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zoliakv · 5 years
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Le mal du siècle
26.10, 15h40
Je m’endors la fenêtre ouverte pour une sieste. A moitié dans les bras de Morphée, j’entends toujours des bribes de la conversation téléphonique de la voisine du dessus, sur son balcon. « Tu lui as dit pour ta dépression? »
Cette saleté, elle est partout. Elle est à mon étage, au sien, elle est lovée contre moi à l’instant où je m’endors. Je ne suis pas une exception, la voisine non plus. 
Parfois, la maladie nous fait croire que personne ne souffre autant que nous. Pourtant, elle est bien plus commune que ce que l’on peut supposer, en France, un adulte sur dix déclare avoir connu un épisode dépressif (statistiques santé publique 2017).
Il n’en a pas toujours été ainsi, les chiffres sont en hausse. 
L’OMS établit une augmentation de 18% entre 2005 et 2010.
Les causes de la maladie prise de manière individuelle sont complexes à établir, mais lorsqu’on assiste à ce que l’on peut presque appeler, aujourd’hui, une épidémie, cela laisse à envisager l’existence d’une société déficiente, elle-même névrotique. 
Elle s’introduit donc dans son corps 
cette société 
absoute
consacrée
sanctifiée
et possédée 
(…) telle une inondation de corbeaux noirs dans les fibres de son arbre interne,
le submergea d’un dernier ressaut,
et, prenant sa place, 
le tua.
Car c’est la logique anatomique de l’homme moderne, de n’avoir jamais pu vivre, ni penser vivre, qu’en possédé. 
Van Gogh le suicidé de la société, Antonin Artaud 
Le désenchantement du monde moderne 
« Le désenchantement du monde » est une expression empruntée à Max Weber (sociologue prussien). Elle aborde le phénomène de rationalisation du monde par le biais des innovations scientifiques (qui structurent nos sociétés depuis le XIVe siècle) qui ont fait reculer les croyances religieuses.  
« L'intellectualisation et la rationalisation croissantes ne signifient pas une connaissance générale toujours plus grande des conditions de vie dans lesquelles nous nous trouvons. Elles signifient quelque chose d'autre : le fait de savoir ou de croire que, si on le veut, on peut à tout moment l'apprendre ; qu'il n'y a donc en principe aucune puissance imprévisible et mystérieuse qui entre en jeu et que l'on peut en revanche maîtriser toute chose par le calcul. Cela signifie le désenchantement du monde. »
 La profession et la vocation de savant, conférence, 1917
Le désenchantement n’est pas forcement signe d’un déclin de la société puisqu’il peut être interprété comme indicateur de progrès.
Cependant, la religion constitue une instance de solidarité, de même que la famille. Celles-ci se sont fragilisées avec la modernisation de la société. En terme de solidarité, la référence sociologique sur cette question est (selon mes humbles souvenirs de terminale ES) Durkheim. Durkheim distingue deux modèles de sociétés, organiques et mécaniques.
La solidarité mécanique est une forme de cohésion sociale qui repose sur la similitude des comportements et des valeurs des individus. Elle est traditionnellement assimilée aux sociétés rurales qui, par exemple, pour en revenir à l’idée de la religion dans une société, partagent le même lieu et pratiques de culte (la messe du dimanche à l’église communale, qui connait).
La solidarité organique, donc plus appropriée dans nos sociétés modernes, repose sur la complémentarité des activités des individus bien plus que leurs similitudes. Bien que cela rende les individus plus dépendant les uns de autres, paradoxalement, en créant des profils variés, encourage l’autonomie morale, soit l’individualisme. Et le monde a changé.
 "Quel que soit le domaine envisagé (entreprise, école, famille), le monde a changé de règles. Elles ne sont plus obéissance, discipline, conformité à la morale, mais flexibilité, changement, rapidité de réaction, etc. Maîtrise de soi, souplesse psychique et affective, capacités d'action font que chacun doit endurer la charge de s'adapter en permanence à un monde qui perd précisément sa permanence, un monde instable, provisoire, fait de flux et de trajectoires en dents de scie".
Alain Ehrenberg
L’individualisme, très brièvement, c’est accorder la primauté à l’individu en tant que tel et le détacher des institutions, comme celle de l’Etat. L’individualisme peut-être intéressant, n’allons pas trop vite en l’associant immédiatement à de l’égoïsme. En sociologie, considérer l’individu en premier, c’est vouloir que l’Etat n’intervienne que pour son bien, ce qui a l’air cool. Le souci c’est lorsque l’individualisme ne profite plus à l’individu, ou en tout cas, qu’à certains individus. 
Aujourd’hui l’individualisme est devenu un modèle primant, surtout dans le monde du travail. Et pour citer Alain Ehrenberg qui a écrit La fatigue d’être soi: 
L'individualisme confronte à l'incertain. Chacun doit s'appuyer sur lui-même pour construire sa vie, l'inventer, lui donner un sens. Cela était auparavant limité au élites et aux artistes, "qui se sont les premiers construits autour d'une obligation d'incertitude". Ce mode d'existence est aujourd'hui celui de tout le monde, mais différemment dans les quartiers chics et dans la galère. La référence à soi comme mode d'action est un mécanisme général dans sa diversité : il est autant à l'oeuvre dans l'entreprise, la famille et l'école que dans le renouveau religieux, les groupes mystiques ou ésotériques. Partout l'action légitime se réfère à l'expérience, à l'authenticité, la subjectivité, la communication avec soi, avec l'autre, qu'il s'agisse de trouver Dieu ou un emploi.
Méritocratie, course à la dopamine 
J’étais partie pour parler de la sérotonine car cela semblait la cause chimique du bonheur, donc le plus pertinent. Brièvement la sérotonine ou 5-hydrotryptamine ou plus chaleureusement l’hormone du bonheur, est mise de plus en plus à l’honneur lors des récentes recherches sur la dépression. Il s’agit d’un messager chimique du système nerveux central (neurotransmetteur) qui intervient surtout autour du sommeil, de l’humeur, de l’agressivité et de la dépression. Ce qui n’est pas rien. Les anti dépresseurs visent à augmenter la sérotonine, par exemple. 
Mais ce que j’ai trouvé de plus intéressant c’est le rôle de la dopamine. En effet, les neurosciences mettent en évidence l’existence d’une chimie du mal être. La dopamine permet le plaisir instantané, grâce à un circuit de récompense. C’est ce qui nous permet de prendre du plaisir dans l’acte sexuel, en mangeant, en faisant du sport ou même en obtenant des likes sur les réseaux sociaux. Le soucis, que Robert Lustig (scientifique américain) développe dans The hacking of the American mind c’est que : « lorsque la récompense devient notre but premier, elle fait le lit de l’addiction, qui est l’exact opposé du bonheur. » . Et lorsque la dopamine augmente, la sérotonine diminue et la dépression peut s’installer. 
Dans une société où les moyens de stimuler la dopamine se multiplient et sont mis à l’honneur il n’est pas étonnant qu’une pénurie de sérotonine se fasse sentir. 
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Cette video est interessante car elle reprend cette idée d’addiction à la dopamine. Le thème d’obsession n’est pas anodin. De plus, l’image de fond montre un homme avec un survêtement ce qui renvoie à nouveau à l’activité sportive, libératrice de dopamine, et mise en avant dans nos sociétés comme un marqueur de de volonté. 
Hey, on m'parle de taffer pour des thunes dont j'profiterai même pas Ils oublient qu'ma vie, j'en ai qu'une, j'vis comme dans Koh-Lanta Cette vie de rêve, c'est avoir un gosse, une meuf, une Chevrolet Trop charbonner, une villa, un vélo d'ville, être sous contrat S'lever à six du mat' ensuite déposer le fiston Qui, lui, quand il grandira, profitera de tous mes pistons Routine hebdomadaire donc obligé d'prendre des congés Une vie tellement robotisée qu'j'sais déjà dans quoi dépenser Ces crédits immobiliers, minervals d'université Collier d'perles des Champs-Élysées pour nos dix ans d'mariage soudé, non, non, non J'veux pas de ça, perdre des sous pour des paires de seins Être père et mari, boss d'une PME toucher six mille deux cents Pour certains, c'est l'paradis, moi, j'veux pas refaire des vies J'veux vivre un truc inédit, genre Fifty, Jay Z, P. Diddy, ouais, ouais, ouais J'suis fatigué d'leur vision d'la réalité Vingt-cinq ans dans l'humanité sans aucune humanité
Damso, Tueurs
Au delà de ça, s’ajoutent des standards de réussite beaucoup plus hauts qu’auparavant. Réussir ne se limite plus à faire ce que l’on aime mais à faire ce qui est considéré comme réussite. Il suffit de voir la considération autour des formations technologiques. 
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Atypical, saison 2
Ainsi, l’individu se retrouve dans une sorte de conquête pour atteindre un statut imposé, souvent inaccessible. 
Le souci est que, souvent, le principal obstacle c’est le temps. Jamais le temps de tout faire avec toujours l’espoir de pouvoir en faire plus. Cela peut mener au burn-out ou à la dépréciation de soi qui peut amener à la dépression, même si en somme, tout cela va plutôt bien ensemble. 
Quand on veut on peut
Un autre problème est que nous vivons dans des sociétés pseudos méritocratiques où on nous enseigne que tout est possible si on le veut réellement et que l’obstacle c’est la procrastination, le manque de volonté, en bref que tout est de notre faute. Illustration en image, lorsque Julie Graziani dit “lorsqu’on est au smic on ne divorce pas.”.
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Le fait est que la méritocratie est un mensonge. Bien évidemment, un homme blanc avec un père cadre, issu d’un milieu formé aux études n’a pas les mêmes chances qu’une femme voilée à l’embauche. C’est statistique. C’est aussi destructeur car on nous apprend que le seul déterminisme c’est nous même, que lorsqu’on veut on peut. Alors qui accuser lorsqu’on manque de temps pour faire tout le travail qu’il fallait pour un concours car on était trop occupé à gérer ses problèmes familiaux ou qu’on se retrouve mère célibataire avec un smic? Soi-même, bien trop souvent. Et c’est ce qui gangrène nos santés mentales. 
Et même lorsqu’on arrive au « sommet » (pour parler de la pseudo réussite sociale), on cultive la paranoïa. Car lorsque l’on intègre la course à la récompense, on n’a jamais assez de dopamine, assez d’argent, assez de likes. Et on est seuls avec sa frustration, son désespoir ou sa haine de soi. 
La solitude
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La mutation qu’a connue la société a aussi fait faiblir les institutions de socialisation classique. La messe, par exemple, constituait un lien pour un groupe d’individus. Benedict Anderson dans L’imaginaire national, suggère que le journal est devenu une nouvelle forme de culte collectif puisque cela permet la réunion d’une population autour d’un même objet de façon réguliere. Le fait est qu’il s’agit d’une pratique individuelle. De plus, les informations quotidiennes cultivent l’anxiété et la peur des autres. Dans Bowling for Columbine, Michael Moore explique le racisme aux Etats Unis par des informations anxiogènes dans lesquelles on précise l’ethnie d’un criminel uniquement s’il est noir. 
Ainsi, sans vouloir crier à la théorie du complot et parler de « merdias » ou que sais-je, ceux-ci peuvent être aussi un facteur contribuant à la névrose sociale de notre siècle. 
Les individus sont alors aujourd’hui sur exigeants avec eux-mêmes, considérant qu’ils sont les seuls responsables de leur « échec » social, méfiants avec les autres car le monde passe pour une jungle dangereuse et impitoyable où toute personne étrangère est une menace. D’ailleurs, avec le déclin de groupes sociaux, comme la famille, le voisinage (puisque les populations sont de plus en plus urbaines et donc connaissent de moins en moins leur entourage), l’étranger est partout. Nous sommes devenus étrangers à tout le monde y compris à nous mêmes que nous prenons plus le temps de connaître. 
Le pire, c’est que la dépression constitue un facteur d’isolement. D’une part car une personne dépressive a généralement du mal à maintenir des relations saines mais d’autre part, car la maladie, malgré sa proliferation, est peu connue, souvent décrédibilisée, considérée comme preuve de faiblesse dans une société où l’on fait primer une loi du plus fort en établissant que chacun a ce qu’il mérite, et que l’individu doit travailler pour lui-même. 
Tout cela est destructeur pour la santé mentale.
Et ce tu juste moi ou la vie est une succession de souffrance
Je ne peux pas terminer là-dessus ce serait beaucoup trop déprimant, et au vu du contexte actuel, personne n’a besoin de ça. 
Si l’on veut vivre en paix, il faut cultiver la serotonine, délaisser un peu la dopamine. Il faut accepter l’échec. Baisser ses exigences parfois. Baisser la garde aussi, se sentir mal c’est ok, continuer à vouloir en faire plus quand on ne peut plus ça ne l’est pas. Apprenez à vous sentir bien avec vous-mêmes, même lorsqu’on n’est pas le meilleur partout, la vie n’est pas une compétition et être le premier n’a jamais garanti le bonheur (et être heureux c’est bien mieux qu’être le chef).
Je ne suis pas thérapeute mais ils font un bon boulot (normalement) si vous vous sentez mal allez parler, on n’est pas si seuls même dans une société solitaire comme celle-ci. 
« L’importance de l’échec est capitale. Je ne parle pas de ce qui échoue. Si l’on n’a pas compris ce secret, cette esthetique, cette éthique de l’echec, on n’a rien compris et la gloire est vaine. »
Cocteau, Opium
Pour approfondir:
- Surproductivité et santé mentale, Thomas Gauthier
https://www.youtube.com/watch?v=iadjq0IFy40&t=452s
- Fiche sur les travaux dEhrenberg
https://www.philippefabry.eu/fiche.php?livre=17
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