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s01e08 - "Sanctuaire du coeur" : dans les bordels d'Indochine
“Seuls les enfants qui sont malheureux dans leur vie de tous les jours quittent leur maison. Seuls ceux qui se croient dans une impasse quant à leur avenir se lancent dans des actes aussi téméraires et imbéciles.”
A ces mots, je me suis dit que j’avais trouvé là un bon compagnon de voyage mais j’aurais mieux fait de laisser Than dans son sanctuaire. Il s’était fait la malle parce qu’il avait surpris son père coucher avec sa fille adoptive dont, en plus, il était amoureux. Et puisqu’à ses yeux l’amour ne pouvait être sincère, il serait vénal. D’une manière comme une autre de gagner sa vie, Than me proposait de faire le tour des bordels du Sud du Vietnam.
Au tout début de son errance
Than n’est qu’un écolier de 16 ans quand il arrive à Nha Trang où il se cache dans une auberge mal famée qui abrite un réseau de prostitution. Parmi les jeunes filles dont on garde jalousement la virginité avant de les vendre au prix fort, Than reconnaît son âme sœur. Que ce soit le goût inédit de la liberté ou celui de ce premier amour, Nha Trang laisse à Than un doux souvenir. Mais, moi, en marchant dans ces mêmes rues, en regardant bêtement ses quatre kilomètres de plage, je serais bien en mal de ressentir cette “sensation de plénitude” : peut-être, c’est que je ne suis plus, comme Than, au tout début de mon errance et Nha Trang n’est définitivement plus cette petite ville de bord de mer.
Les soldats américains qui y avaient implanté un de leurs quartiers généraux durant la guerre du Vietnam ont aujourd’hui laissé la place à des touristes en majorité russes. Eux, n’ont pas besoin de visa pour entrer dans le pays ni de traducteur pour lire les menus des restaurants touristiques, tout juste si on ne leur propose pas un borchtch en entrée. Et la plage de Nha Trang n’a plus rien de tranquille ou de sauvage, elle est hantée par l’ombre des grands hôtels qui se déploient derrière elle. S’il reste quelque chose du Nha Trang de Than, favorisé par le tourisme, c’est la prostitution. Car je les ai vues ces jeunes filles faire de larges sourires aux touristes occidentaux et les entraîner dans un bar qui propose de mauvais cocktails, tant que le troisième est offert. Il faut s’en aller. Tourner les pages. Peut-être qu’un peu plus loin, je m’embêterai moins. Car, moi, j’aurais voulu que Than poursuive longtemps cette jeune fille sur les routes du Vietnam, qu’il escalade les montagnes du Hauts Plateaux pour retrouver son cœur… Mais notre garçon préfère se laisser ballotter par un destin qui le mènera à Saigon, et moi derrière ce compagnon déprimant.
A une lettre près
Sûr, depuis que j’écume les romans étrangers, je n’en suis pas à mon premier doute face aux lettres cyrilliques et aux signes chinois mais je ne me doutais pas que ce serait un roman vietnamien qui me mènerait à l’impasse littéraire. Après plusieurs mois d’errance, Than se rend sur le plus grand marché de main d’œuvre de Saigon, le marché Binh Thanh. Sur mon plan, je vois bien un marché Benh Thanh mais le jeu de la retranscription française me laisse sur le carreau. Voici les indices dont je dispose à la page 94 :
“Là-bas s’agglutine une foule de misérables qui tentent de survivre dans des abris de cartons ou de tôle (…) Viennent s’y mêler des paysans qui ont perdu leurs rizières ou leurs terres, arrivés en masse dans la grande ville pour y chercher à manger.”
Aujourd’hui, Than aurait été vendeur de souvenirs et c’est avec lui que j’aurais négocié une lampe à opium et le faux Zippo d’un vétéran du Vietnam. Car, en fait de main d’œuvre, ce marché-ci compte surtout des stands de souvenirs, et les étals de légumes et de viande ont été repoussés à l’extérieur. Depuis les années 80, l’ouverture au tourisme est passée par là et la “foule de misérables” doit s’entasser ailleurs.
Je tente ma chance au marché Binh Tay à Cholon, le quartier chinois de Saigon, le cœur battant et commerçant de la ville : les bars à opium de l’époque coloniale ont laissé la place à un immense marché et à de larges avenues où les trottoirs sont occupés par toutes les marchandises disponibles, des vêtements aux mobylettes en passant par les articles de quincailleries ou de tissus. La nuit venue, il paraît que des commerces moins légaux gardent le rythme trépident de ce quartier. Alors peut-être est-ce là que Than a rencontré Monsieur Khoan, propriétaire de l’Orchidée pourpre et qui lui mettra le pied à l’étrier de la prostitution.
“Saigon douloureux et pollué”
L’Orchidée pourpre, un “hôtel de moyenne catégorie, était située au fond d’une impasse” qui redouble d’imagination pour chasser les routards occidentaux qui n’ont pas peur de s’enfoncer dans les impasses dans l’espoir de faire quelques économies :
“Matériel vétuste tout y était pratiquement en panne afin que les touristes, hormis les plus misérables, prennent la poudre d’escampette au plus tôt : robinets qui fuyaient à grosses gouttes sonores, fenêtres déglinguées ne fermant plus, climatiseurs inefficaces et aussi bruyants que des cigales à la fin de l’été. On en rajoutait même : pour les routards occidentaux, quelques cafards grassouillets volaient çà et là où le cadavre d’un lézard aux gros yeux globuleux traînait au milieu de la table.”
Le seul hôtel que je trouvai ouvert à mon arrivée très matinale à Saigon était au fond d’une impasse et ne s’appelait pas l’Orchidée pourpre, il n’en était pas moins un hôtel de passe. Cependant, je ne laissai pas le tenancier me faire découvrir l’étendue de son imagination pour me chasser : le balai incessant des couples et des femmes de chambres changeant les draps plusieurs fois dans la nuit me suffit.
Mauvaise pioche
Parmi la douzaine de personnages que me proposaient les sept cents pages du roman de Thu Huong Duong, j’avais choisi de suivre Than parce qu’il était celui qui erre, les autres n’étaient que des ramifications biscornues de son malheur. La démence d’un oncle, la mort d’un révolutionnaire, la trahison d’un fils sont décrites en termes si détaillés qui ne laissent que peu de place à l’imagination du lecteur. On remonte péniblement la généalogie familiale sans jamais être emporté bien loin. Et Than, de son côté, met tout un roman à ouvrir le sanctuaire de son cœur : c’est long. Et moi, à la fin du roman, j’étais partie ailleurs.
Sanctuaire du coeur, Dan Tran Phuong, Sabine Wespieser, 2011
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