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Les mains bleues - Chapitre 1
i iiiiiiiii iiiiiiiiiiiiiii Anansa appuya si fort sur la touche H du clavier qu’elle lui resta au bout de l’index. Il secoua alors violemment sa main droite pour s’en défaire comme si elle était un de ces scorpions que l’on trouvait fréquemment dans le désert voisin de Danakil. Finalement la touche finit dans l’œil brun de son ami, qui l’avait frisé jusqu’alors, au regard du spectacle qui s’était offert à lui. Il n’eut pour toute réponse qu’une interjection douloureuse en forme de « Aie ». - Oui, je sais, « Hi », ça s’écrit « Hi », mais le H s’est fait la malle. - Dans mon œil, Anansa, dans mon œil ! Tu ne t’excuses jamais ? Ça fait un mal de chien. - Pardon, H, lui répondit-il. Je peux t’appeler H maintenant ? - Non. H se frotta l’œil gauche qui commença machinalement à pleurer. - Les touches sont aussi dégueu que mes chiottes. S’il gonfle demain, va voir Abu, il te filera quelque chose. H émit un petit gémissement qu’Anansa traduisit par un « merci du conseil », obnubilé qu’il était par l’écran d’ordinateur aux couleurs vaguement jaunies qui lui faisait face. Ils étaient tous les deux assis derrière un bureau isolé par des cartons placés là pour feindre l’intimité dans ce qui semblait être un cyber café de fortune. La pièce était plus sombre que la nuit qui veillait dehors. Ses mains dansaient sur le clavier, curieuse chorégraphie fragilisée chaque fois qu’une touche plus fatiguée que l’autre lui résistait. Il semblait bien parvenir à ses fins, alors que sa bouche dessinait peu à peu, un léger sourire. - Pas elle, pas lui, oh non pas lui ! Pas eux… Attends, elle, peut-être. - Anansa, on va se faire prendre. - H ! Ne fais pas ton rabat-joie, t’es pas content de découvrir le monde avec moi ? - Tu parles d’un site de voyeurs qui s’appelle Chatroulette. Je n’imaginais pas le monde comme une succession de types seuls, ou de sexe en érection. - T’es naïf ! Le monde se résume à deux choses : la solitude et le sexe. H rit tout à coup. Anansa était ce qui ressemblait le plus à un meilleur ami : c’était tout autant un personnage à Asmara, une personnalité discrète mais appréciée, hacker de son état, et de fait un atout autant qu’une menace pour le pays. H le regarda avait un regard tendre l’espace d’un instant, et prit l’initiative de toucher à la webcam qui était posée sur l’écran : il ajusta l’objectif pour que leurs visages juvéniles apparaissent plus clairement aux yeux de fameux autochtones lubriques et solitaires de ce monde qu’ils découvraient. Ils avaient 17 ans, et l’air de s’en rendre assez peu compte. H était beau. Même l’œil gauche à moitié clos, et le visage crispé par l’angoisse d’être pris la main dans le sac, il était beau. Anansa, les deux yeux pourtant grands ouverts, et le visage curieux, n’avait pas vraiment cela pour lui mais il s’en fichait pas mal. - Tu dois leur dire d’où on vient ? demanda H. - Où on est, tu veux dire ? Personne ne connaît l’Erythrée, et il ne faudrait pas leur faire croire qu’on s’y amuse. On dira qu’on est en Afrique, puisque de toute façon, la plupart pensent que c’est un pays. - Tu n’as beaucoup de foi en ce plupart. - On vit en Erythrée, H. Soudain, leurs yeux s’ouvrirent plus grands encore que l’écran 15 pouces : des seins, rebondis et généreux, s’affichèrent dans la petite vignette en haut à gauche de l’écran. Le pays indiquait que la jeune femme venait de France, mais elle avait sciemment orienté sa caméra pour qu’on ne voie rien de son visage. Son corps était là, nu, et sa poitrine soupirait. Il n’y avait d’excitant que l’idée même de voir des seins pour les deux garçons, car elle ne faisait rien d’autre que les exposer aux regards des moins regardant. Cela leur suffisait. H rompit le silence qui s’était paré de quelques hormones odorantes : - On dit quoi ? On doit montrer quelque chose ? - H, elle voit nos visages et elle ne nous a pas éjecté de la conversation. C’est bon signe. - Je ne suis pas sûr de vouloir que tu voies mon - - H ! Ça va ! On ne fait que parler, coupa Anansa. H était inquiet, c’était la première fois qu’il assistait à ce spectacle, et la première fois qu’il faisait une chose aussi illégale que d’aller sur internet - l’internet qui n’était pas autorisé. Il ne connaissait pas vraiment cet endroit, situé en plein centre d’Asmara, non loin du Fiat Tagliero : c’était le repère d’amis d’Anansa. H aimait l’idée que les noms de la ville et de son ami sonnaient si confusément de la même manière : voilà bien une preuve qu’ils étaient indissociables. Il y a un an et demi de cela, ils avaient installé dans les caves d’une vieille résidence un réseau informatique qui allait aider les familles qui souhaitaient désespérément avoir des nouvelles de leurs enfants qui avaient fui. Cela avait coûté énormément d’argent, mais ils ne faisaient payer la connexion qu’aux plus riches. Cela étant, tous étaient égaux face au silence qui leur était requis. Il ne restait qu’un an à H et Anansa avant de commencer le service militaire, un an avant de fuir ou d’être enrôlés dans l’armée, et mourir. Quant aux choses légères qu’il était possible d’expérimenter, ils avaient tous les deux consciences qu’il valait mieux le faire tout à coup, maintenant. H cherchait de l’insouciance auprès d’Anansa, mais pas de cette insouciance adolescente, volubile et irréfléchie, ils cherchaient de l’insouciance consciente, fabriquée, partagée avec ceux qui n’oublieront pas que ce qu’ils ne sont pas dans un pays libre, et qu’ils pourront mourir demain de l’avoir oublié. H trouvait bien ridicule d’en venir à estimer que la masturbation était devenue une preuve de courage. Il savait aussi qu’il fallait de l’argent pour payer les passeurs, et qu’il ne quitterait sa mère pour rien au monde. Quoi qu’il en soit, elle n’avait pas l’argent, et lui non plus, et il ne lui restait bien qu’un peu de courage et les érections adolescentes. - Elle a de beaux seins, tu ne trouves pas ? - Oui oui, répondit timidement H. Anansa s’arrêta d’écrire. - Qu’est ce qui se passe ? - Rien… c’est juste que… Tu te rappelles de Salim ? - Ton pote Salim, celui du garage ? - Oui. Il est au Soudan, il a besoin d’argent pour faire le voyage. - Pourquoi tu me dis ça maintenant ? demanda Anansa. Je n’ai rien, tu sais bien, je ne pourrai pas l’aider. - Parce que si tu pars, si je pars, je veux qu’on parte ensemble, annonça-t-il calmement. - H… - Arrête de m’appeler comme ça ! - Ecoute il n’est pas question qu’on parte, mais oui, si tu veux. Tu veux qu’on scelle notre pacte comment ? Et non on ne se masturbe pas ensemble. L’éclat de rire de H se résonna à nouveau, étouffé mollement par les bouts de cartons gris qui les entouraient. Anansa montra fièrement sa main droite à son ami, embrassa sa propre paume et la posa sur la joue de H, qui répondit avec le même geste. C’était scellé. Anansa prit en main à nouveau la souris, la paume humide, et reprit la discussion avec la Française qui avait écrit en anglais, après avoir été le témoin de cet étrange pacte : « Vous êtes gays ? ». Anansa s’empressa de répondre que non, et qu’il pouvait lui montrer. Elle ne s’embarrassa que d’un « LOL », et sorti du cadre un moment. Les deux s’inquiétèrent. Peut-être avait-elle une envie particulière de voir deux garçons s’embrasser pour elle ? Un téléphone sonna, il appartenait à H. Il jeta un coup d’œil au numéro qui était apparu : son visage devint blême. Anansa le remarqua aussitôt. - C’est eux ? - C’est eux. Je dois répondre. H décrocha, et s’éloigna assez pour ne pas qu’Anansa entende quelque chose. Ce dernier écrivit à la jeune fille : « Reste, je ferai ce que tu veux. Mon ami va devoir partir, je n’ai pas envie d’être seul. » H revint quelques secondes plus tard. - Alors ? demanda Anansa. - Alors je dois y aller. - Evidemment. H vit le message laissé à la française, il savait qu’il l’avait fait exprès. Il leva les yeux vers Anansa, et lâcha une seule larme, qui n’était cette fois pas née de l’impact farouche d’une touche d’un clavier collant et obsolète. Il prit le temps de choisir ses mots : - Je n’ai pas le choix An’. Je n’ai pas le choix et tu le sais. Tu veux qu’il nous arrive quoi ? Tu veux qu’il arrive quoi à ma mère ? C’est le seul moyen pour qu’ils ne tuent personne. Je suis sûr qu’ils savent pour cet endroit et ils laissent faire parce que je leur suis utile. Je sais ce qu’ils attendent de moi, et je suis sûr que je peux arranger les choses, je suis sûr que je peux les empêcher. Je vais régler ça, à ma manière, sans heurt, sans prison, sans mort. Je te le promets. Fais-moi confiance, fais-moi confiance An’. - Ce n’est pas en toi que je n’ai pas confiance. N’essaie pas de jouer au Prophète, ça n’a réussi à personne, pas même au Prophète lui-même ! répondit Anansa, froid. A ces mots, H posa ses lèvres sur la paume de sa main droite, et toucha le visage de son ami, comme le geste timide d’un au revoir coupable. Alors qu’il allait quitter la pièce, il lança dans un sourire : - Je ne me prends pas pour le Prophète, je me prends pour H. Anansa était triste. La française, revenue face caméra, le visage et toujours nue, le remarqua et demanda : - Tout va bien ? - Oui. Je vais bien. J’ai juste peur. On a vite peur ici. - C’est où ici ? - En Afrique. - Où en Afrique ? - L’Afrique. - Je connais l’Afrique. Enfin, je connais des réfugiés, ici. Comment t’appelles-tu ? - Anansa. Et toi ? - Emma. - Enchanté Emma, c’est un joli prénom. Il demanda à voir son visage, mais elle refusa. Elle expliqua que ce n’était pas une question d’anonymat, mais une question d’imagination, et qu’il était plus facile d’imaginer des seins qu’un visage et c’était la raison pour laquelle elle ne voulait pas le montrer : elle voulait forcer les conteurs à se révéler parce que les meilleures histoires sont tirées de gens qui n’imaginent pas qu’ils imaginent. Elle ajouta aussi qu’elle aurait aimé écrire une thèse là-dessus mais que peut-être il se faisait tard et qu’elle était juste fatiguée. Anansa pensa que c’était une drôle d’idée, et il lui répondit sérieusement en essayant de qualifier son visage, celui qu’il imaginait, esquissait des traits assez vagues pour ne pas faire d’impaire, c’était creux, plat et ça semblait durer des heures. Anansa n’avait jamais été doué pour draguer ou imaginer des visages. Emma termina sa description par un « Mets-toi nu. » qui excita Anansa plus que de raison. Il regarda autour de lui, se leva pour aller fermer la porte, alluma une lumière au fond, et déboutonna son jean. Il se rassit, ne voulut pas enlever son polo par pudeur – ce qui ne l’empêcha pas de retirer son jean aussi sec. Alors qu’elle se caressait paresseusement les seins, il retira son caleçon, prêt à se toucher quand la pièce s’éclaira tout à coup. Du moins une lumière bleue puissante passat sous la porte, ce qui le fit tomber de sa chaise. Son ordinateur s’éteignit, ainsi que sa lampe : le courant était coupé. Il remit son caleçon et son jean, et s’empressa d’ouvrir la porte. Il connaissait cette lumière, elle n’était pas hostile, mais elle n’augurait rien de bon. Derrière la porte, c’était l’immeuble qui était éclairé de bleu, et derrière l’immeuble, tout autour de l’immeuble c’était la rue et le quartier qui étaient éclairés de bleu. Dans toute la ville d’Asmara, une lumière bleue envahit les rues, de la Cathédrale, à l’Université, jusqu’à l’aéroport, de Denden Street à Sematat venue, les grandes artères de la ville étaient devenues des nuits américaines. C��était comme si l’air et le vent portaient cette couleur et peignaient les visages, les maisons et les routes. L’impression d’étrangeté était telle que la Petite Rome paraissait encore plus belle et plus bipolaire aussi : là où les jolis cafés à expresso et les fiers et inspirés immeubles bâtis par les colons italiens étaient sublimés, les visages des prisonniers dans les allées plus sombres et le regard des geôliers derrières les murs à peines éclairés étaient enlaidis de ce bleu qui ne révélait rien d’autre que la vérité. Anansa se tenait dans la rue, vacillant et ridicule, là, adossé à l’immeuble qui cachait le cyber café. Il essayait de capter les regards pleins de questions des badauds, d’écouter et de comprendre les conversations alentours, tout en essayant de deviner d’où venait l’épicentre de cette explosion de lumière. Il se surprit à se toucher machinalement la joue : il sut en un éclair bleuté qu’il ne reverrait plus H.
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Carnet d’égo(s) #1
L.A. ressemble à Instagram, à Facebook, à Twitter, à Grindr, Hornet, Tinder, Scruff, Snapchat et toutes les applications qui servent à se servir et nous servir.
Quand tu as 11 ans, alors que tu réveilles à 7h du matin pour regarder les deux épisodes de Buffy que tu as enregistrés la veille sur M6, tu ne t’imagines pas. Quand, ce même dimanche matin, un poster de Sexe Intentions, acheté au vidéo club de la ZAC d’Auchan Trignac, recouvre la tapisserie Saint Maclou d’un bleu Windows 98 qui orne la porte de ta chambre, tu ne t’imagines pas. Quand cette même chambre schlingue les hormones poisseuses de la préadolescence, tu ne t’imagines pas mettre les pieds taille 45 de l’adulte, et chaussés par une pâle imitation Zara de chaussures de marque, dans cette ville.
Tu manques d’imagination, et tu n’imagines pas que c’est une vie. Tu n’as pas le droit d’y rêver. C’est plus interdit qu’un rêve érotique avec un sexe féminin.
19 ans plus tard, tu y es. Ces chaussures aux pieds ? des chaussons pour l’avion. Ces souvenirs des dimanches matin ? des câlins-réconforts alors même que tu attends ton bagage et que tu t’imagines sérieusement - et plus de deux secondes ! qu’on t’aura volé des jeans H&M et découvert que tu ne possédais rien de rangé.
Tu n’as pas le droit d’être faible, tu n’as pas le droit de douter mais tu as le droit d’écrire une phrase d’intro mollassonne et pute-à-lire sur des applications que tout le monde utilise, histoire d’insérer un peu d’universel dans du personnel qui n’écrit bien que des lettres qui se caressent l’encre et ta nuque, un samedi soir.
L.A. ? C’est beau, c’est fou, c’est grand, c’est flippant, ça recouvre tellement d’adjectifs qu’un Flaubert aurait écrit un dictionnaire s’il avait pu prendre des cours d’anglais auprès de Voltaire.
L.A. c’est un tournois d’égo qui se cachent à peine sous des armures lourdes de sourires, portés par des gens qui sourient dedans, mais à l’envers. Il paraît que le mot égo est souvent considéré comme invariable. Qu’ils viennent à L.A. les décideurs de « S » ! Qu’ils viennent voir ces gens qui parlent petit plus qu’ils ne respirent, qui rêvent plus fort que des soupirs, qui bronzent plus noir que les crackheads de la plage et des rues adjacentes à toutes les rues suivantes.
Tout le monde a eu 11 ans, surtout ceux qui ont plus de 11 ans.
Quand tu es L.A., tu es entouré de mini-toi, de moins que toi et d’une quantité folle de plus que toi. T’es perdu d’être là pour les mêmes rêves et d’être éveillé pour les mêmes rêves.
Les comparaisons, c’est pour les expériences personnelles qui se mesurent la bite, les « comme » situent sur le spectre des autres et des moi-aussi. Quand le chauffeur Uber te parle de son audition pour Aladdin, tu te dis qu’il a raison d’être chauffeur parce qu’il arrivera au moins quelque part chaque fois qu’il transporte un type, satisfaction immédiate d’un objectif très courtermiste. T’es moqueur, émerveillé, blasé et emphatique, tu ressens tellement de choses que tu ne sais pas par où commencer, quand il y a mille débuts à énoncer.
Je ressens peu, depuis quelques mois. Cette ville ressent beaucoup. Je connais peu, depuis longtemps, cette ville sait tout.
Elle croit, ils disent savoir.
Le « Je ne sais pas » me manque. Le droit à se taire. L’opportunité de découvrir un peu, sans se renseigner tout à fait.
Le droit de sauver ceux qu’on aime.
Le droit d’aimer ceux qui nous sauvent.
Les gens.
Les autres.
Dans tout ça, il y a des espoirs à la posture nonchalante, des cœurs gros qui t’étouffent de battre fort, des êtres qui t’encouragent à te perdre, le pas qui traîne dans des chaussons noirs à scratch.
Je le sais. Mais il me manque le « Je ne sais pas. »
Demain, c’est dimanche matin.
Je n’ai plus de poster au mur, rien que de la peinture blanche. C’est une page sur laquelle il est difficile d’écrire sauf si tu as un stylo en forme de peintre en bâtiment.
L.A., tu es polie de laisser rêver.
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Ta lettre au Père-Noël
Délicatement, l’homme posa une feuille sur son bureau en bois de saule arctique, un arbre si petit qu’il a fallu trois-cent-vingt-cinq ans et des centaines d’arbustes pour construire cet écritoire. Au cercle polaire, il n’existe plus d’arbres à hauteur d’homme. Il prit une plume, la trempa dans de l’encre à la texture duveteuse, parce que le confort des mots est inné, et dessina un I.
Il ne neige plus dehors. Il n’a jamais vraiment neigé, c’était un écran de fumée, solide et glacé qui étranglait d’enthousiasme les yeux d’enfants qui regardaient au-dehors. Pour peu que l’on ait un coeur ou que l’on soit doué de raison, nul n’ignore que 2016 a été une année où le malaise a régné en République ; dans toutes les Républiques qui n’en sont pas, il a régné la terreur et le malheur, et parfois aussi, ailleurs, du bonheur - ce qui m’encourage aujourd’hui a trouvé un adjectif médian à ces sentiments. Aujourd’hui j’écris une lettre au Père Noël, parce qu’il est un mensonge et que je veux m’adresser au mensonge. Quelle que soit la forme qu’il ait pris cette année, le mensonge est doué d’une qualité plus commune que beaucoup d’autres inclinaisons, il est honnête et il protège. La vérité est glacée, glaçante, c’est aussi pour cela peut-être qu’il ne neige plus. Plus on ment, plus la température monte, plus ils mentent, plus la Terre se réchauffe. Père-Noël, tu es un rite de passage magnifique parce que tu avoues que la perfection n’existe pas, parce que c’est le premier mensonge à une échelle sociale si grande qu’elle enjoint à faire croire qu’il existe un groupe, une communauté, une idée partagée, une croyance plastique, fausse, à laquelle on veut faire croire à tous prix. Etre éduqué au mensonge, c’est se parer à tous ceux qui suivront et qui ne sont pas toujours admis comme tels. Cette année a été pleine de rêves, c’était une nuit de rêves à la cohérence douteuse, à l’éthique disparate, au rythme malade, aux sentiments grands et aux tristesses lourdes et miscibles dans un quotidien qui avait l’air de tout sauf du quotidien. Rêver c’est mentir et mentir, c’est se rêver. J’aime Noël. Parce qu’on se ment à chaque soir de réveillon. Parce qu’on rêve chaque jour de Noël. On rêve pour les autres, on rêve pour nous-mêmes. Je ne peux qu’aimer Noël.
De tous les passages de la terre au ciel, la cheminée est celui le moins considéré. C’est dommage. La cheminée relit notre sol au leur. C’est pour ça que le mystique en hotte y passe, parce que la cheminée est la seule entrée du rêve réel dans nos maisons. Parce que le quotidien passe par la porte, parce que les menteurs passent parfois par les fenêtres, il fallait bien une autre entrée au divin païen. Tout à l’heure, avant de prendre la plume, j’ai jeté un coup d’oeil dans ma cheminée et j’y ai trouvé des souvenirs heureux sous la suie. J’ai touché chacune des pierres qui faisait le corps de ma cheminée et je me suis rappelé. J’ai vu. Sous chaque pierre : des souvenirs et des futurs heureux pour chacun et chacune. J’ai touché du doigt une pierre et la poussière m’a rappelé qu’un enfant allait naître, qu’on pouvait changer le monde en dansant fort, qu’il ne fallait jamais oublié d’espérer avant de dormir, que les généreux seront récompensés d’être là, que l’odeur du soleil n’éloignera pas de la saveur des câlins, que les passions ne se trouvent pas mais qu’elles se vivent, qu’on a eu raison d’avoir tort, que la malice des autres n’est rien face à la nôtre, qu’à force de travail, on sera distingué de bien parler, qu’il y a eu des signes bicolores sur des chemins somptueux et qu’on peut sauver tout le monde, tout le temps et surtout toi. Il doit bien y avoir du mensonge sous cette suie, des souvenirs qui sont des espoirs et des espoirs qui sont des mensonges. Mais j’ai regardé cette cheminée comme le chemin de traverse que je devais emprunter dans ce sens, de la terre au ciel, pour ne pas laisser au Père-Noël le soin de me barrer la route, en faisant le chemin inverse. J’écris une lettre au Père-Noël parce qu’il n’existe pas, parce qu’il a cessé de neiger mais que l’année prochaine, la promesse des flocons viendra refroidir les ardeurs des menteurs. Et qu’au fond, les flocons auront bon fondre dans nos mains, ils ne nous noieront jamais d’être tombé sur nous. J’écris une lettre au Père-Noël parce que j’ai voulu être un enfant à nouveau, j’écris une lettre parce que je suis le mensonge, parce que je suis le Père-Noël et que j’existe.
Le Père-Noël regarda sa lettre, humide de quelques flocons que ses yeux avaient neigé, la prit entre ses mains, roula en boule le papier épais où l’encre s’était installée, conquérante, et se dirigea vers la cheminée. Il jeta le papier dans le feu et alors que tous les rêves brûlaient sous ses yeux, que leur reflet jaillissait dans le verre de ses lunettes demi-lune, il naissait de la fumée qui embrumait le ciel. Et plus loin encore, ils feraient de la suie qui scelleraient les souvenirs et les rêves sous chacune des pierres de sa cheminée et des cheminées du monde. Il lui restait encore quelques millions de lettres à écrire au nom de tous ceux qui ont eu peur de croire au Père-Noël cette année. Au cercle polaire, il n’existe plus d’arbres à hauteur d’homme mais il reste un homme parmi les arbres. Ainsi, alors que la nuit de Noël il délivre les cadeaux, l’homme au manteau rouge, ou vert, ou…, passe le reste de l’année à écrire les lettres de celles et ceux qui ne croient pas en lui.
Plus tard, il prit son traîneau et ses cadeaux et se dit qu’à défaut de ne pas exister, il lui fallait bien rêver chaque fois assez fort qu’il allait pouvoir dépoussiérer toutes ces cheminées-chemins. Il se prit à rêver dans le ciel. Hauts, hauts, hauts, les rêves.
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Tu veux changer le monde ?
Tu veux changer le monde ? Commence par éviter d’écrire un post Facebook pour le dire. Alors j’en écris un, parce que je veux bien essayer de changer le monde mais je me pose la question de savoir dans quel monde on vit, là, maintenant. J’ai toujours voulu fonder une famille, avoir des enfants, parce qu’il me semblait que seul l’amour qu’on pouvait apporter à ses gosses leur suffirait pour être heureux. J’admire sérieusement, beaucoup plus que j’admire ceux qui écrivent des mondes de fiction, celles et ceux dans mon entourage qui ont des enfants, en attendent un, ou veulent en faire. Comme ce sont mes amis, ma famille et comme je les aime, j’ai confiance en eux. Je les trouve courageux et courageuses. Il va en falloir de l’amour, de la pédagogie, du recul, de la bienveillance et de la patience.
Il va en falloir quand on a peur aujourd’hui de femmes à la plage qui, de loin, ressemblent à une tâche sombre et qui doit faire dire à ces effrayés qu’elles obscurcissent leur vue alors que de plus près, elles ne sont bien que des femmes les pieds dans l’eau. Il va en falloir quand on se refuse à admettre que la planète à un problème, quand notre mode de vie, de consommation est dérangé. On veut tout, tout de suite, c’est "La Grande Bouffe" H24, une grande bouffe de films, musique, livres, nourriture, technologie, opinions, idéologies, faits divers et de sentiments. Evidemment qu’on se sent mal, qu’on ne peut pas digérer, t’es pas boulimique parce que tu vas bien, la société n’est pas boulimique parce qu’elle va bien. Le temps, la gestion du temps, des gens et des sentiments. On a taylorisé tout ça et maintenant on se ressemble et on se confond, alors chaque fois qu’on voit ou qu’on rencontre un être différent, extraordinaire, bienveillant, plein de pédagogie, on partage, on clique sur j’aime, on émoji cœur rouge, on s’invente des interjections, on en dit plus qu’on ne le pense. C’est fou le nombre de vidéos de choses insolites qui nous font rire, nous révoltent et nous font pleurer. Tous les jours. Constamment. On recherche constamment, en tapant des mots clés, en scrollant une page web, à être ému, ou à rire ; cette drogue.
La fatalité c’est le réel, le comportement au réel et cette foutue gestion du temps, des gens et des sentiments. C’est beau de tomber amoureux, de faire confiance, de prendre le temps avec quelqu’un, de rester du temps avec quelqu’un, de faire confiance à quelqu’un, de dire ses sentiments sans émoji, sans interjection, sans gif. C’est beau le réel. Ça doit être pour ça qu’ils font des enfants, mes amis et ma famille, ça doit être pour ça qu’on continuera à vouloir fonder une famille, ça doit être pour ça qu’on accepte le monde tel qu’il est. L’amour, c’est un pouvoir de résilience absolu qui nous fait un peu oublier le monde dans lequel on vit. On nous le vend l’amour, on nous le market l’amour, on nous le promet à chaque coin de rue, à chaque page web : pourquoi ? Je ne dis pas qu’il faudrait qu’on ne soit plus amoureux pour changer le monde, mais peut-être commencé-je à croire qu’il faut aimer le monde dans lequel on vit pour tomber amoureux. Je ne peux pas vraiment l’aimer ce monde-là, alors j’aimerais bien le changer, d'abord, et puis tomber amoureux. Tu veux changer le monde ? Ne clique pas sur « j’aime ».
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La Politique est une histoire sans fin
(ou le parallèle souffreteux entre fiction et politique)
La politique est une rhétorique de fiction, de définition et de mise en enjeux, de projections théoriques, et de conceptions d’intrigues assez complète. Les politiques verbalisent (au pire), créent (au mieux) des utopies toutes proches qui contre-attaquent les dystopies voisines. Ce sont des conteurs qui marchent à coup de « Et si », pour atteindre finalement des « Ils vécurent heureux ».
Il y a bien la politique-fiction, terme tendance, qui n’est pourtant bien qu’une traduction en image de la parole politique. En fait je ne crois pas en la politique-fiction parce que la politique est une fiction.
Conceptuellement, on oppose évidemment la fiction et le réel, jusqu’à évoquer leurs entremêlements psychiques (les hallucinations, les rêves…), sociétaux (l’idée de représentativité, de re-création du réel…), moraux (la censure…), physiques (les émotions suscitées par une œuvre), etc. On oppose fiction et réel en admettant que ce sont deux concepts qui n’existeraient pas l’un sans l’autre, et qui sont donc finalement un tout inextricable : comme en politique qui n’a de raison d’être que parce qu’elle clame son impact sur le réel, qui lui même ponctue et détourne le discours politique.
Or la politique a cet autre défaut qu’elle fait tout pour être une fiction d’auteur qui cherche à être un blockbuster, et dans le milieu du cinéma ou de la TV, il est généralement admis, sauf à de rares exceptions, que c’est une démarche vouée à l’échec critique et public. La politique est surtout une mauvaise fiction, parce qu’elle n’impose aucune nuance, aucun gris, aucune autre possibilité qu’une fin heureuse, sans cela, elle ne serait pas une alternative assez forte. Et une mauvaise fiction, même si elle atteint parfois plus la masse que les bonnes fictions, ne permet pas d’élever les idées, de titiller les consciences et de chambouler les conquis.
Il y a aujourd’hui un accès à pléthore d’œuvres de fiction, c’est à en filer la nausée, mais j’ai l’impression qu’il y a de moins en moins accès à des politiques réelles et plurielles, et il y a toujours plus de nausée. On parle de communautarisme, de globalisation, d’extrémisme religieux, de droitisation ou d’extrême gauchisation, on parle d’alter-mondialisme et d’écologie, comme on parle des genres de fictions, mais elles sont toutes des utopies toutes proches qui contre-attaquent les dystopies voisines, comme les genres conviennent à des politiques éditoriales pauvres qui segmentent un marché publicitaire plus à l’aise avec les cibles marketings qu’avec les individus.
Pour poursuivre cette démonstration un peu malhonnête, ajoutons qu’il y a de moins en moins de rendez-vous de fictions, et de plus en plus de consommation individuelle de celle-ci, comme il y a moins en moins de rendez-vous politiques, que de dilution de la parole politique au quotidien ; il y a de moins en moins d’éditorialisation de la fiction, comme il y a de moins en moins de mise en perspective politique. On consomme gloutons la fiction, comme la politique.
On consomme gloutons, de toute façon.
Aussi il me semble bien que la politique impose dans le réel une fiction qui ne se dit pas et qui, pire, ne connaît pas de fin. Voilà la belle nuance entre la fiction artistique et politique : dans une œuvre, il y a généralement une fin, qu’elle plaise ou non. Une œuvre artistique fait confiance à l’individu alors que la fiction politique cherche sa confiance.
La politique est une putain de fiction ratée qui suffoque de ne pas s’avouer comme telle.
Du coup on fait quoi ?
On story-tell nos vies, histoire de rendre nos histoires plus réelles que leurs fictions, pour que nos petites utopies vainquent leurs grandes dystopies.
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La Tombe du Père Noël
Il ne faisait pas si froid dehors, pourtant les murs blancs de cette chambre d’hôpital glaçaient de l’intérieur les humeurs les plus badines. Livia était assise auprès de sa grand mère, alitée. La jeune fille ferma les yeux quelques secondes, tentant de deviner de quoi l’air de la chambre était fait : comme lorsque l’on décompose un vin de son odorat et de son goût, elle inspira puis expira longuement une petite dizaine de fois pour percer le mystère de cette odeur impersonnelle et particulière qui enveloppait la chambre et les couloirs de l’hôpital. Sa grand-mère lui avait demandé de venir, chose qu’elle n’avait jamais faite avant, et cela terrifiait Livia.
- Mamie, ça a une odeur les machines ? demanda-t-elle à sa grand mère.
- Pas à ce que je sache. Les machines n’ont pas d’odeur, pas vraiment, elles sentent tout juste peut-être le métal froid qui les compose, répondit sa grand-mère, fatiguée.
- Nous on a une odeur. Chez toi, il y a une odeur. Mes vêtements portent mon odeur. Je ne sens rien… d’agréable ici. C’est injuste que tu sois là.
Sa grand-mère la fixa un instant, comme pour la réconforter. Et elle sentit l’instant d’après qu’elle avait perdu le fil, que son regard s’était vidé de toute odeur. Cela avait duré si peu de temps qu’elle avait quand même pu esquisser immédiatement un sourire à sa petite-fille, pour feindre son état.
Le blanc n’est jamais immaculé. Ainsi, par intermittence, leurs visages étaient éclairés par des guirlandes clignotantes, achetées à bas prix au magasin d’en bas par la mère de Livia. Nous étions le 23 décembre et les quelques couleurs qui venaient et s’en allaient, jeu de cache-cache phosphorescent, donnaient à la pièce un air de fête qui disparaissait aussitôt chaque fois que les LEDs s’éteignaient.
- Pourquoi maman a-t-elle acheté ces guirlandes ?
- Elle y tient, tu la connais.
- Mamie, on ne fête plus Noël ! Elle s’entête, elle s’entête… et moi ça me fend le cœur.
- Livia ça me fait plaisir que tu sois là, la coupa-t-elle.
La jeune femme, brune comme son père, leva la tête. Elle avait le visage d’une beauté triste.
- Et je ne fais que me plaindre, a-t-elle répondu.
- Tu ne serais pas vraiment là si tu ne te plaignais pas ! lui a-t-elle lancé, déclenchant un rire chez la jeune fille, ce qui était un petit exploit en soi.
- Maman m’a dit que tu voyais du monde, reprit Livia.
- Ta mère t’a dit la vérité. J’ai deux dames qui viennent me voir, deux-trois fois par semaine.
- Des amies ?
- Non, des gens que ta mère paye pour me faire la conversation.
- C’est affreux !
- C’est gentil. Ce n’est pas comme si j’allais obliger ma fille ou ma petite fille à écouter toutes mes histoires. Je suis vieille tu sais, beaucoup de mes amies sont mortes de toute façon.
- C’est encore plus affreux !
Un silence s’est installé entre elles, comme si il avait trouvé plus confortable que n’importe quel autre patient ce lit médicalisé. Livia avait les larmes aux yeux, sa grand-mère s’en voulu de l’avoir ému pour un bon mot. Elle entreprit de se relever, défiant courageusement la malhonnêteté de ses vieux os, et de la rassurer.
- Ma chérie, désolée, je suis désolée. Ecoute, j’ai une histoire à te raconter.
- Ne t’en fais pas, Mamie. Je suis grande maintenant.
- C’est pour ça que je t’ai demandé de venir. C’est que… Tu sais que je ne suis pas folle Livia, tu le sais ça ?
- Oui, évidemment !
- Alors voilà : une de ces dames, qui vient me voir, elle a vu les guirlandes, je lui ai parlé de ta mère et de son obsession pour Noël. Et tu ne connais pas la meilleure ?
- C’était la mère Noël ?
- Exactement ! Comment le sais-tu ? Je te l’ai déjà raconté et je perds la tête ?
- MAMIE ! Arrête un peu.
- LIVIA, écoute moi. Elle a dit qu’elle connaissait l’emplacement de la tombe du Père Noël, et qu’on croit qu’il n’existe pas, mais c’est qu’en fait il est « juste » mort. Alors les gens ont oublié qu’il avait vraiment existé, ils ont oublié qu’il avait vécu. C’est plus triste que la mort : ils ont oublié.
- Tu t’écoutes un peu là ? Je n’ai PLUS 7 ans ! Tu t’entends ? Pourquoi la mère Noël aurait besoin de se faire de l’argent en te faisant la conversation ? lança Livia, furieuse.
- Je t’accorde que tout n’est pas clair dans son histoire. Et c’est un peu insultant ce que tu me dis. Je n’ai pas encore oublié moi, je vous reconnais et je reconnaîtrais un menteur aujourd’hui encore.
- Pardon Mamie, pardon.
- Je vais me reposer. On se voit demain pour le réveillon.
Sa grand mère ferma les yeux, sans lui dire au revoir, privilège des gens vieux à qui on excuse d’être impoli parce qu’ils sont fatigués.
Le lendemain, sa grand-mère n’était plus sur son lit d’hôpital. L’odeur avait un peu changé, parce qu’elle avait été mélangée à beaucoup de tristesse. Livia était avec sa mère, une belle femme aux cheveux blonds comme son père, qui ne cessait de répéter « Pas encore, pas encore » tout bas.
Alors qu’elles allaient quitter la pièce dont les murs blancs avaient revêtu un étrange voile sombre, une femme est entrée. L’encadrement de la porte, la silhouette de la vieille femme et sa pose à cet instant, tout cela lui donnait l’air d’une apparition pop comme dans une œuvre de LaChapelle. Sa mère la salua, c’était une des personnes payées pour faire la conversation à sa grand-mère. Le rendez-vous n’avait pas été annulé, les derniers instants autorisent les oublis de dernières minutes. La mère de Livia s’excusa, et lui promit de la régler après les fêtes. La dame sembla très peinée lorsqu’elle apprit la nouvelle, « gratuitement peinée » pensa Livia véritablement touchée par l’émotion de cette inconnue qui avait pourtant plus échangé avec sa mère qu’elle-même. Alors que sa mère sortit de la chambre, la dame arrêta Livia et lui confia une enveloppe :
« Tout est vrai. Allez-y, et vous verrez. Noël a besoin de vous. »
La dame n’était déjà plus là. « C’est une manie chez les vieux de disparaître », se dit-elle.
Un plan se trouvait à l’intérieur de l’enveloppe : le contenu classique des quêtes inattendues. C’était une carte un peu humide, comme si elle était faite de papier de neige, elle était assez récente et bien pliée, et désignait sans détour l’emplacement de la tombe du Père Noël d’une énorme croix qui n’avait rien de catholique. Livia la scruta avec une moue dubitative dont il lui sembla un instant qu’elle allait peut-être trop souvent de paire avec son visage. Elle y reconnaissait les bois qui longeaient le village, ces mêmes bois dans lesquels elle s’amusait avec son père, toute petite. Elle en avait peur maintenant, tout le monde en avait peur : tous les 21 ans, la veille de Noël, quelqu’un y disparaissait, et la dernière victime avait été son père. Pourtant, chaque année, c’était là que sa mère allait chercher le sapin qu’elle installait près du fauteuil préféré de son père, et Livia la laissait faire, sans poser de question, parce qu’elle respectait ce rituel, et parce qu’elle aimait assez sa mère pour ne pas lui en vouloir de prendre ce risque.
Livia n’avait rien à perdre à être curieuse, sinon un peu de temps, et puis aussi… peut-être sa vie : elle avait presque oublié, et s’en voulu aussitôt, mais cela faisait 21 ans que son père avait disparu, et tout cela ressemblait à un piège grossier, à peine camouflé sous un feuillage fait de rêve d’enfant.
Peu importe, le réveillon avait été triste, et les jours d’avant l’étaient tout autant pour Livia depuis quelques mois. Elle pensait à tout cela, à tout ce rien, et elle n’arrivait toujours pas à dormir, c’est alors qu’elle sortit brusquement de son lit, et se mit en quête de trouver la tombe du Père Noël. Sa mère l’aimait sûrement assez pour qu’elle prenne ce risque, se convint-elle. Elle prit une lampe torche et un sac à dos jaune fluo en forme de coccinelle comme quand elle avait voulu fuguer à 5 ans, pour le clin d’œil.
Alors qu’elle s’approchait des bois, son angoisse monta si haut qu’elle aurait assurément pu défier la cime des grands pins que Livia allait devoir affronter. Elle gara sa voiture, sorti la carte et son téléphone pour se repérer et s’engouffra sans tarder dans cette masse inquiétante et sombre. Cela faisait si longtemps qu’elle n’avait pas marché en forêt qu’elle avait oublié le bruit piquant et léger des craquements du bois tout autour, le son discret et sourd de la mousse qu’elle piétinait, et les sifflements lointains des oiseaux noctambules. Il faisait noir, très noir, mais la carte restait étonnement clair, presque lumineuse.
Après une petite heure de marche, elle se trouva devant un chêne, le seul chêne dont, étonnement, elle se rappelait encore distinctement les contours ; et après 21 ans, le grand et fier arbre lui paraissait pourtant plus petit que dans ses souvenirs : elle avait grandi plus vite que lui. Elle y voyait pourtant encore son père qui essayait désespérément de se camoufler entre ses grosses racines « pour faire le hobbit ». Elle l’entendait encore crier « Livia ! Livia ! » alors qu’elle s’enfuyait en rigolant plus fort que lui.
Elle se rappela tout à coup distinctement la voix.
« Livia ! Livia ! »
Ce n’est pas qu’elle se souvint comme par enchantement de la voix rauque et gouailleuse de son papa : elle l’entendait.
« Livia ! Tu es là ? »
Ce n’était pas un souvenir.
« Livia ? »
Elle l’entendait.
« Te voilà. Enfin ! »
« Papa ? »
Livia vit son père. Il était là, physiquement, devant elle. Elle n’était pas sûre qu’il avait tant vieilli que cela, elle n’était pas sûre parce qu’elle n’avait d’autres souvenirs précis de son visage que les quelques photos que sa mère avait gardé précieusement chez elles.
- Comment est-ce… ?
- Possible ? coupa-t-il. Je ne sais pas bien, si ce n’est que la possibilité de me voir ici n’est plus vraiment une possibilité, mais bien une réalité.
Livia était estomaquée, si estomaquée qu’elle en vomit. Son père lui passa la main sur la nuque, comme il le faisait quand elle était malade, enfant. Il était bien là.
- Livia, j’ai vu le reflet du scintillement de la carte dans les feuillages plus au loin, et puis je t’ai aperçu finalement ! Je n’en crois pas mes yeux, je suis tellement heureux de te voir.
Livia le fixa, et le frappa finalement de toutes ses forces :
- Comment as-tu pu disparaître ainsi ? Pourquoi tu as fait ça à Maman ? Et à moi ?
- Calme-toi.
- JE NE PEUX PAS ME CALMER !
- Calme-toi Livia, ou tu vas déchirer la carte et on ne trouvera plus la tombe du Père Noël.
Livia s’arrêta tout net. C’est que lui aussi il savait ?
- On m’a confié la carte, on m’a dit que j’allais pouvoir sauver Noël en trouvant la tombe du Père Noël, annonça son père.
- C’est une vieille femme qui te l’a confiée ?
- Oui, toi aussi ?
- Oui ! Mamie m’a dit que c’était… Oublie. Ecoute Papa, on rentre et va voir Maman, d’accord ?
Livia prit son père par la main qui ne bougea pas. Livia comprit quelque chose :
- Papa, quand est-ce qu’on t’a confié l’enveloppe ?
- Il y a 21 ans… Je ne peux pas faire ça, je ne peux pas rentrer. J’ai promis.
- Tu as promis quoi ?
- Quand j’ai reçu l’enveloppe, Livia, tu étais à l’hôpital. Tu n’étais plus là.
- Qu’est-ce que tu racontes ?
- Quand cette vieille infirmière m’a donné l’enveloppe, tu étais morte. L’infirmière disait être la mère Noël, et elle disait aussi que je pouvais sauver Noël, notre Noël.
- Mais je n’en n’ai aucun souvenir ! dit-Livia, hébétée.
- Je sais. Et ta mère non plus. Le deal était simple : j’acceptais de devenir le Père Noël, et en échange, tu vivais.
Les révélations en forêt n’en sont pas moins spectaculaires.
- Pendant tout ce temps tu… tu étais le Père Noël ?
- En quelque sorte.
Sans qu’elle ne sache vraiment pourquoi, Livia se surprit à le croire, et à y croire.
- Et Maman ?
- Je crois que ta mère avait compris quelque chose, puisque chaque année elle venait chercher ce sapin près de la tombe du Père Noël. Je crois qu’elle se doutait que j’étais quelque part.
- Et ça fait quoi d’être le Père Noël ?
- Mal au dos.
Livia éclata de rires, et des oiseaux endormis jusqu’alors piaillèrent d’avoir été tirés de leur sommeil par le rire d’un humain.
- Livia : la tombe est juste là.
Le père de la jeune femme désigna un amas de feuilles qui cachait mal une pierre tombale, ou ce qui y ressemblait. Livia ne l’avait pas vue alors qu’elle était tout à fait à côté d’elle. La mine surprise de la jeune femme fit préciser à son père :
- On ne trouve la tombe du Père Noël que s’il est désigné.
- Tu veux dire : « que si la tombe est désignée » ? Par toi ? C’est tordu !
- Non, Livia, on ne trouve la tombe du Père Noël que si l’on désigne le prochain Père Noël.
Livia n’était pas sûre de comprendre – et de vouloir comprendre.
- Moi ? Je suis le prochain… Et toi, que deviens-tu ?
- Tous les 21 ans, le temps d’une génération, le Père Noël change. Et il faut que le jour du réveillon, un drame frappe une famille, et frappe un cœur qui soit assez honnête et généreux pour que la Mère Noël lui confie sa carte. Parce qu’il faut un cœur vaillant pour assumer la tâche d’être Père Noël. C’est ce que le précédent Père Noël m’a raconté. Je ne savais pas que c’est toi qui allais te présenter à moi ce soir.
- J’ai le droit de poser des questions ou je dois accepter cela sans broncher ? lui demanda Livia.
- Sens toi libre de poser toutes les questions qui te semblent nécessaires.
- Très bien… Cela rend heureux d’être le Père Noël ?
- C’est un sacrifice heureux. Je ne te ferai pas étalage du bonheur que cela est de rendre si joyeux tous ces enfants, tu t’en doutes bien. J’ai été très heureux, parfois triste les moments d’été et d’oubli, mais surtout heureux. Et je t’avais sauvé, je t’ai sauvé. Il faut parfois sacrifier un peu de soi pour rendre les gens heureux, il faut parfois s’en aller un peu pour permettre aux gens d’être heureux.
- Je vois… Donc c’est moi que l’on a désigné ?
- Apparemment. Je te trouve un peu jeune, et il me semble que tu as d’autres choses à vivre mais je n’ai pas le pouvoir de choisir.
- Je suis triste, Papa.
- C’est normal, ma fille. C’est beaucoup de changement, et de responsabilités. Je ne sais moi-même pas quoi penser.
- Non, ce que je veux dire c’est que je suis triste. Tout le temps. Appelle-ça de la mélancolie, de la dépression, ou je-ne-sais quoi encore, mais je suis triste. Et ça n’a rien à voir avec toi ou maman, ou Mamie, je suis égoïstement triste pour moi.
- Je suis désolé Livia.
- Ne sois pas désolé. Ce que j’essaie de te dire c’est que c’est peut-être une chance. C’est peut-être une chance de partir et de devenir le Père Noël un temps. Tu l’as dit toi même « Il faut parfois s’en aller un peu pour permettre aux gens d’être heureux. » Un « sacrifice heureux », hein ?
Les deux se regardèrent comme ils ne s’étaient jamais vus, intimes, honnêtes et adultes. Il y avait entre eux une fierté que seuls les moments de décisions difficiles peuvent accueillir.
- Papa… Pourquoi une tombe ? Pourquoi la tombe du Père Noël si tu es le Père Noël ?
- Simplement parce que ce n’est pas une tombe. C’est un conduit vers toutes les cheminées du monde.
- Ca a l’air excitant.
- Ca l’est. Livia, tu as le droit à un vœu. Je peux te le dire maintenant que je crois que tu as accepté cette tâche. Tu as le droit à un vœu et une fois celui-ci exaucé, tu seras le Père Noël pour 21 ans.
Livia réfléchit un temps.
- Tu vas revenir auprès de maman quoi qu’il en soit, n’est-ce pas ?
- Oui… C’est ce qu’on m’a promis.
- D’accord. J’ai pensé à faire revenir Mamie, mais je ne crois pas qu’elle le souhaiterait…
- Qu’as-tu en tête ?
- Tu verras. Tu le sentiras ! Rassure maman, s’il-te-plaît. Continuez à fêter Noël !
- Je te le promets. Mais attends, Livia : tu apportes ce sac à dos fluo avec toi ?
- Tu ne connais rien aux nouvelles hottes, n’est-ce pas ? répondit-elle avec malice.
La tombe du Père Noël s’ouvrit alors, il n’y avait effectivement pas de cercueil, mais un conduit circulaire qui avait l’air vide et plein à la fois, d’un noir plus profond que la nuit, mais avec une nuance tout au fond d’un rouge infini.
Livia se tourna vers son père, et l’étreignit. Elle posa ses lèvres sur sa joue, et lui dit à l’oreille « C’était pour vérifier que tu ne piquais pas, et qu’on n’allait pas m’embarrasser d’une barbe. Père Noël, ça te va quand même mieux à toi qu’à moi. »
Puis elle sauta aussitôt à pieds joints dans le conduit.
A l’intérieur, tout allait très vite et il semblait sortir du corps de la jeune femme un halo rouge qui lui donnait l’air d’une boule de feu. Livia ressentait cette chaleur, la même chaleur dont on est parcouru au coin du feu, dans les bras d’un être aimé, ou lorsqu’on se dit « J’ai réussi. ».
Le jour de Noël, la vieille femme qui se prenait pour la femme du Père Noël revint à l’hôpital parce qu’une chose extraordinairement ordinaire venait de se produire. Les patients sentaient une odeur dans tout l’hôpital, dans les couloirs et les chambres, une odeur particulière, une odeur de brioche chaude, tout juste sortie du four et qui couvrait l’odeur d’injustice qui tapissait les murs blancs des chambres, dont la couleur jaunie était aujourd’hui défiée par le blanc immaculé de la neige qui s’était mise à tomber.
La mère Noël avait reconnu l’œuvre de Livia : « Un vœu atypique » pensa-t-elle. « Cette jeune femme fera un Père Noël atypique. »
Merci à Phil John Perry pour l’illustration !
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J’ai écrit mon portrait de ces jours derniers
Je lisais le journal, tous les matins. Je devais avoir 11 ans quand j’ai commencé, j’imitais mon grand frère : je commençais toujours par la fin, par la page portrait de Ouest-France et les pages cultures qui suivaient – ou qui précédaient, logique des autres. Un jour j’ai regardé plus en bas de ces articles et j’ai vu le nom de François Simon, qui apparaissaient souvent. Je reconnaissais sa plume, il écrivait bien, juste, et droit.
Ma mère lisait le journal elle-aussi, et elle s’arrêtait souvent sur d’autres noms qui eux n’étaient pas en bas de page, mais au centre, et en gras. Ils étaient généralement collés les uns aux autres, et avec les lettres qui sentaient la naphtaline, de ces noms des gens âgés. Je lui faisais remarquer, chaque fois ou presque – c’est flou -, qu’il était glauque de lire les avis de décès. A quarante piges en plus ! « C’est bizarre, elle est jeune, elle devrait pas… » pensais-je fort tout en même temps, mais elle me disait : « C’est pour savoir. » Je lisais pas le journal pour savoir ça, moi, pensée goguenarde du gamin qui sait tout mieux que tout le monde.
Le week-end qui a suivi le 13 novembre, je suis resté collé à la TV, à Twitter et à Internet, et je voyais des noms, des gens qui cherchaient ces noms qui n’étaient plus en gras mais au centre desquels se trouvait une photo, de belles photos, celles de nos profils facebook, de nos instagram, celles qu’on met pour dire qu’on est heureux, celles qu’on a choisies, celles qu’on a soi-même prises pour épater les copains, les ex, pour donner des nouvelles à la famille ou se raconter du plus bel effet aux inconnus qui tomberaient dessus. Je ne les connaissais pas, mais je les regardais quand même et j’espérais ne pas voir de visages que je connaissais, mais plus je voyais ces inconnus, plus je les connaissais et moins j’espérais. Ma mère, elle, s’est un peu empêchée de regarder cette fois-ci, je crois. J’ai été égoïste de l’empêcher de me regarder un peu et pour de vrai ce week-end là.
J’étais terrifié. J’entendais tous les autres dire qu’il ne fallait pas avoir peur, mais mes doigts, mon cœur, mon corps disaient que j’avais peur. Je voulais bien être un héros tout doux, là, même avec une armure en choux de Bruxelles, souriant, l’air vaillant d’être debout, mais je ne réussissais pas bien. Tout ce que je voulais c’est qu’on m’attende à la gare, ou qu’on m’accompagne dans ma nuit jusqu’au lendemain : pas très courageux pour quelqu’un qui n’avait bien vécu ça qu’à travers la télé, les appels et les SMS, et qui n’avait reconnu personne sur les photos.
Lundi matin, je suis allé au sport au travail, plus tôt, pour éviter la foule dans les transports, et les visages de mes collègues à 9h, parce qu’ils auraient vu que je n’étais pas du côté des héros.
« Ca va ? » : on se les dit tous 1000 fois ce lundi, sans avoir l’air de vouloir le dire, tout alors fébriles, mais en étant pour une fois tous très honnêtes quant au « ça va » qui suivait, mécanique et malhonnête. On ne perd pas les habitudes, même touché-coulé, on ne perd pas les réflexes polis ; les ça va c’est un peu notre How do you do? à nous français, devenu running gag de tous les jours, chez nous.
Aussi, j’ai énormément de respect pour les gens avec qui je travaille ou que je côtoie, notamment parce que je les trouve souvent plus cultivés, et intelligents que moi. J’écris ça simplement parce que moi j’examinais leur mine, et que je savais bien qu’ils examinaient la mienne – pourtant j’en ai fini d’être le gamin qui sait tout mieux que tout le monde. Néanmoins, je suis presque sûr que ce lundi matin, on avait un peu tous peur d’en avoir trop demandé en lançant notre ça va.
Et puis, à ceux que je connaissais plus, j’ai lancé des « ça va toi ? » appuyés, qui voulait dire « tu as perdu quelqu’un ? ». C’est con, comme question, mais ce doit être le réflexe poli des jours de drame. Il y a eu des câlins, en plus de tout cela, je me suis surpris à mettre la main sur l’épaule de gens, maladroitement, sans raison valable, et ça n’a eu chaque fois aucun autre effet qu’un moment de gêne, de silence, un peu plus drôle que la minute à midi.
Je n’ai pas quarante piges, quoiqu’en dise les jeunes pousses, je n’ai pas quarante piges et ce lundi matin, dans les couloirs, les bureaux et les open space, je me suis entendu avoir l’attitude de ma maman scrutant le journal et les avis de décès, pour savoir, juste pour savoir, et c’était glauque, ça n’avait pas changé.
J’ai bien vu les démonstrations d’amour sur facebook, instagram, et consorts, j’ai bien vu les gens qui se battaient, ceux qui voulait aimer plus fort, à coup de #, d’émoticônes, à coup de Paris, de chants, et de rassemblements. Puis moi j’étais là au travail à compter sur les vivants qu’ils n’aient pas à décompter les morts après une simple question, une simple question pour sentir l’humeur, pas le malheur.
L’amour. Toujours, l’amour. Je ne le voyais pas bien, ce devait être la moquette du travail qui, ce matin-là, avait dû l’inviter à fêter un anniversaire avec ses acariens, oisifs des microfibres standards des sols d’entreprises, parce que je n’avais bien l’impression que de le piétiner l’amour, le piétiner de ma colère et de ma tristesse.
C’est un peu plus tard en soirée que le sourire, l’air heureux d’un proche, m’a fait penser à quelque chose de plus idiot qu’un ça va, m’a fait penser que même si je n’ai pas de mots pour tout, même si j’ai le courage de rien, même si j’ai la maladresse de mes gestes, on ne peut pas vraiment m’empêcher de sourire au bonheur des gens, à ceux qui espèrent, à ceux qui veulent, à ceux qui marchent sur la moquette pour semer un peu d’amour, collé au hasard de leurs semelles – curieuse métaphore filée.
François Simon, journaliste à Ouest-France, écrivait bien, juste et droit, et en vérifiant que je ne m’étais pas trompé de nom avant que je me mette à écrire, j’ai appris qu’il était décédé le 7 septembre dernier. J’imagine que quelqu’un a du faire son portrait pour lui rendre hommage, mais j’imagine aussi, parce que parfois encore je sais mieux que tout le monde – j’ai menti –, que son portrait avait un problème : ii n’a pas eu l’occasion de l’écrire.
J’ai écrit mon portrait de ces jours derniers, parce que les jours d’après je vais sourire, et qu’il me faudra réécrire pour être plus juste. Je vais sourire pour être aussi juste que vous.
Haut les armures en choux de Bruxelles !
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La couleur des yeux
- Qui es-tu ?
Il montra ses dents comme toute réponse. Il avait pris l’habitude de laisser à ses incisives le soin d’empêcher les mots d’être polis : non, il ne répondrait pas à cette question.
- On m’a beaucoup parlé de toi.
- « On » ?
Il avait arrêté de sourire. On. Il y avait tellement de possibilités dans ce on, tellement de gens, tellement d’inconnus, une masse magnifique d’esprits à conquérir, qu’il n’a pu s’empêcher de désavouer ses boucliers d’incisives et d’aller à l’assaut de ce on qui le connaissait alors que lui-même ne faisait bien que sourire.
- Oui, « on ». Tu sais je suis venu là parce que tu es beau, déjà, et qu’en plus de cela, on m’a dit des choses.
Il avait le prépuce qui frétillait. Il aimait définitivement ce on qui disait des choses sur lui.
- Et qu’est ce qu’on t’a dit au juste ?
- Tout et son contraire, à vrai dire.
Si le on considérait qu’il était tout et son contraire, ça lui allait.
- Et c’est positif d’être tout et son contraire ?
- Je ne sais pas si c’est positif, mais c’est intriguant.
- Alors je suis intriguant ?
- Je suis venu te demander qui tu es, tu ne devrais pas te poser ce genre de question.
Il a eu la mine de traviole en l’entendant lui prodiguer ce conseil : pour qui il se prend ? En plus il n’avait pas répondu à la question.
- Ils disent quoi sur moi ? S’il te plaît.
- Plein de choses, tout et son contraire, je te l’ai déjà dit. Je ne suis pas sûr que cela soit intéressant, ou vrai.
- Tu pourrais répondre à ma question.
- Tu pourrais me dire qui tu es.
C’est drôle que les gens ne restent intéressants que l’espace de deux questions, c’est fou que les gens arrivent si facilement et indubitablement à être agaçant après 22 mots. Bordel, ce on promettait plus que ce je qui se tient là, la lèvre pendante, l’épaule basse, et le dos un peu courbé.
Il a soupiré si fort qu’il en ronfla presque.
- Je suis tout ce que tu veux, d’accord ? Si les gens disent tout et son contraire, c’est que je dois être un peu tout ça. J’ai les yeux bleus, ou verts, ou marrons, quand le soleil change de position, et quand les goûts de ceux qui me regardent disent aimer une période de la journée. J’aime la pop, le rock, les opéras et le rap, l’art classique, moderne ou contemporain, alors que je découvre les concerts et les musées, et ceux qui me donnent leur ticket. Je n’ai d’avis tranchés sur rien parce que je m’intéresse à tout, je m’intéresse à tout le monde en étant moi-même intéressant – j’ai réussi ça ! - et je m’occupe en occupant les autres. Je prends l’espace et leur temps. Je suis obligé d’être l’amant de tout le monde pour qu’ils aient goûté à tout, avant qu’ils se rassasient d’un rien plus tard. Je crois que je m’en fous des gens, de leurs attentes, de ce qu’ils pensent, de la couleur de mes yeux, ou de l’odeur de leurs humeurs, mais que je tiens tellement à m’en foutre que ça me brise le cœur chaque jour un peu plus de ne pas être là pour eux. Je me fais peur souvent à ne rien ressentir d’autre que mon égo n’ait dicté, j’ai peur d’être seul alors je m’entoure de multiples moi qui me sont plus fidèles que plein d’autres.
Ce couplet-là c’était celui que ses incisives l’empêchaient de vomir. Il avait dit ces mots sans émotion aucune, alors qu’il apercevait quelqu’un d’autre par dessus l’épaule basse de l’inquisiteur au « qui est-tu ? ». Son regard se fixa sur lui, ses yeux étaient passés du bleu, au vert puis au marron.
- Je sais qui tu es.
- Content de t’avoir rassasié, lui répondit-il, sans le regarder.
- Tu es un égoïste qui veut transformer le on en je.
Ses yeux étaient gris désormais, flamboyant, flottant dans une eau salée dont il pensait qu’elle n’était faite que pour nager, par pour noyer ses iris. Il fixait à nouveau le garçon aux questions, qui se pencha vers lui avec ces mots :
- Tu peux aller le voir, si tu veux, celui de derrière mon épaule. Je ne le connais pas, et je ne lui dirai rien, pas même la couleur de tes yeux. C’est promis. Et tu c’est ce que je te promets aussi ? Tu seras plus intéressant quand toi aussi tu connaîtras la couleur de tes yeux.
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La Venue
Exercice de style réalisé en une heure de temps, à partir de huit mots donnés au hasard.
Trois hommes sont arrivés à sa porte. Il avait pu les compter au nombre de pas qu’il entendait depuis le fauteuil derrière lequel ils’était caché. Trois paires de sons, tous trois distincts, qui se répétaient avec une irrégularité dont il connaissait pourtant la suite presque par cœur. L’un claudiquait, rechaussait du quarante-deux, le dernier avait des semelles neuves qui couinaient de déplaisir au contact du sol ciré du parterre qui faisait office d’entrée. La dernière fois qu’ils s’étaient présentés à lui, l’un claudiquait, l’autre chaussait du quarante-deux, mais le dernier avait la chaussure usée et rongée, probablement laissée en compagnie de sa jumelle dans un placard où les mites s’étaient établies un foyer d’une douceur admirable.
Il avait les mains posées au sol, paumes au parquet, les jambes pliées, et le buste épousant difficilement la courbe du dossier du fauteuil qui lui servait de bouclier de fortune. Même dissimulé ainsi, il avait l’air d’un félin pataud, la mise grossièrement patibulaire, l’air de faire peur pour de faux. S’il fallait qu’il se défende, il lui faudrait avoir l’air de pouvoir attaquer. C’était la septième fois qu’ils venaient, la septième fois qu’il avait fait ce geste simple : ne plus asseoir son séant ankylosé sur les moelleux conforts de son trône acheté chez BUT, mais se déplacer à son derrière.
C’était une chorégraphie simple, emprunte d’une naïveté qui du dehors - qui n’existait bien à ses yeux que parce qu’il avait lu ce mot à la page cent cinquante-quatre du Larousse Illustré 1987 - aurait pu être vu comme pitoyable, grotesque et peu scrupuleuse du rythme ou de la cadence. Pourtant ce geste-là c’était son Olympia, sa montée d’endorphine par intraveineuse, ses petites morts sur les torses les plus accueillants.
Au bout de la quatrième fois qu’il avait joué ce ballet, il s’était décidé à appeler cela son rituel. Il s’était confectionné un carnet à partir des cartons vides de paquets céréales qui jonchaient son sol. (« Mille ! Ils sont mille ! » s’était-il dit tout haut une fois, alors qu’il les avaient comptés et qu’il s’était tout à coup rendu compte qu’il n’avait plus entendu sa propre voix depuis qu’il avait cueilli des myrtilles avec son ami Valentin, dans cette campagne dont il n’était pas originaire, mais pour laquelle par des liens amoureux dont il ne se souvenait plus la qualité, il avait ressenti une affection toute originale.) Sur ce carnet il avait précisé le sens qu’il devait suivre pour arriver derrière son fauteuil le plus rapidement possible. Il était droitier et devait donc d’abord s’appuyer sur sa main droite, partir sur la droite, faire pivoter son pied droit et se servir de toute la partie gauche de son corps en lui donnant une impulsion forte afin de tourner tout entier. Il lui avait fallu trois autres jours pour finir de décrire mouvement qui était descendant, décroissant, et récessif. Il avait mis trois autres jours à choisir parmi ces qualificatifs pour intituler son schéma. « Il faut que je me baisse. » s’était-il contenu d’écrire au cas où il n’arriverait plus à se souvenir de ses dessins.
Gribouillé ainsi, son carnet ressemblait à un grimoire dans lequel de vieilles incantations millénaires avaient été inscrites à la lumière de la bougie ou du Zippo-baguette magique. Sorcellerie d'HLM. Pourtant ce n’était bien qu’un carnet fait de paquets de céréales qui décrivait comment on devait se protéger de la venue de trois personnes chez soi. Il a soupiré quand il s’en était rendu compte.
Ainsi les trois inconnus avaient débarqué alors qu’il avait entamé le troisième quart de son camembert. Il se ferait vomir ensuite quoi qu’il en soit, mais se devait d’ingurgiter un camembert entier par jour pour le plaisir que cela lui procurait, et même si cela voulait dire passer cinq minutes la gueule humide et poisseuse dans la cuvette de ses toilettes. Bon sang, c’est qu’il n’allait peut-être pas avoir le temps d’extraire ce fromage de son corps massif s’ils restaient à sa porte trop longtemps ! Cette idée l’a paniqué. Ses paumes n’étaient plus tout à fait au sol, ses jambes lui faisaient de plus en plus mal alors que sa respiration l’étouffait. Son dos se décolla du dossier de son fauteuil et bientôt il n’était plus caché, bientôt ils allaient pouvoir le voir par l’entrebâillement de son rideau qui le cachait de ce mot qu’il avait lu page cent cinquante-quatre du Larousse Illustré.
Il a paniqué si fort et si vite qu’il était tombé au sol, la tête contre terre, la langue qui caressait le parquet. Il a vomi alors le camembert ce qui l’a fait sourire un peu. Reste qu’il était coincé là, les yeux grands ouverts et rivés au sol. Alors il vit une myrtille écrasée, engluée dans du camembert bon marché et à moitié digérée. Il n’en n’avait plus mangé depuis quatre ans, depuis Valentin, depuis cette campagne qu’il avait cru être sa belle famille l’espace de quelques arbres et de quelques champs.
Ses yeux sont restés ouverts vingt-neuf jours encore avant que cinq pompiers défoncent sa porte.
Trois hommes étaient au bout du couloir ce jour-là. Ils ont jeté un coup d’œil vers les pompiers, l’un a eu un drôle de regard qu’il a lancé à l’autre. Et le dernier de sourire en se remémorant les sept fois où ils s’étaient trompés d’étage alors qu’ils allaient retrouvés leur ami Valentin qui habitait au dessus.
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Les gens qui fuient ont beaucoup de souffle
Ce garçon était perdu, alors il s’est beaucoup géolocalisé grâce à hornet. Les soirs d’hôtels, il avait le whatsapp mou mais la bite dure. Dans cette histoire toute banale, whatsapp c’est les gens que l’on connaît, les amis, les potes et le petit copain. L’appli orange il pensait que c’était l’égo qu’il allait pouvoir caresser de sa main droite. C’était amusant, un jeu inoffensif parce qu’au pire personne ne saurait rien. Au mieux il allait recevoir un garçon, le café pour soutenir la conversation, peut-être même la capote pour évacuer la frustration. C’était un espace d’une liberté absolue : l’inconnu et les inconnus, les mots crus, les envies enfouies, et son identité maquillée. Il savait que personne ne saurait rien parce que lui même n’en dirait rien, pas même à lui-même, surtout pas à lui. Il y avait cette voix qui lui disait que c’était rien, et cette voix-là il lui faisait parler avec les mots de son égo – il avait compris que ces trois lettres était le mot d’excuse le plus génial et le plus idiot. Il était libre, dans son bon droit, personne n’allait rien savoir, pas même ses amis, il ne leur dirait rien parce qu’il est gentil à la maison. Et puis ses amis ! Il ne savait pas bien si c’était ses amis, il ne fallait pas leur dire, puisqu’au fond c’était une liberté qu’il savait moralement boiteuse. Ces cons ! Ils ne sont pas là, tout le temps, ils ne lui posent jamais les bonnes questions. En plus il est gentil, doux, il essaie d’aimer, il fait des efforts, il le jure ! Il avait le droit parce qu’à côté, il savait qu’il était un peu seul mais toujours accompagné de ce garçon pour qui il avait des sentiments pauvres en forme d’affection, de pitié, d’envie, de dégoût, et de respect. Ce n’était pas bien clair, mais en revenant à la maison, il était sûr de les retrouver. Il était un peu bête ce garçon à la maison, il avait cette stupidité de vouloir le regarder dans les yeux et d’y chercher de l’honnêteté. Et puis merde, lui il était là ! Toujours à écouter, toujours à être patient, toujours à aider, alors il avait bien le droit de vouloir baisser son froc un peu, de sentir l’excitation d’un mec qui ne dirait rien, ne poserait pas de questions, ne demanderait pas d’explication. Il était fatigué ! Toute la journée, les obligations, les responsabilités, les devoirs, tout ça le crevait tellement. La seule chose qui le tenait éveillé c’était l’attention nouvelle des inconnus, d’inventer une histoire, parfois de raconter son histoire. Il avait peur de son ambition, et justifiait son égo. Oh les responsabilités ! C’est rêche quand on les caresse, alors qu’une photo de verge, qu’un snap d’érection, que des mots doux balancés à la beine aux sans visages ça c’était bandant, ça le maintenait éveillé, ça le changeait de cette stupide banalité des agendas.
Donner rendez-vous dans une voiture, dans une douche, dans un sauna, dans un bar, chez ce quelqu’un, mais jamais vraiment chez lui. C’était où chez lui ?
Il mentait quand même. Il savait qu’il fallait en passer par là, il n’avait pas très envie de dire ce mot alors il le cachait dans des phrases alambiquées pas tout à fait vraies, pas tout à fait fausses. Il éludait. Ca il aimait. Ne pas tout dire, ne pas tout faire – surtout ne pas le faire, il disait que c’était pour se blinder, que comme ça il allait peut-être ne pas avoir à justifier son défaut de bonheur. Il ne mentait pas tout à fait quand il disait qu’il n’en n’avait pas envie, alors ce garçon chez lui ne pouvait décemment pas le lui reprocher. Il était chiant à l’aimer, à l’attendre, il était si faible à arborer si souvent ce regard triste. Il y a longtemps il respirait à côté de lui, aujourd’hui il soupire. Il souffle, il évacue, mais jamais il n’inspire, jamais il n’aspire à autre chose. Il était triste. Ca durait depuis longtemps. Il était si triste de ne pouvoir satisfaire les autres. Alors il allait au devant en trouvant satisfaction dans les autres. Des clins d’œil, des flirts indolores, et puis pile au bon moment, il disait ouvrir son cœur. Il ne manipulait pas, il voulait qu’on lui pose des questions, qu’on s’intéresse. Il regardait tout autour, tout le temps, pour croiser le regard qui allait remplir son cul et puis son cœur l’espace de quatre yeux. Il le pensait, il y pensait tout le temps. Il savait que ce n’était pas tout à fait juste, il savait qu’il faisait fausse route mais il aimait courir, le cuissot abimé, il voulait toujours courir. Il s’est éloigné des souvenirs heureux, il a oublié. Il sait qu’il court, il sait qu’il fuit, il sait qu’il soupire plus qu’il ne respire, mais il ne veut pas se confronter, il est en bonne condition physique, il a les muscles qui se dessinent, qui attirent, qui rendent durs et doux. Il fuit, statique, il fuit sans manquer de souffle. C’est une énigme physique de fuir et de ne pas manquer de souffle.
Il a oublié quelque chose, quelqu’un, quelques uns mais ne se retournera pas parce que le vent lui frappe le visage un peu trop fort comme il court sans cesse, et que ça le fait pleurer. Ce n’est pas une énigme physique ça, c’est le vent qui le fait chialer. Au bout son égo, au bout la vérité, nouvelle resucée de la vieille caverne de Platon. C’est tout droit, il peut tromper sans se tromper.
Au bout, il sera un peu seul d’être plus loin.
Tant pis, il se géolocalisera.
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J'écris du doigt de pied.
Il a les doigts de pieds crispés qui peinent à atteindre le clavier. Ses ongles poussent, si bien qu'il arrive à effleurer les lettres qui n'étaient pas peintes. Il arrive presque à les séparer des touches, et maintenant collées à ses cuticules, elles n'imprimeront plus qu'une fois.
Il suffoque. Les yeux révulsés, la bouche qui cherche à respirer, les mains qui veulent se décrocher.
Le noir.
Rideau.
Il a essayé, s’est douché tous les matins, et parfois certains soirs. Il s’est brossé les dents, s’est coiffé jusqu’à égorger ses épis avec une confondante quotidienneté. Il est parti de chez lui, en faisant mine d'oublier de fermer à clé, souvent pour aller au travail. Il a souri, lu, répondu, a salué, a aidé, s’est trompé. Puis il a marché, longuement.
Au cours de ces marches, il s’est questionné. Des centaines de ? se baladaient le point à l’air, la courbe aguichante. Il en a attrapé au vol quelques un, puis s’est ennuyé.
Il a oublié, recherché, perdu, menti, trahi, et ri. Et il n’avait plus d’autres mots à accoler à l’enfilade de sentiments.
Il s’est souvenu, et s’est excusé.
Je crois bien qu’il a eu tort, et qu’il aurait dû l’écrire. Alors je l’écris pour lui, maintenant qu’il est violet.
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Le Souhait qui aimait les comédies musicales
New York, décembre 1989, Circle in The Square Theatre.
Il avait les yeux grands ouverts, et les oreilles plus encore. Lambert Nicolas Saint Marte (il avait emprunté ces noms pour l’occasion) tenait si fort son ticket pour le musical « Sweeney Todd » que le papier épousait la paume de ses mains comme une seconde peau. Il avait un sourire immense, si bien qu’on aurait dit qu’il allait lui trancher les pommettes. Lambert était tout ce qu’il y a de plus heureux. En effet, du haut de ses 16 ans – du moins, c’est l’apparence qu’on lui donnait, il voyait enfin Bob Gunton et Beth Fowler sur scène. Du moins, il voyait enfin les personnages qu’ils y jouaient : Sweeney Todd et Mrs. Lovett.
Ainsi la reprise du musical, joué 10 ans plus tôt sur Broadway, voyait son succès grandir depuis cinq mois. Gunton avait remplacé Len Cariou et Lambert (à prori trop petit à l’époque pour pouvoir être spectateur de la performance de Cariou) avait lu dans le New York Times que sa prestation était tout à fait remarquable, surpassant même l’originale dans le cœur du critique Stephen Holden, alors que Beth Fowler avait pris la suite d’Angela Lansbury, pour une version moins ironique de Mrs Lovett.
A l’entame de la chanson « A Little Priest », ses doigts se sont crispés un peu plus.
Il tenait vraiment fort son ticket.
Vraiment.
Fort.
Lambert Nicolas Saint Marte n’était pas réel – oh, il n’était pas non un fantôme de comédie musicale, aucune référence dissonante à l’adaptation de l’œuvre de Gaston Leroux qui se jouait au même moment à Toronto. Lambert Nicolas Saint Marte était ce qu’on appelle un Souhait.
Un Souhait, et pas un souhait.
Croyez-vous que les « Je vous souhaite un Joyeux Noël ! » ou « Je vous souhaite une Bonne Année ! » se réalisent d’eux-mêmes comme de vagues incantations ? Certes, il est évident que Noël ou la nouvelle Année sont irrémédiables, inéluctables parce ce sont des dates et que les dates sont imparables (et souvent elles se trémoussent face aux imprévus, booty shakant leur régularité avec l’assurance qu’elles reviendront l’année d’après), cependant vous conviendrez que le « joyeux » ou le « bonne » sont des qualificatifs dont l’intention n’est pas aisée à réaliser. On l’a tous vécu le Noël moisi, ou l’année en mousse (moyennant quelques éclats de tendresse disséminés ici ou là pour bien faire). Alors pourquoi donc, alors que l’on vous souhaite sincèrement de passer un heureux Noël et une agréable année, pouvez-vous vivre le contraire ? A cause du Souhait, et de son degré d’échec ou de réussite. A cause de l’organisme presque vivant, de la chimère duveteuse qu’est le Souhait - un être imparfait qui n’est nourri que d’une chose : la pluralité, et qui peut échouer s’il est peu souhaité ou émis sans honnêteté.
La pluralité n’est pas un concept, la pluralité est un fait ; parfois elle a été poussée jusqu’à être érigée comme valeur politique, mais dans un succès qu’on peut considérer comme relatif. La pluralité est l’addition d’un nombre d’individus uniques. Aussi, plus un Souhait est poussé par la pluralité, plus il peut interagir, plus il peut intervenir, plus y peut réaliser, plus y peut tenir un ticket pour un musical de 1989 très fort dans sa main.
Quant à l’honnêteté, ce n’est pas un concept, l’honnêteté est un fait ; parfois elle a été poussée jusqu’à être érigée comme valeur politique, mais dans un succès qu’on peut considérer comme nul. Passons, et reprenons.
N’avez-vous jamais ressenti un peu d’allégresse à l’écoute de la chanson « Joyeux anniversaire » où l’on vous souhaite de passer une belle année ? Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi, pendant le temps de la chanson et les instants qui suivaient que l’on compte parfois en heures ou en journées, vous pensiez être invincible et heureux ? En général, plus la chanson vous est chantée par un grand nombre de personnes ou, simplement, plus on vous souhaite un « Joyeux Anniversaire », plus ce sentiment d’allégresse est décuplé. Vous ne pensiez tout de même pas que vous étiez simplement content de vieillir, n’est ce pas ? Vous remercierez les Souhaits désormais – et ceux qui vous les souhaitent ces Souhaits, bien évidemment.
Aussi les Souhaits, bien qu’ils prennent parfois le trait de spectateur de comédie musicale, ne sont pas des êtres humains, et encore moins des anges. Ce sont des agents transporteurs de volonté, des atomes si bien agencés qu’ils peuvent revêtir les traits de n’importe quoi, et de n’importe qui pourvu qu’ils soient formulés sincèrement, et par le plus de personnes possibles.
Ceci ne répond pourtant pas aux deux questions que vous vous posez toutes et tous : Pourquoi diable ce Souhait de Lambert Nicolas Saint Marte se trouvait-il à assister un soir de décembre à une représentation de « Sweeney Todd », et pourquoi diantre avait-il pu ne serait-ce que lire une critique dans le New York Times ?
Je ne connais qu’une seule des réponses, et elle concerne sa présence au Circle In The Square Theatre, pas ses lectures.
Ah Lambert Nicolas Saint Marte ! Pour tout vous dire, il n’avait pas vraiment 16 ans, il me semble qu’il allait sur ses 16 345 890 711 souhaits. Ce n’était pas un record mais une belle perf’. Son souhait précédent était celui d’une famille de bourgeois anglais (composée d’un père, d’une mère et de trois filles) du XVIIIè siècle, qui avait souhaité une sincère richesse à leurs voisins tant appréciés mais moins bourgeois – et toujours du XVIIIè siècle. Leur souhait s’était exprimé par un rituel païen jamais observé jusque-là : une messe à la gloire d’Adam Smith. L’ingéniosité et la curieuse expression de leur souhait avaient beaucoup plus au Souhait. Je ne me rappelle plus vraiment du mode opératoire de Lambert mais il a permis à cette famille de s’acheter un petit bateau pour le commerce. Ils habitaient Londres en pleine époque géorgienne, et trois ans plus tard, ils étaient fort logiquement propriétaires d’une flotte entière de navires pour le commerce. L’autre famille qui avait souhaité leur bonheur économique perdit dans le même temps beaucoup d’argent et mourut dans une pauvreté extrême – pas tous ensemble et pas tous dans la même pauvreté, mais d’un point de vue macroscopique, cette description est largement satisfaisante. Le destin tragique de cette famille annonçait l’époque victorienne et sa flamboyance morbide et romantique.
C’est ainsi, fatum pitoyable : les conséquences des souhaits et de l’action des Souhaits ne sont pas forcément moralement justes d’un point de vue microscopique.
Pourtant, en décembre 1989, Lambert avait l’air pourtant bien réel, avec cette figure heureuse, ses oreilles décollées, et ses yeux brillants. Tout cela s’explique par une chose pourtant bien logique : à force de réaliser des souhaits et d’y arriver – poussés par la pluralité – ou d’échouer – tirés par le manque d’honnêteté, les Souhaits ont parfois, eux aussi, des souhaits.
Et même si les Souhaits ne sont pas des êtres vivants, des anges, mais bien que des chimères duveteuses, il leur arrive d’avoir parfois une conscience, et une envie. Et il apparaissait à Lambert que cette nuit de décembre avait été la plus belle représentation de « Sweeney Todd » qui ait été donnée dans l’histoire de l’Humanité. Le spectacle de Stephen Sondheim et de Hugh Wheeler lui rappelait irrémédiablement le Londres qu’il appréciait tant (d’où son entrain particulier à réaliser les souhaits d’Anglais fagotés à susciter l’Ire de Jane comme lors du 16 345 890 711ème souhait rapidement conté plus tôt).
Or il n’y a qu’un moment dans l’année, une seconde dans une journée de l’année où les souhaits ne sont plus réalisés par les Souhaits et où, à l’unisson, une majorité d’individus uniques donne à offrir un cadeau, un câlin, un baiser, un geste ou un regard. Il n’y a qu’au cours de cette journée dans l’année que les Souhaits sont libérés de leur tâche, il n’y a qu’une seconde de cette journée dans l’année où les humains, collectivement, se chargent de réaliser le bonheur de leur prochain.
Nous étions le 25 décembre 1989, et c’était une de ces journées pour Lambert Nicolas Saint Marte. Ce n’était pas une journée de repos parce qu’il ne se considérait pas comme un forçat au service des désirs de ces gens à côté desquels il était exceptionnellement assis ce soir dans ce théâtre. C’était une seconde qu’il avait pu transformer en une soirée, où il avait été libéré des souhaits pour réaliser le sien. Heureux comme un gamin de 16 ans. Ou de 6 ans. Ou de 66 000 000 souhaits.
Il souriait aussi parce qu’il avait reconnu un visage sur scène, celui de Gretchen Kingsley, qui jouait le personnage de Johanna, et à qui on avait souhaité si fort le succès que Lambert Nicolas Saint Marte avait pu le lui permettre, moyennant un peu de talent et une pointe de travail de la part de la comédienne.
Les 25 décembre, les Souhaits se souhaitent d’eux-mêmes, et les humains se réalisent eux-mêmes. Les 25 décembre, il y a même des chimères duveteuses qui s’émerveillent de spectacles musicaux.
Il ne faut jamais s’arrêter de souhaiter, il faut simplement prendre parfois une journée, une seule seconde de cette journée, pour le réaliser.
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Le Comte de Noël (2013)
« Tout cette histoire est un parfait malentendu ! »
Le comte de Noël s’adressait aux deux hommes qui venaient de passer le pas de sa porte, l’air furieux. L’un était sourd, l’autre muet. L’idée d’évoquer ici un malentendu était donc d’une cocasserie folle.
Le premier fit des signes que seuls les atomes d’air, secoués de toutes parts, entendaient le sens. Le deuxième beuglait des « Hein ? Hein ? » qui auraient rendu un mathématicien las d’entendre le son de ce premier chiffre multiplié sans être additionné à d’autres paroles.
Le comte de Noël était fatigué. Cela faisait trois jours que le solstice d’hiver était passé, et il n’y avait aucune trace de miracle. Aucune fée, aucune chaussure, aucun cheveu enrubanné pour le sauver. Il lui fallait faire face à son égoïsme et à sa servitude aux mots creux, lui le seigneur de ce village qui n’avait pas vu la neige depuis vingt-six ans.
En effet, deux mois plus tôt, au cours d’un banquet arrosé des vins les plus râpeux de sa récolte, il avait évoqué dans un éclat de voix et de gestes, la venue de la neige pour le solstice d’hiver, sentant qu’il lui fallait promettre plutôt qu’admettre à ses gens, ses serfs, qu’il n’y aurait rien de gai pour le jour le plus court de l’année, sinon quelques éclats de lunes de plus qu’à l’accoutumée.
Les villageois l’avaient pris au sérieux, comme l’on prend au sérieux un chef, le statut conférant légitimité, savoir et bonté le plus naturellement du monde. Mais pourquoi diable avait-il dit cela ? En rentrant chez lui ce soir-là, dans sa calèche défraichie tirée par un âne à bout de souffle, il s’en était voulu. C’est qu’il les trouvait bons ces gens, mais il ne savait que faire d’eux, quoi faire pour les rendre plus heureux alors que lui-même devait rendre compte à un autre comte, plus gradé, plus riche, plus au chaud dans un manteau encore plus molletonné que le sien. Il avait promis la neige, comme il avait promis le ciel. En fait, il se rendit compte qu’il avait promis le Ciel et enfonça son visage plein de honte dans ses mains pleines de mensonges.
Il réfléchit les jours suivants, et les jours d’après ensuite, parce qu’il paraîtrait que les jours se suivent mais ne se ressemblent pas. Il parcourra les dizaines de salles de son château à la recherche d’idées malicieuses qui auraient échappé à sa vue, nichées peut-être dans les abords sombres ou perdus de son domaine, ou dans les recoins des vieilles pierres effleurées par les souvenirs encombrants de ses ancêtres, des promesses tenues de ses aïeuls, celles qui avaient conférées au village le nom de Noël. En langage métèque, cela voulait dire « Famille ».
Oh, il n’avait plus de famille, ce Comte. Il avait des souvenirs, des fantômes et des vieilles pierres, et le goût amer de l’inachevé, et de la réussite de province, d’une province sans capitale.
Aussi il avait donné plus de foin à son âne pour qu’il reprenne des forces parce qu’il allait avoir besoin de lui pour voyager. Il se disait qu’en allant plus loin, après les champs de Monsieur Malgré, il allait sûrement trouver des étrangers qui allaient lui dire comment faire tomber la neige. Mais l’âne était bien trop faible, et les quelques forces que l’animal avait pris, il les épuisa bien vite en toussa encore plus fort.
Le village bruissait de rumeurs. Le comte montait souvent en haut de sa tour pour les entendre murmurer de plus haut. Il percevait ça et là les bruits des espoirs, des colères et des envies des villageois de Noël. Il s’asseyait tout en haut, les jambes dans le vide, les chaussures mal lacées. Il aimait ce risque, il aimait se dire que peut-être un coup de vent allait emporter l’une de ses godasses, et que son talon irait marcher sur un nuage, lui laissant le pied gelé et orphelin, mais le cœur aventureux.
Le solstice d’hiver est venu. Il avait lu, chanté, dansé même (comme les Indiens, ce peuple dont il avait entendu parler dans un des murmures du haut de la tour) mais rien ne vint. Pas un flocon, pas même un grêlon, même une goutte de pluie plus fraiche que d’habitude, à l’horizon. L’air était sec, et le village déçu.
Deux hommes vinrent frapper à sa porte trois jours après le solstice. L’un était muet, l’autre était sourd. Il avait refusé d’ouvrir jusque-là aux tempéraments emplis de vindicte et de rage qui voyaient sûrement dans sa porte close l’occasion de se défouler. Ce soir-là, résolu, il ouvrit. Il savait pourquoi ils étaient là, et ce, même si l’un était sourd, et l’autre muet. La colère n’avait besoin ni d’ouïe, ni de mot ; le regard, et le corps crispé et déçu des résolutions non tenues, avaient rendu le sens aux sens perdus de ces deux villageois. Il y avait sûrement là l’occasion d’évoquer un miracle si l’ironie avait été de mise ce soir-là.
La colère délivrée, ils avaient autre chose à partager avec lui. Ils s’étaient présentés à lui avec un énorme paquetage. Le comte avait oublié qu’au solstice d’hiver tout le village lui devait quelques denrées. Depuis trois jours déjà, le comte s’était refusé à ouvrir à ses serfs qui n’avaient pas failli à leur devoir. Les deux jeunes hommes déposèrent le sac et s’en allèrent, non sans un ultime regard, celui-ci plus peiné que ceux qu’ils avaient lancé jusqu’alors. Il ferma la porte, pris le paquetage avec lui et comme il n’avait personne d’autre à qui confier sa peine, il emmena son âne, tout en haut de la tour. Sa calèche, qui ressemblait finalement plus à une charrette, était restée harnachée à la croupe de l’animal, mais le comte n’y avait prêté pas plus d’attention. Les escaliers étaient grands, et le capharnaüm sonore que faisait l’engin ne l’avait pas empêché de ruminer plus fort en montant les deux-cent treize marches qui séparaient la cour du haut de la tour.
Il était là, trois jours après le solstice, sans neige, mais avec une calèche qui n’avait de calèche que le nom, un âne plus faible que la brindille de foin qui l’avait nourri toute sa vie, et sa tristesse. Une énorme bourrasque de vent délaça alors sa chaussure droite, ce qui l’amusa presque. Il avait oublié son jeu favori, celui de se faire croire qu’il allait partir un jour à l’aventure grâce à une sandale, mais Eole lui rappela la seule promesse qu’il avait tenue jusque-là : un jour, il marcherait sur les nuages.
Après qu’il eût esquissé ce sourire, il se sentit plein d’amertume, le cœur lourd de ses erreurs. Si bien qu’une larme coula le long de sa joue gauche, se frayant un chemin tant bien que mal entre ses pommettes ridées, les quelques poils de sa barbe mal entretenue, et la commissure de ses lèvres qui n’avait plus vue de vrai bonheur en forme de sourire plein depuis longtemps. Mais cette larme ne toucha pas le sol. Une deuxième rafale de vent l’emporta avec elle. Le comte l’a vit partir, au loin. Mais il eût un air étrange tout à coup, quelque chose n’allait pas. Il vit cette larme se transformer en glace puis… en flocon ! Peut-être était-ce l’air frais qui avait permis ce miracle ? Ou la force du vent ? Il n’en croyait pas ses yeux, alors il les plissa plus fort, comme pour les empêcher de mentir, mais ils ne disaient bien que ce qu’ils voyaient, ils ne disaient bien que la vérité de ce qu’ils percevaient dans la nuit : sa larme était devenue flocon.
Une troisième bourrasque de vent, plus forte celle-ci, le fit frémir. Quelle étrange sensation que ce vent qui essayait de lui parler. Sa chaussure droite, elle, ne fit pas que frémir, elle quitta aussitôt son pied, pour filer aussi sec avec la tempête ! Pour le comte, c’était plus qu’un signe, qu’un miracle ou qu’une larme qui confondait sa forme et son genre, c’était son destin qui l’appelait. Sans trop savoir pourquoi, il se releva, et il sauta. Il sauta du haut de la tour ! L’espace d’une seconde, son bras droit essaya d’attraper sa chaussure fugueuse, qui elle-même, semblait vouloir toucher le flocon de larme qui semblait flotter dans l’air.
Le flocon flottait effectivement, mais le comte, assurément pas. Il le comprit moins vite que sa chute. Il tombait, voyant sa chaussure et le flocon qui s’éloignaient et lui qui se rapprochait du sol. Et puis plus rien, ou presque. Un presque qui avait l’odeur de bois humide et froid. Il avait le nez collé au marchepied de sa calèche ! Mais comment ? Comment était-elle arrivée là ? Et son âne ? Comment faisait-il pour voler ?
Voler ? Le comte n’y comprenait plus rien, son âne avait sauté, pensant le sauver, et le sauvant effectivement. Oh ce vent, cette chaussure, ce flocon, et ces nuages qui s’approchaient à nouveau ! Comment tout cela était possible ? Il n’en savait rien mais il riait, il riait si fort que son « Ho ! Ho ! Ho ! » se fit entendre dans tout le village, juste sous ses pieds. Installé sans sa calèche, il avait rattrapé sa chaussure, alors que l’âne semblait plus à l’aise dans l’air que sur terre. Il n’avait pas mangé assez de foin pour cavaler, mais assez pour voler avec le vent.
Il arriva au niveau du flocon, qu’il effleura de ses mains. Et il éclata en sanglot. Il était heureux, sans trop savoir pourquoi il avait mérité tout cela. Et ses larmes, ses dizaines de larmes se multiplièrent dans l’air pour devenir flocons. Le comte n’en croyait pas ses yeux, il ne croyait pas que ses yeux avaient pu donner naissance à de la neige. Et celle-ci tombait sur les maisons des villageois réveillés par le rire du comte. Et les murmures se faisaient joie, il les entendait plus finement maintenant. Le bonheur s’entendait plus clairement.
L’âne volait au dessus du village, il neigeait, et il décida de prendre le paquetage laissé par les deux villageois plus tôt. Il ouvrit le sac en toile de jute, et sortit un à un les cadeaux dus par ses gens, pour les laisser tomber du haut des nuages, comme des cadeaux aux gens de Noël, aux gens de ce village dont le nom signifiait en métèque « famille ».
Et les sabots de l’âne marchaient eux-aussi sur les nuages.
Toute cette histoire était un parfait malentendu, si bien que l’histoire du Comte de Noël est devenue avec le temps et les murmures d’en bas des tours, conte de Noël.
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Dead Reckoning - l'hila-rationnalité
Dead Reckoning. Je n’ai pas trouvé une traduction satisfaisante à cette expression anglaise qui veut dire cet état lorsque l'on est touché plus que de mesure par la mort de quelqu’un qui, pourtant, ne faisait pas parti vraiment de sa vie.
Peu rationnel.
Comme si les Anglo-Saxons autorisaient la culture pop à toucher plus que de mesure, cette expression existe dans leur langue. Comme si il était admis qu’un acteur pouvait être un ami. Cet ami qu’on aime, qu’on déteste, que l’on trouve fatigué, souriant, énervant, faux, honnête et joueur.
Déprimé, aussi, parfois.
Il n’y a jamais trop de drama dans nos vies, qu’il soit à l’écran, ou sur le visage de ces amis.
Robin Williams s’est suicidé.
Quand j’étais petit, j’avais peur de Hook, un peu de Jumanji, et un peu plus tard en âge, Photo Obsession m’a terrifié. Mrs Doubtfire m’a fait rire, bien sûr, mais il était un peu effrayant Robin, grimé ainsi. Certaines grimaces terrifient, elles déforment le visage, le rendent monstrueux et étrange, c’est l’inhabituel qui rend hilare.
Ce qu’il faut pas faire pour faire rire, hein.
Ce n’est de la faute de personne, ça a dû être pour lui une libération, et c’est son choix. La dépression est une maladie qui n’est pas la faute des gens qui entourent le malade. C’est au-delà, au-delà parfois du rationnel. On n’y peut rien, mais on peut continuer à faire beaucoup.
Et tout ça me touche au-delà du rationnel. Parce que je ne suis pas rationnel, et je ne le serai jamais.
Tellement peu rationnel que je ne peux finir ce billet qu’en évoquant les mains poilus de Robin. Il se rasait les bras, et les mains. A coup sûr, c'était pour mieux sentir l’affection. Ou pas.
Mais quand même, au final...
Câlin.
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L'article indéfini qui manquait
Il était fois.
Coquille, pardon. J'écris vite. L'habitude et l'azerty qui me filent sous les doigts.
Il était fois.
Merde ! Et merde, je ne peux écrire merde, c'est un livre pour enfants. Diantre ! Merde, je ne peux pas écrire diantre, ils ne sauraient même pas ce que cela veut dire. Combien de mots de vocabulaires intégrés à cet âge-là ?
Il était fois.
Ah non ! Là non ! Il y a un truc. Un tour.
Et si ?
J'ai vu biche.
Ah ! Voilà! Je sais. Tu as disparu ! Tu ne m'auras plus!
Où est-tu ? OU ES-TU ?
Je
te
trouverai
!
Une
- Te voilà ! Et affublé de cette majuscule en plus, non mais, on aura tout lu ! Pourquoi n'es-tu pas venu avec les autres ?
- J'ai pas envie de parler.
- Quelque chose ne va pas ?
- J'ai pas envie de parler.
- Moi, si !
- Tu fais que ça, parler. C'est pas étonnant.
- Voilà que tu me réponds. L'encre t'a manquée ?
- Ca veut pas dire que j'ai envie de parler pour autant.
- Soit. Alors quoi ?
- J'en ai marre.
- De quoi ?
- De cette phrase.
- Pourquoi?
- Je suis coincé entre “était” et “fois”.
- Et alors ? Tu leur fais de la peine avec ces guillemets en plus.
- J'ai envie de plus.
- Simplement parce que tu es coincée entre deux mots ?
- Ce sont toujours les mêmes. Et je ne parle même pas de tout ceux qui viennent après. Le prince, la princesse. Ou la raton-laveur aux cheveux bleus, le moderne-là, celui-là non plus je ne le supporte plus.
- Que se passe-t-il?
- J'en pète (pardon) de ces histoires d'amour.
- Mais c'est beau ! Et tu es assuré d'être lu...
- Et moi?
- Et toi, quoi?
- Mon conte de fée ? Je suis un article indéfini, seul, “un”. Et je veux un mot, un nom, un adjectif, même une conjonction de coordination, quelque chose d'autre ! (et là j'ai bien conscience de m'être auto-citer, merci).
- Mais ! Tu ES un mot. Tu… Tu es amoureux? Comment cela est-il POSSIBLE ?
- Evite de me parler avec des majuscules, elles prennent drôlement trop de place et ça agace les espaces. Et... Je suis pas amoureux. Mais j'ai envie de trouver un mot.
- Ceci est impossible, demoiselle.
- Je ne suis pas une fille !
- Tu es pourtant de genre féminin. Dois-je te rappeler les bases?
- La barbe ! Non! J'ai été en cours aussi. J'étais premier en boucles, puis major en lettres gothiques, et j'ai tenu la dragée haute à tous les cadors au concours d'alexandrins – mention rimes semi-riches.
- Chapeau !
- Parles-en au E.
- Du chapeau ? Ah oui. C'est drôle. Tiens j'en parlerai au O aussi.
- N'en fais pas trop. Tout ça pour dire que je veux autre chose. D'autres phrases. Des paragraphes avec des alinéas qui croient en eux, des points-virgules… Oh oui! Les points virgules, on m'a parlée des points virgules, sais-tu ce que sais?
- Oui, cela fait bien longtemps que je ne les ai pas vus ; il paraît qu'ils sont très utiles chez ceux qui font des longues phrases mais qui n'osent y mettre un . Ils sont skyzophrènes de toute façon, coincés entre ces ponctuations qui n'ont jamais respiré de la même façon.
- Oh merci, je l'ai vu ! Merci beaucoup ! Bonjour point virgule !
- Il ne te répondra pas.
- Pourquoi ?
- Tu es le premier.
- Le premier quoi? Le premier indéfini ? Je déteste être indéfini. J'aurais aimé être un LE ou un LA.
- Une. Je peux t'appeler Une ?
- Je t'ai laissé m'écrire. C'est que tu peux… (et merci pour la majuscule qui, je le précise, quand elle me commence ne prend pas trop trop de place...)
- Merci à toi (orgueilleuse !)… Alors Une, sache que tu es le premier. Enfin, le premier depuis longtemps.
- A quoi?
- A t'exprimer.
- C'est pour ça! C'est pour ça que personne me parlait ou m'écoutait.
- J'imagine, oui.
- C'est toi qui se doit d'imaginer quoiqu'il en soit. Attends… Tu as dit que j'étais le premier depuis un bail. Quel était le dernier ?
- Le tiret du bas. On doit l'appeler underscore maintenant. C'est une punition qui vient du QWERTY.
- Quelle horreur ces Anglais ! Je dois me taire tu penses ?
- Tu dois surtout t'écrire, tout seul.
- Pardon ? C'est une morale ?
- Oh non, non... Je suis là, moi. Je t'écris, je te mets en phrase, je t'ennuie entre ces deux mots. Tu devrais simplement continuer de t'écrire tout seul.
- Je ne sais pas faire ça... Au fait comment je dois t'appeler ?
- Ecris-le.
- T'es un malin toi !
- Vas-y ! Allez Une, vas-y !
- Je...
- T'encourage à le faire rapidement.
- Je... Il faut que je me penche, je crois...
- Continue...
- Vers la droite, n'est-ce-pas ?
- Tu y es presque...
Monsieur
- Bien joué ! Bravo Une, bravo !
- Et maintenant quoi ?
- Regarde autour de toi. Il y a plein de choses sur lesquelles se pencher, tu ne trouves pas ?
Elle était là, la morale de l'histoire...
- Tu es un(e) malin(e), toi aussi.
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La Cafetière
Le matin le ciel est vert, le soleil bleu, le vent sent le café moulu.
Sous les draps, les rêves et les cauchemars de la nuit se chevauchent entre ces jambes qui ne s’emmêlent qu’à deux, et les cuisses qui se frôlent, se frottent, et se caressent. C’est au ventre que l’estomac gronde doucereusement tandis que le torse embrasse le matelas comme l’amant d’une vie, la tête contre l’oreiller, le bras qui convoite la joue et l’envie de s’étirer.
Un peu plus bas, le bassin se fait plus distant, il s’éloigne, se rapproche, et s’éloigne à nouveau pour faire marche arrière. Il est embarrassé et cet embarras se traduit par une lenteur extrême à exécuter cette chorégraphie de l’amoureux qui ne peut se décider à quitter son amoureux. Il quitte, et retourne à son point de départ parce qu’il tressaille à chaque geste. Il ne peut s’empêcher de le faire plusieurs fois, parce qu’il est décidé à se débarrasser de cette gêne qui prolifère.
Les jambes s’étendent un peu, elles s’éloignent et se crispent pour mieux accompagner le bassin dans son geste. Jusqu’aux pieds qui profitent de ne pas être à terre pour se montrer, haranguer le bout du lit de leur présence souvent cachée, et qui parfois ne s’ignorent pas des avertis. Ses pieds se souviennent d’un souffle, une fois ou deux, qui les avaient trempés. Ce matin-là, ils resteront secs, eux.
Le tissu qui fait barrage au bassin devient de plus fin, il épouse la forme que le matin donne souvent aux veilles un peu tristes. Il se déploie en même temps que les bras, la synchronisation de l’être et du sur-moi dans une improbable comparaison.
Une main vient aider le tissu à se détendre, elle empoigne la gêne pour dénouer le conflit qui s’était immiscé à l’aurore entre l’envie et l’épuisement. Les lèvres s’entrouvrent légèrement alors que la mâchoire se serre comme pour saluer chaque fois que la main touche au but. Les orteils veulent voir, et se font plus curieux, en tentant de jeter un coup d'ongle à la résolution de la passe d’armes.
La couette est évacuée, le tissu aussi. Le ventre est plat, laissant le nombril, impatient de savoir, respirer cet air chaud que la nuit a fomenté des heures durant. Pendant un instant, puis deux, et quelques autres encore, sa respiration est étranglée par cette main qui vient l’étouffer de cinq soupirs délicats.
Les yeux se ferment, contents d’avoir vu ces rêves et ces cauchemars, alors qu’ils admettent un regain de pudeur. Et le premier son est entendu, signature de la moiteur venue, du nombril noyé, et de la gêne qui n’est plus douleur.
Le ciel est vert, le soleil bleu et le café est passé.
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