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Devenir Nonna
« C’est la maison de la grand-mère en fait. Elle voulait s’installer juste en face de la nôtre.» Les meubles sont restés emballés dans leurs tissus. Il y a encore de la vaisselle dans les armoires. Un petit bol à motifs rouges dont un des côtés est usé parce que mon père y portait ses lèvres, enfant, est resté posé sur une toute petite table en olivier. Ma mère explique l’histoire du lieu, le goût de la grand-mère pour le confort et son soucis de garder tout en ordre et dans le respect des normes françaises. « Elle a travaillé dans une agence immobilière, elle avait un certain savoir-faire dans l’aménagement d’intérieur. » Elle savait le rendre accueillant mais personnel, comme ces antiques maîtresses de maisons qui tenaient du maître d’hôtel et de la pythie. « Elle n’était pas si superstitieuse pour une italienne, non, mais elle aimait les belles peintures. » Au-dessus du lit conjugal, le visage du christ encrouté de sang et de peinture écaillée. Je revois l’enfant qu’a été mon père, une moustache de lait sur le commissure des lèvres. Je me demande s’il croisait cette vision de la mort tous les matins quand il partait à l’école, dans la chambre de ses parents. Ma grand-mère ouvre toutes les portes pour prévenir des odeurs de moisissures, dès qu’elle se réveille. C’était tous les jours à 6 heures du matin. Je me suis toujours levée après elle. Je ne l’aurais jamais appelée grand-mère, ni mamie, ni mamema. Elle, s’était la nonna, et il n’y en avait pas d’autre au village. Elle était attendue comme la cigogne, elle venait avec le beau temps et se faisait chasser par les premiers nuages d’octobre. C’est alors qu’elle partait retrouver ses quartiers méridionaux, dans les rues rêvées de Genova. « Nous allons la voir de temps en temps, là-bas. Elle ne peut plus venir ici, c’est devenu trop fatiguant. Le seul inconvénient que nous avons avec cette maison, c’est le vis à vis. Faites attention en descendant les escaliers, la rambarde est encore à refaire. » Maman a fini sa visite, je l’entends saluer nos potentiels futurs voisins dans la cour.
En guise de cadeau d’adieu, et de promesses de retrouvailles, elle m’avait déposée une deuxième langue dans la bouche, mot après mot, comme elle composait méthodiquement ses napperons brodés.
Devenir Nonna, évider douces les syllabes assassines et ne garder gue ce gui est doux, ce gui est doux pour le palais et ainsi faire de la langue française un bon plat de spassachiouta. La langue française, comme elle est difficoleuse, comme elle s’accroche au fond du palais avec ses longues syllabes, ses parfums, sa peine, ses avalanches, ses dimanches et ses pingouins dingues, ses emmerdantes consonnes et ses geignements en fin de phrase. Je mettais au défi Nonna, peste, en lui demandant de me répéter plusieurs fois le pain, la jupe, la crotte, la salopette, la nièce, le lapin, le chiotte, le peigne, la baleine et la grotte, le schloupf, les schlops, et sans parler des sproutz ou du coq qui dans la cour crie trop fort. J’exerçais sur Nonna la domination par la bouche et elle se vengeait en remplissant la mienne avec des choses délicieuses.Elle disait presque délichieuse, sans que je ne sache jamais jusqu’où allait son degré de maîtrise en matière d’insultes françaises.
Tiens mangia ça ma petite délichieuse enfant.
Nous habitions dans la même cour, à cinq pas exactement de porte à porte. La sonnette qui donnait sur la rue ne nous servait jamais. Elle était réservée à l’étranger, straniero ou auslander. Les fenêtres de la cour intérieure s’ouvraient en cascade du matin au soir. Je n’ai jamais compris pourquoi on avait prévu d’y déposer du double-vitrage car il n’y aucune surface qui puisse résister au bazar que nous produisions depuis nos intérieurs. Quand je me promenais dans la rue, j’entendais les bruits de la maison à plusieurs mètres. Il y avait, au 8 rue de l’école, la télévision italienne, au 10 la radio allemande et au 6 un vinyle de Mylène Farmer qui passait en boucle. Dans notre cour, en fin de journée, on pouvait entendre crier les noms et surnoms des uns et des autres. Les animaux de compagnie, les enfants et les parents égarés étaient rappelés à l’ordre domestique. Il était temps pour chacun de nous de retrouver son territoire personnel. Le chat avait son salon, la petite-fille sa chambre et la Nonna sa petite maison au parfum de basilico et de rose-marino alsacien. Nonna dans la cuisine dévidait les aubergines et Maman dans la sienne faisait ‘’pschitter ‘ la soupe de poireaux-pommes de terre. Ma mère était une incroyable pédagogue. Elle m’avait expliqué le fonctionnement de la cocotte-minute par l’invention de ce nouveau verbe qui illustre le bruit de la vapeur s’échappant de la machine. Quand ça ‘’pschitte’’, c’est là qu’on sait qu’il faut baisser immédiatement la température des plaques et mettre en marche la tomate-compte-minute. Si tu enlèves tout de suite la cocotte de son nid elle explose et c’est la mort. Heureusement que le compte-minute existe. C’est grâce à son sifflement caractéristique qu’on peut annoncer ‘’à table’’.
Je pschitte, tu ‘’pschittes’’, il ‘’pschitte’’. La cocotte pschitte sur le feu et je nettoie les vitres avec le pschitt bleu. Dans les arbres, les oiseaux font ‘’pschit pschit’’ et ‘’cui cui’’ quand enfin les carottes sont cuites. Je ‘’pschitte’’, tu ‘’pschittes’’, il ‘’pschitte’’, nous ‘’pschittons’’, vous ‘’pschittez’’, ils ‘’pschittent’’. Bien sûr, on s’était moqué de moi à l’école à cause de ce néologisme circonscrit à la région de nos deux maisons, au coeur d’un village alsacien. Chaque famille parlait sa propre langue, il n’y avait pas tellement de village ou de région, mais des familles, qui chacune, avait aménagé sa langue comme on aménage sa cuisine : d’une façon pratique et conviviale. Nous apprenions tous le même français, celui que nous entendions à la télévision ou à la radio. ça portait un nom d’ailleurs : Le cours de français, comme il y avait un cours d’allemand et d’anglais ou d’italien, de mathématiques ou de géographie. J’ai appris qu’il y avait des verbes, dont certains existent et d’autres non. J’ai appris qu’il en allait de même pour tous les morceaux de la phrase, ainsi que pour la totalité d’un livre. On avait donné un nom aux mers, aux villes, aux fleurs, aux animaux et à tous les membres d’une famille sans que j’ai mon mot à dire. Nonna ou Mamema, ça n’existait pas, au contraire de Maman ou de Grand-mère. Certains mots étaient de pierre et d’autres de vapeur. Une fois que la tomate les avait bien comptés, ils disparaissaient en petites gouttes sur la vitre de la fenêtre.
Devenir Nonna, jouer sans cesse avec les relations de familiarité entre les mots de plusieurs langues, comme pour recoudre le tissu irrégulier des métissages, des jumelages et des conflits tribaux modernes. Les grand-mères sont bien souvent multi fonction : ce sont des consoleuses, emmerdeuses, délichieuses, cuisineuses et repriseuses de mots cassés. Elles ignorent toute espèce de frontière entre les différentes disciplines. Elle savent réécrire la langue avec des erreurs et reprendre certains termes trop malintentionnés. Elles trouvent les mots justes, mais bourrés de fautes d’orthographe, pour mettre en ordre un sentiment ou un chagrin. Il n’y a rien de moins intimidant pour un enfant que la voix d’un étranger qui écorce la langue. L’adulte s’effondre, il n’est que celui qui a survécu à un millier de chutes, comme ces assiettes en verre ornementées de coups de couteau. C’est ainsi que je voyais ma Nonna, une femme seule à parler sa langue, dans un univers qui n’était pas le sien, exception faite de la cuisine.
Elle me gardait pendant que mes parents partaient au travail. Avant de fréquenter les bancs de l’école, j’ai usé celui de la cuisine familiale. Les différents plats et tous leurs composants, du plus cru, sale au plus sophistiqué, les fruits, les légumes, les liquides, solides, objets mous ou tranchants formaient la base de mon vocabulaire d’enfant et l’essentiel de mes conversations avec Nonna. Ainsi, j’ai appris à parler comme j’ai appris à manger, par la bouche. C’est par elle que sont passés les premiers affres de la souffrance. Les larmes, dont le goût se confond toujours pour moi avec celui du bouillon de poule, formaient une sorte de sérum concret et fluide. C’était plus efficace que n’importe quelle phrase pour exprimer ma peine. Les enfants pleurent aussi facilement qu’on coupe un oignon et sans donner d’explications valables. On peut dire qu’ils se complaisent, par une sorte de jeu mélodramatique, dans la manifestation de leur tristesse et de leur colère. Les larmes sont comme le sang menstruel, un fait aussi normal que dangereux. Chacun doit construire un jour ou l’autre sa petite digue intérieure, au risque parfois de ne plus ressentir le plaisir d’une bonne louche de souffrance aromatisée dans la bouche. A chaque larme versée, il faut s’imaginer que ma Nonna est en train de préparer la soupe. Et que les démons retournent immédiatement sous leurs lits.
Après l’école, je m’affalais sur la grande table de la cuisine, où généralement, elle préparait le repas du soir. Il y avait une nappe cirée à carreaux rouges où j’aimais enfoncer mes ongles pour y former des dessins ou des lettres. Elle taillait les carottes et faisait bollire l’eau pour les pâtes. Je me souviens que j’ai mis beaucoup de temps à accepter le terme bouillir dans mon vocabulaire. Je ne sais pas si c’est parce qu’il s’agit de l’un des verbes les plus difficiles à conjuguer ou si je trouvais sa version italienne plus comestible. J’observais également mes deux soeurs, de plusieurs années mes cadettes, avec intérêt. Elles parlaient aussi leur propre langue, fruit de la déformation d’une bouche inexperte. Certains mots, résultats de ces problèmes d’orthophonie et d’interprétations, sont restés importants dans l’histoire familiale. Plus je grandissais, moins je la voyais cette table, puisqu’il me fallait travailler mon cours de français, rejoindre à l’école l’univers des langues non-imaginaires, en papier et en marbre. Je devais abandonner mon goût pour la cuisine linguistique et me consacrer à l’accumulation des connaissances scientifiques.
Tout a recommencé avec la cuisine, une bonne vieille table, une tavola, une favola, une table fabulable où Nonna déposait son sac tous les matins. Je ne l’avais plus vue depuis longtemps. Ses petits enfants alsaciens avaient trop grandi pour elle. Elle était retourné de l’autre côté du monde, peu de distance pour un oiseau mais beaucoup pour un enfant, encore plus pour un adulte en prise avec l’édification de son petit empire personnel. J’étais devenue étudiante chercheuse, je n’avais vraiment plus besoin de ma grand-mère pour parler, je n’avais pas de soucis de prononciation. Je creusais mes propres armes dans une matière dure, exigeante, mais infiniment plus valorisante. J’étais revenue en coup de vent, dans le village de mon enfance. On m’avait annoncé la vente de la maison d’en face, celle de ma grand-mère.
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Le 29 avril 2018
C’est difficile, très difficile. J’ai pas envie d’aller travailler demain. Mais j’ai très peur de ce que va être ma vie en-dehors de ce travail, sans « rien », ou avec « rien », je sais pas. J’ai qu’un seul projet qui pourrait tenir la route, mais je dépends entièrement de A, qui est encore un étudiant. Il faut qu’il prépare ses concours, qu’il entre dans de grandes écoles, on est pas du tout au même rythme, j’avais oublié.
21h51
En même temps, pour qu’un truc existe, il faut bien commencer quelque part et donc il faut une bonne grosse dose d’impertinence. Leçon 1 d’art appliqués : prendre tout ce qui est léger, bancal, balbutiant, très très au sérieux.
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Le 25 avril 2018
Je commence sérieusement à m’attacher à mes personnages du roman. Je trouve que A s’est bien démerdée dans la vie, malgré son (faux) handicap. Reste à savoir ce que va devenir sa relation avec B, qui veut trop prouver une vérité qu’elle a anticipée (celle qui dit que A est une victime, LA victime par excellence du Professeur, alors que c’est presque tout à fait le contraire). Le Professeur mériterait qu’on le fasse rajeunir un peu, au temps de l’enfance, pour qu’il ne soit pas tout à fait irrécupérable (un aparté de la mère ?). Je m’attache à mes personnages alors que le roman avance vers sa fin. J’en suis un peu triste.
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20 avril
Une fois qu’il est connu, je crois que c’est assez difficile pour un auteur de se figurer la quantité de gens qui se situent dans l’ombre qu’il produit. Il faut bien un peu de négatif à la lumière. J’aimerais dépasser un jour ce petit combat vers la reconnaissance pour en accomplir de plus grands. On ne peut pas voir très loin devant soi quand on avance dans l’indifférence.
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19 avril
Basculer brusquement du passé au présent dans un récit (du point de vue de la chronologie) revient à se poser la question des causes et des conséquences, ou de certains de ces moments de la vie qui fonctionnent comme des ruptures définitives, des coups dans le continuum temporel. Je me souviens alors de cette phrase, de je ne sais plus qui : la vieille lune porte dans ses bras la nouvelle. Je me rends compte que c’est une façon de raconter les histoires qui devient récurrente dans plusieurs textes que j’écris.
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Le 11 avril
« Triste sire », voilà une appellation utilisée fréquemment par ma mère pour qualifier mon père. Je m’y suis longtemps identifiée, parce que j’ai longtemps été identifiée à mon père par toute la famille maternelle. Il y a quelque chose du traitre et du mélancolique, du cynique et du miséreux. On lui a reproché de ne pas sourire assez, de ne pas faire l’effort de rejoindre la société des mauvais blagueurs. Pourquoi doit-on faire toutes ces blagues ? Que cache-t-on derrière tout cet humour où s’abritent tant de méchancetés et de souffrances ?
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le 7 avril 2018
Il s’est passé quelque chose d’intéressant au théâtre aujourd’hui : j’ai presque eu l’impression d’être à un concert de rock, à cause de la voix extrêmement fragile et grave de la comédienne qui assumait à peu près 90% du spectacle par sa seule présence magique.
Puis, plus tard, on en discute avec A, dans ces rues qui nous ramènent à saint-denis, la maison. On se demande à deux si il faut fumer ou prendre des drogues pour avoir une voix intéressante, c’est-à-dire être intéressant. Il m’a dit : toi, tu as toujours une voix d’enfant, virginale. Le corps n’est pas habité par la douleur, les épreuves difficiles. Et pourtant. Tout y est, tout est là, depuis le début. Dans ce débit que je crache à longueur de temps, dans le malaise que je provoque parfois chez les autres quand je me fais lire, qui les fait s’inquiéter souvent de ne pas me connaître si bien.
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Le 25 mars
Aujourd’hui je suis allée voir les visages photographiés par August Sanders et qui sont exposés au mémorial de la Shoah, à Paris. D’abord, il y a les noms, indénombrables, gravés sur des murs, et puis il y a les visages, gros plans ou buste, le regard, pupilles noires dans l’ombre de l’arcade sourcilière, peur, défiance ou abandon. A Sanders fait un inventaire de l’homme du XXème siècle, c’est un haut dignitaire nazi aux lunettes rondes, une femme de ménage ridée, un jeune étudiant juif timide, dont le corps fuit l’appareil, à l’inverse du regard qui cherche, espionne l’objectif. Ils ont pris la pause bien avant l’époque des selfies, mais ils ne jouent pas un rôle, comme on peut souvent le voir dans les premières photographies. Il y a quelque chose de moderne dans ce reportage, une vie prise sur le vif, encore loin des camps de concentration, à quelques minutes parfois d’une arrestation mortelle, qu’on en soit la victime, ou le bourreau.
Ils venaient de Cologne, comme une partie de la famille de ma mère, me semble-t-il. J’ai essayé de dessiner leurs visages, mais ce fut difficile, en partie parce que je n’arrive pas à reprendre des photographies. Le souvenir de certains, lointain maintenant est venu se substituer au geste de pur recopiage. La femme de ménage ressemble à ma grande-tante et je me demande tout compte fait si quelques uns de mes ancêtres ne se trouvaient pas là, pendant mon périple, anonymement épinglés aux murs.
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le 17 mars
J’ai éprouvé une tristesse intense ce matin en prenant le RER en direction du centre de Paris, tout ça parce que je me suis reconnue dans chacun des visages autours de moi.
Comme eux je n���ai pas parcouru grand chose, et pourtant je me trouve à la moitié d’un long chemin qui me conduira, si les augures sont bons, si ma fatigue ne prend pas le pas sur mes efforts constants mais trop minimes, si je ne me fais pas avaler par les kilomètres inconsistants des rails, si un jour quelqu’un d’important se permet un regard bienveillant sur mon existence, ou plutôt, sur tout ce qu’elle produit de laid, de sublime, parfait, moche, injuste, équitable, petit, grand, maladroit, puissant, si je peux un jour faire le tour de moi-même sans me perdre, m’assoupir pour regarder mes rêves sans pour autant baisser les bras ou céder le pas au sommeil, si je puis finalement distiller de tous ces efforts un élixir digne du gosier d’un pape, ou d’un dieu et profiter avec les grands de ce monde, les éternels, de tout ce qui rend beau et charmant, alors le chemin se sera terminé, absout, loin, perdu dans un nuage scintillant et opaque. Masse des inconnus, pauvreté crasse, classe moyenne sans lustre, ma forêt pourrie que je traverse, le néant blanc qui fait piquer les yeux, je les tiendrai là, dans un texte comme dans une boussole, et je l’offrirai sans hypocrisie à tous ceux qui, bien loin de vouloir réussir une trajectoire ou une destinée, préfèrent plutôt y égarer leurs chemins et leurs ambitions.
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Le 14 mars
à 18h02 Et je tiens à ajouter à ceci : les personnes qui travaillent beaucoup et s’en réjouissent m’emmerdent au plus haut point. Quelle gloire trouve-t-on à se déplacer sans arrêt en prenant un air essoufflé, et puis régenter ceux qui ont l’excellente idée de se la couler douce (ou d’écrire), de ne pas donner encore plus de temps à son entreprise même les jours où on est pas payés, geindre parce qu’on a mal au dos à cause de quoi (je vous laisse deviner), refuser toute sortie, amusement plus ou moins licite, afficher des traits tirés, mépriser les gamineries, se déplacer lentement en pesant ses pas alors que tous les enfants savent quel plaisir on peut trouver à sautiller et gambader pour rien, ne jamais lire un livre (pas le temps), ne pas sortir au cinéma ou au théâtre (ou uniquement par obligation sociale), ne pas s’instruire sans se soucier d’améliorer sa condition, ne plus caresser son chat, mépriser les mendiants en baskets stylées, oublier les nuits claires où l’on voit les étoiles, condamner l’insomnie, piétiner le temps perdu à coup d’agenda google, ne plus jamais se perdre de sa vie jusqu’à la mort.
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Le 14 mars
à 18h02 Et je tiens à ajouter à ceci : les personnes qui travaillent beaucoup et s’en réjouissent m’emmerdent au plus haut point. Quelle gloire trouve-t-on à se déplacer sans arrêt en prenant un air essoufflé, et puis régenter ceux qui ont l’excellente idée de se la couler douce (ou d’écrire), de ne pas donner encore plus de temps à son entreprise même les jours où on est pas payés, geindre parce qu’on a mal au dos à cause de quoi (je vous laisse deviner), refuser toute sortie, amusement plus ou moins licite, afficher des traits tirés, mépriser les gamineries, se déplacer lentement en pesant ses pas alors que tous les enfants savent quel plaisir on peut trouver à sautiller et gambader pour rien, ne jamais lire un livre (pas le temps), ne pas sortir au cinéma ou au théâtre (ou uniquement par obligation sociale), ne pas s’instruire sans se soucier d’améliorer sa condition, ne plus caresser son chat, mépriser les mendiants en baskets stylées, oublier les nuits claires où l’on voit les étoiles, condamner l’insomnie, piétiner le temps perdu à coup d’agenda google, ne plus jamais se perdre de sa vie jusqu’à la mort.
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poème du 27 février
J’ai l’impression d’être, toujours en retard, toujours en avance. Je peux vivre plusieurs instants simultanément.
Je suis dans le couloir orange et vert de l’école où je travaille, où je n’aime pas — soyons franc, où je n’aime pas travailler.
Je suis assise sur la couette d’un lit, chez moi, le soir, lumière allumée, la radio, l’écriture.
Je suis devant une ferme, en-dessous des branches d’un petit arbre, les feuilles sont rouges et ressemblent à celle d’un érable, mais en plus petit.
Je suis dans un aéroport, en Indonésie, je respire un air qui n’est pas le mien, et même l’eau d’une petite bouteille minérale a un goût d’encens.
Je suis la voix d’un ami, déjà mort, qui m’explique pourquoi il m’en veut que je ne sois pas venue le voir à l’hôpital.
Je suis l’église du village où j’ai été en primaire, où le clocher a l’air de se pencher au-dessus de toi quand tu t’avances de trop près.
Je suis la nuit dans une rue de Paris que j’ai emprunté pour la première fois.
Et la raison m’échappe encore, mais pas les sensations.
Je suis tout à vous, à toi, depuis si longtemps que j’ai raté quelque chose.
Je suis allongée dans la voiture, je regarde passer les nuages. Le corps est tout petit, le temps infini, je pense à ce que je serai, 10 ou 20 ans plus tôt.
Je suis l’horizon de la mer.
Je suis l’odeur de ma grand-mère, le bruit de l’eau, la forme de la pluie.
J’espérai, le coeur léger, rembobiner la bande, quand en 1999, je tenais le camescope de mon père.
J’ai perdu toutes les photos, ou presque. Les carnets sont noyés, les langues se sont dissoutes.
Je vous parle dans une langue inconnue pour tous mes ancêtres. Et vous voilà pourtant si étrangers que je ne sais plus ni qui je suis, ni quand, ni où.
Nous nous croisons des milliers de fois pourtant.
J’étais cette femme qui dormait contre la vitre d’un métro et cet enfant qui l’avait recouverte avec sa veste trop petite.
J’étais l’oiseau qui picorait les miettes de ton repas, gare saint-lazare.
J’étais cette mère et sa fille, en route pour un pèlerinage sans dieu. Elles étaient parties marcher pour oublier un chagrin d’amour.
J’étais la voute de leurs pieds, et celle de tes églises.
Je suis la terre qui retient les mauvaises herbes dans ta rigole. J’ai longtemps dormi dans le jardin des autres.
Et un jour en été, j’ai fait semblant d’être ailleurs, tout en étant allongée dans un champ d’herbes hautes.
Je crois que curieusement, elles avaient le goût du sel.
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Le 7 juillet
J’ai une sorte de commande pour A : il faut que je lui écrive un truc à propos du comédien désincarné de Jouvet. Je ne suis pas sûre qu’il en fera quelque chose tout de suite mais je vais devoir profiter de ces deux mois de liberté relative pour l’écrire.
Je suis en train de repenser à ce que j’avais écrit à propos de la jeune fille blonde qui passait son capes et je le mets en lien avec la description du concours d’entrée au conservatoire par Louis Jouvet. Je me suis projetée et comparée instinctivement avec une personne qui ne m’aurait jamais rien dit en tant normal, tout ça parce qu’elle relisait attentivement un dossier imprimé. Ce que j’avais omis de préciser plus haut : elle était venue à Tours pour se présenter à un entretien d’embauche et à y regarder de plus près, les documents qu’elle consultait portaient sur le droit des entreprises. Projection, identification, peur.
Dans deux mois, des jeunes adolescents vont me voir entrer dans leur salle de cours et le moindre de mes gestes sera interprété, identifié, personnifié par un public qu’il va me falloir convaincre pendant une petite année. Je n’ai que l’illusion de savoir et de supériorité culturelle pour acquis et tout le reste ne tiendra qu’à ce que je saurais représenter de ce personnage ancestral, aimé et aussi bien détesté : le professeur.
Je ne pourrais pas me planquer dans le monde des adultes, où un titre et un contrat de travail suffisent pour qu’on vous fiche la paix avec votre identité et votre place dans la vie. Je vais devoir renouveler le contrat tacite qui me lie à ce futur personnage de Professeur R. à chaque minute, de la façon la plus honnête et convaincante qu’il soit. Honnête, sincère, mais complètement manipulateur. Faire comme si les textes de littérature étaient profondément utiles, la grammaire indispensable et l’écriture vitale. Faire comme si tout ça était un monde complètement accessible pour des enfants, alors qu’il m’a fallu presque dix ans d’études pour m’en rendre compte. Faire comme si le savoir était beaucoup moins une chose concrète qui se donne qu’une capacité de questionnement illimitée. Comme si la langue était plus un truc de magicien à moitié insaisissable, qu’une petite machine simple et parfaite, susceptible d’être comprise tout de suite, tout le temps, et plus vite que ça.
Comment leur faire comprendre que je ne sais rien, ou pas grand chose de plus qu’eux, et qu’ils sont libres de savoir, connaître, comprendre et puis s’épanouir avec tout ça sans devenir prof de français ou intellectuel cadre supérieur ?
Je me pose à peu de chose près les mêmes questions que Professeur Louis Jouvet quand il écrit son truc. Il se demande comment on devient comédien, comment ça s’apprend ce métier, puisque s’en est un.
Je soutiens, sans savoir pour autant si c’est un bon postulat de départ, qu’iI n’y a aucune différence entre la profession de professeur et la profession de comédien, ou encore la profession de plombier. Si ce n’est que la méthode, les objectifs sont beaucoup plus floues pour un comédien. On ne pratique pas un métier par hasard, mais par habilité, ce qui ne peut jamais être complètement inné. La seule question que je vous pose : comment acquérir cette habilité ? Quels chemins emprunter ? Selon quelles modalités ? S’il n’y a plus beaucoup de considération pour le métier de professeur, je ne sais pas dire si celui de comédien est plus justement évalué. Un comédien, on s’y identifie, on l’admire, on le déteste, mais on ne se met pas à pousser des cris de joie devant l’accomplissement de son travail quand il est bien fait. Ce n’est pas comme si on venait de récupérer l’usage de son robinet. Un comédien ne sert précisément à rien d’autre qu’à représenter un personnage. Mais pour quelles raisons au fait ?
Si je m’avance devant une salle par hasard c’est toujours avec la vague impression de ne pas savoir pourquoi j’y suis. Est-ce que je ressens ce qu’on appelle « la vocation ». Et qu’est-ce que ce mot recouvre ? Je pense à la jeune fille du train, et à toutes celles que j’ai vues dans les couloirs de l’examen du capes. Est-ce qu’elles étaient bien dans leurs chaussures, est-ce qu’elles avaient la vocation « chevillée au corps », ou plutôt, accrochée à leurs épaules comme un cavalier qui sait toujours ce qu’il sait et ce qu’il veut ? Est-ce qu’on devient bête comme un cheval quand on a une vocation sur le dos ?
On peut supposer qu’on peut devenir prof par nécessité et comédien par vocation. Louis n’a pas du tout l’air de penser ça. Il se dit que les apprentis de son métier ne sont pas assez convaincus par ce qu’ils disent, se méfient des textes littéraire trop difficiles. Il fait son déçu, il me nargue. Il fait semblant d’en savoir plus, alors qu’il a aussi été comme nous, terrorisé par son entrée sur la scène du concours pour le conservatoire national d’art dramatique. Qui es-tu Louis ? Tu es pauvre, mal habillé. Tu regardes les cheveux propres des ‘’fils de’’, leurs cols blancs, leur assurance. Tu cherches ta vocation dans tes pompes mal cirées mais c’est assez mal parti. Tu apprendras plus tard que tu l’avais déjà, et que tout le monde l’a à sa manière, et le plus souvent pour de mauvaises raisons. Tu croyais à la révélation du jury, ou du public. Tu n’avais pas du tout prévu qu’il y aurait un métier derrière tout ça, avec des codes, des moments d’apprentissage douloureux, les courbatures, les blessures, les rares récompenses. Mais tu as quand même l’impression que tu vas devoir changer radicalement tout ton être depuis la racine, et presque inconsciemment tu défends ce qu’il reste de ta personnalité abandonnée tranquillement dans le domaine du rêve, dans un lieu sans danger mais inatteignable. Tu comprends à certains moments la nécessité de se battre pour le petit gamin resté dans son lit, sous la couette, à inventer des mondes avec ses jouets en plastique. Tu lui en veux souvent pour sa sensiblerie, son orgueil et sa paresse. Tu te retournes vers lui quand tu as la sensation désagréable de devenir définitivement adulte (quelqu’un), quand ce goût pour la légèreté et l’invention t’abandonne, sous un mauvais prétexte comme l’absence d’argent les déceptions sentimentales ou la maladie. Mais aucun prétexte n’est bon, tu le sais. Alors c’est comme ça que tu te retrouves finalement à rêver, c’est-à-dire : te laisser habiter consciemment par la fiction. Tu oublies ce qu’on t’a dit tout à l’heure, et qui aurait dû t’imposer à reposer les pieds sur terre. Tu les laisses de côté, tu es, sur ton tapis de jeu, seul rêveur face à une assemblée endormie.
Et pourtant, ne crois pas que le monde éveillé t’ait déjà quitté. Il y a bien cette chaise en préfabriqué au fond de la salle, une boulette de papier coincée sous un rideau, les tubes en acier des cintres. Ce sont les ombres effrayantes d’une chambre d’enfant, crois le ou non. Tu reconnais cette ambiance ambiguë. Deux dimensions se croisent sans se mélanger. Le croque mitaine, la forêt enchantée, l’armoire, le son confus de la télévision dans l’entrée. L’esprit dévie sans se décider pour l’un ou l’autre. On se tient tous sur le seuil de l’autre monde, attiré par lui et toujours rattrapé par quelques détails essentiels du réel.
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Réflexions assises
07h30
Je suis assise dans un train. La jeune fille très bien habillée devant moi est probablement en train de réviser son oral pour le capes. Elle ne sait pas qu’elle me terrorise. Non pas que j’éprouve un désir immodéré de passer cette épreuve. Mon sentiment ne relève pas du domaine de la peur que peut susciter la concurrence. Je ne souhaite pas être professeur de français. Je la regarde, je me dis que je n’aurais jamais pensé partager un métier ou « vocation » avec une jeune fille blonde très bien habillée, habité par une sorte de tristesse qui me donne envie de l’embrasser, ou de hurler avec elle.
07h42 Un homme vient de s’assoir à deux places d’écart. Je suis contente qu’il ne soit pas juste à côté de moi parce que je suis déjà incommodée par son odeur. J’espère qu’il n’est pas capable de lire dans mes pensées, comme toi. Il y a dans ce train plusieurs couches d’humanité qui sont pareilles aux miennes. Je suis moins auteur qu’un échantillon de la classe moyenne. Je n’ai bougé que géographiquement. A la limite, j’aurais au moins pu ralentir le mouvement. Je passe ma vie en trains, cafés, histoires d’amour, comme à peu près tout le monde. Je suis foule de sentiments marchant sans cadence entre plusieurs stations. Renversant ses boissons chaudes beaucoup trop chères, se répandant en miettes de pain à sandwich, jamais effondrée comme certains sur le trottoir — Image : le radeau de la Méduse. Jamais représentée sur la télé ou les étagères de librairie, à côté de la boîte d’oréos au chocolat blanc. Désirée allez comprendre pourquoi comme la Vénus de Milo sur un ordinateur.
8h04 C’est stupide les choses pour lesquelles on se bat quelque fois. Une raison de vivre dans un espace social. Une excuse pour adorer la littérature. On doit bien pousser son rocher, peut-être pour donner du courage aux autres, à ceux qui sont restés au bas de la colline, ou peut-être épuisés par une enfance malheureuse, je ne sais pas.
8h06 Passage de deux camions comportant la mention suivante en lettres capitales : action.
D Didi Huberman : « l’admiration nous porte » Freud par D Didi Huberman : « le désir est indestructible. Il se fait vague, il renaît des obstacles qu’on lui oppose. » Je me souviens d’un jeu d’échec fabriqué avec des boulettes de pain Cette phrase n’était pas de moi mais d’un survivant des camps de concentration.
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