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Demain le silence, Kate Wilhem, Le passager clandestin, 2022 (1970), trad. Michèle Valencia
Ce livre est petit, 45 pages en poche, c'est une nouvelle, éditée ici seule, pas dans un recueil, ni une anthologie, c'est une nouvelle élue pouvoir devenir livre, c'est une nouvelle qui a été publiée en 1970, sous le titre "The Chosen, l'élu, traduit par Michèle Valencia, peu d'informations sur elle, si ce n'est qu'elle a traduit, beaucoup, d'auteur.ices de langue anglaise, et plutôt de langue australienne et américaine. Kate Wilhem est américaine. Elle a vécu 89 ans, est morte en 2018. Kate Wilhem a 34 ans quand Rachel Carson publie, en 1962, le Printemps silencieux, le constat d'un anthropo-phonocène, une capacité du groupe humain d'affecter la qualité sonore du monde. Cette information est rappelée dans le petit commentaire biographique et contextualisant de l'écriture et la publication de cette nouvelle, The Chosen, Demain, le silence. Personne ne signe ce petit commentaire, fidèle au nom de la maison d'édition, le passager clandestin.
Le silence c'est le silence d'un monde découvert, dont on pense qu'il a été découvert comme un monde parallèle à l'aide d'une technologie en élastique de voyage dans le temps, ou inter-dimensionnel. C'est flou comme un rêve, nécessairement. Comme un désir. Comme ce qui doit être deux choses contradictoires en même temps : flou, brouillé, enneigé, silencieux pour que la projection de l'autre advienne sur ce que l'on ne veut pas dire, ce que Wilhem ne veut pas, dans une logique narrative, tout de suite dévoiler. Mais à vrai dire, ce n'est pas ce qui me plaît autant dans cette fiction. Ce n'est pas ce qui me déplaît le moins non plus. Ce qui me plaît le plus c'est la description d'un monde sans bruit, qui est objectivement tout à fait bruissant (le vent, la neige, les chutes d'eau, les marais, la pluie, l'orage) et tout en même temps, complètement atone subjectivement. Quels sont les bruits que nous entendons, et que nous qualifions tels ? Le bruit est-ce la parole humaine incessante que l'on entend dans un appartement aux murs trop fins, ou la parole reste-t-elle parole, audible, tangible et rassurante ? A cette question, rien ne tient comme réponse que la norme, et ce que la norme sociale imposera. Si le ressort final de Wilhem m'indiffère c'est qu'il ne va pas au bout de la description du monde sonore de l'hôpital psychiatrique qui contraint au silence ceux considérés comme les plus dangereux, en même temps qu'il permet un flot incessant de paroles pour ceux jugés doux, inoffensifs. Ce que Wilhem décrit du premier monde ne se déploie pas dans le second. Si ça reste une nouvelle, 5 pages configurent le second espace sonore, dont une demi, seulement, pour ce que y vit, une fois que le retournement a eu lieu, le protagnoniste.
Ma seconde remarque est à l'endroit du genre.
Dans l'opposition qui se joue sous nos yeux, c'est bien un homme qui, hyper-sensible, va avoir un désir de résistance, de rébellion à un ordre décrit comme oppresseur, et oppressif à son endroit. C'est une figuration classique, où la femme est associée à la pérennisation du modèle social. Nicole-Claude Mathieu analyse la possibilité de ce phénomène (assourdissant) du maintien de l'oppression comme moyen de survie par les opprimé.es dans L'anatomie politique. L'hypersensibilité (dont les représentations sociales nous conduisent à considérer comme qualité féminin mais il faut penser à tous les poètes maudits, leur sensibilité exacerbée, et parmi lesquels les femmes sont bien rares à avoir été autorisés aux mêmes perditions) de cet homme est soulignée par Wilhem qui lui donne un prénom de genre neutre en américain, Lorin. Son hypersensibilité lui fait percevoir avec acuité, chez lui, que "Des enfants jouaient dans les couloirs et hurlaient." (p.43) Une première question est à l'endroit de l'absence de prise en compte de l'hypersensibilité que peuvent avoir des femmes assignées aux tâches domestiques, à la prise en charge des nourrissons et des enfants qui leur font des trous dans les oreilles. Dans Demain, le silence le trouble de cet homme qui désire du silence apparaît, socialement et donc littérairement, plus justifié - à comprendre comme comme collant plus à une réalité sociologique (que nous sommes bien en droit de vouloir renverser).
A l'hypersensibilité s'ajoute la naturalisation de la parole des hommes, et la figuration du désir de bavardage des femmes. Ce paradoxe est rendu possible par un sexage du travail de socialisation de la parole qui revient à la femme (comme le montre, d'un point de vue féministe C. Monnet dans La répartition des tâches entre les femmes et les hommes dans le travail de la conversation (1998), et d'un point de vue masculiniste Kleist dans De l'élaboration progressive des idées par la parole). D'une certaine façon, Wilhem prend ce paradoxe en compte en prénommant la protagoniste féminine Jan qui est de genre neutre en américain - et que la traductrice s'est bien gardé de francisée en Jeanne, ou même Jane. Mais Kate Wilhem le souligne également par la description des prises sonores des hommes et des femmes de cette société : "Des femmes poussaient des cris aigus, les hommes juraient", puis une litanie de bruits urbains. Ainsi, dans la trame sociale de ce monde (qui ressemble fort au nôtre), la naturalisation de la parole des hommes induit qu'ils continuent à être dotés de la parole même dans leur forme encolérée à l'inverse des femmes, des enfants - et des objets. S'ils sont en colère, c'est grave et réflexif, pas aigüe et sans sens comme la nature des femmes. A cela, s'articule, en miroir négatif, le désir de socialisation permanente de Jan, sa femme, dans toute la première partie de ce livre - même dans le sommeil, elle souhaite dormir à proximité des autres, à l'intérieur du navire. Ce désir permanent de socialisation avec d'autres peut aussi être une forme de refus d'un isolement dans une relation exclusivement duelle. Les violences de genre, sexistes et sexuelles, sont en effet accrues par l'isolement, et peut-être moins celui physique que celui social caractéristique d'une relation d'emprise, où tous les réseaux sont abandonnés au profit d'un espace-temps dédié à cette relation devenant unique. Si Jan semble, d'un certain point de vue, répondre parfaitement à cette société, d'une certaine façon cette société la protège peut-être de ce type de relations (bien que les bruits décrits par Wilhem soient moins un tissu relationnel qu'une somme de bruits, mais encore ici, malgré tout, rendus à l'aune de la perception de Lorin).
Mais outre le désir de silence ou de parole, le genre du silence est présent par devers les genres neutres des prénoms, l'hypersensibilité de Lorin, et avec le désir de bruit qu'à Jan. Quand Lorin, sur la planète, désire plus que tout y vivre, et y emmener Jan, il le dit mais ne détaille jamais ses affects, tout au plus son plan :"Jan, essaie de me comprendre. Nous pourrions avoir la belle vie ici. Nous pourrions avoir des enfants qui auraient de l'espace pour courir, jouer dans la forêt, nager dans la rivière… (…) Tu t'habituerais au calme…" (p.18) Il essaie de convaincre Jan, ce qui le ferme à entendre les émotions de Jan, mais de plus, Lorin ne lui dit jamais sa propre nécessité qu'il a du silence : il évoque des désirs d'enfants, soit le contraire du silence. Par ailleurs, Jan réagit typiquement par un silence genré à la promenade, qui se déroule sur un temps de plus en plus long, en ne disant pas son refus. Comme dans notre monde, les femmes, dotée ou non d'un prénom neutre en terme de genre, ne semblent pas avoir reçu cet apprentissage fondamental qui est de savoir exprimer le refus, autrement que par le silence.
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