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#lectures2019
myanmarpichan · 5 years
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Lectures 2019. 50 - Amelia Gray, MENACES
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Lundi, sur la ligne 4, je finissais de lire MENACES, la femme assise devant moi commençait MISÉRICORDES.
Une suggestion sexuelle souterraine, une conversation de papiers, un condensé des relations internationales de ces derniers mois et du rapport au monde ou à sa fin dans l’espace resserré d’un carré RATP.
Au début de l’été, j’avais vu un palmier entrer en combustion au milieu d’une autoroute des Émirats. Sur la vidéo, des grandes flammes jaillissaient des palmes du palmier et des épines des buissons voisins, ardents, sous les yeux des hummers qui traçaient, indifférents. Dans la canicule parisienne, j’imaginais tous les arbres s’allumer spontanément autour de moi, les départs de flammes suivant le rythme de mes pas. Depuis, j’ai appris que cette vidéo était un fake, que les arbres ne brûlaient pas d’eux-mêmes, mais qu’est-ce que ça change, ils continuent de prendre feu dans ma tête.
Au milieu de l’été, j’ai observé pendant deux semaines, tous les matins pendant près de trois heures, depuis une chaise longue, les allers-retours d’un gros pigeon ramier, brindilles au bec, attelé à la rénovation estivale de son nid caché entre les branches de l’acacia. Dans le nid, un deuxième pigeon couvait deux œufs, on consolidait donc sous ses fesses. Je développais une admiration et une amitié pour ce pigeon dont les premiers envols me réveillaient tôt le matin (le ramier se reconnait à ses décollages et ses atterrissages particulièrement bruyants). En équilibre précaire sur une branche trop frêle, je le voyais se contorsionner pour insérer l'angle de la brindille dans l'intrication complexe du nid, me demandant s'il suivait un plan d'ensemble ou y allait à l'instinct. Un matin, un écureuil agile et roux sauta du muret de béton sur le pin, puis du pin sur l’acacia, et remonta les branches jusqu’à l’intersection qui soutenait le nid. Il avait clairement une petite idée dans sa petite tête de rat des airs et voulait profiter de l’absence inexpliquée des deux ramiers en même temps. Anticipant la manœuvre perverse de l’écureuil, l’imaginant en train de dévorer les oeufs ou plutôt de donner des petits coups de queue sadiques dans les œufs jusqu’à les faire basculer, je sautai de ma chaise longue, hurlai sur le roux et lui lançai des bouts de coquillages pour l’empêcher de s’attaquer au nid. L’écureuil prit la fuite.
En cette fin d’été, nous contemplons des images satellites d’arbres qui brûlent, les zébrures rouges qui creusent la plaque sombre de la forêt, visibles à l’œil nu pour un habitant de la lune. L’amour de la carte, des arbres et des feux. Nous écoutons des descriptions d’odeurs, d’airs viciés par les flammes, des troncs et des lianes calcinés, et nous imaginons la course de centaines de lézards, de ramiers et d’écureuils locaux loin des flammes, les sursauts du sol sous cette course. Nous pleurons les arbres, nous les arbres. Nous injurions leur président, en pardonnant au nôtre, en oubliant le CETA qui brûle des arbres ailleurs avec d'autres méthodes, en oubliant que ces arbres ne brûlent pas sans but, sur un coup de folie d'un président vulgaire, mais bien pour des pâturages artificiels, pour nos vaches hublots artificielles, et pour nos viandes artificielles enveloppées sous trois couches de cellophane en vue de barbecues. Les arbres brûlent, nous voyons la menace, mais nous nous égarons sur ses causes.
Le roman d’Amelia Gray publié il y a peu par l’Ogre ne parle pas beaucoup d’arbres ni d’écologie mais il parle de menaces. Après la mort de sa femme, ou plutôt après la description de l’évidement de tous les liquides que contenait sa femme, David reste seul à la maison, et ne semble plus trop capable de vaquer à ses occupations. Tout le bloque, tout se décale, tout détale. La moindre action entraine des vomissements. La moindre rencontre, un désarroi tranquille. Il retrouve peu à peu dans un pot de farine, sous des guêpes mortes, derrière un bout papier peint décollé des menaces rédigées en majuscules, folles et terrifiantes. Leur origine est inconnue : est-ce lui qui les a rédigées et les a oubliées ? sa mère ? sa femme défunte ? sa sœur défunte ? la psychologue pipeau qui a envahi son garage ? l'étrange mégère qui passe sa vie à la laverie automatique ? Ou bien est-ce la maison, les murs et les objets de la maison qui écrivent les menaces ? Puisqu'il s'agit bien d'une histoire de maison hantée, qui attire les humains pour mieux les dévorer. Et à qui s’adressent ces menaces ? À David ? À sa femme ? À tous les vivants ?
Et puis, surtout, ces menaces sont-elles vraiment des menaces ? Elles font peur certes, mais elles sont aussi intimes, sensuelles, réconfortantes. Elles veillent sur David autant qu’elles le tourmentent. De la même façon, l’écriture de Gray mord autant qu’elle lèche. Lorsque David se transfert dans le corps et l’uniforme d’une pompière, lorsqu’il assiste à la lessive éternelle dans la laverie automatique, lorsqu’il rencontre son double dans la rue, lorsqu’il discute avec un policier de toute autre chose que ce dont il devrait discuter, rien n’est à sa place, les mots et les comparaisons déstabilisent mais, après le pas manqué, une fois l’équilibre rétabli, ils plaisent beaucoup. Comme dans Mr. Robot que Gray a coécrit, le monde inquiète et trompe l’œil, les individus semblent incapables d’établir une quelconque forme de communication. La seule forme de parole franche et directe est celle que portent ces petits bouts de papiers de tailles, de qualités et d’âges divers qui semblent secrètement ordonner la maison et le monde, la seule assurance réside dans la menace.
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myanmarpichan · 5 years
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Lectures 2019. 45 - Ocean Vuong, On Earth, We’re Briefly Gorgious
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Au dos de la surcouverture du roman d’Ocean Vuong - On Earth we’re briefly gorgeous - s’agite l’habituelle petite foule de critiques élogieuses des éditions américaines. Pour marquer son engouement, l’un des critiques cités indique qu’il « a corné tellement de pages que le livre a failli exploser ». Si j’étais du genre à corner les pages, je ne me contenterais pas de ces petits rabats efficaces et proprets qui permettent de revenir, tout satisfait et sans effort, aux bravoures du roman puisque dans ce livre chaque mot est mesuré et goûté, chaque phrase doit être relue et repassée, chaque ligne mérite un pli, une encoche. Pour lui rendre l’hommage approprié, de chaque page je ferais un pliage habile et complexe donnant au papier le relief qu’ont déjà les mots alignés, comme dans les livres pour enfants je construirais des maisons, des silhouettes, des mains et des nuques avec ces pages, des bisons et des macaques et des oiseaux aussi puisque « une page, en tournant, est une aile soulevée sans compagne, et ainsi sans vol. Et pourtant nous sommes émus ». Mais je ne suis pas du genre à corner les pages, je souligne plutôt, à la verticale et l’horizontale et dans ce livre là j’ai souligné sans cesse dès le départ, comme j’ai pleuré sans cesse passées quelques pages. Les traits et les larmes, deux instruments de mesure. Avec les lignes tracées sous les phrases, les doubles, triples ou quadruples rayures appliquées en marge dans l’espoir vain de donner une hiérarchie à la beauté, avec les croix et les vagues tracées au fil du texte, avec toute cette mine de crayon déposée je pense qu’il y a de quoi recopier intégralement le livre, ou construire un minuscule terril gris. Avec mes larmes, de quoi remplir une petite gourde de papier dans ce petit monde de papier.
Je me souviens avoir pleuré autant pour un autre livre états-unien récent, les Argonautes de Maggie Nelson. La rythmique des larmes était différente : à première lecture, j’en avais coulé quelques-unes, je me souviens très bien : quand elle décrit les jeux qu’elle invente pour le fils de Harry ou bien lorsqu’elle divague sur les méandres physiques et psychologiques que traversent elle et Harry. Puis j’étais passé à la relecture patiente des paragraphes diffractés, pour me les traduire à moi-même, et cette fois-ci chaque phrase, chaque bloc amenait les larmes de même que la progressive découverte d'une géographie d’ensemble, d’une construction de la beauté. Aujourd’hui, je n’ai pas encore relu l'océan, je viens tout juste de le traverser, mais les larmes dessinent déjà une autre trajectoire : une soudaine éruption au tout début de la lecture, quand j’ai compris que je tenais entre les mains un livre pour ma vie, puis plusieurs montées soudaines dans la deuxième partie, et un bris de barrage – un orgasme - au début de la troisième partie, infiniment triste, où les phrases sont coupées et espacées sans plus de points ni majuscules, flot répliqué ensuite dans le métro, lorsque les points reviennent et que les phrases s’allongent et qu'on passe d’une conclusion à une autre. Petit Chien, le narrateur, indique que le moment où il s’est senti le plus proche de Dieu est celui de son premier orgasme. Quand on parcourt ses phrases, on se sent aussi proche de Dieu que d'un orgasme.
Plusieurs explications à ces larmes qui se recoupent du livre de Maggie à celui d’Ocean :
1. D’abord l’adresse, l’emploi insistant et sensé de la deuxième personne. Les deux livres ont besoin de quelqu’un à qui s’adresser. Les deux livres sont des lettres d’amour : le premier à l’aimé-e, le second à la mère. Ocean écrit une lettre fictive à sa mère fictive, qui lui répond partiellement. Mais dans les You répétés, le champ des destinataires s’élargit vite à d’autres personnages, d’autres aimés, et en fin de compte à la personne qui lit, à moi qui, me tenant à la place des êtres aimés, me sent aimé à mon tour. Voilà une première raison à mes larmes : la surprise de trouver dans sa boîte une lettre d’une inconnue qui à la fin de la lecture ressemble plutôt à une amie perdue de vue.
2. Une autre : ces deux personnes sont des poètes avant d’être des narrateurs, leurs premières publications sont des recueils, ils ont l’habitude de passer à la ligne avant la fin de la phrase, de laisser un espace blanc habitable aux mots sur la page et, dans les contraintes de la narration, dans la nécessité d’établir un discours politique, ils conservent cette liberté du langage, cette réflexion sur et cette inflexion de la langue, qui est le cœur de leur point de vue. Je pleure devant cette habileté qu’ils savent préserver.
3. Les deux poètes en arrivent d’ailleurs à une conclusion similaire sur le corps et ses mouvements comme nouvel alphabet, le toucher, les regards, et les goûts comme langage sans paroles. Ocean rappelle pour chaque scène les odeurs précises et mêlées des baisers de l’amant ou des mains de la mère, ce qu’il y a de plus vif. Il dit le nom des couleurs dans les livres de coloriage et comment nous ne sommes que ce que la lumière veut bien montrer de nous. Il évoque le placenta, comme l’évoquait déjà Maggie : c’est là où circulent les nutriments et les hormones de la mère à l’enfant, c’est donc aussi le lieu d’un premier langage, la vraie langue maternelle. Il décrit des scènes de massage familial, des scènes de manucure par sa mère immigrée qui sue et souffre sous les orteils, les corps cassés par la guerre (du Vietnam), le travail des champs, les substances qu’on s’injecte, les humiliations mais aussi les corps retrouvés et ravivés par la tendresse et le sexe, le sexe avec ou sans tendresse, la tendresse avec ou sans sexe. Ce sont ces sensations du corps qui me font pleurer, celles que je connais ou ne connaitrai jamais mais que l’auteur fait vivre aussi fort.
4. Une autre et peut-être dernière explication aux larmes : ce sont des livres queer, par leurs sujets et leurs formes, par leur défi aux genres, le bruissement qu’ils appliquent aux phrases, au fait d’écrire une phrase, par les corps et les sensations qu’ils décrivent, leur point de vue sur le monde que je peux faire mien, qui est déjà mien mais ici explicité, justifié, magnifié, comme le faisait déjà Roland Barthes, cet auteur que Nelson et Vuong citent en ouverture de leur roman puisque Barthes a fait de l’Argos une métaphore du langage et que Barthes a parlé du corps mort de sa mère, laissant la place à Vuong pour son corps vivant. Ce sont deux livres qui peuvent m’aider à vivre, deux pieds-de-nez revendiqués qui peuvent servir de guide, deux self-help books des plus raffinés. J’adore comment Maggie prévient les critiques des homophobes et des transphobes avec plus d’intelligence que tous ceux-là réunis, j’adore comme Ocean prévient les éloges de l’intelligentsia blanche états-unienne qui parlera de son livre comme d’un livre important, urgent, qui dit beaucoup de choses de l’Amérique, qui s’étonnera de ce prodige faisant presque aussi bien mais jamais autant que les grands blancs critiques ou professeurs d’écriture : par ce livre il dépasse les grands blancs, à l’aise. C’est encore cela qui me fait pleurer : l’assurance déployée par cet ami qui m’écrit, cette assurance qui n’est qu’une peur dépassée, un équilibre pour ma vie.
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myanmarpichan · 6 years
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Lectures 2019. 4 - Joseph Roth, Job, roman d’un homme simple [Hiob : Romand mines einfachen Mannes]
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Des tours et détours en Mittleuropa. Je connaissais Joseph par son nom, j’avais commencé à lire une mauvaise traduction d’un de ses romans sans la finir, trop rude, trop carrée, sans attrait, j’avais mis à compte d’auteur les défauts du traducteur, et j'étais décidé à ne plus y revenir. Ici, la couverture et la maison d’édition m’y ont ramené, je me suis dit pourquoi pas en repensant à la Mittleuropa que j’ai visitée plusieurs fois, Zweig et Walser dévorés au lycée, le film Welcome in Vienna projeté plus de 20 ans après sa réalisation pendant des mois et des mois au MK2 Beaubourg du début des années 10, un succès monstre, des larmes en pagaille, Benjamin que l’on ne peut que croiser sans cesse,  enfin l’Europe du milieu ressassée, réécrite, continuée par Sebald des années après, à la fin du même siècle, lui qui mesure les conséquences des disparitions. 
J’ai bien fait de l’acheter, de me fier aux mains ouvertes de la couverture. La traduction me sauve de mon ignorance en allemand, elle est si claire et coule, elle permet la dévoration de ce best-seller des années 1930 qui fonctionne encore aujourd’hui. Les changements de rythme de l’écriture accompagnent les changements de perspectives, la modification des rythmes de vie de Mendel Singer, héros qu’on dirait toujours vieux, qui reste en tête comme une autre, la Mrs Ted Bliss de Stanley Elkin, je ne sais pas trop pourquoi sinon la combinaison des mots clés vieillesse + judéité. Le meilleur exemple de ce rythme de la phrase qui s’adapte à celui du héros, c’est l’impressionnant début de la partie américaine, lorsque Singer d’autochtone est passé immigré à Manhattan. Les mots anglais saccadés parsèment le flux de conscience enthousiaste du vieux qui pendant 20 pages ne semble plus si vieux, il s’extasie devant les merveilles de la ville, le fait que son fils se lave deux fois par jour avec de l’eau courante dans son bel appartement, là où dans la première partie Roth montrait les longs cheminements harassants en carriole d’un petit village de Crimée à un autre, les repas pauvres, les soirs sans cierges, le poële de la salle de classe que les élèves doivent alimenter en écoutant le vieux Mendel leur faire lecture de la Torah, la terreur médiévale devant les soldats. 
Le gouffre anthropologique entre ces deux mondes, l’ancestrale campagne yiddish des années 1890 d’un côté, le pimpant East Harlem ou Lower East Side des années 1900-1920 de l’autre, est examiné scrupuleusement par Joseph Roth. Un des plus jolis détails est constaté par Mendel Singer lorsqu’il se rend à la préfecture de Dubno, demander des visas pour l’Amérique. Attendant pendant des heures qu’on appelle son nom, il remarque mine de rien une porte de la préfecture qui « au lieu d’une poignée avait un bouton rond et blanc. Mendel se demandait comment il lui faudrait manier ce bouton pour ouvrir la porte. » C’est l’une des grandes qualités de Roth de savoir rendre ces absurdités et ces décalages rencontrés dans tout parcours migratoire, ces interrogations sur le bon usage des boutons de porte. Il sait aussi inverser l’étonnement et, pour le lecteur qui ne connait pas bien sa bible ni les rituels juifs d’Europe de l’Est, il livre dans la première partie des descriptions magiques de ces hommes qui vivent leur culte au milieu des champs, dans la nuit noire, en essayant de s’élever au dessus du sol par la prière.
Dans la partie new yorkaise du roman, autour de Mendel Singer sa famille se délite : son fils américain prodigue part à la guerre, sa fille libre et inarrêtable dans la première partie se met à perdre ses esprits, l’épouse qu’il n’aime plus lui fait sentir la réciproque et son autre fils laissé pour compte en Europe lointaine, le véritable homme simple du roman, le hante de plus en plus. Pour ralentir ou accepter cet écroulement, Mendel peut se réfugier et trouver d’autres Juifs à qui parler sa langue et ses problèmes dans un lieu bien particulier. Il s’agit dans le roman du magasin de musique d’un certain Showronnek, lieu où en plus d’acheter et de passer des disques yiddish, on peut semble-t-il allumer un samovar à l’aise, prendre son thé et son strudel, passer des heures simplement assis les yeux dans le vague, rester sans avoir à regimber ou commander autre chose, sans non plus avoir à relancer une conversation qui court de toute façon. C’est un de ces lieux des vieux juifs de New York, les délicatessens et les cafés viennois remplacés depuis par les Starbucks et les Wholefood, un de ces lieux communs de la Mittleuropa en exil. On en voit un exemple filmique dans la deuxième partie de Welcome in Vienna, tous les vieux et parmi eux quelques jeunes en amour se serrent entre les tables étroites du café et parlent du pays, du retour invraisemblable, des égards dus à la nouvelle terre, de patriotisme et de passion sans avenir. C’est un lieu en commun pour tous ces juifs new-yorkais qui vivent dans des petits logements infestés de punaises et de puces. C’est la mélancolique même, mais partagée. C’est aussi le dernier recours de Mendel Singer à bout de souffle, à la fin du roman il dort dans l’arrière-boutique avec l’accord du propriétaire, comme si cela allait de soi, pouvant se fondre même en sommeil dans les conversations du pays natal.
Il y a  dans le 18ème, à l’angle de la rue Léon et de la rue Marcadet, un petit restaurant qui me rappelle un peu ces délicatessens. Le Village Marcadet propose des raviolis aux champignons noirs tout mous et de fantastiques sandwichs végétariens tofu carotte râpée sauce piquante pour lesquels la dame sort en vitesse dans la rue acheter une demi-baguette. L’homme peut vous faire goûter son thé maison sur base d’anis étoilé, il évoque la politique, le temps qui passe, parfois son pays d’origine, les rénovations de la chaussée en cours, ses enfants qui le soir sont présents, sautant de table en table ou faisant leurs devoirs assis sur le petit banc couvert d’une toile cirée à motif de circuit automobile. L’endroit est jaune, vert et orange. Il y a des colonnes, des vitres à barreaux et d’autres non, des portes condamnées, des plantes qui s’empiètent sur une étagère haute, un présentoir de nourriture vitrée en angle, de la musique cambodgienne assourdie. On peut hésiter entre des plats asiatiques mais aussi des gombos ou des mafés qu’on sert avec du riz pour pas cher à la clientèle principalement d’Afrique de l’Ouest des rues avoisinantes. Vous pouvez vous y asseoir sans rien commander, je l’ai fait une fois avec des Tupperwares, n’ayant pas prévu de déjeuner dehors mais finalement oui. On m’a laissé manger en paix. On m’y laisse aussi corriger mes copies, réfléchir au plan de ma thèse, analyser mes photographies, sans me déranger, comme si le restaurant était une extension de mon salon. À la même table, un vieil homme s’assoit, toujours le même, tous les jours de la semaine (les rares fois où il n’y est pas, je pense immédiatement à sa mort, mais jusqu’a présent, il finit toujours par arriver). Le vieil éboueur à la petite retraite s’assoit et commande soit son mafé soit son poisson cuit à l’étouffée dans une feuille de bananier et, pour accompagner le plat, il demande son “petit côte”, la fiole de 50 cl d’un vin du Rhône que je n’ai pas goûté. Il recommande au fil de l’après-midi côte après côte, en tenant des propos plus ou moins incohérents, en faisant preuve d’une grande politesse envers les autres habituées qui passent la porte. Il monologue le plus souvent mais ne semble pas s’en faire. Parfois, après le service, des hordes d’éboueurs viennent prendre un déjeuner tardif. Ils s’arrêtent tous devant la table de leur collègue à la retraite et lui parlent rapidement de leur tournée du jour, avant d’emporter leur plat en barquette dans la maison des éboueurs, juste en face. Quand je finissais Job, roman d’un homme simple, j’avais en face de moi cet homme dont je ne connais pas le prénom et sans lui demander je donnais ses traits au héros du roman.
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myanmarpichan · 6 years
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Lectures 2019. 3 - David G. Haskell, Un an dans la vie d’une forêt [The Forest Unseen : A Year’s Watch in Nature]
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La récurrence de l’expression formes de vie, usée ces jours par les théoriciens de la littérature qui se mêlent de sociologie, prend ici tous son sens puisque chaque court chapitre donne à lire dans toutes ses dimensions - biologiques, mythologiques, historiques, esthétiques - une mais souvent plusieurs formes de vie en une, tout le propos d’Haskell étant de dire qu’il n’y en a pas une à côté d’une autre dans la forêt, mais qu’une forme de vie est nécessairement composite, les bactéries au sein des lichens et les champignons au creux des racines, pour cette relation qu’on appelle mycorhizienne. Beau mot scientifique comme il y en a beaucoup parsemés dans le livre, beaucoup mais jamais trop, on sent qu’encore une fois ce biologiste a suivi la formation universitaire états-unienne où l’on apprend à écrire en même temps qu’à mesurer, où l’on arrive peu à peu à bien doser les mots, la part du scientifique, de l’informatif et celle du méditatif, du poétique, où l’on sait parler de soi au sein d’une forêt sans faire trop de bruit. Cela donne un texte mycorhizien, pour dire autre chose qu’hybride, où le savoir universitaire immense, la force de synthèse de dizaines d’années en laboratoire et devant des élèves rencontre la patiente observation, l’immobilité forcée par toutes saisons, la méditation biologique de cette année dans la forêt primaire. 
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myanmarpichan · 6 years
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Lectures 2019. 2 - Maja Lundi  Une histoire des abeilles [Bienes Historie]
Lu dans la précipitation. Cela se lit, sans aucun blocage mais sans révélation, une construction assez répétitive, lassante, des chapitres trop courts pour entrer dedans, l’accumulation et les correspondances ne produisent rien, très artificiel je trouve et sans sentiment, beaucoup trop d’insistance sur l’importance de la famille traditionnelle hétéronomée et sur la beauté de la filiation, franchement on en a marre, best-seller qui se lit je répète, mais qui ne marque rien. Cependant on apprend des choses intéressantes sur les abeilles et les ruches.
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myanmarpichan · 6 years
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Lectures 2019. 1 - Leslie Jamison, The Recovering. Intoxication and its aftermath.
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Fini au premier janvier 2019, sa lecture est à cheval sur les deux années, il a tous les droits de se placer ici aussi en tête des lectures de cette nouvelle année, puisqu’il l’a ouverte en fanfare, dans un TGV oui-go Marseille-Paris, avec beaucoup d’heures de sommeil en retard, en face de Guillaume endormi contre la moquette rose très laide de ce train au-rabais dont l’esthétique rappelle sans cesse aux usagers qu’ils sont pauvres et ainsi ne peuvent prétendre à l’harmonie des formes et des couleurs du vrai TGV. 
Le livre de Leslie est extraordinaire en ce sens où elle arrive à parler de littérature, de politique, d’histoire, de la vie en communauté, de sa vie personnelle très longuement et très profondément, tout cela en même temps, sans que cela paraisse trop artificiel. Elle nous rappelle sans cesse que les écrivains nous apportent beaucoup, mais que l’écoute longue, répétée et attentive d’une personne qui a décidé de s’exprimer, dans un cadre rassurant comme celui des AA, a la même valeur que le meilleur des livres, ce que je suis porté à croire. Les bons documentaristes affranchis des formats commerciaux et les gens comme Svetlana permettent de s’en rendre compte. Et c’est beau de le rappeler à chaque fois. 
Un des fils réflexifs les plus intéressants du livre à mon sens est son interrogation sur l’originalité, sur la nécessité de donner sans cesse du nouveau, sur l’inouï comme valeur marchande. Vu que son livre s’inscrit dans le genre très prisé et populaire des récits de sevrage, de la chute de l’alcoolique à sa rédemption, et que sa construction suit exactement ce mouvement, elle redoute les reproches de banalité, mais elle les dénonce aussi. Pourquoi faudrait-il être toujours à part ? Pourquoi, dans ses études littéraires et dans sa pratique d’écrivain, lui a-t-on toujours enseigné l’évitement du lieu commun ? Quelle difficulté à écrire le commun sans être banal ? En travaillant sur ces notions et sur la répétition des récits comme fondement du travail de reconstruction que proposent les AA, elle offre une vision profonde et nouvelle de ces histoires qu’on se raconte et qu’on se répète afin de survivre. Enfin, le pied de nez ultime est que chaque phrase, chaque métaphore ou comparaison employée par Leslie provoque au sein du lecteur une réaction de plaisir très rare. Si tout le monde pouvait écrire comme elle, tout aurait beaucoup plus de sens. 
J’aime beaucoup aussi comment, mine de rien, sans que cela soit explicite, elle aborde différents types de textes subjectifs (la lettre / mail, le récit aux AA, les essays personnels que l’on doit rendre pour postuler aux universités américaines, les thèses de fin d’étude, le journalisme d’investigation, les récits d’addiction devenus produits commerciaux). Elle les met en rapport, en questionne le propos et les buts, montre leur place dans notre vie quotidienne, donne en revers à voir la part de l’intime dans l’oeuvre des romanciers qu’elle mentionne. Elle finit par fondre tous ces types de textes et de récits de soi par lesquels elle est passée en une forme singulière, son livre, qui se développe à l’aise sans plan et sans coutures trop visibles. 
Enfin, le livre devient absolument triste en son centre, que j’ai atteint au milieu d’une nuit solitaire. J’ai failli me coucher en larmes, mais j’ai fini par tourner une page plus clémente, ouverture d’une deuxième partie qui réconforte peu à peu, où Leslie parle de moins en moins d’elle pour parler d’elle au milieu des autres, où sa sobriété en construction rejoint l’apaisement progressif du lecteur.
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