Tumgik
#courtrécit
abridurif · 5 years
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Temps compté
Des années pompes funèbres, j’ai tout conservé. Comme si j’allais ouvrir une agence de pompes funèbres. Tout conservé dans des pochettes, des classeurs, des chemises et aussi dans une caisse en plastique que j’ai remontée de la cave. À l’intérieur, pêle-mêle : feuilles volantes, cartes de visites, notes manuscrites, documents administratifs, canevas de cérémonies, lettres, photographies, photocopies de documents divers, photocopies de photocopies, plans de cimetières, itinéraires, avis d’obsèques, faire-part, images de cul… Tous ces mots reliés à la réalité des métiers du funéraire, ils me sont devenus si familiers qu’ils en ont perdu leur charge : nombre d’entre eux semblent appartenir à un autre temps. Tombés en désuétude, ils n’en continuent pas moins à désigner des gestes, des actes, des opérations funéraires. Ils sont écrits sur un devis de pompes funèbres. Mots coupés, découpés, que je voudrais réactiver. À chacun, il serait aisé d’accoler un court récit, ce que je m’étais proposé de faire au moment de rencontrer Paul Otchakovsky-Laurens. Rendez-vous manqué. Faudrait pas que je m’obstine à lire des choses trop compliquées pour moi, parce qu’à la fin, de sentir ainsi mes limites, ça me fout le bourdon, c’est comme s’il y avait une fuite. Je ne retiens pas ce que je lis. Je ne retiens rien. C’est pour ça que je ne profite pas. Je chie comme une oie. J’ai le boyau droit. Je sais pas quoi. C’est quand j’ai pas le choix. Fait froid. Nous entrons dans la saison froide. Tout ce pataquès dès le premier froid. Un jour, roide et froid, je serai. Comme ça, je serai bien débarrassé. Corps fardeau, comme un vieux manteau. Ce corps, ce poids, et nulle part où le laisser choir. Une sorte de naufragé volontaire. Engagé chaque matin. Démissionnaire chaque soir. Cul qui gratte au soir, doigts qui puent au matin. Phrases du père qui cheminent en moi. Phrases dissoutes en chemin. Des phrases qui se perdent. Des phrases qui se perpétuent. Des phrases mortelles. Du venin. Je ne vais pas y aller par quatre chemins. Dans ma tête, un rond-point. Des ronds-points occupés par des gens, celles et ceux qu’on ne voyait jamais, celles et ceux qui ne sortaient pas de chez eux, des pas-heureux, des pas-pris-au-sérieux. Des visages s’ouvrent, des paroles viennent, des vies se racontent, des gens reviennent, des gens qui, jusque-là, ne parlaient jamais d’eux, se débrouillaient pour qu’on n’entende jamais parler d’eux, des jeunes, des vieux, des « au milieu », des jeunes devenus vieux, des sans âge, des sans visage. C’est pas comme s’ils n’avaient pas de mots. C’est pour cela, c’est pour eux, c’est pour se défendre, se redresser, c’est pour pouvoir se réchauffer qu’il ne faudrait pas avoir peur de lire des choses difficiles, parce qu’à un moment donné, ça s’ouvre, si je suis ce que je lis, ce que je lis me modifie, c’est pas grave s’il y a des fuites, on peut pas tout garder, on est aussi fait de déchets, on ne se nourrit pas que de bonnes choses, les bonnes choses aussi, elles produisent des déchets, et nous aussi, à la fin, on viendra nous chercher, on nous traitera comme des déchets, on se moquera bien de ce qu’on a pu fabriquer toute une vie, comment on s’est compliqué la vie, comment, les dernières années, elle est devenue compliquée, la vie, on s’est débrouillé avec ce qu’on avait, selon ses capacités, un flacon de vingt centilitres ne contiendra jamais autant qu’un litre, c’est entendu, suis un petit flacon, je connais mes sons, vite bu, ras et risible, pas de cérémonie, merci, on n’est pas là pour limiter les dégâts, pas un mauvais bougre, pas un saint non plus, à un moment donné, la vie, c’est répétitif, j’aime pas me répéter, difficile de faire autrement, différence et répétition, l’écart est une opération, ça ne coïncide que rarement, faut pas chercher à refermer, si, à l’intérieur, tu te sens en mille morceaux, fais de ces bris un trésor, choisis ceux que tu veux ajointer, coupe, colle, découpe, décolle, brise à nouveau la forme si celle-ci ne te convient pas, jusqu’à ce que cela tienne à tes yeux, de toute façon tes escaliers sont en papier, à partir du moment la soupape chuchote, le temps est compté, tu le sais.
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abridurif · 6 years
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Baiser debout
Baiser debout, je ne sais plus que baiser debout, je ne sais plus baiser dans un lit, je ne fais plus l’amour depuis longtemps, je ne fais que baiser, chercher un trou, une queue, un corps contre lequel me cogner, je baise dans des cagibis, des conduits, des lieux faits pour ça, tellement faits pour ça que parfois ça détourne de son désir, je paye ma taxe à l’entrée, me désape, et entre dans le manège, jusqu’à ce que le désir soit bu, ne sors pas de ma solitude, c’est devenu un rituel, je m’y rends comme un automate, je ne suis plus qu’un corps parmi d’autres corps, je sue, je fume, je bois, je consomme sur place et m’en retourne chez moi, ça ne laisse guère de trace, j’emporte avec moi l’odeur des corps contre lesquels je me suis cogné, je prends congé, je suis congédié, je rends mon bracelet à la sortie, dis bonsoir, bonne nuit, à celui posté derrière la caisse enregistreuse, d’autres gars prennent le relais, un algorithme pourrait prévoir la fréquence de mes ébats, je suis devenu prévisible jusque dans l’intime ou ce qui est supposé tel, parfois j’ai peur que le désir ne meurt, s’étiole, comme le reste, c’est pour ça que j’y retourne, pour vérifier, je bande encore, dans le vide, des images s’agglutinent dans ma tête, jusqu’à effacer les visages de ceux avec lesquels il s’est passé quelque chose, sans un mot, essuie-tout, le désir éconduit, le mot et la chose, coquilles vides, ce n’est pas nouveau, c’est déjà passé, et puis ça revient, trajets tour à tour appris, désappris, ça ne prend pas toujours, le désir, ici, creuse plus qu’il ne comble, la corde au cou, il faut bien que quelqu’un la coupe, évacue le corps, pas de place pour l’émotion, si je me laisse émouvoir, je tombe, quand je rêve de cul, c’est cliché, c’est aussi pauvre que dans la réalité, je vérifie mes circuits, choisis le plus court chemin, dans ma tête, un rond-point, une impasse, un sens unique, la réciproque, c’est son affaire, je n’ai pas vu les années passer, quand j’avais vingt ans, j’allais sur les quais, dans les squares, je baisais dehors, dans l’espace public, dans le noir, avec le ciel au-dessus de ma tête, aujourd’hui, je baise dans des établissements où je paye une taxe à l’entrée, avec un plafond bas au-dessus de ma tête, l’espace s’est rétréci, le désir aussi, « Rester vertical », dirait Alain Guiraudie, il a le chic pour trouver des titres qui claquent, et faire des films qui n’appartiennent qu’à lui, me regardent, viennent me hisser à la hauteur de l’appui de la fenêtre sur rue, « Ce vieux rêve qui bouge », et selon lui, il n’y a pas de communauté homosexuelle, nous sommes des singletons, nous sommes devenus indifférents au sort de nos congénères, et cependant, dans ses films, il met en scène des communautés d’hommes, des huis-clos à ciel ouvert, fait sauter les verrous, pas de tabous, pas de jugements, la chair n’est pas triste, il accueille toutes sortes de corps, et il y a aussi des mots, des gestes, des regards qui ouvrent des brèches, nous font voir le monde autrement, de l’espace entre les hommes, une aire de jeu qui s’ouvre à eux, de la place pour l’amour, des yeux qui se ferment pour voir au-dedans de soi ce qui tournoie, se fendille, des hommes devenus doux comme des agneaux, des agneaux dans des corps de loups, des victimes qui aiment leur bourreau, des moches qui deviennent beaux, des beaux qui deviennent monstres, la puissance de métamorphose qui réside en chacun de nous, les peurs qui, une fois nommées, se dissolvent, les sillons que nous avons tracés sur le sol qui s’effacent, les paroles de ceux que nous aimons qui font leur trajet en nous, nous avons toujours la possibilité de varier les figures, de sortir du sillon qui se présente à nous, ouvrir les yeux pendant l’amour, les fermer, parcourir le corps de l’amant et n’en faire jamais le tour, dehors, tout le monde dehors, debout, tout le monde debout, le cul, ça fait les comptes ronds, quand je dors, je peux entrer dehors, tout le dehors entre en moi quand je baise debout, tout ce qui me rappelle que le désir n’est pas mort.
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