Text
Au fond, tout au fond du chariot des livres à ranger, il y a un manuel rouge souple, sans étiquette. La couverture est un squelette au sourire effrayant, avec un chapeau, les bras en l'air, dans un cadre noir.
L'image me paraît familière, elle me parle :
Ce tas d'os que tu vois, ça ressemble à de l'art contemporain, mais c'est aussi le squelette d'un marin de 39 ans, retrouvé là-bas. La légende dit qu'il n'a pas vu la terre ferme pendant une décennie. Alors, forcément, une décennie sans voir la terre ferme, sans voir Londres et ses lumières, sans voir la mise en scène de William Charles Macready, sans entendre Nabucco ou Don Pasquale. Une décennie - imaginez ! Une décennie sans le Yorkshire pudding de Simpson's-in-the-Strand. Une décennie, il y a de quoi devenir fou.
Il y a même de quoi devenir un sac d'os, si on veut mon avis. Moi, par exemple, si je vais chez Simpson's-in-the-Strand. Si on se rend dans les cuisines, par exemple, là - bonjour, faites un peu de place pour le bateau s'il-vous-plaît, pardon du dérangement.
Regardez-moi ce roast beef sur les chariots en argent emblématique du restaurant - chef, ça fait longtemps que vous travaillez ici, vous ? je vous connais pas. Il a commencé comme commis, à l'ouverture en 1828. Il y a une décennie. Il vient d'être nommé chef. À 39 ans, belle carrière. A rester dans sa cuisine une décennie, il y a de quoi devenir fou. Fou. Et il fond. Il fond dans un tas d'os. Il meurt, il meurt de folie. Son squelette s'écroule dans une case rouge, au fond, tout au fond du chariot d'argent.
1 note
·
View note
Text
J'éclaire une table est carrée. Sur le bord supérieur, une première paire de bras. Les manches sont bleu marine. Le tissu blanc d'une chemise déborde sur le poignet. Les mains sont blanches, une alliance en or blanc.
Sur le bord inférieur, une seconde paire de bras. Les manches de laine noire moulent des poignets fins. Les mains sont blanches, quelques poils noirs et blancs sur l'extérieur.
Les mains décrivent des gestes suaves pour saisir un verre, replier une serviette. Mais elles s'agitent quand elles sont en l'air. Elles ponctuent une discussion. Les gestes vers le centre de la table sont saccadés. Elles frappent parfois la table.
Sur les côtés, d'autres bras passent plus rarement. Des bras à la peau brune. D'autres à la peau noire. Ils sont plus jeunes. Leurs gestes sont précis. Chacun est utile. Il saisit ou dépose sans hésitation, une assiette, une carafe, une bouteille, une corbeille à pain, des déchets.
Le ballet des bras noirs sur les côtés. Et l'improvisation des mains blanches. A la fin de leur repas, les deux se lèveront, l'un déposera quelques pièces sur la table. Elles seront ramassées par le côté. La table sera préparée à nouveau, et on reprendra le même spectacle.
Ils sortiront du restaurant repus. Par l'avant. Dans la rue éclairée.
0 notes
Text
Si j'écoute les Red Hot Chilli Peppers, c'est pour fredonner leurs airs dans le car qui nous ramène du sport. Le vendredi matin, on va à la piscine à deux classe. Avec la 4ème B, et il y a des gens cools en 4ème B. Leur style de skaters indique que ça écoute du rock américain. J'ai très envie de connecter avec, donc j'écoute Oasis, The Cranberries, Radiohead, et - donc - les Red Hot Chilli Peppers.
Si Alex, Jess et Mélissa avaient eu un look gothique ou des coiffures dégradées, j'aurais écouté du Rammstein ou du Disiz.
1 note
·
View note
Text
Des Fiat Brava. Des peaux fripées en maillots. Des fruits ouverts. Des kiosques. Du rouge. Du bleu. Du vert. Du jaune.
Je n'attends que ça du voyage en Abruzzo. Il peut y avoir d'autres choses. Mais je n'attends que ça.
Il y aura aussi des smartphones, des livreurs de colis Amazon, des trotinettes électriques, parce que c'est pas les années 90.
Et ça pourrait gâcher l'image si je n'étais pas déjà heureuse. Alors, je ne crains rien.
1 note
·
View note
Text
Parfois, j'écoute une musique, ou je bois une tisane, et ça me rappelle une période bien précise, avec son odeur et ses images. Mais si j'abuse trop de cette musique ou de cette tisane, ça ne va plus me rappeler la période cible, mais plutôt la période actuelle.
J'avais dans mon grenier une boîte de yogi tea avec 1 ou 2 sachets de pas mal de thé/tisanes différentes. Machine sensorielle à remonter le temps. Mais je crois que ça a été partiellement saccagé par des souris.
Les souris sont un rappel que tout passe. Un raisin sec, une tapette, et clac terminé.
1 note
·
View note
Text
Dans le train, de l'autre côté du couloir. Un visage accueillant, un style agréable, une belle voix. Et attrapée au vol, une phrase "moi je ferais bien l'Asie".
Je vais plutôt me concentrer sur mon travail. Ça m'économisera des projections.
0 notes
Text
Toi tu as une voiture. Moi je n'ai pas le permis.
J'ai acheté une maison. Tu loues un appartement.
Tu as 32 ans. J'en ai 29. Et aucune de nous n'a l'impression d'être adulte.
On pense que l'autre est adulte, par contre. Parce qu'elle a une voiture. Parce qu'elle a une maison. Parce qu'elle est une marche au-dessus.
En tant qu'enfant, en tant qu'ado, on voit "les adultes" comme un bloc monolithique. Et à mesure qu'on a l'âge qu'avaient nos profs, nos parents, nos grand-parents, on se rend compte que c'est jamais la même chose, que les personnes sont toutes différentes, qu'il peut y avoir des couleurs partout et une nouvelle à chaque âge. Donc notre expérience ne correspond jamais à ce que voulait dire être adulte quand on avait 15 ans. Donc on se dit qu'on est pas encore adultes. Même quand on conduit des voitures et qu'on paye une assurance habitation.
C'est comme si on t'avait décrit "l'Afrique" pendant toute ton enfance comme un endroit avec des huttes et des éléphants partout. Bah tu as beau faire le tour du continent, tu auras jamais l'impression d'être dans ta représentation enfantine de l'Afrique.
1 note
·
View note
Text
L'enfance n'est pas que transitoire. Elle peut être une fin en soi. J'éduquais Lou que pour qu'il soit un adulte épanoui. Et j'ai capté que c'était cool aussi qu'il soit un enfant heureux. On me répondra que c'est pas contradictoire, mais des fois y a des tensions quand même. Notamment sur les plaisirs immédiats, ou le fait que je maintienne ma parole.
Je me disais qu'en fait c'était important qu'il soit heureux dès maintenant. Comme ça si dans quelques années on crame à cause du changement climatique ou du fascisme, eh bien au moins on aura vécu. C'est pas qu'un projet long terme. Et c'est depuis ce moment que j'ai décidé de me faire tatouer ses dessins. Pour que son stade enfant ne soit pas que transitoire, qu'il soit un peu gravé et vivant tant que je vis.
4 notes
·
View notes
Text
J'ai la version écrite d'un cours à livrer. J'en mets les grandes lignes dans ChatGPT et je lui demande de compléter pour que ça fasse 20 pages, que ce soit sérieux pour mes étudiant·es et pour ma hiérarchie.
Pas grand monde n'écoute mon cours, de toute façon, parce que je suis chiant depuis que je suis veuf. Certain·es ne viendront même pas et téléchargeront la version écrite, pour demander à ChatGPT de la leur résumer.
Cette époque nous dépossède de la création comme de l'interprétation. Elle mâche, digère et chie nos écrits. Et tout ça pour se donner le change. Oui, je suis hypocrite avec mes étudiant·es, je n'aurais pas le temps d'écrire mes cours, sinon.
Et je passe mon temps libre sur les applis de rencontre. En ce moment, j'ai une quinzaine de matchs, qui expirent un peu tous les jours. Pareil, l'algo se met entre moi et l'autre et me suggère même des sujets de conversation.
"Max, 36 ans" demande ce que je fais dans la vie. Il a peut-être déjà posé la question hier. Je lui réponds. Je lui ai peut-être déjà répondu.
Ce genre de paradoxe arrive, mais qui le saura ? Je n'ai pas la patience de vérifier. Des matchs vont expirer, et je cherche à être valorisé. Petit garçon, il est temps d'aller se coucher.
0 notes
Text
C'est seulement au milieu du CAP que j'ai capté que c'était dégueulasse les cheveux, en fait. J'étais dans le train comme ça, je regardais les cheveux des gens et ça me dégoûtait. Absolument toutes les natures de cheveux, toutes les coiffures me dégoûtaient. Mais je me sentais pas investie de la mission de régler leurs problèmes de cheveux, de dédégueulasser l'humanité. Non, juste, ça me dégoûtait. Comme quand tu répètes 50 fois un mot, après ça te sature. Comme quand tu manges 50 tartines au beurre de cacahuète. Pareil, mais juste à regarder les cheveux des gens dans le train.
Au retour des vacances, je suis partie de mon CAP, et j'ai tout rasé.
3 notes
·
View notes
Text
Parfois, je me dis que je réhabiterais bien à Paris. Surtout pour les évènements et les différentes dynamiques de communautés dont j'ai besoin.
Aussi pour la stimulation de la marche à Paris. Un trajet à pied, c'est plein d'idées qui finissent par produire un texte, plus intéressant et imagé que celui-ci. Les enseignes, les looks, les graf, les stickers, les bus pleins ou vides, les odeurs, les bouts de phrases à la volée. Les longues avenues qui font penser à une routine d'il y a quinze ans, les angles de rues qui font penser à un rendez-vous d'il y a dix ans, les noms des rues qui font penser à une chanson de Vincent Delerm ou à un air de Fauve.
Mais je me dis que si j'habitais à Paris, je me sentirais obligée d'aller voir des expos avec des fils qui pendent partout, dont les affiches sur les abri-bus et la photo sur le ticket seraient plus impressionnantes que l'expo en elle-même.
Alors, je suis bien heureuse de ne pas avoir cette injonction, de monter à Paris seulement pour l'essentiel, et peut-être même un peu moins.
3 notes
·
View notes
Text
A la question "à quelle époque aurais-tu aimé vivre ?", je peux répondre "une époque sans fascisme". Mais même ça, c'est exigeant.
Il faut bien viser entre les années 30 et les années 30.
2 notes
·
View notes
Text
Il ne sert peut-être plus de bruschetta. Il n'existe peut-être même plus. La rue est peut-être renommée. Je ne pense même pas si souvent à cette période de 6 mois vécus dans le 19ème arrondissement.
Mais la brasserie qui sert des bruschettas rue Laumière, elle vient comme ça en souvenir involontaire. Elle est pas invitée, et elle s'impose à moi 15 ans après, pendant que je bosse un jeudi matin.
Il vient super souvent, alors que moi j'y ai été peut-être trois fois max.
0 notes
Text
Elle a été renversée par une voiture. Elle a rien. Elle a juste passé une nuit aux urgence et s'en sort avec quelques hématomes.
Mais elle ne va pas échapper à la sanction minimale : se taper tous les récits des personnes de son entourage qui ont eu un jour ou ont connu quelqu'un qui a eu un accident de la route.
2 notes
·
View notes
Text
Tout a commencé chez la pierceuse. Elle a retourné le panneau "FERMÉ", et depuis l'intérieur on voyait "OUVERT" :
-allez, par ici, je t'en prie.
Cette façon ferme et douce de me tutoyer d'emblée. Derrière un paravent, elle m'a installée sur une table de massage noire. Elle a manipulé des flacons et des outils avec des gestes précis, puis elle s'est intéressée à mes oreilles. Elle s'est tournée encore vers le comptoir, puis est revenue vers moi. Son regard a fondu tout de suite là où elle devait percer. Précise. Assurée. Rapace.
-allez, je perce.
Et la douleur qui se distille et s'estompe comme une ivresse. Et toujours ses gestes fermes. Cette facilité à venir dans mon intimité dès que je l'y autorise. Je lâche prise.
-allez, je mets le bijou.
Vas-y, fais ce que tu veux de moi. Deuxième vague de douleur-plaisir, plus douce. Mes yeux blancs, un instant.
Elle manipule encore les flacons et les outils, déchire des emballages, me tamponne l'oreille, ouvre la poubelle, se lave les mains, referme les couvercles. C'est une sorte de spectacle de percussions. Je la regarde vague, je flotte encore un peu.
-allez, c'est tout bon, tu peux me suivre, je vais t'expliquer les soins.
Où tu veux. C'est toi qui donnes le rythme. Elle retourne à nouveau le panneau "OUVERT". Et elle a l'air très différente d'il y a cinq minutes, avant la douleur. Était-ce seulement cinq minutes ? Et je n'ai rien écouté aux soins. Heureusement, elle me remet une fiche explicative que je pourrai consulter une fois désenvoutée.
Et j'ai compris le mécanisme. Elle assertive. Moi passive. Elle aux gestes assurés, me touchant sans gêne, m'infligeant une douleur contrôlée et consentie. Moi concentrée sur mes sensations. Le cadre strict et les rôles définis dès le départ. Mon corps au centre de l'attention. C'est une relation BDSM. 30€ pour se faire dominer, ce n'est pas si cher payé.
Je suis rentrée chez moi, j'ai lu la fiche de soin, et je me suis rapidement administrée un orgasme intense. J'ai ensuite consulté plus sérieusement la fiche froissée.
Ça a continué avec l'esthéticienne. J'ai opté pour une épilation à la cire. Je pouvais renouveler régulièrement l'expérience. Toujours avec le même mode opératoire : capter des sensations, retour maison, masturbation. C'était une belle période.
Mais j'ai surpris une conversation au téléphone en attendant mon tour. L'esthéticienne décrivait la sensation de l'épilation laser. Ça disait une douleur plus intense et moins diffuse.
-comme si on vous claquait un élastique sur le visage
Et elle disait ça avec sa voix sucrée. J'ai voulu essayé. Au bout de 6 séances, les poils ne repoussaient plus. J'étais déçue et l'esthéticienne ne comprenait pas pourquoi. Je ne l'aimais pas trop elle, trop souriante, pas assez austère. Elle n'arrivait pas à me tutoyer. Ça mettait une distance, je sentais un manque d'investissement de sa part.
J'allais alors chez le dentiste, l'ostéo, le chiropracteur, mais ça ne faisait pas assez mal et je n'avais plus assez de caries ni de douleurs de dos pour justifier mes visites. C'est chez la tatoueuse que j'ai retrouvé le frisson.
La tatoueuse. Et la pierceuse. Et je ne sais pas comment je ferai quand j'aurai tout rempli. Quand j'aurai saturé mon corps de sensations.
Peut-être infligerai-je à mon tour à autrui mon flegme, mon autorité, mes gestes fermes et précis. Peut-être que je changerai de rôle, et y prendrai du plaisir. Sans le montrer.
Peut-être les personnes que je rémunère savent très bien pourquoi je fais ça.
3 notes
·
View notes
Text
Parfois, le dehors sent comme le dedans.
Dans ma maison, je pose des peaux de clémentine sur le poêle tout l'hiver, et ça sent l'agrume braisé sur moi. Ça devient mon odeur. Si bien que quand je sors, les routes à vélo sentent aussi l'agrume braisé. Surtout à la tombée de la nuit, quand l'humidité charie les odeurs.
Et aujourd'hui, dans la descente, ça sent la douceur, ça sent l'amour, ça sent la joie. Mais je connais le truc, je sais pourquoi : c'est sans doute parce que ça sent ça dedans moi.
1 note
·
View note
Text
Il était très sympa, c'est pas la question.
Il voyait la poésie dans le quotidien. Et il en mettait aussi : dans les interphones vidéo, il mettait systématiquement sa tête tout près de la caméra pour que ça soit marrant. Il faisait ça moins pour faire rire la personne qui devait lui ouvrir, que pour faire sourire les passant·es qui le voyaient comme ça. Un homme adulte seul qui fait une blague.
Mais il confondait les mots bouquetin et bouquin. Je pensais qu'il le faisait exprès. Mais ensuite, j'ai capté qu'il confondait premier degré, non seulement les mots, mais aussi les notions. Ça posait de vrais soucis, en particulier quand il a voulu ranger des bouquetins.
0 notes