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Lectures 2019. 4 - Joseph Roth, Job, roman d’un homme simple [Hiob : Romand mines einfachen Mannes]
Des tours et détours en Mittleuropa. Je connaissais Joseph par son nom, j’avais commencé à lire une mauvaise traduction d’un de ses romans sans la finir, trop rude, trop carrée, sans attrait, j’avais mis à compte d’auteur les défauts du traducteur, et j'étais décidé à ne plus y revenir. Ici, la couverture et la maison d’édition m’y ont ramené, je me suis dit pourquoi pas en repensant à la Mittleuropa que j’ai visitée plusieurs fois, Zweig et Walser dévorés au lycée, le film Welcome in Vienna projeté plus de 20 ans après sa réalisation pendant des mois et des mois au MK2 Beaubourg du début des années 10, un succès monstre, des larmes en pagaille, Benjamin que l’on ne peut que croiser sans cesse, enfin l’Europe du milieu ressassée, réécrite, continuée par Sebald des années après, à la fin du même siècle, lui qui mesure les conséquences des disparitions.
J’ai bien fait de l’acheter, de me fier aux mains ouvertes de la couverture. La traduction me sauve de mon ignorance en allemand, elle est si claire et coule, elle permet la dévoration de ce best-seller des années 1930 qui fonctionne encore aujourd’hui. Les changements de rythme de l’écriture accompagnent les changements de perspectives, la modification des rythmes de vie de Mendel Singer, héros qu’on dirait toujours vieux, qui reste en tête comme une autre, la Mrs Ted Bliss de Stanley Elkin, je ne sais pas trop pourquoi sinon la combinaison des mots clés vieillesse + judéité. Le meilleur exemple de ce rythme de la phrase qui s’adapte à celui du héros, c’est l’impressionnant début de la partie américaine, lorsque Singer d’autochtone est passé immigré à Manhattan. Les mots anglais saccadés parsèment le flux de conscience enthousiaste du vieux qui pendant 20 pages ne semble plus si vieux, il s’extasie devant les merveilles de la ville, le fait que son fils se lave deux fois par jour avec de l’eau courante dans son bel appartement, là où dans la première partie Roth montrait les longs cheminements harassants en carriole d’un petit village de Crimée à un autre, les repas pauvres, les soirs sans cierges, le poële de la salle de classe que les élèves doivent alimenter en écoutant le vieux Mendel leur faire lecture de la Torah, la terreur médiévale devant les soldats.
Le gouffre anthropologique entre ces deux mondes, l’ancestrale campagne yiddish des années 1890 d’un côté, le pimpant East Harlem ou Lower East Side des années 1900-1920 de l’autre, est examiné scrupuleusement par Joseph Roth. Un des plus jolis détails est constaté par Mendel Singer lorsqu’il se rend à la préfecture de Dubno, demander des visas pour l’Amérique. Attendant pendant des heures qu’on appelle son nom, il remarque mine de rien une porte de la préfecture qui « au lieu d’une poignée avait un bouton rond et blanc. Mendel se demandait comment il lui faudrait manier ce bouton pour ouvrir la porte. » C’est l’une des grandes qualités de Roth de savoir rendre ces absurdités et ces décalages rencontrés dans tout parcours migratoire, ces interrogations sur le bon usage des boutons de porte. Il sait aussi inverser l’étonnement et, pour le lecteur qui ne connait pas bien sa bible ni les rituels juifs d’Europe de l’Est, il livre dans la première partie des descriptions magiques de ces hommes qui vivent leur culte au milieu des champs, dans la nuit noire, en essayant de s’élever au dessus du sol par la prière.
Dans la partie new yorkaise du roman, autour de Mendel Singer sa famille se délite : son fils américain prodigue part à la guerre, sa fille libre et inarrêtable dans la première partie se met à perdre ses esprits, l’épouse qu’il n’aime plus lui fait sentir la réciproque et son autre fils laissé pour compte en Europe lointaine, le véritable homme simple du roman, le hante de plus en plus. Pour ralentir ou accepter cet écroulement, Mendel peut se réfugier et trouver d’autres Juifs à qui parler sa langue et ses problèmes dans un lieu bien particulier. Il s’agit dans le roman du magasin de musique d’un certain Showronnek, lieu où en plus d’acheter et de passer des disques yiddish, on peut semble-t-il allumer un samovar à l’aise, prendre son thé et son strudel, passer des heures simplement assis les yeux dans le vague, rester sans avoir à regimber ou commander autre chose, sans non plus avoir à relancer une conversation qui court de toute façon. C’est un de ces lieux des vieux juifs de New York, les délicatessens et les cafés viennois remplacés depuis par les Starbucks et les Wholefood, un de ces lieux communs de la Mittleuropa en exil. On en voit un exemple filmique dans la deuxième partie de Welcome in Vienna, tous les vieux et parmi eux quelques jeunes en amour se serrent entre les tables étroites du café et parlent du pays, du retour invraisemblable, des égards dus à la nouvelle terre, de patriotisme et de passion sans avenir. C’est un lieu en commun pour tous ces juifs new-yorkais qui vivent dans des petits logements infestés de punaises et de puces. C’est la mélancolique même, mais partagée. C’est aussi le dernier recours de Mendel Singer à bout de souffle, à la fin du roman il dort dans l’arrière-boutique avec l’accord du propriétaire, comme si cela allait de soi, pouvant se fondre même en sommeil dans les conversations du pays natal.
Il y a dans le 18ème, à l’angle de la rue Léon et de la rue Marcadet, un petit restaurant qui me rappelle un peu ces délicatessens. Le Village Marcadet propose des raviolis aux champignons noirs tout mous et de fantastiques sandwichs végétariens tofu carotte râpée sauce piquante pour lesquels la dame sort en vitesse dans la rue acheter une demi-baguette. L’homme peut vous faire goûter son thé maison sur base d’anis étoilé, il évoque la politique, le temps qui passe, parfois son pays d’origine, les rénovations de la chaussée en cours, ses enfants qui le soir sont présents, sautant de table en table ou faisant leurs devoirs assis sur le petit banc couvert d’une toile cirée à motif de circuit automobile. L’endroit est jaune, vert et orange. Il y a des colonnes, des vitres à barreaux et d’autres non, des portes condamnées, des plantes qui s’empiètent sur une étagère haute, un présentoir de nourriture vitrée en angle, de la musique cambodgienne assourdie. On peut hésiter entre des plats asiatiques mais aussi des gombos ou des mafés qu’on sert avec du riz pour pas cher à la clientèle principalement d’Afrique de l’Ouest des rues avoisinantes. Vous pouvez vous y asseoir sans rien commander, je l’ai fait une fois avec des Tupperwares, n’ayant pas prévu de déjeuner dehors mais finalement oui. On m’a laissé manger en paix. On m’y laisse aussi corriger mes copies, réfléchir au plan de ma thèse, analyser mes photographies, sans me déranger, comme si le restaurant était une extension de mon salon. À la même table, un vieil homme s’assoit, toujours le même, tous les jours de la semaine (les rares fois où il n’y est pas, je pense immédiatement à sa mort, mais jusqu’a présent, il finit toujours par arriver). Le vieil éboueur à la petite retraite s’assoit et commande soit son mafé soit son poisson cuit à l’étouffée dans une feuille de bananier et, pour accompagner le plat, il demande son “petit côte”, la fiole de 50 cl d’un vin du Rhône que je n’ai pas goûté. Il recommande au fil de l’après-midi côte après côte, en tenant des propos plus ou moins incohérents, en faisant preuve d’une grande politesse envers les autres habituées qui passent la porte. Il monologue le plus souvent mais ne semble pas s’en faire. Parfois, après le service, des hordes d’éboueurs viennent prendre un déjeuner tardif. Ils s’arrêtent tous devant la table de leur collègue à la retraite et lui parlent rapidement de leur tournée du jour, avant d’emporter leur plat en barquette dans la maison des éboueurs, juste en face. Quand je finissais Job, roman d’un homme simple, j’avais en face de moi cet homme dont je ne connais pas le prénom et sans lui demander je donnais ses traits au héros du roman.
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