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Le beurre, l’argent du beurre, et les chansons des personnes mises en esclavage qui l’ont préparé
Quelle mer l’a donc bue, L’esclave lente et noire ? Quelle mer, d’eau ou d’air ? Est-ce dans mon cœur Qu’elle s’est enfoncée, Et qu’ai-je donc à la chercher ?
Du fond d’un abîme abstrait On dirait Qu’elle me sert, Fidèle, soumise et fière ; Et je crois entendre chanter Tristement Ses chaînes d’argent.
- Anne Hébert, « L’esclave noire » Poème publié dans la revue Amérique française en 1943.
Le Québec (et plus largement le Canada), naît d’une double transgression contre l’humanité : d’un côté la dépossession et le génocide d’autochtones, et de l’autre la mise en esclavage des personnes afro-descendantes (et pendant en certain temps des Premières nations aussi). Nous vivons aujourd’hui dans une société où, des siècles plus tard, les personnes perçues comme blanches sont privilégiées et protégées à tous les niveaux : le travail, le logement, l’éducation, les services sociaux et médicaux, le système judiciaire, la propreté de l’air et de l’eau, etc. alors que les personnes noires, les autochtones, et les autres personnes racisées faisons face à de la discrimination sur un plan ou un sur un autre, et bien souvent sur plusieurs plans à la fois.
L’œuvre de Betty Bonifassi et le projet qu’elle a préparé avec Robert Lepage – par leur nature même (déjà suffisamment esquissée dans les médias) – dépasse largement le cadre de l’appropriation culturelle. Il s’agit plutôt d’un type d’exploitation perverse, voire sadique, qui vraisemblablement titille, excite, stimule, exalte les bénéficiaires d’un système où le racisme anti-noir est normalisé.
Le sadisme comporte toujours une part de mégalomanie. Bonifassi déclarait donc sur Facebook être atterrée par la critique de Marilou Craft : « Ça me rentre dedans parce que j’ai tellement fait de sacrifices pour l’ouverture et pas la fermeture… qui d’autre a pris le risque de faire cela….. » (Nous voilà tombés dans le sado-masochisme.) De son côté, dans sa critique absurde du statut Facebook de Craft, Nathalie Petrowski, ayant épuisé ses remarques irrespectueuses, nous informe que
«ces chants auxquels Betty rend hommage n’auraient jamais connu de rayonnement ni de diffusion sans ses efforts. C’est par sa voix et sa détermination que ces chants, à la fois noirs et lumineux, ont été rappelés à notre mémoire au lieu de sombrer dans l’oubli. Lui en faire le reproche est aussi absurde que de reprocher aux deux ethnomusicologues blancs de les avoir enregistrés pour qu’ils ne soient pas oblitérés par l’Histoire.»
Or, les deux ethnomusicologues blancs, Alan et John Lomax ont collaboré avec des artistes noirs incarcérés pour enregistrer et transcrire leurs chants sous forme d’archive. Un prisonnier nommé James « Iron Head » Baker, alors âgé de 63 ans, avec l’aide d’un groupe de prisonniers incarcérés au Texas, a consacré à la mémoire le premier enregistrement de « Black Betty », une chanson rendue depuis longtemps célèbre par une constellation d’artistes au sein de laquelle ne figure aucunement Bonifassi.
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Les Lomax ont également collaboré avec Huddie William Ledbetter, alias Lead Belly, un musicien et un chanteur de folk et de blues Afro-Américain. Né en Louisianne en 1888 sur une plantation, Lead Belly était en prison lorsqu’il contribua aux enregistrements des Lomax en 1933. En 1934, il obtint que sa peine soit allégée en offrant à John Lomax ses services en tant que chauffeur. Lead Belly continua à enregistrer de nombreuses chansons avec celui-ci. De plus, il accompagnait l’ethnomusicologue lorsqu’il donnait des conférences dans des universités. Lead Belly enregistra non seulement des archives, il jouit également d’une carrière musicale sur scène, particulièrement à New York et en Louisianne, de même qu’à la radio. Lead Belly mourut en 1950.
Huddie William Ledbetter, alias Lead Belly, et sa femme, Martha Promise. Photo de Bernard Hoffman
Plus de quarante ans plus tard, la maison de disque Rounder Records regroupa les enregistrements de Lead Belly que les Lomax avaient effectués entre 1934 et 1943 et les diffusa en six disques : Midnight Special (paru en 1991), Gwine Dig a Hole to Put the Devil In (1991), Let It Shine on Me (1991), The Titanic (1994), Nobody Knows the Trouble I’ve Seen (1994), et Go Down Old Hannah (1995). De son côté, la maison de disque du Smithsonian, Smithsonian Folkways, rendit accessible au public les enregistrements que l’artiste avait laissé auprès Moses Asch en diffusant trois albums : Where Did You Sleep Last Night (1996), Bourgeois Blues (1997), et Shout On (1998).
En d’autre mots, si « Betty Bonifassi traîne ces chants d’esclaves et de prisonniers noirs dans sa besace depuis 1998 », contrairement à ce qu’a écrit Petrowski (sans que Bonifassi le démente), ces enregistrements ne « dormaient » déjà plus à l’époque « sur les tablettes du musée Smithsonian à Boston ».
Au-delà de la contribution inestimable des prisonniers et autres artistes tels James «Iron Head» Baker, Lead Belly, Vera Ward Hall, McKinley Morganfield alias «Muddy Waters», Aunt Molly Jackson, Son House, David «Honeyboy» Edwards, Texas Gladden, Ferdinand «Jelly Roll» Morton, qui ont tous collaboré avec les Lomax, il faut aussi souligner le travail des autres artistes Afro-Américains qui ont façonné les traditions folk et blues entre les années 1930 et 1970. Ils ont contribué à la survie et au rayonnement des « Negro Spirituals », des chants des personnes esclavisées, et des chants de travail des « chain gang » et des prisons. Parmi eux Odetta, Harry Belafonte, et Nina Simone ont connu un succès particulièrement important. Le groupe Sweet Honey in the Rock effectue aussi depuis sa création en 1973 un travail exceptionnel à cet égard. Enfin, depuis quelques années, la jeune virtuose du jazz Cécile McLorin Salvant, qui compte déjà deux Grammys à son actif, inclut dans son répertoire des chants afro-américains du début du 20e siècle.
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La compagnie de danse Alvin Ailey American Dance Theater (AAADT), qui a connu sa première performance en 1958, se consacre depuis ses touts débuts à la mise en mémoire et à l’adaptation culturelle sur scène de l’histoire afro-américaine à travers la danse moderne. L’histoire de l’esclavage et du travail forcé des noirs emprisonnés au tournant du vingtième siècle, de même que la musique qui traversa ces périodes jouent bien évidemment un rôle central dans leur travail. Leur spectacle « Revelations » que j’ai vu pour la première fois à Montréal avec ma soeur il y a dix ans est l’œuvre de danse moderne qui, à travers le monde, a connu le plus de spectateurs, depuis ses débuts en 1960. En 2014, Matthew Rushing, l’un des chorégraphes de la compagnie a conçu un spectacle en l’honneur d’Odetta, que Martin Luther King Jr. avait nommé la reine de la musique folk américaine.
“Odetta,” de AAADT. Photo de Mike Strong
Dans son dossier de presse pour son album Lomax, Bonifassi n’évoque aucun lien avec ces traditions. En tisser signifierait abandonner le rôle de messie qu’elle s’est donné. De même, pour ce nouveau projet, partager la scène des artistes telles Sylvie Desgroseillers, Marie Josée Lord, Black Theater Workshop, Nyata Nyata et j’en passe aurait signifié abandonner le plaisir de décider entre blancs.
Si les Lomax, avec les 10 000 enregistrements, 6 000 images, and 6 000 vidéos qu’ils ont archivés, ont bel et bien effectué une contribution monumentale à la mémoire des musiques, des voix, et des histoires des afro-descendants, le travail de Bonifassi n’accompli pas grand-chose si ce n’est de tourner le couteau dans la plaie ouverte qu’est le racisme, illustrant ainsi à quel point la suprématie blanche produit des œuvres culturelles et des discours sadiques à l’égard des Noirs.
Bonifassi a révélé n’avoir jamais vu son travail être remis en question: mieux vaut tard que jamais. Il suffirait de comment par remercier chaleureusement Marilou Craft d’avoir simplement demandé : « Qu’est-ce qui cloche? »
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