#jaiconnujed
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-Alors, j'ai un double-expresso. -C'est pour moi ! -Et un noisette pour vous, je suppose. -C'est ça, merci ! -Je vous en prie, bonne dégustation.
Elle s'éloigne et on reprend notre conversation :
-Donc j'ai l'impression avec l'âge de confondre les années, c'est triste, je trouve. Depuis, j'essaie de leur donner une couleur spécifique à chacun. Et je me suis rendu compte, si tu donnes une couleur, un prénom, un lieu, à chaque été, tu peux pas confondre les années. -Ouais ? Par exemple ? -Par exemple, bon là c'est l'été 2023, là où on s'est rencontrés. -Ouais. -L'été 2022, c'est là où j'ai rencontré Carlo. -Ouais ok. -L'été 2021, j'ai tendance à le confondre avec l'été 2020. -Beh non, t'as déménagé à l'été 2020. -Oui, mais je veux quand même donner une couleur à celui de 2021. -Mais tu pars pas en vacances ? -Pas tellement. Et avant, je pouvais partir toujours un peu au même endroit. Mais il y a une période où je partais à des endroits différents tous les étés, mais attends, on en est à 21. -Ouais ouais ok. -Donc l'été 2021, c'est quand la mère de ma coloc est morte. -Mais genre c'est le seul truc dont tu te souviennes ? -Non, mais je le connecte à une émotion, et après tout vient avec : ma coloc a été à Roanne pour l'enterrement, elle m'a ramené de la confiture de sureau, et ça a été le goût de ton mon automne (y avait au moins 4 pots), j'ai des potes qui sont venu·es passer une semaine à la maison, y avait des fêtes de ouf à la ferme d'à côté tous les jeudis. -Ouais ouais je vois. Et comme ça, t'arrives à pas confondre ? -Voilà. -Et les étés d'avant, alors ?
Il a fini son café, il a posé sa tasse, et il a commencé à utiliser ses doigts : un été, un doigt.
-2019 : les visites de maisons. 2018 : le voyage de Milan à Berlin. 2017 : Lisbonne. 2016 : la rupture avec Alma. 2015 : La Loire à vélo avec Alma. 2014 : on est resté·es à Paris, faire du bénévolat, réparer des vélos, distribuer des sandwichs, pleins de trucs comme ça, et puis visiter des musées et lire dehors. 2013 : Lisbonne avec Alma. 2012 : la rencontre avec Alma. 2011 : le bac et le kayak. 2010 :
Il continue, et c'est trop bien de remonter sa vie comme un CV sensible. Mais le mec de la table d'à côté parle un peu fort. Je peux pas m'empêcher de l'entendre. J'entends des bribes, des mots. Mais à un moment j'entends une phrase complète qui me trouble : "et des fois, je suis sur mon canapé comme ça, et ça vient, c'est des volutes de tristesse, et je sais que ça vient et que je vais me sentir très triste dans 10 secondes, tu vois ?"
Des volutes de tristesse, je vois tout �� fait ce qu'il veut dire. J'en ai raté l'été 2004.
Et il fait :
-Bref, t'as compris. Un été, une couleur, et ça offre des points d'appui pour l'année complète. C'est con mais ça marche pas pareil avec les automne ou une autre saison. Les étés successifs viennent comme des… comme des… je sais pas, des… des volutes d'émotions, en fait. C'est comme …
Lui aussi, il a entendu la conversation d'à côté.
-C'est comme la fumée du café, tu vois ? -Ouais, je vois. -T'as le café, c'est l'émotion de ton été. Et la fumée, c'est les volute de l'été, qui peuvent parcourir des années si tu t'en souviens, et que tu y fais bien attention. -Ouais, je vois. -Et c'est des volutes successives. Genre, tu mets ton attention sur 2017, puis 2016, etc. Et y a tout qui vient avec. -Ouais, je vois.
Je sais pas s'il a entendu qu'on avait repris son mot. J'ai regardé un peu son visage, discrètement en diagonale. Il était beau et marqué par la tristesse. Il était pas triste maintenant. Mais on sentait qu'il avait beaucoup pleuré ces derniers jours.
J'ai connu Jed.
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Je sors du cinéma. J'y ai été à cause de la pluie, et là il fait beau. C'est une autre rue et un autre temps. On a fait un voyage à travers la salle.
C'est pas la première fois que je vais au ciné seule, mais c'est la première fois que j'y vais seule à l'improviste, pour voir un film dont je vais pas me souvenir, un film banal, un film à cause de la pluie.
Pendant quelques centaines de mètres, je suis derrière un groupe de quatre ou cinq personnes. Elles parlent du film, j'entends distinctement leur conversation. Il y a quelques blagues sur un des personnages. Il y a une réplique répétée. Ça rigole, ça rebondit. Et puis, un des gars intervient :
-En tout cas, la musique était trop bien. -Ouais ! -Ouais carrément ! -C'est fou ce que la musique peut te faire ressentir comme émotions, quand c'est calqué à une scène comme ça.
Et il y a eu un silence. Il avait changé l'ambiance du groupe. Il a quand même ajouté :
-Vous avez pas l'impression que parfois, il y a un genre de musique qui vient de l'intérieur dans des moments de votre vie ? -… -Des moments importants ou pas, mais juste y a des musiques comme ça. -… -Moi j'ai ça, j'ai l'impression qu'il y a un musicien fantôme à côté de moi. Genre j'entre dans une pièce, et paf, grosse musique dramatique au violoncelle alors que je vais juste me laver les dents. -Mais t'es perché, toi.
Le groupe a traversé pour prendre le métro à la fourche. La conversation a fondu. Et puis, j'ai continué l'avenue de Saint-Ouen tout droit dans une musique rock de ma jeunesse genre Alanis Morissette ou Nada Surf. Et puis, j'ai continué ma vie avec le musicien fantôme. Et le souvenir de la voix de cet inconnu. Je ne me souviens pas quel film c'était.
J'ai connu Jed.
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Je l'ai croisé quand j'avais 5 ans. Lui était à peine plus jeune. On se baladait en forêt avec mon père. Je pouvais marcher longtemps pour mon âge, je me souviens que mon père était fier de moi pour ça.
On prenait toujours le même chemin. Un chemin large, assez fréquenté. Puis, on bifurquait vers un chemin secondaire. On traversait dans le sous-bois, on rejoignait un autre chemin qui nous faisait sortir de la forêt et nous menait jusqu'à la maison.
Il était là, sur le bord du chemin secondaire, et personne autour de lui. Moi, ça ne m'a pas étonnée. Des tas d'enfants sont seul·es dans la cour de la maternelle. Ça m'arrive aussi, ça n'est pas choquant. Mais ça a interpellé mon père, il a un peu ralenti, s'est arrêté à sa hauteur : -Tu es tout seul ? -Oui. Il sanglotait. On ne s'en rendait pas compte tant qu'il ne parlait pas. -Tu es venu avec tes parents ? -Oui. Avec ma maman. -Et tu sais où est ta maman ? -Non. -Comment tu t'appelles ? -Jed. -Viens, Jed, on va retrouver ta maman. Tu sais comment elle est habillée ?
Il savait pas. Mon père a pris l'enfant dans un bras, moi dans la main, et on a cherché la maman de Jed comme ça. On a refait tout le chemin principal. Il disait toujours la même chose aux gens qu'on croisait : bonjour, c'est Jed, il cherche sa maman. Si vous la voyez…
Je me souviens distinctement de cette phrase. Les gens répondaient en général d'accord. Je me souviens d'une dame qui ressemblait à ma mamie ou à ma maîtresse, enfin une vieille dame qui a dit oh la laaaa oui, d'accord, merci monsieur !
Je me souviens de cette dame qui sentait fort le parfum. Mais je ne me souviens pas de la maman de Jed. Je me souviens de mon père soulagé qui rentre à la maison avec moi dans les bras (parce que j'étais fatiguée d'avoir beaucoup marché et que c'était déjà l'heure de cuisiner). Je me souviens de la respiration de mon père, il marchait vite et avait quand même porté un enfant pendant un moment. Donc on l'avait trouvée, sa maman, mais je ne me souviens pas du tout de ce moment-là.
Je me souviens par contre de la tête de Jed vue d'en bas, dans les bras de mon père. Les yeux rouges et le nez qui coule jusqu'au menton. Son regard a croisé le mien, et je me suis sentie privilégiée d'être avec mon papa. De ne pas avoir besoin d'avoir peur. J'aurais voulu le soutenir un peu, mais je savais pas comment. Je l'ai juste regardé.
J'ai connu Jed.
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Enfin, on en est à un stade où Jed google combien ça fait mal de se suicider de telle ou telle façon.
Il pense bien-sûr aux gens qu'il aime. Il imagine comment ces personnes prendront la nouvelle. Il pense aussi aux gens qui devront débarasser son corps. Il se veut le moins encombrant possible. Il a des flashs de son enfance. Il pense aux rêves qui n'arriveront pas, maintenant que c'est pour lui la fin du film.
Mais ce qui lui importe vraiment, c'est de souffrir le moins possible, et de se réussir. C'est tout ce qui compte. Tout le reste n'est que pensée parasite.
Tout ça paraît très réel. C'est réel. Il va vraiment commander une corde. Il compare les délais de livraison plutôt que les prix, car quelques journées de plus, c'est relou.
Mais au cœur de la nuit, orage, coupure de courant, pas de wifi, et Jed a déjà résilié son forfait téléphonique depuis lundi.
Il clique frénétiquement sur l'icône wifi, puis appuie frénétiquement sur le bouton marche/arrêt de la box. Il ferme son ordinateur d'un geste. Il s'assied par terre, contre le mur. Il ferme les yeux. Il soupire longuement en posant son crâne sur ses genoux.
Il ouvre les yeux : il a la réponse. Il prend son téléphone, prépare un SMS. Il range un peu, débranche les appareils électriques, met les clés bien en évidence sur la table basse, et il va se coucher. L'orage s'est calmé. Il dormira bien.
(fin.) Le chapitre 0, chronologiquement la suite de celui-ci, est ici.
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Je suis une petite vieille, tout ce qu'il y a de plus classique. 76 ans, la peau frippée, des principes bien ancrés, je fais des super tartes tatin, et je suis lesbienne. Ça fait 22 ans qu'on est ensemble avec Anna, et on s'est mariées l'année dernière ! Les gens se disent que si on s'est mariées c'est parce que l'âge avançant ou je sais pas quoi, mais pas du tout. On s'est mariées parce qu'on voulait se marier, voilà.
Donc là, on est avec Anna, sur nos chaises longues parallèles. Les haies sont basses et clairsemées, ce qui fait que nos voisin·es nous voient, mais on en a rien à foutre. Ça nous empêche pas de nous mettre en culottes - chapeaux de paille. On est dans le jardin, comme d'habitude à cette période, on se lâche la main seulement pour tourner les pages de nos magazines.
Et là, on entend une rumeur. Un grésillement comme le haut-parleur d'une camionnette de cirque. Le son s'épaissit, on reconnaît la voix de Jacques Brel. Puis, c'est de plus en plus fort, c'est Les Vieux Amants. On passe nos yeux par-dessus nos magazines. Et là, on voit un gars passer tranquille à vélo avec son enceinte qui crache du Brel.
Il nous regarde furtivement. On se sourit des yeux. Complices de kiff.
Elle fait du bien quand on est âgées, la complicité des jeunes. C'est fou, c'est des gamin·es et on attend leur validation. On ne s'en est jamais reparlé avec Anna. Moi, ça m'a marquée en tout cas. Un type inconnu qui sillonne le lôtissement avec un vélo crieur de Brel. Il me revient en pensée.
J'ai connu Jed.
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Ça s'est passé le jour de la démolition d'un de ces immeubles imposants construits dans les banlieues françaises à l'après-guerre.
On avait été relogé·es depuis déjà plus d'un an dans un de ces lotissements On regardait ça depuis un tallus comme un feu d'artifices. Quelques explosifs bien placés et bien coordonnés, le géant s'affaisse, bientôt un nuage de fumée et le spectacle est total.
Comme pour un feu d'artifices, il y avait une foule, un groupe de musique, des jeunes qui buvaient sans doute pour la première fois, des enfants qui courent et jouent en liberté. On a passé la soirée là en famille. On a bu sagement notre rosé, on a partagé notre salade de riz et on a fini par un gâteau aux pommes qu'avait fait Nina. C'était son premier gâteau toute seule et il était pas mal. En tout cas, on l'a encouragée. Et puis, on a rangé et on est rentré·es.
Sur le chemin, il y a eu un attroupement. On a entendu "c'est une petite, putain c'est horrible". On a vu une voiture arrêtée, portière ouverte côté conducteur. J'ai demandé si les secours avaient été prévenus. On m'a dit que oui les pompiers arrivaient. Alors, on a continué notre chemin.
Peut-être 200 mètres plus loin, on a croisé un homme de 35-40 ans qui courrait vers la scène, guidé par un ado, le visage déjà tordu, déjà en sueur. Je me souviendrai de son regard tendu vers la petite. Lui ne nous a pas remarqué·es. On était pour lui juste un décor, au même titre que les lampadaires, l'odeur de poussière et la moiteur de l'été. Un décor sordide qui le hantera sans doute tout le reste de sa vie.
On est rentré·es, on a défait les affaires, on a brossé les dents des enfants, les nôtres, et tout le monde a dormi. Le lendemain, on a regardé l'immeuble s'affaisser à télé-matin. On a parlé avec la voisine, on a dit pauvre petite, et voilà.
J'ai connu Jed.
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La photo d'une petite fille en fond d'écran. Une application de calendrier. Une liste de tâches avec des codes couleur. Des conversations avec des liens vers des documents sérieux.
C'est ce que je vois dans son téléphone. Je suis voiture 2 place 76 dans le Paris-Lyon. Côté fenêtre. Juste derrière lui. Ma mère m'a retiré mon téléphone à moi. Et j'en avais un peu marre de lire Le Grand Maulnes. Je le finirai chez mon père. Le paysage de novembre, j'aime bof, alors entre les sièges je regarde le téléphone du gars devant moi.
Je prends toujours le train du lundi 7h52 la deuxième semaine de chaque vacances scolaires. L'année prochaine, j'aurai le droit de le prendre tout seul, mais là, c'est encore ma mère qui m'accompagne. Elle pense que ça me rassure. Je dirais que c'est pas nécessaire, elle m'agace parfois et je préfèrerais être seul. Mais peut-être qu'en fait elle a raison. Peut-être que ça me fait du bien quand même. Aux vacances de Noël, je vais lui demander de prendre le train seul. Pour voir. Ou peut-être à celles de février.
J'ai soif et un peu envie de pisser, mais j'aime bien regarder le téléphone du gars devant. Je suis hypnotisé. Il l'utilise pas du tout comme j'utilise mon téléphone.
On arrive bientôt à Lyon. Il ferme ses applis les unes après les autres, il revient sur la photo de la petite fille trop mignonne et range son téléphone dans sa poche. Ma mère me demande de préparer mes affaires. J'aurais bien aimé une petite sœur, mais c'est mort maintenant.
Donc, là, je passe la deuxième semaine de vacances scolaires avec mon père. C'est cool. Parfois, il travaille et je peux traîner à la maison. Mais il prend quand même des congés quelques jours et on va au ciné, à la Vogue des Marrons, au KFC, à la boutique de mangas. C'est comme avec un pote, mais un pote qui aurait de l'argent et dans une ville où je connais personne. J'ai pas à faire semblant de ne plus aimer des trucs de gamins. J'adore les auto tamponneuses et les glaces. Et de toute façon je croiserai personne que je connais.
Ensuite, il me raccompagne à la Gare de Lyon, ma mère vient me chercher et on rentre à Ivry. En français, on étudie Le Grand Maulnes. Je progresse un peu à PES. J'ai enfin la moyenne en maths. Je fais mon premier vol au Carrefour Market en face du lycée. Et les vacances de Noël arrivent vite. Alors, je reprends le train. Seul cette fois.
On arrive super en avance. Le quai est indiqué juste 20 minutes avant, mais nous on sait que c'est la voie 23, on a l'habitude. Et en fait, non, ça a changé, c'est la voie A, dans le Hall 1. On y va en courant, ma mère est super stressée, il y a plein de monde. Elle me fait beaucoup de bisous devant tout le monde et me répète des trucs style t'as ton chargeur dans ta poche extérieure, oublie pas de descendre à Lyon, garde ton sac près de toi on sait jamais, et tu m'appelles quand tu veux. Je monte dans le train, mais je pars du mauvais côté, c'est la mauvaise voiture, je m'en rends compte tard et je dois me refaire une bonne partie du train dans l'autre sens alors qu'il part déjà.
Et c'est là que je le vois. Le mec de la dernière fois. Dans le carré famille. Il a un peu changé de tête. Je le reconnais à son téléphone posé sur la tablette devant lui. Je reconnais la petite fille. La même photo que la dernière fois. La même photo, mais en noir et blanc.
J'ai connu Jed.
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Elle aime les animaux. Tous les animaux. Sous toutes les formes. Elle les aime sauvages comme dans des cages. En photo comme au zoo. En vie ou sous forme de crânes. Entre les lames de son microscope (pour les moustiques, par exemple) ou dans son assiette.
Alors quand on est au parc Monceau, au printemps, elle adore voir les champs de papillons. Elle circule soigneusement entre les fleurs pour les voir le plus près possible.
L'autre jour, je la regardais faire depuis le chemin de sable. Elle était si heureuse. Et là il y a un mec qui passe avec une gamine en draisienne. La petite s'arrête et tend les bras pour aussi essayer de toucher les papillons. Et le mec lui a dit :
-Non, Mona ! Touche pas les papillons, c'est sale !
Il avait un ton de dégoût. La petite a obéi tout de suite, et a repris sa route en draisienne. Heureusement, la mienne n'a rien entendu.
J'ai connu Jed.
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Je me souviens de ces britanniques qui jouaient sur le parking à une sorte de base-ball de plage.
Je me souviens du fou rire parce qu'à la brasserie, l'assiette de la table voisine ressemblait à du vomi, et on a eu la même pensée au même moment.
Je me souviens de ce mec qui a posé sur le tapis de la caisse des bonbons La Vosgienne, six bouteilles de whisky, et un paquet d'Uncle Ben's.
J'ai connu Jed.
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Dans tout le hameau, à chaque poteau électrique, j'avais vu ces petites affiches de chat perdu. Exactement comme sur les platanes en ville ou dans les films. Mais chez moi, dans le hameau. Je trouvais ça absurde. Si tu perds un chat, t'en parles, tu fais le tour les voisin.es, ou bien tu mets une affichette à la boulangerie.
Un peu plus loin, je l'ai vu installer le papier avec une agrafeuse. Un type propre sur lui, enfin plutôt avec des vêtements élégants mais froissés, tâchés, abîmés. J'imaginais aussi la personne comme ça : au passé reluisant, mais à présent froissée, tâchée, abîmée. Et j'imaginais aussi la détresse, pour une personne pareille, de perdre son chat.
Je suis passée en voiture, c'est mon fils qui conduisait. Mais j'ai eu le temps de voir tout ça, il sait que je n'aime pas quand il passe trop vite dans le hameau. Son père a renversé un enfant ici il y a trente ans.
Je n'ai pas vu le chat. L'année suivante, j'ai dû retirer moi-même les affichettes.
J'ai connu Jed.
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Le tiers-lieu rural avait ouvert deux semaines plus tôt. Passé le weekend d'inauguration, avec pleins d'événements et d'ateliers, c'était un peu mort. J'y allais quand même pour apprendre mon texte de théâtre. Je m'y sentais bien jusque-là quand il y avait du monde. Mais là, c'était de plus en plus mort.
Il y avait moi, la bénévole, deux mamans qui venaient de déposer leurs enfants à l'école. Un groupe d'ados qui devaient pas avoir cours ce matin. Et un mec tout seul sur les coussins. Y avait pas personne, mais pas d'ambiance.
Je me suis dit que j'allais arrêter de venir ici, que tant pis, ce serait une tentative loupée de plus pour dynamiser les territoires.
Clac. Clac. J'entendais Clac. Clac. Les deux mamans se sont retournées, mais le gars s'en foutait. Il se coupait les ongles. Ça m’avait fait me sentir à l’aise dans cet endroit. Comme à la maison. Comme dans une grande coloc-surprise les lundis et mardis matins, je venais.
Et puis un peu tous les matins quand j’ai arrêté les études pour préparer mes castings.
Je le doublais parfois sur la Nationale. Il marchait tous les jours pour y aller. Il faisait là-bas des trucs de maison. Il lisait, chargeait son téléphone, écoutait de la musique, épluchait une orange. Je sais pas quelle était sa vie, à ce monsieur. Il devait se forcer à sortir, ça devait être une sorte de défi, c'est beau. Il a contribué à faire de cet endroit un lieu chaleureux, où on se sent à l'aise, aligné. En tout cas, ça a marché pour moi, et je lui ai jamais dit.
Et puis, j'ai déménagé à Bordeaux pour me rapprocher des projets conventionnés. Je suis retourné quelques fois au tiers-lieu, mais je ne l'ai plus vu.
J'ai connu Jed.
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13 heures 30 à 15 heures, je dois faire ma sieste. Que je dorme ou pas. Je suis dans le grand lit de ma grand-mère.
J'ai dormi, mais je me suis réveillé. Je regarde les murs, je me sens petit sur ce matelas. J'écarte mes bras et mes jambes comme une araignée mais je ne touche pas les bords.
En bas, une voix masculine (c'est rare). Je ne comprends pas ses mots à lui, mais je comprends ceux de ma grand-mère. Elle termine l'échange par "ça presse pas, gardez-le tant que vous en avez besoin".
Puis, elle est venue me lever comme d'habitude. On a joué un peu dans le jardin, puis on a pris le goûter, et là la voix masculine est revenue. Il a tendu à ma grand-mère un marteau, il l'a remerciée, et il est reparti.
"Ça, Mathis, tu vois, c'est notre nouveau voisin !" elle m'a dit, et j'ai fini mon jus de pomme.
J'ai connu Jed.
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Je me disais "Quand je vais mal, je vais en forêt." Je m'y tenais. C'était un réflexe. Parce que quand je vais mal, si je commence à me poser des questions, je fais rien du tout, et je vais toujours mal.
Mais pendant les phases où je vais bien, j'ai le temps de me poser des questions, et donc j'ajuste. L'ajustement c'est l'eau. Il me faut de l'eau. Un étang, une rivière, un lac, la mer, l'océan. Plus le mal est lourd, plus l'étendue d'eau doit être grande.
Là, ça va pas bien, mais modérément. Donc, je marche jusqu'au marécage, et je me pose un peu. Parfois, je fais en même temps deux ou trois trucs utiles, genre passer des coups de fil administratifs ou passer en revue les personnes qui comptent vraiment pour moi et imaginer dans quel ordre je préfèrerais qu'elles meurent, m'imaginer perdre l'une sans le soutien de l'autre, puis vice-versa, imaginer perdre la plus importante d'abord comme ça c'est fait et ce sera plus facile pour les suivantes, ou l'inverse, enfin je profite bien.
Mais là, non, j'ai laissé la musique se terminer dans mes écouteurs (c'est un lecteur CD avec lequel je marche, oui oui, ça fonctionne encore ces trucs-là). J'ai gardé mes écouteurs, et juste je regarde l'eau, ça m'apaise. Elle est pas hyper propre, mais bon ça marche quand même.
A ma droite, il y a des roseaux et des ronces. Et normalement, c'est tout, il y a jamais personne. Mais là, à droite des roseaux et des ronces, il y a un mec au téléphone. Il a l'air de se confier. Il écoute aussi beaucoup en faisant "m", pas "mmmmm", juste "m". Il sait pas que je l'entends, ou alors il sait très bien et il s'en fout, c'est possible aussi, ça me fait ça quand je suis au téléphone des fois, je me dis, bon, soit je mets mon énergie à ce qu'on m'entende pas, je me déplace ou quoi, soit je profite de mon coup de fil et puis bah les gens prennent, tant pis.
Bon, allez, c'est pas génial, mais je vais écouter sa conversation. J'ai que ça à faire et puis c'est intéressant cette fenêtre sur la vie intérieure de l'inconnu qui vient aussi se poser près du marécage car il va mal.
Il dit qu'il accepte la proposition d'un ami de lui louer sa maison à la campagne pas cher, que ça lui fera du bien. Je comprends qu'il vient de se séparer, qu'il est en arrêt maladie. Mais y a un truc beaucoup plus lourd derrière tout ça, je sens, parce qu'il dit qu'il sait pas s'il pourra un jour reprendre comme avant, en fait non, même, il est sûr qu'il pourra jamais, c'est sûr, jamais, en fait, il dit. Je sais pas pourquoi, mais lui il sait, et la personne à qui il parle aussi, donc y a aucune raison pour lui de lui dire sinon celle de me le faire entendre.
Il y connaît rien lui, à la campagne, il dit, d'un air inquiet. C'est marrant, ça me fait vraiment penser à moi. Quand il y a un bruit chelou dans ma maison, avant je m'en inquiétais pas. J'avais le réflexe de penser que c'était la cage d'escalier, enfin non, même, j'y pensais pas. J'ai toujours eu l'habitude des bruits parasites dans mon immeuble. Et là, dans la maison, j'étais sur mon canapé comme ça en train de lire, y avait un gros badaboum qui venait du toit, et j'interrompais pas ma lecture. Sauf qu'au bout d'un moment, j'ai commencé à m'alerter : s'il y a un bruit chelou, c'est potentiellement un truc qui casse, un truc qui craque, un truc qui fuit, un truc qui se fait bouffer par une souris, enfin bref, lui il admet que ça lui fera de changer complètement de vie. Sauf qu'il connaît personne ici, et qu'elle lui manque tellement. Ses sanglots montent.
Il se met à pleurer, et ça moi je peux pas, ça me gêne de ouf. C'est trop gênant qu'il pense que j'écoute. Mais c'est pas le moment pour partir, parce que s'il m'entends partir pile quand il pleure, il va voir que j'écoutais. Bon, je remets ma musique.
J'ai pas vu son visage. Je l'ai peut-être croisé sans le savoir en voiture ou sur un marché du coin. Mais je l'ai jamais vu ou réentendu au marécage.
J'ai connu Jed.
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Je suis Anna. Ma femme est morte au début de l'année (cancer de la peau), c'est mon premier été sans elle. Culotte, chapeau de paille, magazine. Ma chaise longue n'est plus parallèle avec aucune autre chaise longue, ni d'ailleurs avec rien.
Je lis mon magazine seule. De temps en temps je pleure. Et puis, j'ai assez pleuré alors je reprends ma lecture, parce que ça va pas la ramener.
Je crois en rien, ni en la vie après la mort, ni en la réincarnation, ni au dialogue avec Anna, ni aux forces de l'esprit, ni rien. Donc, je crois que c'est mon dernier été.
Il y a un type qui passe à vélo avec du Brel à fond. Le même que l'année dernière. Son allure est plus molle. On a le temps de se croiser du regard.
Bien-sûr, je lis dans son regard, ce que je veux bien y trouver. Et là, j'y vois un genre de à quoi bon. Je vois une activité qui le rendait heureux avant, mais maintenant qu'il est malheureux, l'activité n'y peut rien. Je vois ça : tiens, ça ne me rend plus heureux, ça c'était avant, alors il va falloir trouver autre chose.
Il passe devant moi, je lui donne le même regard.
Peut-être qu'on se comprend. Je crois à ça. Je pose le magazine. Je vais plutôt fermer les yeux.
J'ai connu Jed.
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Ce matin, et c'est pas le cas tous les matins, on a la mise en bière d'une petite.
C'est comme d'habitude, mais en plus petit. On a quatre clous de moins sur le cercueil. Dans la salle, la table en marbre dépasse, parce qu'elle est calibrée pour une taille adulte. Est-ce que certains plus grands funérariums ont une salle dédiée à la mise en bière d'enfants avec une table adaptée, comme certaines plus grandes aires de repos ont des urinoirs à hauteur d'enfant ? Je ne sais pas, ça fait seulement deux ans que je fais ça, et c'est mon premier funérarium.
Au début, ça me dérangeait vraiment de voir les similarités entre les visages de la famille, et celui du défunt ou de la défunte. Et puis, je m'y suis fait.
Mais là, c'est revenu. On avait préparé la petite la veille. Et ce matin, quand on a ouvert, il y avait déjà les parents qui attendaient devant la porte. Et c'est chaud, la petite, c'était vraiment le portrait de son père. Les mêmes yeux, et le front, et tout, là. On aurait dit qu'il venait la chercher à l'école. C'était un sacré truc de lui amener un petit cercueil à la place. J'avais peur de le décevoir.
J'ai juste croisé son regard, et j'ai eu l'impression de voir les yeux de la petite, mais en vivants. Quoique.
Pourtant, j'en vois des trucs glauques, mais parfois, je repense à son regard mi-mort et ça me secoue.
J'ai connu Jed.
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Première fois à Paris. Enfin non, je suis venue quand j'étais gamine, pour aller à la Cité des Sciences, au musée Grevin, ou je ne sais quoi, et pour changer de gare. Enfin, c'est ma première fois à Paris avec les trottinettes électriques, les pistes cyclables, les livraison de courses, les boutiques de CBD, les poubelles jaunes, les vélibs, l'euro et les téléphones portables.
A l'autre bout de la rame, la rumeur d'une femme qui demande de l'argent ou à manger. Elle s'approche pour répéter son discours en milieu de rame. Elle reçoit un peu d'argent au passage. Elle est dans un sale état, surtout dans ses yeux. Je suis peut-être la seule à la regarder. Mais je ne lui donnerai pas de pièce. Un regard, c'est déjà pas mal.
Dans la secousse d'un tunnel, elle vacille et s'écroule. Le métro ralentit, s'arrête, les portes s'ouvrent. Les gens passent devant elle, personne ne s'alerte. Est-ce que je vais voir ? Elle ne bouge pas.
Ah, ça y est, un homme se penche sur elle, lui demande si ça va bien. Je me lève aussi. Ça m'autorise à voir si tout va bien. Elle respire. Elle réagit. Tout va bien. Enfin, oui, on peut dire qu'elle est vivante en tout cas. On l'aide à se relever. Elle explique qu'elle n'a pas mangé depuis hier :
-D'habitude j'exagère pour avoir un truc à manger, mais là c'est vrai, j'ai pas mangé depuis hier.
Il était 19 heures.
L'homme a disparu. C'est grâce à lui que je suis intervenue. Je sens que c'était à moi de prendre soin d'elle. Alors, je rate mon changement.
J'ai connu Jed.
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