Viviane je veux tout savoir, je suis certain que votre témoignage sera le pilier central de mon article !
Après avoir passé six mois à vivre avec ma mère j’avais pris la salle habitude de cimenter mes phrases avec des couches de pléonasmes. Dépasser la précision, transcender la répétition. Communiquer avec un être doté d’un QI d’huitre anémique était devenu ma spécialité. J’observais ses dents blanches parfaitement alignées sur le velours de sa gencive en caoutchouc, j’étais à deux doigts de fantasmer sur ce sourire au moment où elle a plongé sa main dans le verre pour l’attraper entre ses doigts fripés. J’aurais juré que du plancton tourbillonnait désormais à la place du dentier. Mais je n’ai pas eu le temps d’être dégouté, elle a décroché ma mâchoire en une phrase :
- Eh bien monsieur le journaliste détective, c’est mon petit-fils qui a découvert le corps du pauvre monsieur Hubert tout à l’heure, il en a vu d’autres avec ses jeux vidéos mais là c’est pas pareil mon pauvre petit… Léo croyait que monsieur Hubert dormait, il est entré par le jardin comme d’habitude, vous savez monsieur Hubert était très gentil, il laissait ouvert la véranda pour que Léo puisse venir jouer avec ses poissons, il a un très bel aquarium, enfin il avait, oh ça fait tout drôle de parler de monsieur Hubert au passé, mais j’ai des photos de ses poissons, même si je n’encourage pas l’aquariophilie car les poissons sont des êtres sensibles et devraient nager en liberté dans l’océan plutôt que dans un bocal vous savez, et
Aspirine. Doliprane. Lexomil. Valium. Si elle continue je vais avoir besoin d’un goûter chimique. Il faut la guider, je dois parler à son petit-fils, le patron aura son scoop et moi une prime, les dessins de témoins ont beaucoup de succès dans notre journal, surtout quand il s’agit d’un enfant.
- Viviane permettez moi de vous interrompre en vous coupant la parole de la sorte mais je n’ai pas beaucoup de temps, serait-il possible de parler à Léo ?
- eh bien la police doit le garder jusqu’à ce soir mais après peut-être que oui, vous êtes si gentil, vous n’avez qu’à rester dîner à la maison ce soir j’ai fait un rôti végétarien, les parents de Léo ne seront pas là par contre car ils sont au japon en ce moment, c’est moi qui garde le petit bout de chou jusqu’au 10, je me suis proposée car il est vraiment adorable, regardez je vais vous montrer des photos de lui bébé vous allez fondre…
Je ne saurais pas vous dire pourquoi je suis resté, j’avais assez de matière pour remplir une double page, pas besoin de m’infliger le repas de famille je pouvais dessiner moi-même à la place de Léo et demander une photo du petit à Viviane, ça serait passé crème… Mais non. J’ai attendu que le gamin rentre, je voulais voir ce gosse, écouter son histoire. Peut-être étais-je en train de me transformer en lecteur du Nouveau Détective, un zombie malsain vivant par procuration du malheur des autres. Je préférais éluder la question, de toute manière j’avais déjà un énorme travail sur moi même pour me calmer à l’idée de rencontrer un enfant.
Je déteste les enfants. La seule vision d’un être de moins de 12 ans me transforme en framboise. L’urticaire peut s’additionner au rougissement si le spécimen ose m’adresser la parole, le cas échéant je me débrouille pour répondre avec autant d’assurance qu’un bègue à un concours de poésie, en évitant bien sûr tout contact visuel. Si Viviane n’avait pas sauté sur le gosse pour lui expliquer qu’un journaliste détective voulait lui poser des questions j’aurais bredouillé une excuse pour m’enfuir. Mais trop tard, le gamin s’est approché de moi avec des yeux brillants
Et voilà, fin de la non-fin de l’histoire. L’exercice était clair, on devait en quelques pages écrire le début d’un roman policier et s’arrêter juste à temps pour frustrer le lecteur, qu’il ait envie de connaître la suite, qu’il rage et peste contre l’auteur qui le trahit, qui pose un cadre sans le remplir. Vingt sur vingt, faut croire que le prof de français voulait vraiment savoir ce qu’un gamin de douze ans avait à raconter au sujet de sa première rencontre avec un cadavre. Moi aussi je me suis prise au jeu, j’ai bien envie de connaître la suite, le seul problème c’est que c’est à moi de l’écrire. Mais c’est aussi la solution.
- Moi aussi plus tard je veux être détective, j’ai même pas peur du sang !
Portait-il encore des couches ? Devais-je m’abaisser à en faire crisser mes rotules ? Rester debout ? Était-il assez intelligent pour mépriser le Nouveau Détective ? Est-ce qu’il savait seulement lire ? Était-il en CP ou en troisième ? Fallait-il sourire en lui parlant ? À quand remontait mon dernier brossage de dents ? Fallait-il clore chaque phrase par un point d’exclamation pour l’intéresser ? Lui offrir une image ? En une seconde des milliers de questions ont surgit comme autant de pop-up apparaissent sur Internet Explorer sans Adblock. J’avais beau cliquer sur les croix rouges, ça continuait de clignoter.
- euh.. je ne suis pas vraiment détective en fait je suis plutôt un journaliste.. j’écris des mots, avec des lettres pour faire des phrases dans un journal… ton papa lit peut être le journal ? c’est tout plein de grandes feuilles de papier très fin avec beaucoup de pointillés noirs dessus, quand on s’approche on voit que ce sont en fait des lettres, comme des mini dessins différents les uns des autres mais qui ensemble racontent une histoire tu vois…
- Je sais ce que c’est un journal je suis abonné à Picsou Magasine moi !
Une momie dont les bandages élimés laissaient dépasser des plumes sales a surgit de mon esprit. Depuis combien de temps n’avais-je pas lu trois cases des aventures du canard le plus malchanceux et cool de l’univers ? Léo venait à son insu de déterrer les maillons d’une chaîne, l’encre rouillée remontait à présent les parois de ma gorge, et la nostalgie remplaçait le souvenir. Comment avais-je pu me piéger de la sorte ? J’avais bien établi un semblant de plan. Je savais quand est-ce que Mike Hamond allait se prendre une balle, combien de cadavres s’accumuleraient avant l’épilogue, le prénom du meurtrier… j’avais le squelette de mon histoire et m’amusais à le remplir d’organes plus ou moins peuplés de mélanomes. Je n’avais pas réalisé que le monstre pouvait échapper à mon contrôle.
Le caissier du Relay m’a dévisagé quand je lui ai tendu un billet de cinq euros trempé de sueur, je n’ai pas osé ouvrir la bouche pour articuler un merci de peur que l’écume pressant mes lèvres ne lui éclabousse le visage à la seconde où j’oserais desserrer les mâchoires. Rentrer chez moi. Passer la nuit avec Donald. Régresser de quinze années.
***
Je ne sais pas depuis combien de temps Pixel nettoie consciencieusement mon pouce droit de sa langue rose, ma montre indique neuf heures du matin. C’est en voyant une médaille des Castors Juniors sur mon oreiller que je me souviens de ma crise d’hier soir, celle qui m’a poussé à courir jusqu’au kiosque le plus proche et acheter le dernier Picsou Magazine. Tout ça à cause d’une réplique tiré d’une ébauche de nouvelle policière écrite par deux collégiens… Est-ce qu’un écrivain projette inconsciemment des éléments personnels dans ses écrits ? Peut on complètement s’abstraire ?
Pendant que je me prépare un petit déjeuner équilibré je relis en diagonale les feuillets rédigés la veille. Rien. Le piège dans lequel je suis tombée n’est préparé nulle part. Mike Hamond poursuit son histoire en toute logique, selon le schéma dont je suis l’architecte. Puis tout d’un coup il relève la tête et me plante ses crocs. Personne n’a rien vu, j’ai tout encaissé. Cette histoire n’a strictement aucun rapport avec moi, je ne fais que jouer avec des ingrédients déjà existants. Un meurtre, un journaliste, du monologue intérieur, des dialogues… Peut-on envisager l’aliénation à force de manier inlassablement vingt-six lettres ? Un écrivain peut-il perdre le contrôle de ce qu’il produit ? Je me sens comme une mère dont la chair de la chair décide un jour de se faire percer le nombril pour plaire à Kévin, celui qui fait du tunning et cultive le plus beau mulet gominé de Roubaix. Alfred dessinait ses films intégralement avant de commencer le tournage. Il suivait les moindres coups de crayons apposés sur le storyboard au coup de gomme près. Avait-il des surprises ? Un détail qui lui échappait était il considéré comme créatif ? Brillamment hitchcockien ?  J’ai envie d’être prof de philo et infliger aux lycéens une problématique du genre « peut-on contrôler sa création artistique ? ». Je gobe un doliprane. Si j’étais prof de philo je possèderai sans doute déjà la réponse à cette question. Mais les profs de philos n’ont sans doute pas de réponses valables à offrir aux milliers de questions dont ils remplissent les tableaux Velléda. Avant de me demander quelle est l’exacte définition de « réponse valable » j’empoigne mon stylo pour attaquer la description du premier cadavre, ce n’est pas aujourd’hui qu’un canard m’arrêtera.
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plastersurlecoeur · 5 years
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CETTE LETTRE QUE TU NE LIRAS JAMAIS
« Les secondes se défilent comme des fleurs qui tardent à éclore, lors d’un jour de printemps, et mon corps se fane de ton absence. »
De temps en temps, j’aime bien me rappeler cette étrange histoire qui fut autrefois la nôtre. Est-ce encore la nôtre? Peu importe. C’était un après-midi d’été. Je venais de finir de travailler, et c’était l’un des pires quarts de travail de ma vie. Les clients se multipliaient, s’entretuaient, se mangeaient les uns les autres; tout ça uniquement pour acheter le gâteau au chocolat le plus frais. Celui avec les plus beaux fruits, les plus belles bordures. Je ne vois vraiment pas quel est le rush de vouloir absolument acheter ce qu’il y a de plus frais? Honnêtement, tout est congelé. On ne fait que les décorer, vos câlices de gâteaux hors de prix. Qu’ils soient d’aujourd’hui ou d’y hier, on s’en torche. Ça n’a pas d’importance. C’est bon trois mois, ces affaires-là. Et par-dessus le marché, on était vraiment low staff. Disons qu’après une telle journée, j’avais vraiment besoin d’un bon verre de vin. Finalement, ça s’est plutôt terminé avec une bouteille de Chardonnay.
J’ai ouvert Instagram, pour passer le temps, parce que pourquoi pas, et tu avais fait une story. Puisque mon taux d’alcoolémie était assez élevé, j’ai décidé de prendre mon courage à deux mains, et je t’ai écrit. J’ai attendu au moins vingt minutes avant de regarder si tu avais répondu à mon message, car je me disais qu’un si joli garçon ne perdrait sûrement pas son temps avec quelqu’un comme moi. Je me disais que tu devais sans doute déjà être très sollicité. Je me disais que tu avais sûrement une liste incommensurable de prétendants à tes pieds. Je ne sais pas si les étoiles étaient de mon côté, ce jour-là, mais à ma plus grande surprise, j’avais un nouveau message. Le tien. Encore à ce jour, t’écrire fut la plus belle décision de toute ma vie. Grâce à ces quelques mots échangés sans attente, j’ai rencontré l’amour de ma vie. J’ai rencontré un être extraordinaire. Possiblement la personne la plus magnifique, généreuse, intelligente, passionnée, dévouée, persévérante, humaine et admirable que je connaisse. Une personne dont je suis extrêmement fier.
Les jours ont passés, mais nos échanges, quant à eux, sont restés et sont devenus de plus en plus fluides. J’aimais te parler. Je me sentais vivant. J’avais l’étrange sentiment d’être quelqu’un d’intéressant et en qui on pouvait faire confiance, car même si on ne se connaissait pas, nous n’avons pas tardés à entrer dans des sujets qui peuvent facilement paraître lourds aux yeux de Monsieur et Madame tout le monde. C’est à ce moment-là que j’ai compris que tu n’étais pas comme les autres. J’ai aussitôt compris que tu étais un être sensible, raisonné, mais surtout unique, et cela m’a tout de suite séduit.
Les jours ont passés, et nous avons décidés de nous rencontrer. Les souvenirs me traversent le corps comme des petits couteaux me transperçant l’œsophage. Un peu comme si je venais de plonger dans une rivière d’eau glacée.
Ce matin-là, je partais pour Montréal avec un noeud dans l’estomac. Je me disais: «Maxime, tu es tellement stupide. Pourquoi t’infliger une telle souffrance? De toute façon, ce garçon-là ne sera aucunement intéressé, et tu es dans de beaux draps... tu dors chez lui.»
Cette journée-là, tu étais en migraine. Je n’avais donc aucune nouvelle de ta part. J’ai décidé d’aller voir des amies sur la Rive-Nord. Tu m’as écrit au même moment où j’arrivais à Berri-UQÀM. Tu m’as dit qu’on pouvait se voir en soirée. J’ai commencé à avoir des papillons dans l’estomac. Non. Pour être tout à fait honnête, j’avais des papillons partout. J’avais l’impression que le Jardin Botanique était à l’intérieur de moi. Mais en même temps, j’avais hâte. J’avais si hâte. J’étais impatient. Je voulais surtout briser la glace pour arrêter d’avoir mal au cœur. Il faut dire que je n’avais jamais fait ça, moi, partir sur un coup de tête, sans réellement savoir ce qui allait se passer. T’sais, je veux dire, il aurait pu facilement être un tueur en série ou quelque chose du genre.
Croyez-moi, il a tout sauf l’étoffe d’un meurtrier. Petit fait loufoque. J’ai un problème avec les voix. C’est sûrement pour cette raison que parler au téléphone est l’une de mes plus grandes phobies. Je t’ai alors demandé de m’envoyer un message vocal. C’est peut-être absurde, mais lorsque je sais comment les gens parlent, on dirait que je deviens moins stressé. Tu m’as envoyé ce message qui m’a fait rire et dont je me souviens encore. C’est drôle, les souvenirs. Au moment où j’écris ces quelques lignes, j’entends ton message, mais cette-fois, je ne ris pas. J’ai plutôt l’Océan Pacifique qui me sort des yeux. Si tu lis cette lettre, à cet instant, tu te demandes probablement pourquoi j’écris tout ça. Je ne le sais même pas moi-même. Ce sont sûrement les paroles et les conseils de France qui me jouent dans le fond de la tête et qui me poussent à m’exprimer. Elle m’a dit que pour continuer à rester heureux et positif, je devais me rappeler de beaux moments. Et cette histoire, c’est quelque chose non seulement de beau, mais de magique. C’est probablement ma plus belle histoire. Une histoire que j’aimerais qu’on puisse raconter aux enfants que nous n’aurons pas, puisque tous les deux, on trouve que faire des enfants, c’est crissement égoïste. On pourra peut-être la raconter à nos chiens, Marcel et Marceline, quand dis-tu?
Je fais beaucoup de coq-à-l’âne. Je m’excuse, à vous, chers lecteurs qui ne me lisez pas. À l’exception de ma mère, bien sûr, ma plus fidèle admiratrice. Je passe d’un sujet à l’autre comme les secondes se faufilent, car tout se bouscule tellement vite, dans ma tête. J’ai l’impression que mes idées sont en train de valser ou elles sont en plein championnat de Nascar. Je ne sais pas laquelle de ces deux options est la plus pénible?
21:45. Le moment tant attendu. C’était ce fameux soir de juillet. Le 16 juillet 2018, pour être tout à fait exact, et il faisait noir. J’étais nerveux à l’idée de te rencontrer. J’étais terrifié. J’avais peur que tu me trouves laid ou stupide, et que tu me demandes de retourner à Gatineau sur le champ. À ce moment-là, j’étais à la station Radisson. Je me disais que le trajet serait probablement interminable. Erreur. J’avais tout faux. Ce fut l’itinéraire le plus rapide de toute ma sainte vie. J’avais l’impression de voyager à bord d’un TGV. Je suis arrivé à la station, et je ne voulais plus y aller. J’étais sur le point de t’écrire que j’avais un gros empêchement. Quelque chose du genre: «Je suis désolé, mais on ne pourra pas se voir, finalement, mon poisson rouge est mort, et les funérailles sont demain matin.» Premièrement, vous devez savoir que je n’ai pas de poisson et deuxièmement, si j’avais choké ce rendez-vous, comme on dit, en bon français, je l’aurais regretté pour le restant de mes jours.
Je suis sorti du métro, et tu n’étais pas encore arrivé. J’ai décidé de me griller une cigarette en t’attendant. J’étais beaucoup trop anxieux et je devais m’occuper. J’étais vêtu d’une chemise blanche à laquelle j’avais fièrement ajouté une épingle à couche. Ma petite marque de commerce. Je portais des pantalons noirs, évidemment, et une vieille paire de Converse usée. Pour l’une des rares fois, j’avais les cheveux détachés et je portais un chapeau style Fédora.
Quelques minutes plus tard, tu étais là, au loin. Tu portais des petites shorts, une camisole blanche (tu sais, celle avec des trous), tu portais tes lunettes qui n’étaient pas encore brisées, à l’époque, et tu avais les cheveux bruns. Je crois que tu voulais une couleur plus neutre pour un premier rendez-vous. On s’est donné un câlin, mais comme j’avais perdu le contrôle de mes membres, j’ai été maladroit, et je t’ai échappé mon sac dessus. Tu n’as rien dit, mais je suis certain que je t’ai bloqué une côte. Tu t’es sûrement booké un rendez-vous avec Marie-Claude la semaine suivante.
On a marché jusqu’à chez toi. Heureusement que tu as fait la conversation, car j’étais incapable de le faire. Les mots ne voulaient pas sortir. Ma bouche était trop sèche. Un peu comme si le désert du Sahara s’y était installé.
Arrivés chez toi, je me demandais vraiment ce que je faisais-là. L’appartement n’était pas rangé et je me sentais perdu. Gentiment, tu m’as fait visiter les lieux et je buvais tes paroles comme un divin nectar. On a parlé, on a fumé des cigarettes et on a appris à se connaître. Tu es même allé chercher des fleurs pour que mon réveil soit plus doux. On s’est collé, sans plus. Tu as été très délicat. Tu m’as même demandé si on pouvait s’embrasser. Nos lèvres se sont gentiment touchées, et des étincelles m’ont traversé tout le corps. J’étais heureux. Tellement heureux. J’avais l’impression de flotter et que le temps s’était arrêté juste pour nous deux.
Je t’aime tellement.
À bientôt, je l’espère.
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ichifaitdesbios · 5 years
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ELIJAH WHITES
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Elijah White, 35 ans,DRH d’un cabaret.
Un cadeau de noël qui arriva avant que le célèbre père ne passe réellement. La veille même. Mais ce n’était pas un cadeau voulu par tous, si la mère elle le voyait ainsi, d’autre pensait à un cadeau empoisonné. La jeune mère n’était pas la mère idéale, elle en était l’opposée même. Droguée et vivant dans un squat, elle n’était pas vraiment en mesure d’élever cette enfant. Mais elle le voulait. C’était son enfant, ce qu’elle avait de plus cher, à la minute où elle aperçut son visage pour la première fois, elle en était tomber amoureuse. C’est un amour si fort et si inconditionnelle qu’il en était impossible de l’en séparer. Elle ne l’a jamais fait, malgré les tentatives désespérés de ses fréquentations absolument pas fréquentable. Pour eux, cet enfant nuisait à leur business. Elle avait même fini par fuir, juste pour le protéger. Elle avait tout quitté pour cette petite chose innocente. Prête à tout, elle se sevra et trouva un vrai travail, bien que celui-ci était très peu payé et quelque peu dégradant. Elle s’en fichait. C’était pour nourrir son enfant, pour qu’il grandisse en bonne santé et que sur ses petites lèvres y soit affiché un grand sourire. Ce qui était le cas, le bambin était un enfant heureux malgré la pauvreté et la précarité de sa vie. Il ne connaissait rien d’autre alors pour lui, c’était normal et il aimait sa maman. L’absence de son père ne l’a jamais vraiment marqué.
Mais malgré tous les efforts de la douce, ce ne fut pas suffisent pour élever correctement son enfant. Avec le peu d’argent que la jeune roumaine possédait, elle n’arrivait pas à l’envoyer à l’école, alors elle lui apprenait ce qu’elle pouvait d’elle-même. L’enfant n’arrivait qu’à peine à lire et à écrire. C’est les voisins, un peu trop bien intentionné qui avaient fini par la dénoncer aux services sociaux. Pour eux, c’était sauvé l’enfant oubliant dans leur geste héroïque que ça pourrait le détruire dans la foulée. Les services sociaux prirent assez vite le dossier en main, enquêtant sur le passé de la jeune mère et en conclurent qu’une seule chose. L’enfant n’était pas dans un environnement sain, c’était dangereux pour lui. Alors un matin alors qu’elle lui préparait son maigre petit déjeuné, on toqua à la porte. Derrière celle-ci, une femme, rousse avec un tailleur bleu marine et un homme beaucoup plus âgé que la femme qui l’accompagnait. Ils étaient là, pour récupérer l’enfant, de force s’il le fallait. Ce fut d’abord cordial, ils voulaient paraître pour les gentils, mais le petit Elijah les voyait tout de suite pour les méchants. Leur discours moralisateur et condescendant envers sa mère le mettait en colère. Puis la rousse s’était approchée de lui et commença à lui parler comme s’il était stupide, le gamin la rejeta d’un bloc. De son roumain maladroit, il lui criait dessus. Elle lui disait qu’elle devait l’emmener et que c’était pour son bien. Mais l’enfant ne voulait pas, il voulait rester avec sa mère. L’homme la tenait, alors que la rousse finit par attraper le gosse fortement pour le porter. Tentant en vain de se retirer de son emprise, il hurlait, secouait ses jambes de toutes ses forces. Il hurlait le nom de sa mère, pleurant et suppliant qu’on le lâche de son vocabulaire limité.
Les deux agents eurent du mal à les séparer mais y parvinrent tout de même. Le gamin était maintenant à l’arrière d’une voiture, plaqué à la vitre, essayant d’apercevoir sa maman pour la dernière fois. Dans un premier temps, il se retrouva dans un orphelinat pour les enfants de son âge. Là-bas, on commença à essayer de lui apprendre à lire et à écrire, mais le gamin refusait. Il ne communiquait avec personne. Il avait développé un mutisme assez persistant. Très peu de mot ne sortaient de sa bouche. Il était rare d’entendre le son de sa voix. Suivi d’assez près par un psychiatre de l’enfance, il ne réussit par à le soigner, le traumatisme semblait être trop fort pour le gamin. Une année plus tard, la même rousse que la dernière fois se ramena dans sa chambre avec un énorme sourire, semblant vouloir lui annoncer une très bonne nouvelle. Bonne nouvelle pour elle, certainement. Ca devait l’être, pour la plupart des enfants ici, d’enfin avoir une famille. Mais lui, lui il avait sa maman et on lui avait enlevé.  Visiblement, une riche famille américaine avait décidé de l’adopter. Grand bien leur fassent, Elijah ne voulaient pas aller chez eux, ni chez personne d’autre. Mais encore une fois, on ne lui laissa pas le choix. Il allait les rencontrer le lendemain à l’aube.  Encore une chose qui n’encourageait pas le gamin à s’ouvrir, parce qu’une fois devant eux, personne n’eut la chance d’entendre le sang de sa voix, ni de voir le moindre sourire sur son visage. Les deux américains avaient beau se montrer des plus gentil avec lui, le gamin les ignorait. Ces derniers devaient rester quelque mois en Roumanie avec lui selon la procédure, mais ils restèrent plus longtemps parce qu’Elijah n’acceptait pas complètement. Mais au fur et à mesure des mois, ils avaient fini, par s’ouvrir un petit peu, sans exprimer un mot, mais autrement. Il faisait des efforts. La mère adoptive prenait énormément de son temps pour rester avec lui, pour lui apprendre à écrire et lire. Ca rassurait le gamin, lui donnait l’illusion de retourner avec sa mère bien que ce n’était pas elle. Il formait simplement des liens avec celle-ci.
C’est donc à l’approche de ses neufs ans qu’ils partirent enfin pour sa nouvelle vie. Une vie à l’opposé de celle où il avait grandi. Que ce soit le pays ou la langue, mais surtout, les Whites étaient riches et ça, c’était vraiment le jour et la nuit à coté de son enfance avec sa mère. Il ne manquait absolument de rien. C’était une vie totalement différente. Il allait à l’école, traînait avec les enfants de son âge. Si son mutisme était un petit frein, il avait quand même des copains. Tout restait particulièrement difficile. Même s’il s’ouvrait un peu, il n’en restait pas moins un enfant compliqué à gérer. Ses crises de colère n’étaient pas rares, ses fugues encore moins. Il continuait toujours d’appeler sa vrai mère. C’était les seuls sons qui sortaient de sa bouche. Il n’y avait qu’avec les années et le temps que les choses s’arrangeaient, quand les souvenirs s’estompaient un peu pour laisser place aux nouveaux. Parce qu’il en construit plein avec sa nouvelle famille. Il ne pouvait pas non plus nier qu’il y était bien. Et l’adolescence, étonnant que ça puisse être était la période où il avait fini par se calmer. Il avait commencé à parler à nouveau, bien que très peu, il était encore loin de tenir une conversation. A grandir de la sorte, il avait fini par ne plus avoir besoin de s’exprimer de cette manière. Ce n’était donc que pour le nécessaire.
Le problème du blond, c’est qu’il ne savait absolument pas quoi faire de sa vie. Rien ne semblait lui plaire.  Dans un premier temps, il se dirigea vers des études d’art, mais ce n’était définitivement pas trop pour lui, c’était trop… perché pour lui. C’est finalement en économie qu’il avait atterrit, il était doué avec les chiffres alors c’était venu comme ça. Puis une chose en amène une autre, il finit par faire des études en ressources humaines, pour quelqu’un qui ne parle que très peu ou pas, c’était peu banal. Mais il était doué pour comprendre et analyser les gens, il avait fini par développer cette capacité, de lire « entre les lèvres ». Il s’exprimait bien plus par ses expressions faciales et ses gestes que par sa voix alors il savait reconnaître celle des autres. C’est d’ailleurs une des choses qui fait qu’il sait souvent quand on lui ment. Parfois il fait le choix d’ignorer, parfois non.
Elijah avait besoin, de se faire sa propre voie, il ne voulait pas être dans les pattes de son père adoptif et choisir la solution de facilité en allant dans son entreprise. Il commença au plus bas, comme tout le monde. C’est à l’entreprise d’Ezra Corps, qu’il évolua. Ce dernier semblait apprécier ses talents et par force de travail, il est arrivé là où il en est. Ignorant d’ailleurs beaucoup de chose sur son patron et ami. Peut être qu’il le sentait, mais il semblait simplement pas vouloir le voir. Il se sentait enfin bien et complètement à sa place, il ne voulait pas perdre ça. Alors il continuait de jouer à l’aveugle et de ne pas voir qu’Ezra lui ment et qu’il n’est pas l’homme qu’il prétend être.
Chose à savoir :
Elijah a souffert de mutisme une grande partie de sa vie, il ne parle que très peu, voire jamais. Il ne le fait que lorsque c’est nécessaire. ☾ C’est un grand rêveur. Il est souvent dans la lune. ☾ Il ne s’exprime que très peu avec les mots, mais il le montre souvent par ses gestes, c’est un bagarreur et un colérique. ☾ Même si il a abandonné l’école d’art, il continue d’apprécier celle-ci. ☾ Il exprime son art par la photographie et le dessin, même s’il ne pense pas être spécialement doué avec un crayon. ☾ Toujours extrêmement touché par ses racines, il a appris le roumain et l’écrit (parle) couramment. ☾ Il lui est arrivé d’essayer la drogue quand il était plus jeune mais il n’a jamais continué. ☾ Cependant, il fume, surtout quand il est à cran. ☾ Il a fait des tatouages dans sa jeunesse et il n’est pas très fière de certain. ☾ Il n’est pas très habitué aux relations longues durées, il a tendance à souvent perdre ses petit(e)s ami(e)s pour des raisons qui lui sont totalement obscure. ☾ Elijah déteste particulièrement que l’on fasse des remarques sur sa façon d’être « Bah alors, t’es pas très bavard » l’agace tout particulièrement. ☾ Il déteste aussi qu’on le prenne pour un con. ☾ Il n’aime pas spécialement les menteurs, surtout ceux qui le font très mal. ☾ Il a le « don » des « mentalistes » et arrive à décrypter les expressions des visages. ☾ C’est un grand fan de la musique des années 80 (US) ☾ Il possède une Harley Davidson qu’il considérait presque comme sa meilleure amie, c’est sa bécane et sa plus grande fierté. ☾ Ayant grandit avec quasiment rien, il sait se contenter de peu et n’aime pas spécialement le luxe même s’il a finalement été élevé la dedans.  
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boris-dalmatien · 6 years
Text
Tu as une oreille tendre et amicale, qui, alors que je ne l'ai pas encore rencontré, a l'intelligence d'attendre cette rencontre. J'habille avec extravagance, mais il y a de la sincérité, tu le sens bien. Merci d'être bienveillante, j'espère que tu apprécies ce coup d'oeil, glance, sur ce non-tombeau à ciel ouvert ! Trouve ton sens : et j'expire en un « pfiouh »  poétique. C'est un plaisir d'être soi en quelqu'un d'autre Si je n'étais pas un coquillage, je n'irais pas dans la mer Ça c'était par contre jeté, mais je conçois que la norme de mon interpellation soit floue. C'est l'interpellation qui n'interpelle pas, qui exprime sans vouloir être intelligible. L'important c'est que ça vienne à l'être par tes yeux. Tu le regarderas, voilà ce qui compte. Que tu le comprennes ou pas, ce n’est pas si grave car ce n'est pas la norme de ma parole, de ma parole face à toi. La norme de ma parole est : venez yeux pour lire Le grand secret sera que la moitié était vraie, l'autre visait peut-être aussi à te décontenancer. Le virus de la parole qui exhibe ses extravagances, et en rajoute encore. En ajoute pour que la sincérité soit un épouvantail africain : repoussant les oiseaux, attirant les hommes. Dommage que l'on m'ait prédestiné à être une colombe. La gorge demi-entrouverte pendant vingt ans, j'ai tout de même pu construire des tas de bateaux et faire venir des tas de colombes épouvantées, alors je ne me plains pas. Parfois j'ai tant envie de dire adieu, parce-que là, à chaque fois, c'est fini. Je n'écrirai plus ainsi et ne serai plus le même, plus tard et demain, encore, encore, encore, encore ! Mais je suis content d'en être encore, de cette partie, belle partie. Alors adieu, le moment est venu. J'aimerais que l'expression le "chant de Jonas" produise la même sensation que celle qui écrit "le chant des oiseaux", qu'on ait l'impression d'humaniser Jonas comme on humanise l'oiseau, de saupoudrer Jonas de la frontière du néant de l'oiseau, qui ne chantera jamais ! Et là je prends encore une fois conscience du besoin que j'ai de m'adresser, de m'adresser. "On est riche d'adresse à l'autre" ou l'on n'est rien, soi pour soi, non-approfondi et non-créatif, incrédule, je te l'enverrais mon oreille et mon nombril (dis donc ça y va) !
Je suis une performance, une réduction, une incarnation, et que tu le comprennes ou pas, je te demande pardon, et plus je te décontenance, plus je te demande pardon. Et je dois demander pardon pour me survivre. Et crois-moi je te rends service en me rendant service, grâce à moi tes oreilles n’auront pas de fantômes qui ne s’en iraient pas quand bien même tu leurs crierais « Va t’en » de toute la folle lubie que tu sauras mettre dans ta voix défoncée, tu sauras pardonner, tu sauras être avec les autres, accueillir les dépouillés, les sans écailles. Sauf que je me contredis car je pense que tu t'en irais haha Respire / décuple l'ours / respire / découple l'ours
Oui
Mmh j’ai envie de mourir, je ne garantis rien je veux pas être égoïste je suis moi… Je vais pleurer et rire sur ton épaule, tu veux découvrir cela  ? Lorsque je t’ai cru je me suis vécu en mer Tu penses qu’un Jonas comme moi dure longtemps Ou bien finit-il par mordre à son propre hameçon ? Et sommes-nous amis mon amie ? Non, non si nous étions amis tu m’adresserais la parole, tu battrais à mon oreille comme un papillon, et je te sauverais pour que tu ne sois pas égale à ton destin. Ah si nous étions amis, c’est dommage, ne prétendons pas. On aura vécu de bons moments, jusqu’à ce qu’on croit devenir amis. Ou que je sucre tes ailes. Tu m’es plus étranger que le paradis. Tu es alors une pensée cueillie trop tôt, tenue dans le bras qui descend.
-Je me demande si tu as une fin
J’ai des droits sur ton inconcevable Je ne suis pas celui que tu croyais que je croyais être, mon animal carnassier Je te retiens et ne me retiens pas Je suis plus triste que ne le proclame la tristesse. J’ai envie de tout essayer avec toi. Pourquoi suis-je là et pourquoi je t’écris ?
-Tu as commencé à jouer ?
-Je n’y pensais pas. Si tu y vois le début de notre jeu, alors commençons à jouer, tant que nous ne voulons pas le faire. Si tu vois le début d’un tronc, prends moi pour un homme Je ne tiens à rien Je ne sais pas où je suis parmi les décombres qui me tombent dessus je ne sais où, tiens j’ai perdu un bras, tiens j’ai perdu cela, tiens j’étais là l’autre jour, et je n’y suis plus, tiens aujourd’hui je manque J’ai envie de vin, je sais que mon ventre aime cela Si je pouvais y creuser un petit trou, pour qu’il n’ait plus besoin de passer par moi Puis pourquoi pas un autre, un peu plus grand, qu’il puisse y faufiler ses bras. Puis sinon, un très grand, qu’il sorte mener une fois pour toute sa vie, comment sera-t’elle sa vie ? Qui des deux reviendra vers l’autre ? Mets-toi dans un nid Avant j’étais dans un ventre Maintenant dans un nid, tout le monde sait que la mère construit son nid pour abandonner ses enfants : je vais te nourrir, te vivifier, ce sera mieux de vous rassembler ici Peut-être pourrez vous y survivre, je pars Sais-tu pourquoi je soigne des jeunes ?
-Non
-Tu n’es pas fou, sommes-nous d’accord ? Je ne veux plus te voir pas parce-que j’ai eu envie de mourir hier. Mais parce-qu’hier, quand tu es partie, quelque chose pouvait mourrir en moi. Pourquoi face à toi je me comporte comme une glace floue dans la terre floue ? Pourquoi je suis cymbale : À la fin qu’on se rencontre Qu’on se rencontre
-Il pleut beaucoup ici. J’aime bien
-Ici aussi J’ai pensé à toi aujourd’hui
-Moi je pense à toi souvent
-Je me trouve moche ici de la meilleure manière. Je pourrais être ton assembleur
-Tu l’as trop longtemps été J’espère à mon tour que tu accepteras ce soir là de voler dans mon vent pour être seule ou ne pas l’être
-C’est conciliable
-T’as raison, là je ne suis pas seul, je ne me dissous pas contre vous, mais quelque chose peut mourir en moi, je suis inhumain car je ne maîtrise plus ma mort Dans ton vent, je suis seul, oui, c’est ma solitude, et je suis un peu plus homme. Je ne sais pas, ton vent se bat contre mon vent, et je suis plus vent que toi
-Donc tu m'épargnes ton écrasement envisagé et tu m'épargnes aussi d'être écrasée
-Raconte Pourquoi le feu?
-Tout a brûlé C'est à Dawson dans le Klondike
-Sa maison?
-C’est un Saloon ils s'affrontent ils s'aiment
-Mais il ne faut pas dire que tout a brûlé, alors !
-Et ils sont trop des durs pour aimer ils ne s'embrasseront jamais
-Un victorieux dans ces flammes?
-tu comprends rien tu vois pas que le coeur lui coule par la bouche vraiment
-Tu expliques mal
-Aujourd’hui je t'ai trouvé vivante, j'aimais ton rire qui clôturait chaque phrase devenue insouciante. J’aurais aimé te procurer deux bras, mais je n'en avais pas pour moi Je crois que parmi toutes les possibilités celle là est quand même extraordinaire J'admets ressentir de la pitié à mon égard Mais vraiment je me passerais de la tienne Je sais pas si je dois rire Elle a toujours su les choses Mieux que moi Moi qui les égare
-Je comprends mal ce que tu dis
-Je ne peux pas t'exprimer et m'exprimer En même temps
-Ça te plait?
-Je ne peux pas répondre je ne sais pas quoi répondre à ça déjà, pour te répondre à toi ensuite
-Dans l'océan et dans la jungle on ne répond pas
-Très bleu
-Ca va
-Ca va ?
-Mieux qu'un mort
-Mieux qu'un vivant ?
-Comme un baobab desséché C’est un arbre sans feuilles, sans sèves, un trône, un métal fondu, la course d'un homme rendu imperméable et sévère par l'arrêt du temps. Desséché ? il est déjà le séché, la corne du paysage !
-Je ne les connaissais pas
-Qu’est-ce que tu ne connaissais pas
-Tes affaires sont dans des cartons ?
-Non j'étais mort aujourd'hui, j'ai fais des cadeaux et je vais terminer demain je suis triste de m’appartenir Mourir ???????????? NON AH AH j'ai mal AHHHHHHHHHHHH Pardon pas pardon bonnes vacances À jamais 14 juillet au lit JE TRAVAILLE BIEN JE SUIS EXCEPTIONNEL JE SUIS EXCEPTIONNEL JE SUIS EXCEPTIONNEL JE PLEURE DE M'ADORER JE SUIS l'ADORATION DE JONAS JE SUIS MON ENFANT NÉ DANS LE BAS VENTRE mort
-Très vivant À quoi tu ressembles ?
-J’ai mangé africain
-Moi j'y suis habitué et c'est peu risqué (peu risqué quand tu peux faire confiance à quelqu'un) C'est connu ce que je te dis là Et ce qui est intéressant, c'est que toi tu ne le connaisses pas
-Pas question de risque ici Question de se donner à un autre bref je bosse
-Mais ça implique quoi pour toi "se donner à un autre" ?
-Qu'il me pousse à faire des choses quand je le rencontre et sans qu'il l’imagine Je pourrais combattre sur tous les fronts si je le voulais, mais il n'y a en a qu'un que je veux occuper, il se plonge la main dans le chaud, il se chaud la main dans le plonge, pardon : tu gardes ta main sur le front le front est l'envers de ton poignet ? j’aurais aimé faire cette découverte ton troisième terme est ton menton... toujours disponible mon premier terme positif : les cheveux négatif : l'arrête des pectoraux troisième terme : le visage putain je suis parti encore sur ces fronts désolé pardon ça me fait peur maintenant que je sais que je ne veux pas me jeter par la fenêtre même tes mains ont des écorces c'était l'histoire d'un homme incroyable jusqu'au bout des pieds mais la fenêtre était ouverte c'est là sans couleur même tes pieds ont deux visages
-Tu peux être dans d'autres couleurs
-Pour mon miroir la non-couleur please
-T‘as le sang froid? T’es pas avec ton amie
-Je serais plutôt énervée contre moi s'il fallait l'être car étant d'accord sur le principe avec toi, il est dommage d'avoir écrit cette phrase elle vient de disparaitre
-Puis tout n'est pas toujours illuminé C’est deux regards qui se rencontrent, il n'y a pas de place forcément pour du compliment entre nous. Tu choisis de dire, tu dis, tu choisis de te taire, tu te tais. Un compliment ça essaye de diriger un couple de mots vers la politesse que tu serais censé me devoir Et je suis ouvert comme un parasol à toutes objections Très beau compliment hier j’étais touché Mais n'en donne pas trop de choses comme ça, car je les glisse sous la langue et les laisse fondre mais trop et ma langue sera rêche et mon orgueil très zèbre happy day oui oui .. je suis exceptionnel... aujourd'hui je le sais, je suis ami avec moi ce matin, je m'aime, me chéris, me précieux, me chante, me danse, me savoure, que c'est bon d'être moi
-un gros crapaud
-On appelle ça la capacité de puissance. Ne me donne rien, je suis néant sur l'infini, l'infini sur le néant. Donne moi un nombre N, aussi grand soit-il, je pourrai rajouter N +1, toujours, inlassablement. La plupart des jours, c'est Jonas ou la chronique de l'être en retard, Jonas sous le mode de la racine. Et parfois, Jonas sous le mode de la puissance, Jonas²
-AHHH des nouveaux moyens je ris c'est très mignon
-Hein ?
-Tu es déjà enfermé dans un ventre c'est ça? Attendrissant si tu préfères
-C’est beau j'ai envie de pleurer dans mon ventre, ça me correspond bien là un ventre est enfermé en moi je veux être mignon attendrissant c'est atroce attendrissant c'est j'ai pitié, mais tellement pitié que je dis attendrissant
-ok attends je reformule pour être exact et que tu comprennes "Devenir moins dur, moins coriace, plus facile à manger" La gelée attendrit les choux. Il faut battre ce gigot pour l'attendrir avoir pitié, c'est grave pour toi donc
-hahah tu me brûles les yeux
-maintenant que tu m'as dis ça j'ai une image de toi à la montagne, avec la montagne, avec la nature qui s'est fixée en moi parce-que j'ai toujours trouvé fascinant ton rapport à la nature, qui va avec (je pense) ton rapport si intime que tu entretiens avec toi même dans la nature je t’ai toujours vu unie, complètement une et seule personne tu me manques ah c'est nul et dommage qu'on ait disparu comme ça de la vie l'un de l'autre tu étais si importante, et tu as disparu ensuite je sais que c'est moi, et je ne sais pas si je peux changer mais bon, je pense à toi, ton absence ne disparait pas elle ! J'espère que tout va super bien pour toi je t'embrasse fort
-Je vais bien je développe mes sensibilités je me comprends mieux je vais bien
-je pense à toi, tu es génial, profondément géniale
-Hey merci tu es aussi génial pourquoi je mérite ce compliment ?
-Je suis pas très bien placé pour le faire, à mon avis, ton copain serait déjà bien mieux placé que moi tant ma mémoire est brouillée et confuse, et elle a, semble-t'il, les cils emmêlées comme quand on pleure sans le côté tragique de l'image mais je veux bien essayer
-Bah si c'est triste putain si tu savais comment ça m’attriste
-C’est juste la manière dont je fonctionne pas besoin d'être triste
-Je veux travailler avec une personne âgée Lui donner du temps tous les vendredi et la rencontrer Je trouve que juste parce qu'une vie se termine bientôt elle n'est pas moins importante qu'une qui se développe Et parce que je n'aime pas que quelqu'un se sente seul Oublie
-Je ne peux pas écrire oui
-Pas du tout
-Mais désolé de quoi
-De faire avec
-Je ne comprends pas pourquoi tu t'excuses
-On a disparu de la vie de l'autre
-Pas toi de la mienne
-Donc je m'excuse
je n'arrive pas
-À quoi
-À faire avec toi
-Faire quoi avec moi mon Jonas
-Vivre avec toi
-Donc tu veux m'éliminer
-Je ne veux rien
-C‘est comme ça je suis contraint de vivre
-Mais Jonas Ça te fais du mal quand on s'écrit ? Tu ne veux pas m'avoir dans ta vie?
-Mais on ne s'écrit pas, on ne parle pas pourquoi ? parce-que je n'arrive pas pas question de vouloir
-Je comprends
-Tu fais quoi
-J’écris Et toi
-Pas du tout j'ai aimé j'ai aimé en amour
-Je te trouve brutal
-C‘est parce que je ne t'ai pas vu depuis longtemps VENT QUI ME TRANSPORTES CONTRE LA RUE CONTRE LA FENETRE ET JE MEURS JE MEURS JE MEURS JE MEURS JE MEURS JE MEURS PAR MIRACLE OUIIIIIIIIIIIIIIIIII DACCORD DACCORD TROP FATIGUE POUR MOURIR AUJOURD’HUI
-Quand je voyageais au brésil, j'ai été dans un désert Que ces photos t'emportent dans le soufflement du vent que tu lèvres Moi je vais partir bientôt dans un long voyage d'où l'on aime Si je n'habitais pas là où j'habite dans ce Jonas, je pense que je me serais tuer mais il y a ce petit habitant qui m'en empêche son nom est Antonio je sais aimer je sais faire ça j'en suis fier plus besoin d'apprendre à siffler pas de chance de connaitre ça t'as pas de chance je suis sincèrement désolé je regrette un moine sur une terrasse ombragée et entourée de pins bleus, m'a demandé ce que je préférai entre le regret et le remord Je regrette que tu sois en prise avec moi car c'est vraiment dommage, et tu sais ce qu'il y a d'encore plus dommage, c'est d'écrire cela, et de savoir qu'on l'écrit et de ne pas vouloir l'écrire, et pourtant de continuer car la falaise du ventre parle C'est la fin Tout a été absorbé par mon ventre J'ai encore faim Mais cette fois ce sera seul je me torture je mange un bras oups pas du tout je ressens de la tendresse avec toi je suis pas certain de pouvoir l'exprimer physiquement comme un Dieu qui décide de coucher une plage entre une falaise et la mer suis-je maladroit "Je n’ai pas réussi à surprendre un bout de ton intimité et tant pis, elle était à toi. Et si j'étais empaillé ?" non je rigole je blague je joue je hais ce mot bon bon bon bon que faire faut que je dorme je pense excuse je suis perdu en ce moment, je dois trouver une nouvelle pendule et un chameau parce-que les bosses m'attirent tu sais tu dis je t'aime parfois ? rien de tout ça n'est sérieux tu connais le 45 ème degré et bien c'est au dessus D'accord, j'accepte ta volonté de ne plus être vu à travers quelqu’un Être vu tout court, pas à travers, comme si je traversais un plasma visqueux d'une personne et en ressortais tout recouvert, plasma qui changerait selon les gens je suis moi, et je veux pas être vu Situation où il aurait fallu couper mains où yeux bien plus tôt Il n'y a que du moi ici : en amont moi, il n'y a pas de rencontre possible C'est la première fois que j'ai envie de dire a quelqu'un appelle-moi et ne m'appelle pas tout seul ? UN GEANT seul ?
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