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Derrière les théories de la mémoire
Je n'ai découvert que récemment l'existence de la controverse "faux souvenirs Vs amnésie traumatique". Compte tenu de mes lectures, ces notions m'étaient certes familières, mais je ne m'attendais pas à voir ressurgir chez nous en France un débat qui outre-atlantique déjà ne brillait pas par sa subtilité.
La guerre des blocs
Ce qui saute aux yeux quand on se penche sur le sujet, c'est l'incapacité des interlocuteurs à entendre une hypothèse contradictoire. D'un côté comme de l'autre, on ne conçoit pas que le fonctionnement de la mémoire permette deux phénomènes aussi radicalement distincts que la reconstitution des souvenirs longtemps laissés de côté et leur déformation, voire leur fabrication ex nihilo. Or ces deux possibilités ne paraissent plus incompatibles si on veut bien voir la mémoire non plus comme une bobine de film mais comme une fonction cognitive - auquel cas la qualité du souvenir dépend largement des moyens mis en œuvre pour le reconstituer.
Car la réflexion sur les faux souvenirs, rappelons-le, s'est développée dans un contexte spécifique, à savoir la propagation de pratiques psychothérapeutiques transgressant allègrement la frontière entre accompagnement et suggestion. C'est ce dernier point qui, dans le débat actuel, passe complètement à la trappe. En effet la théorie des faux souvenirs s'attaque avant tout à la notion freudienne de refoulement et aux techniques employées pour faire remonter à la surface le traumatisme refoulé. Malheureusement le seul point d'entente entre le camp des faux souvenirs et celui de l'amnésie traumatique est qu'ils ignorent (ou feignent d'ignorer) la distinction entre ladite amnésie traumatique et d'autres phénomènes plus ordinaires.
Et contrairement à ce que laisse entendre Richard McNally, professeur de psychologie à Harvard et défenseur de la théorie des faux souvenirs, cette confusion n'est pas le fait des seuls théoriciens de l'amnésie traumatique. La difficulté à livrer de manière cohérente le souvenir d'un traumatisme subi dans la petite enfance est volontiers regardée comme un symptôme d'amnésie traumatique (pour ceux qui y adhèrent) et a contrario comme les balbutiements d'un faux souvenir (pour ceux qui n'y adhèrent pas). Ni les uns ni les autres ne songent à expliquer ces souvenirs lacunaires par l'amnésie infantile ou l'habitude prise de "ne plus y penser" des années durant - voire une combinaison des deux.
Les accusations portées contre Flavie Flament par sa propre famille sont typiques de cette confusion. Mettre en doute le témoignage de quelqu'un au motif qu'il décrit aujourd'hui comme traumatisme ce qui hier ne "semblait" pas lui poser problème revient à nier qu'on puisse des années durant se voiler la face sur la signification réelle de ce qu'on a subi. Ce qui "revient" soudainement, ce qui "remonte à la surface", ce ne sont pas les faits eux-mêmes, mais leur relecture à la lumière de notions (morales, juridiques, etc) dont la victime ne disposait pas au moment des faits, ou dont elle a été privée par l'agresseur qui lui imposait une certaine interprétation des faits, ou bien encore dont elle a elle-même fait abstraction pour transformer la chose subie en chose voulue. Ce mécanisme est tristement banal et à bien y regarder, il ressemble beaucoup à ce qui se produit lors d'une prise de conscience politique, quand ce qui nous paraissait normal devient scandaleux.
"Retournement de veste", diront certains. Il y a pourtant une différence de taille entre le simple changement d'avis et la prise de conscience qui, comme son nom l'indique, consiste à faire advenir ce dont l'absence faussait le jugement.
Science corrompue et pseudoscience corruptrice
L'autre absurdité majeure dans ce débat tient à la contradiction entre les deux lignes argumentatives de chaque camp. La première ligne, implicite, consiste à faire de la distinction entre accusations fondées et infondées une affaire de scientifiques. La violence du débat est à la hauteur de l'enjeu : décider laquelle des deux théories fera la loi dans les tribunaux, les médias et les cabinets de psy. La deuxième ligne prend le contrepied de la première. Si le débat s'appuie des deux côtés sur une haute conception de la science, il se laisse aussi envahir par des considérations étrangères au raisonnement scientifique. Le fait que la théorie des faux souvenirs fasse le jeu des agresseurs et que celle de l'amnésie traumatique légitime la chasse aux sorcières (comparaison au demeurant maladroite quand on sait le caractère sexiste de ladite chasse) ne nous dit pourtant rien sur leur validité scientifique.
En d'autres termes, on voudrait que la justice s'incline devant la science, et la science devant ce qu'on lui désigne comme lutte prioritaire - ici contre la calomnie, là contre l'impunité. En chemin on oublie que, quelle que soit la théorie tenue pour seule et unique vérité, une bonne part du travail repose sur les magistrats chargés de recueillir les témoignages (en évitant les suggestions de toutes sortes), de les exploiter (en distinguant les incohérences superficielles des incohérences plus problématiques), et de les confronter à la réalité (vérifications des lieux, des dates, des noms, etc). Il est dangereux, sous couvert de science ou de bon sens, de prétendre établir en amont des vérités que seul un travail d'enquête peut faire émerger (si on veut bien donner aux enquêteurs les moyens de faire ce travail d'enquête). S'en remet-on aux chefs étoilés du guide Michelin plutôt qu'aux magistrats pour déterminer si oui on non l'inculpé à couper son voisin en rondelles pour le manger en ragoût ?
Ce débat reflète bien l'état d'esprit du spectateur, qui traite avec légèreté de sujets éminemment graves pour les intéressés tout en insistant pour faire graver dans le marbre ses conclusions hâtives. Au risque d'oublier que la justice a ses outils propres et ne prend pour argent comptant ni les témoignages ni l'avis des experts sur ces mêmes témoignages. Du moins n'est-elle pas censée le faire.
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Les cartes postales du service public
La Caisse nationale d’assurance maladie a adopté en janvier le projet de convention avec l’État visant, outre la suppression de 3 600 postes, l’augmentation du budget alloué à la prévention. Le budget de fonctionnement sera ainsi diminué de 49 millions d’euros par an, tandis que 154 millions supplémentaires iront à la prévention en vue de réaliser des économies substantielles sur la prise en charge de certaines pathologies, notamment celles liées au tabac. Cet argument récurrent du levier préventif dissimule toutefois une liquidation qui ne dit pas son nom.
La formation des bons élèves
L’axe de la prévention en lui-même n’est pas récent. Les arguments de solidarité horizontale et verticale de l’immédiat après-guerre se sont vite éclipsés derrière les types de message qui nous sont aujourd’hui familiers. « Mieux vaut prévenir que guérir, et mieux vaut se soigner tôt que de laisser la situation s’aggraver » – tel est le message que la Sécurité sociale mettra en avant de 1945 à nos jours. La dénonciation des abus et la mise en garde contre leurs conséquences (tant pour l’individu que pour la collectivité) viendra compléter le propos et justifier les contrôles sans altérer la Sécurité sociale dans son principe.
C’est en train de changer, et le changement dépasse la simple question budgétaire. Prenons l’exemple de l’assurance maladie. Longtemps alignée sur la prévention des risques, la réduction des coûts est de plus en plus envisagée séparément et ne passe plus seulement par l’optimisation (démarches dématérialisées, médicaments génériques, etc), mais aussi par l’éducation des assurés à un nouveau type de prise en charge faisant du conseil une prestation à part entière. Ainsi, les arguments préventif et sanitaire mis en avant auprès des assurés pour leur « vendre » les services Sophia asthme et Sophia diabète ne doivent pas faire oublier que, sous prétexte de « renforcer la capacité des patients à s’orienter et prendre les bonnes décisions », il s’agit en fait de compléter la chasse aux fraudeurs par une distinction entre bons et mauvais assurés, suivant le modèle des assurances « connectées �� (les offres « Pay As You Drive » par exemple). Etape préalable à la généralisation d’une couverture sociale d’autant moins solidariste qu’elle sera plus personnalisée.
Surresponsabilisation et paternalisme
Cette mutation de la Sécurité sociale invalide les critiques de l’État nounou dont je parlais sur ce blog l’autre jour, et conforte au contraire les vues de Michel Foucault sur le potentiel tyrannique du pouvoir médico-social, étant entendu que seuls échappent à son emprise ceux dont la survie ne dépend pas de lui. Reste à mettre en regard l’indifférence du plus grand nombre à cette « personnalisation » des prestations sociales avec l’inquiétude suscitée par le même processus dans l’assurance privée (mutuelle complémentaire, auto, habitation, etc).
Le fait est que contrairement aux compagnies privées, qui évoquent elles-mêmes l’incidence de leurs offres « personnalisées » sur les cotisations de leurs clients, la CNAM avance masquée. Utiliser ou non les « applis » de l’Assurance maladie n’affectant pas la prise en charge de l’assuré, l’accompagnement « connecté » passe au mieux pour un gadget utile, au pire pour un gaspillage démontrant que la Sécu a « de l’argent à perdre » – et écartant donc l’hypothèse qu’il y aurait là un risque pour l’intéressé. Pour comprendre ce qu’il nous en coûtera réellement, on ne peut pas se contenter de lire l’emballage : il faut plutôt s’interroger sur ce que permet techniquement et juridiquement le dispositif une fois généralisé. Or ce nouveau type d’accompagnement va de pair avec l’idée qu’aux maux individuels peut remédier une prévention individuelle, donc qu’idéalement la prise en charge d’une affection quelconque est légitime pour autant que le patient ne pouvait pas en prévenir l’apparition. De cette fiction d’un individu maître de lui-même et de son environnement, l’accompagnement quotidien à distance n’est pas l’antithèse mais la consécration : surresponsabilisation et paternalisme sont bien les deux faces d’une même politique remplaçant le virement bancaire par la tape dans le dos. Et ça passe.
Dématérialisation niveau 2
Mais est-ce vraiment surprenant ? Qu’elle prenne la forme d’un conseil santé, d’une idée recette, d’une suggestion déco ou d’un accompagnement personnalisé, la tape dans le dos est le pidgin de notre époque. Il n’y a que dans une société tertiarisée et bouffie de « communication » qu’une association caricative peut sans honte aucune prétendre aider les foyers modestes en leur apprenant à gérer leur budget (comme si la précarité ne s’en était pas déjà chargée), pendant que d’une voix doucereuse l’Assurance maladie invite à prendre soin de leur dos des gens majoritairement astreints à la vie de bureau (et avec le sourire, salauds).
Il n’est pas anodin que les organismes à but non-lucratif aient puisé dans l’arsenal du capitalisme mondialisé (com’, marketing, happenings, slogans, hashtags…) non plus seulement pour compléter la prestation (comme ces fastfoods franchisés qui se dotent d’un gratuit pour faire passer le burger), mais pour s’y substituer. Ayant sans doute perdu l’habitude de prendre à bras le corps les fléaux auxquels ils déclarent la guerre, nos ministres n’ont jamais trouvé de meilleure réponse au harcèlement scolaire que des formations déconnectées de la réalité et un numéro vert offrant écoutant et conseils (l’écoute étant encore moins coûteuse que le conseil). Initiative applaudie par un public gavé de « TED Talks » qui ne fait plus la différence entre des gens qui parlent pour ne rien dire et d’autres qui parlent pour ne rien faire.
Et si vous vous demandiez pourquoi récemment la police ne se déplaçait pas pour calmer vos voisins un peu trop enthousiastes devant le Mondial, la réponse se trouve sur le site de l’administration française, où avant toute démarche auprès des autorités il est conseillé successivement de s’entendre avec le voisin à l’origine des nuisances sonores ; lui adresser un courrier simple ; lui adresser un recommandé ; recourir à une tierce personne ; et enfin faire appel à un huissier. Alors seulement, dans certains cas, par exemple si après plusieurs nuits blanches vos enfants voient des éléphants roses, ou si vous vous êtes endormi au volant, vous pouvez appeler la police – sous réserve qu’elle se déplace, qu’elle constate l’infraction, et qu’elle inflige une amende. Mais « pour éviter d’en arriver là », est-il suggéré, « vous pouvez aussi partager ensemble ce moment de convivialité ».
C’est, au fond, le conseil “citoyen” qui résume tous les autres : #vatefairefoutre
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Pédocriminalité : le faux débat
Il n’y a pas si longtemps encore, je me montrais d’autant plus réceptif aux dires d’une personne que les faits rapportés me paraissaient intelligibles. Il fallait que je puisse “reconstituer” le raisonnement sous-jacent de l’acteur. Ce critère de rationalité me paraît de moins en moins suffisant à mesure que je m’informe sur les affaires de pédocriminalité, et notamment de réseaux pédocriminels.
Les limites du bon sens Si l’existence de tels réseaux fait débat en France, à l’étranger les vagues d’arrestations se multiplient : opération Cathedral en 1998 (107 arrestations), opération Rescue en 2011 (184 arrestations), opération Dark Room en 2016 (51 arrestations), opération Pacifier en 2017 (870 arrestations), opération Reclaim and Rebuild en 2018 (510 arrestations) – pour n’en citer que quelques unes. Mais le déni persiste, rejetant la question du “réseau” dans le caniveau du conspirationnisme. Au mépris des faits, mais pas du critère de rationalité que j’évoquais plus haut. Parce que nous sommes enclins à regarder les actes d’autrui comme une extrapolation des nôtres, il nous est difficile d’envisager des choix rationnels qui ne seraient pas les nôtres dans les mêmes circonstances. Bien qu’aujourd’hui plus que jamais nous soyons entourés de réseaux (informatiques, sociaux, commerciaux…), nous doutons que les pédocriminels aient aussi le leur, estimant que si nous avions de tels penchants, nous en aurions trop honte pour l’assumer devant d’autres personnes. Ce raisonnement tient la route, mais ce n’est pas celui des pédocriminels, qui justement seraient moins nombreux à passer à l’acte si la honte les retenait. Une réflexion consistant à se demander comment nous nous y prendrions pour continuer de faire ce que nous ne ferions jamais de la vie est donc vouée à l’échec. Le critère de rationalité est nécessaire, mais pas suffisant : il ne suffit pas de savoir ce dont les individus sont capables, mais ce que permet le monde où nous vivons et dont chacun ne voit qu’une facette. Leur monde est le nôtre ! C’est cette approche qui a manqué dans l’affaire Dutroux, tant du côté des “croyants” que des “non-croyants”. En se focalisant sur la possible implication de “notables” et de “personnalités”, le débat public a livré aux médias un feuilleton clé en main. Les procès verbaux décrivent pourtant une réalité bien plus banale dont le caractère préoccupant a toujours été souligné par la critique matérialiste (notamment féministe et marxiste). Le dressage des femmes, la domination masculine, les hypocrisies et complicités de la vie de famille, l’exploitation des carences affectives et l’emprise qui en découle, l’utilisation de la maternité comme moyen de pression, le rôle omniprésent de l’argent, le circuit du capital et le développement pyramidal des réseaux (car il s’agit de réseaux), les effets pervers d’une certaine vision consensuelle de l’enfance, les moyens employés pour discréditer les paroles de femmes, la forte porosité des frontières entre le convenable et l’inacceptable, l’utilisation de drogues (tant légales qu’illégales) par les victimes pour supporter l’insupportable, le rôle aléatoire des autorités (bien connu des prostituées et généralement des femmes maltraitées) et de la justice, et bien sûr l’alibi du consentement, véritable blanchisserie de l’abomination, le tout à une époque pétrie de culture new age allant du développement personnel à la sorcellerie pure et simple – autant de facteurs qui, à eux seuls, indépendamment de tout témoignage spectaculaire, justifieraient les hypothèses les plus pessimistes, du réseau pédophile transfrontalier à l’internationale pédosataniste. Au lieu de quoi, l’opinion se complait dans le soupçon d’un trafic certes étendu mais en marge des normes sociales, une amicale des monstres dont on répète qu’ils n’ont jamais fait partie du même monde que nous. C’est l’inverse qui est vrai. Il n’y a rien, dans “l’affaire” Dutroux, dans “le scandale” d’Outreau, dans le “dossier” Zandvoort, qui contredise les régularités statistiques observées par quiconque s’intéresse à l’économie, au droit, à la sociologie, à la philosophie politique, à l’histoire, ou même à la psychologie – laquelle éclaire la souffrance des victimes mais n’est vraiment pas indispensable à la compréhension des phénomènes qui en sont la cause. C’est POLITIQUE Ce qui donne à ces affaires leur portée politique, c’est moins le rôle des notables que la solidarité de fait entre le fonctionnement de cette criminalité et le fonctionnement de notre société. Les travaux de Richard Poulin sur la “pédophilisation” de l’imaginaire pornographique et la “culture d’agression” ont déjà fait une bonne partie du chemin, mais ces questions lancent à la société un défi qu’elle ne semble pas prête à relever. Le peuple en colère s’indigne à juste titre de la commercialisation de photos pédophiles, mais continue de faire poser ses enfants pour des photos de famille; il ne conçoit pas qu’on contraigne les enfants à faire ce dont ils n’ont pas envie, mais il insiste pour qu’il participe à la fête de fin d’année, malgré ses pleurs; il condamne la sexualisation des préadolescents, mais s’emploie à les genrer dès avant leur naissance. Quant à la marchandisation, elle est critiquée non dans son principe, mais dans ses “excès” : les viols, les disparitions et les morts continuent d’engraisser l’industrie politico-médiatique longtemps après les faits, sans que personne ne montre du doigt ce marché secondaire de la barbarie. Le marasme social que décrit Richard Olivier dans son documentaire de 1997 sur Dutroux, ce n’est pas seulement celui de Charleroi ou celui des classes populaires, c’est celui de l’occident dans sa globalité. Et pourtant l’analyse rationnelle, impitoyable, antispectaculaire des normes ayant rendu le “drame” possible est systématiquement écartée au profit de lamentations complaisantes sur les victimes parties trop tôt, les coupables jugés trop tard, et leurs soutiens trop bien placés. Au déblocage massif des budgets nécessaires aux enquêtes (sérieuses) et à la protection des personnes les plus vulnérables (en raison de leur sexe, de leur âge ou de leur origine), nous semblons préférer l’action marginale de poignées de militants séchant bénévolement les larmes des victimes et de leurs familles.
Aussi longtemps qu’il en sera ainsi, les pédocriminels n’auront de meilleurs appuis que la société elle-même et le récit mélodramatique auquel elle se shoote. Au dépens des enfants, des femmes, des migrants et des pauvres.
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La réalité du flicage social
J'étais encore étudiant quand j'ai pour la première fois entendu parler de "l'État nounou" (nanny state). L'expression m'évoquait alors les excès d'une politique sécuritaire étouffant ceux-là mêmes qu'elle est censée servir. Souvent servie par des arguments libéraux, cette critique d'une politique sociale jugée trop protectrice n'avait rien de surprenant ni de très intéressant, puisque sous couvert de bon sens (rien n'est bon qui est excessif), elle n'aboutissait le plus souvent qu'à l'éloge passionné du tabac, de l'alcool et autres pâtes à tartiner. Ce qu'avec le recul je trouve plus préoccupant, c'est de trouver une interprétation à peine plus lucide de la bienveillance étatique chez un sociologue de renom comme Pierre Bourdieu, dont la célèbre opposition entre la main droite et la main gauche de l'Etat laisse entendre que notre politique sociale est, ou du moins a déjà été, fidèle à ce qu'en dit la brochure. Il n'en est rien.
La main gauche et la main droite de l'État
Cette interprétation est pourtant devenue un lieu commun chez les sympathisants de gauche comme de droite : la gauche serait gauchère, et la droite droitière. C'est méconnaître qu'on peut d'une même main aider et gifler. Car malgré le rôle croissant joué par la "main droite" dans le traitement des problèmes sociaux, la surveillance opérée sur les bénéficiaires des prestations sociales et familiales versées par la "main gauche" est largement le fait de cette même main gauche. Plus exactement, le flicage n'est pas un dispositif correctif surplombant le travail social, il en fait partie intégrante.
Ni les critiques de l'État nounou ni les chantres de l'État providence ne peuvent concevoir d'imputer le potentiel liberticide de notre politique sociale à sa fonction intrinsèque. Les libéraux n'y voient qu'une assistante sociale excessivement soucieuse de son prochain, et lui rendant la vie si douce qu'il pourrait renoncer à tout effort pour "se reprendre en main". On n'est pas beaucoup plus lucide à gauche, où l'on fait certes de notre politique sociale un portrait moins flatteur… pour mieux en rejeter la faute sur coupes budgétaires et slogans de campagne responsables de la surveillance accrue sur les récipiendaires de l'aide sociale.
On comprend que le double tranchant des prestations sociales et familiales n'apparaisse pas clairement à ceux qui, de par leurs revenus, sont dispensés de jouer le rôle attendu des profils plus précaires, et de ce fait plus dépendants du fonctionnement desdites prestations. Le problème, c'est que la réflexion sur ce sujet est monopolisée par des gens qui, dans leur vie privée, ne sont manifestement pas confrontés à ces réalités. Raison pour laquelle la récente enquête sur le non-recours effectuée par la DREES ne creuse même pas les arguments du "regard social" et de la "complexité des démarches" avancés par un tiers des personnes abandonnant les démarches après un "rendez-vous des droits".
La mise au pas des bénéficiaires, à la fois plus pesante qu'on ne le croit à droite et plus subtile qu'on ne le pense à gauche, est certes difficile à résumer en quelques mots, a fortiori pour les besoins d'une enquête commandée par le Ministère des Solidarités et de la Santé. Et si les principaux intéressés peinent à mettre des mots sur un phénomène qu'on ne les aide pas à comprendre, ils ne sont pas avares de témoignages et anecdotes remettant à leur place ceux qui résument le flicage aux déclarations de ressources, aux contrôles de la CAF, et aux convocations du médecin conseil de la Sécu.
Asymétrie et opacité
En nature, les moyens de contrôle ne diffèrent pas de ceux qu'on s'accorde à trouver légitimes. Nous remplissons des déclarations de revenus. Nous montrons passeport et carte d'identité à qui en fait la demande. Nous donnons un RIB à notre employeur pour qu'il nous verse notre salaire, et nous montrons nos trois derniers bulletins de paie pour louer un appartement. Et nous faisons le deuil du secret bancaire si cela nous permet d'obtenir un crédit. Chez le médecin, nous nous laissons peser, mesurer, examiner. Nous donnons des échantillons d'urine, de selle, de sang. Ce qu'il nous reste de vie privée est divulgué en psychothérapie et sur les réseaux sociaux. La surveillance commence quand une relation s'installe entre le bénéficiaire, clairement identifié (par son apparence, son état civil, ses coordonnées) et les diverses personnes (appartenant à plusieurs organismes) auxquelles il a affaire. Le contrôle initial ayant permis d'établir que vous aviez bien droit à la prestation demandée cède la place à une routine où le contrôle réel s'effectue par le biais de la relation elle-même.
La routine prend la forme d'un "suivi" (suivi de dossier, suivi d'arrêt de travail, etc) ou d'un "accompagnement" (coquettement présenté comme un droit pour les allocataires du RSA, y compris ceux pour qui il est en vérité un devoir) dont la fonction latente est de rendre coûteux au bénéficiaire les prestations auxquelles il a droit et qui ne peuvent être supprimées, suspendues ou réévaluées que sous certaines conditions rarement réunies. Entretiens, formations, démarches, déplacements, examens médicaux, plusieurs fois par mois, plusieurs fois par semaines, et il suffirait de manquer un seul de ces rendez-vous pour que vos droits n'en soient plus. C'est la loi d'airain des droits sociaux : des prestations juste assez élevées pour donner l'impression (et uniquement l'impression) que notre modèle social respire encore, mais suffisamment contraignantes pour dissuader ou à tout le moins user ceux qui, même s'ils y ont droit, pourraient se débrouiller autrement (par exemple en attaquant leurs proches en justice pour obtenir un soutien financier, comme la CAF invite à le faire les postulants au RSA).
C'est dans le cadre de cette relation asymétrique que, pour conserver ses droits sociaux, la personne "aidée" cède son droit à la vie privée. En fait, elle est littéralement dressée à accepter des choses que dans d'autres circonstances elle refuserait au motif qu'elle a "autre chose à faire" ou que "ça ne sert à rien". Si le dressage n'exclut pas la manipulation psychologique, il repose d'abord sur les conditions objectives de la relation. La mère isolée dont les allocations familiales et l'APL ont été suspendues par erreur comprend d'elle-même qu'il lui faudra coopérer. C'est-à-dire renvoyer le même formulaire pour la troisième fois, transmettre de nouveaux justificatifs, communiquer de nouvelles informations, et tout cela non pour obtenir quelque chose, mais pour récupérer quelque chose qui n'aurait jamais dû être retiré. Expérience d'autant plus insécurisante que l'opacité de fonctionnement des organismes auxquels il a affaire condamne le bénéficiaire, transparent, à faire exactement ce qu'on lui dit et quand on lui dit, faute de pouvoir distinguer ce qui est important de ce qui l'est moins. Une erreur grossière, dans ces circonstances, serait de réclamer les renseignements (délais, montants possibles d'aides diverses, recours) permettant de "voir venir" : élaborer une stratégie de survie qui ne soit pas juste à court terme est un droit réservé aux "honnêtes gens" vivant sur leurs propres deniers.
Sous influence
Cette asymétrie n'est pas restreinte à la relation entre la personne du "conseiller" et le bénéficiaire. Elle s'étend à toute interaction liée de près ou de loin à la prestation. L'assistante sociale vers laquelle vous a orienté votre "référent" pour vous aider à payer votre loyer peut, en plus des justificatifs que vous êtes maintenant habitués à donner, vous demander vos derniers relevés bancaires. Demande illégale, donc implicite, à laquelle on cède aisément non seulement par besoin, mais aussi parce qu'un refus donnerait l'impression que, telle aide n'étant pas indispensable, telle autre ne l'est peut-être pas non plus. Et puis, il y a des pièges. Dans le cas d'un arrêt de travail pour maladie non-objectivable, il peut être judicieux de multiplier les soins, quelle que puisse être l'efficacité réelle desdits soins, pour justifier l'arrêt de travail par… le travail thérapeutique. Mais le coût de ces soins peut également inciter votre médecin conseil de la Sécurité sociale à déclaré l'assuré "stabilisé", soit pour le renvoyer au travail, soit pour substituer à ses indemnités journalières une pension d'invalidité souvent très inférieure.
Dans aucune des situations décrites ci-dessus la légitimité des prestations n'est remise en cause de l'extérieur. C'est en effet par le biais de mêmes outils que les prestations sont versées et supprimées, que les allocataires sont aidés et soupçonnés, qu'ils sont accompagnés et abandonnés. L'illégalité criante de certaines pratiques est pour ainsi dire noyée dans la relation de surveillance, le moindre défaut de coopération aggravant les difficultés de la personne en demande. En 1977 Jacques Donzelot montrait dans La police des familles comment, au XIXème siècle, le "pragmatisme" philanthropique avait remplacé l'ancienne charité; comment sous couvert d'autonomisation des bénéficiaires, l'assistance s'est mise à exercer sur ses bénéficiaires une "influence légitime", "conditionnant l'attribution des secours à une investigation minutieuse des besoins par la pénétration à l'intérieur de la vie du pauvre". Loin de consacrer l'"Etat nounou", les injonctions douces à la vie saine trahissent plutôt l'effort entrepris pour substituer toujours plus le conseil aux aides matérielles, elles-mêmes pensées comme des "investissements" et non plus comme un dû. Vue sous cet angle, l'exploitation des plus pauvres sous couvert de réinsertion (travail gratuit contre RSA, stages à répétition, emplois précaires…) est conforme à l'esprit philanthropique de cette "main gauche" dont l'ambiguité intrinsèque est systématiquement minimisée par des sympathisants de gauche soucieux de ne pas critiquer un Etat providence déjà bien entamé (et dont eux-mêmes ne dépendent peut-être pas assez pour comprendre de quoi il retourne).
La vache sacrée des travailleurs
Témoin, les critiques visant le concept foucaldien de "biopouvoir", qui s'indignent du constat que des droits sociaux acquis de longue lutte puissent encore servir, outre les intérêts bien compris du plus grand nombre, ceux du système capitaliste. Certes, Michel Foucault surestime l'emprise et la mise en œuvre du pouvoir médico-social, dont beaucoup restent exclus et qui évidemment se soucie moins du bien être de l'individu que ne le prétend la brochure. Mais la dangerosité de cette critique ne justifie pas d'imputer aux seules considérations budgétaires une pratique induite par la finalité même des prestations sociales.
Inversement, le regard critique porté sur la protection sociale ne doit pas faire abstraction du cadre socio-économique où elle s'inscrit. Si la chasse aux fraudeurs est pour beaucoup dans la peur de perdre ses droits, cette peur est d'autant plus forte (et fondée) que la société n'offre que des solidarités dérisoires. En d'autres termes la sécurité sociale, pas plus que l'hôpital, l'école ou la famille, n'échappe aux règles du jeu de la société dans son ensemble. Rien de ce qui prend pied en système capitaliste n'échappe au système capitaliste. Il n'y a pas d'île possible.
Certains voient dans ce constat une capitulation déguisée en purisme : "ce qui ne change pas tout ne change rien". Vieux débat socialiste que celui opposant les réformistes aux révolutionnaires. Mais hors sujet ici, puisqu'il ne s'agit ni de donner le coup de grâce à la sécurité sociale (ce serait catastrophique), ni d'en finir avec la surveillance (celle-ci étant nécessaire aux prestations dites "sous condition de ressources"), mais de voir en face le flicage social tel qu'il est réellement pratiqué afin de corriger l'asymétrie entre les organismes médico-sociaux et ceux qui en "bénéficient".
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