Dans le labyrinthe de Rousseau
J’ai longtemps cru la connaître, cette citation de Rousseau. Je l’avais apprise, je l’avais retenue, je l’avais aimée. Beaucoup. Je l’avais utilisée, aussi, pour dire des choses.
J’enseigne à une classe de seconde dans un lycée de Vitry. Il y a quelques semaines, j’ai décidé de faire une séquence portant sur les formes détournées de récit de soi. Faire de l’autobiographie en dehors des sentiers bien droits du récit, avec ses temps et ses personnages, son grand « Je » et ses petits mensonges. S’écrire en prenant des détours. On étudie Edouard Levé, un écrivain qui a décidé d’écrire son Autoportait en mettant en série des phrases, des petites phrases et des longues phrases sans lien apparent, des phrases qui disent quelque chose de lui sans pour autant prétendre à l’érection d’un grand monument du moi. Alors, j’ai repensé à cette citation de Rousseau, cette citation que j’aimais, et que je croyais connaître, que j’avais utilisée et qu’il s’agissait de réutiliser comme un outil bien commode pour ma séance 2 de ma séquence 5.
« J’ai fait le premier pas, et le plus pénible, dans le labyrinthe obscur et fangeux de mes confessions »
Voilà la citation de Rousseau, elle vient des Confessions. Quand je la convoquais, une image centrale venait à moi, celle d’un grand labyrinthe. Je la connaissais, et je l’utilisais, cette citation, pour dire ce que j’avais à dire ( parce que seul face à une copie, on dit ce qu’on a à dire, et on le fait tout seul, sans qu’on nous interrompe). Alors je l’utilisais. Pour dire que parler de soi, c’est se perdre. Un labyrinthe, on le parcourt, on essaye d’en sortir, on s’y perd. Voilà ce que je pensais quand je l’utilisais, cette citation. Voilà ce à quoi je pensais. Mon grand labyrinthe à moi, invoqué dans ma copie, les méandres du sous-terrain ou du crâne (le cerveau aussi a des circonvolutions où l’on se perd), les détours du labyrinthe dans lequel on fait un premier pas (un mot, à peine un mot, une lettre, « Je »), puis un autre. Parler de soi, c’est se perdre, chercher la sortie. Ça parle de labyrinthe, je vais parler de détour, c’est parfait. Alors, j’étais prêt à l’utiliser ma citation, comme un bon étudiant devenu professeur, prêt à raconter mon histoire.
Ça parlait de détour, j’allais parler de labyrinthe, c’était parfait. Je l’écris au tableau. Parce que dans ma tête à moi, il était clair que j’avais un truc à dire. Et dans ma tête à moi, cette phrase, c’était un labyrinthe que je maîtrisais. Un seul mot ressortait, énorme, « labyrinthe », perdu entre les mots de la citation ( « labyrinthe » perdu dans le labyrinthe de la phrase, mais bon, là ça va trop loin, de toute façon, on ne va pas loin dans un labyrinthe…). Je ne voyais que ce mot, labyrinthe… Je m’y accrochais, et développais mon discours. Mais des adolescents de 15 ans, face à une citation, ça ne réagit pas comme un étudiant de lettres. Savez-vous comment ça réagit, des ados de 15 ans, face à une citation (de Rousseau, qui plus est). Ça relève d’abord ce que ça ne comprend pas. Ça ne s’accroche pas à ce que ça sait, ça s’accroche au mot qu’on ne comprend pas. Alors Marksen m’a demandé:
« ça veut dire quoi fangeux? »
Moi, j’ai sauté sur l’occasion, parce que je savais.
« Fangeux, ça vient de la fange, et la fange, c’est de la boue. De la boue pour les cochons. Les cochons sont dans la fange. »
Et je m’arrête. Parce que pour la première fois, je sens que je m’accroche autrement à cette citation à laquelle je me suis tellement accroché pour mes dissertation ( III)2) « Le labyrinthe de l’écriture de soi »). Le labyrinthe est un labyrinthe de fange. De boue. Parler de soi c’est marcher dans la boue.
« Dans la boue on avance bien?
-Non, ils me répondent.
-Et la boue c’est comment?
-c’est sale.
-Donc parler de soi c’est sale, et quand on le fait on a du mal à avancer. »
C’est marrant parce que j’imaginais toujours Rousseau qui marchait dans son beau labyrinthe de marbre blanc, un truc un peu grec, ou avec des haies taillées. Pourtant, le mot fangeux avait toujours été là. Mais je l’avais jamais regardé. Donc, c’est qu’il se perd, d’accord, mais qu’il se perd dans la boue. C’est pas bien propre de parler de soi. C’est marrant aussi, parce que normalement on se confesse pour se laver (lavez-moi de mes péchés, mon père). Lui, Rousseau, quand il se confesse, il se salit. Il avance dans la boue. Y’a de la morale dans cette saleté, c’est évident. On se salit comme on se souille. Parce que parler de soi, je sais pas si c’est très très moral, par rapport au narcissisme, à Dieu, à l’amour de soi, etc… Israe m’arrête dans mon délire :
« La boue c’est pas sale en soi. »
Coup de tonerre en salle C502, Israe vient de lancer une pique, qui devient une perche, qui me transperce un peu. En tout cas, j’ai l’impression. La boue c’est pas sale en soi. C’est vrai que de la fenêtre de mon train, je vois la boue des champs, c’est pas si sale que ça. Parcontre, quand je marche dedans, je me salis le bas du pantalon. Qui porte un pantalon? Un homme. Rousseau. Rousseau dans son habit d’homme. La boue c’est sale à partir du moment où on est dedans. Parce que l’homme, il n’a pas sa place dans la boue. Il s’en est relevé, il a pris son pantalon d’homme, et maintenant il est civilisé, il a laissé les cochons vivre leur vie de cochons dans la boue. Donc là c’est sale. C’est sale parce qu’on y est. C’est sale et pénible, d’ailleurs il le dit, « le premier pas, et le plus pénible ». Parce que dans la boue on s’embourbe. On s’enfonce.
« Les voitures aussi elles s’embourbent »
Bon c’est un peu hors-sujet, mais pas vraiment. J’essaye quand même de recadrer.
« Les voitures, elles n’existaient pas pour Rousseau. Il est né avant le moteur »
Mais c’est vrai que les voitures existent pour nous, et moi je vois une voiture qui s’embourbe, comment on dit déjà, les roues elles tournent dans le vide, ça avance pas, et ça en fout partout. Une belle définition des Confessions soit dit en passant « ça avance pas, et ça en fout partout. »
Bon là, je comprends qu’on y est, y’a déjà tout. C’est sale, c’est dégoûtant et on a du mal à avancer. L’homme devient cochon quand il se confesse, et en plus, il s’embourbe. Comment on dit déjà? On s’enlise. On s’enfonce. Bon ça reviendra peut-être.
Donc résumons. Déjà pour eux, le mot important c’est la fange. Mon labyrinthe rousseauiste que j’avais répété 40 fois, en deux minutes, les 2nde 4 me l’ont bien changé, ils me l’ont dégueulassé, il est tout plein de boue, mais en même temps, c’est Rousseau qui l’a dit. Comment j’ai pu utiliser cette citation autant de fois sans jamais vraiment l’écouter. C’est plein de fange. Alors, je regarde les autres mots. C’est obscur. On y voit rien. On est dans le noir et dans la boue. On dirait du Claude Simon, ou du Céline. Donc quand on parle de soi, on n’y voit que dalle et en plus ça pue, ça salit, ça dégueulasse vos habits d’homme et vous finissez tout crotté. Si on ajoute ce que je pensais au début, on est perdu, et on a bien envie de trouver la sortie. En même temps, pourquoi on voudrait rester dans son labyrinthe tout plein de merde, à se confesser dans le noir? Normal qu’on cherche la sortie. Donc au fond, normal que ce soit un labyrinthe. On cherche pas la sortie parce que c’est un labyrinthe. Au contraire, c’est un labyrinthe parce qu’ on cherche la sortie.
« C’est marrant quand même ce labyrinthe tout plein de boue et où il fait tout noir… Vous connaissez d’autres labyrinthes?
-Ouai, ya celui avec le minotaure. »
Allez, c’est reparti pour un tour. Ça s’arrête pas là.
« C’est quoi le labyrinthe du minotaure?
-C’est un labyrinthe avec des enfants dedans et ils ont peur de tomber sur le minotaure. »
Ok, là j’ai carrément l’impression de faire de la psychanalyse. La citation sur le divan de la 2nde 4, 31 psys qui tournent autour en levant le doigt. Ça serait bien si les psys levaient le doigts comme les élèves de 2nde 4.
« Pourquoi ils ont peur?
-Parce que s’ils tombent sur le minotaure, il va les tuer.
-Et c’est qui le minotaure dans le labyrinthe de Rousseau ?
-Ben c’est lui. »
Bingo! Donc se raconter, l’écriture de soi, c’est parcourir un labyrinthe sombre et boueux, en espérant en sortir sans jamais tomber sur soi. Parce que si on tombe sur soi, si on se rencontre vraiment, c’est pas une rencontre sympa, c’est même carrément la merde. En s’écrivant, en se racontant, en se confessant, on ne trouve pas l’absolution, on ne trouve pas un merveilleux être plein de beauté, un héros, on trouve (et surtout on espère ne jamais trouver) ce monstre qui va nous bouffer, nous déchirer en deux. Se rencontrer. Se voir. Tomber sur soi. L’horreur. Mais bon, on avance.
« Ok donc maintenant on cherche la sortie du labyrinthe.
-Ben y’en a pas. »
Lui c’est Mohamed, mais il est déprimé, il broie du noir, donc faut pas l’écouter.
« Pourquoi y’en aurait pas? »
Alors là, je les ai perdus. En soi, j’ai réussi à perdre mes 30 ados dans le labyrinthe de Rousseau, (moi un peu avec, un peu pas), donc je suis pas peu fier. Ils sont complètement perdus, j’ai réussi.
« Et si la phrase c’était le labyrinthe? »
Là ils me regardent tous comme un illuminé, faut dire que j’ai les yeux écarquillés au dessus de mon masque, je dois avoir l’air d’un défoncé. Rousseau me fait de l’effet, j’l’aime trop.
« Si la phrase, c’était un labyrinthe, et c’en est peut-être un, parce qu’on s’est bien perdus dans ses détours, embourbés dans ses mots, etc… Donc si c’est un labyrinthe, où est l’entrée et où est la sortie? »
Ni une ni deux, Anaïs balance la réponse qui finit de m’achever :
« L’entrée c’est au début, la sortie c’est à la fin. »
On la ferme tous, on regarde notre phrase. Le début c’est Je ( même pas « je », c’est plutôt « J’ », et la fin c’est les « confessions ». Donc le labyrinthe de l’écriture de soi, on y entre par le « Je », l’expression de soi, première personne du singulier. On entre dans le labyrinthe en disant « Je ». Un tout petit « Je », à peine une lettre, « J », un morceau de « Je » déjà coupé, qui se dit à moitié. Et on en sort avec les Confessions. La sortie c’est le livre. La forme. L’oeuvre.
« J’ai fait le premier pas, et le plus pénible, dans le labyrinthe obscur et fangeux de mes confessions. »
J’ai dit « Je », j’ai fait le premier pas, et c’était pas le plus marrant ( ouin!ouin! Rousseau qui se plaint, mais pas seulement, parce que dire « je » c’est vrai que c’est pénible, une peine, pour les autres, pour soi. À développer.), mais c’était le premier pas. Le plus pénible. Tous ces « P ». Le premier pas, le plus pénible, on a du mal à avancer. Il traine des pieds. Et à la fin le livre, la sublimation qui excuse tout, les Confessions. De Rousseau, s’il vous plait.
Alors, je l’ai beaucoup utilisée ce labyrinthe. Dans toutes mes dissertations. Dans ma leçon de l’Agrégation (même dans un sujet sur Casanova et la liberté, je suis arrivé à placer mon « labyrinthe rousseauiste »,à croire qu’il m’obsédait). Je l’ai beaucoup utlilisé, mais c’était la première fois que je le parcourais. C’était pas tout seul, c’était avec ma seconde 4, le vendredi à 13 heures.
Quand j’étais seul, je m’accrochais à un mot, mon beau « labyrinthe ». Des adolescents de 15 ans, ils s’arrêtent sur ce qui les arrêtent. Le mot de « fange ». Et ils m’arrêtent aussi. On vous dit qu’un professeur ne doit pas être interrompu. S’il vous plaît, arrêtez-le quand il s’apprête à déblatérer son labyrinthe rousseauiste, quand il s’apprête à vous expliquer en long, en large et en travers qu’on doit se perdre, tout en sachant très bien où il compte aller.
J’ai longtemps cru la connaître cette citation de Rousseau. Ceux qui vous disent qu’on ne fait pas vraiment de la littérature au lycée, et que les élèves, ils ne savent pas lire, et que de toutes manières, des jeunes de 15 ans en 2022, ça ne comprend pas grand chose à Rousseau, ceux-là, ils ratent quelque chose. On ne lit jamais mieux qu’à plusieurs. Ceux qui refusent d’être interrompus, ce ne sont pas des professeurs, ce sont des dicteurs de dictées. Ceux qui vous disent que les élèves ne captent pas n’ont pas vu un élève en train de capter, parce qu’ils captent.
Ceux qui savent ce qu’ils vont dire finissent souvent par dire ce qu’ils savent. Ceux qui ont le plan du labyrinthe ne feront jamais le premier pas, et le plus fou, dans le labyrinthe obscur et fangeux de leurs réflexions.
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