#clôture des archives UPEC
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semena--mertvykh · 1 year ago
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26 octobre 2022, Campus de Créteil - 48°50' Nord, 0h 10mn 00s Est
Il fait beau et je porte un débardeur moulant à bretelles. Je me sens jolie ce jour-là. En arrivant en haut des marches, sur le palier du 2ème étage où on a cours, je le croise juste comme il sort du couloir. On se dit bonjour ; j'ai l'impression qu'il veut me parler, alors je fais mine de retirer mon casque, lui croit que je suis sur le point de lui dire quelque chose, alors il se fige en me regardant ; un quiproquo qui nous fait sourire tous les deux.
Quelques minutes plus tard, j'attends devant la salle en discutant avec Simon. Je suis en train de l'interroger sur les absences - comment la scolarité réagit face aux absences injustifiées - Simon me dit de ne pas m'en faire, "C'est Créteil ici", et il rigole. Je réponds : "C'est bon à savoir" et juste à cet instant, un imperceptible déplacement d'air sur ma droite me fait tourner la tête et je le vois, qui revient par l'autre côté du couloir. Il marche vers nous en me fixant du regard, comme s'il cherchait à me dire quelque chose ; l'air entre nous ridé par une série d'ondes, comme les éclairs rayent la surface des nuages de poussière qui obstruent l'horizon, au front des tempêtes de sable.
Simon continue à me parler et je le dévisage en hochant la tête, l'air concerné
Simon, tes lèvres remuent mais y'a plus rien qui passe là
La prof arrive à cet instant. Je comprends, en voyant Sexy rentrer avec elle, qu'il va faire une annonce. On s'installe tous, lui reste debout, à quelques centimètres de moi. Avec sa voix de miel, il nous taquine gentiment sur la cérémonie de remise des diplômes de nos prédécesseurs, à laquelle aucun-e d'entre nous ne s'est rendu-e. Ricanements dans la classe. Puis il se félicite de ce que tous ces élèves ont trouvé un poste, à l'issue de leur année. Je réfléchis à toute allure pour trouver un truc à dire, n'importe quoi qui lui donne envie de rester une seconde de plus ; je sais que quelque chose d'important va encore l'emmener loin de nous et qu'il va encore sortir de ma vie, encore et encore me laissant devant une place vide. Mais rien ne vient. J'ai trop de choses à dire et il me reste si peu de temps. Au moment de nous dire au revoir, il me lance un dernier regard et je suis la dernière personne qu'il regarde avant de sortir.
Je suis tombée amoureuse de cet homme à la seconde où il a pris la parole, lors de la réunion de rentrée, à la seconde où j'ai entendu sa voix grave, et je me sentais lentement fondre à l’intérieur, et quand tu as peur de tomber amoureuse, c’est qu’il est généralement trop tard - et encore ensuite, quand il s'est levé à l'intercours pour me passer la feuille d'émargement et qu'il m'a lancé : "Vous pouvez signer ?", avec un air étonnamment tendu et défensif que j'ai mis, à l'époque, sur le compte de mon retard.
Mais jamais je ne me serais autorisée à rêver de lui s'il ne m'avait pas regardée comme il m'a regardée, cet après-midi là. Dans ma première topique - Sexy est hétérosexuel - les hommes comme lui sont rarement célibataires et, s'ils le sont, ils visent des bourgeoises multidiplômées comme eux ; et si elles ne sont pas de leur caste, il convient a minima qu'elles soient jeunes et jolies, pour compenser. Les statistiques, la sociologie, la psychologie, plusieurs siècles de fiction masculine, sans parler de mes propres observations, suffisaient à me convaincre que l'aspiration à l'égalité amoureuse en Patriarchie restait une expérience parfaitement vaine et douloureuse pour moi.
La seconde topique - Sexy est perdu pour nous, mesdames - a fait taire d'un coup toutes les spéculations. Il n'y a plus de problème puisqu'il n'y a plus de solution.
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Un jour, quand j'étais petite, j'ai demandé à mon père : "Où vont les mouvements quand on s'en va ?". Je croyais que nos trajectoires en voiture étaient des choses qu'on empruntait mais qui nous préexistaient de toute éternité. Je visualisais les lignes qu'on traçait sur l'asphalte et j'imaginais des extraterrestres qui ne nous verraient pas, parce que nous étions trop lents, mais qui verraient les directions de nos véhicules dans un espace plan, un peu comme les abeilles voient l'incidence des rayons du soleil. Bien plus tard, j'ai découvert le nom que les mathématiciens donnaient à mon intuition d'enfant : les vecteurs. A l'âge adulte, je me suis battue comme une damnée pour refuser cette réalité - la malédiction des corps célestes ; cette idée qu'on ne peut plus sortir de sa trajectoire, une fois que la vie vous a lancée dedans. Je me suis jetée dans cette bataille sans savoir à quel point il est harassant de freiner un mouvement, de le modifier, de le calculer, ni à quel point je me trouverais seule pour cela. A quel point ce combat deviendrait une trajectoire en soi. Mais je continue à le faire, même si je sais que c'est perdu d'avance. Là est mon ridicule, là est ma dignité.
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