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Claire Parker & Alexandre Alexeïeff, {1960} Alexeïeff at the Pinboard (A Propos de Zivago)
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“La vie conne et fine de Gustave F.” [épisode 58]
[Lire les épisodes 1, 2, 3, 4, 4 bis, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57] Le jour 58, Gustave relut. Il lut. Il avait la tête un peu lourde, son cœur était lent. Il avait cette chance d’avoir le cœur lent. Il s’en était vanté, autrefois, auprès des collègues dans cette société de cadres dont il était parti avec une intolérance managériale dont il souffrait depuis de manière chronique. Il se roula un gros tas d’herbe fraîche, la fuma, se gratta le ventre, mangea deux tartines de camembert, ouvrit la fenêtre, se pencha de nouveau sur son journal en ligne et relut : « Nous rentrons dans un monde qui est nouveau, dans lequel il faut que nous apprenions à conjuguer activité économique, travail et circulation du virus, et le succès de ce défi que nous avons à relever, il dépendra de chacun d’entre nous ». Voici, ô damnés des paradis fiscaux, quels étaient les propos du ministre de l’Économie sur BFM Business. « Ce n’est pas uniquement les chefs d’entreprise, ce n’est pas uniquement les responsables politiques, c’est chaque citoyen qui doit se sentir personnellement concerné », insistait-il en souhaitant « une reprise importante du travail » pour « remettre la France en état de marche ». Gustave, cousin de Bartleby, Would prefer not to ! Gustave, frère de Rabelais, Viens à Thélème et fais ce que voudras ! Gustave, fils de France Gall, Résiste, refuse ce monde égoïste ! Gustave, ami de La Boétie, Sois résolu à ne servir plus ! Gustave s’attarda comme ça encore un moment, l’œil rougi et exorbité tel celui d’un corvidé aux aguets, sur les actualités en ligne. En vrac, il était question bien sûr de la réouverture aujourd'hui de tous les commerces, d’une manifestation de retraités dans les Côtes d’Armor pour l’accès renouvelé aux plages, de la régénération du virus en Chine, et des berges de Seine à la capitale où la culture reprenait ses droits sous forme de Parisiens enragés chassant à grands coups de rires vineux, d’enfants précoces, de tongs obscènes et de déchets plastiques les canards et les ragondins provisoirement reparus. Gustave repensa à cette œuvre méconnue – Les Tréteaux – du vieux boulevardier Charles Monselet qu’il avait quelque part entre ses étagères. L’auteur mettait là-dedans en scène sous forme de satire ses contemporains Théophile Gautier, Feydeau et Flaubert préoccupés d’éradiquer l’humanité au profit des seules descriptions. « L’être humain gâte le paysage », affirmait Théophile Gautier. « Évidemment », disait Feydeau. « Il coupe désagréablement les lignes et il altère la suavité des horizons. L’homme est de trop dans la nature », continuait Théophile Gautier. « Parbleu ! » disait Flaubert. « Dans la nature, soit ; mais au théâtre ? », interrogeait Bernard Lopez tout interdit. « Au théâtre également. Il empêche de voir les toiles du fond », précisait Théophile Gautier. Satire, satire, se dit Gustave, faut voir. Sur le théâtre il n’avait certes pas d’avis. Mais pour ce qui est de la nature, il ne leur aurait pas donné entièrement tort... Son père téléphona. On s’entendait mal. Il déconfinait apparemment près d’une ambulance. « C’EST LE DEUX-TONS D’UNE DES SAFRANE DE LA FLOTTE PRÉSIDENTIELLE ! », hurlait le vieux au creux du tympan douloureux de Gustave. Mouais. La confiance de Gustave dans les explications de son père en avait pris un coup depuis leurs précédentes conversations, qui sait pourquoi. En tout cas il y avait de la friture sur la ligne. « Allez, allez, monsieur F., soyez gentil, descendez du capot et suivez-nous, on n’a pas envie de vous faire de mal… C’est vos voisins qu’ont encore appelé monsieur F., qu’est-ce qu’il y a ? vous prenez plus vos pilules ? » Là-dessus Gustave décida d’aller faire un tour, dans l’attente un peu obsédante de son rencard ce soir avec Katia – oui c’était son prénom, très beau, non ? – la douce voisine du 5e. Katia, ô Katia…
* Rodolphe sur son transat écrivait au même moment Katia dans sa grille de mots croisés (« petite Catherine de Russie », pff trop face ! «… avait une envie de neige et du gros manteau du Dr Jivago »). Il avait connu une Kate américaine sur la Côte, un jour il avait eu envie d’un nouveau maillot de bain, l’avait acheté, l'avait mis, ne la revit jamais. Demain Paris, se dit-il. On verra. * 11 mai, premier des saints de glace et il soufflait un vent gelé. De bon matin Jérôme cheminait avec sa mère vers le jardinet potager. Lui sous son vieux chapeau de paille, elle son panier à la main. Sans attestation. Sans smartphone. Sans l’ombre de la maréchaussée. Sa mère Vers le sud vers le nord le vent souffle le vent tourne et revient sur ses pas Les plantations nouvelles n’avaient-elles pas souffert ? Y aurait-il de quoi passer en autarcie le reste du printemps et l’été ? À quand fraises et rhubarbe pour des confitures et des tartes ? Jérôme Comme chantent les broussailles brûlant sous le chaudron le rire idiot n’est que vent Le village était désert. On n’avait pas l’impression que la vie ait repris. Jérôme Ce qui est courbe ne sera plus droit On était un peu sonné. Jérôme J’ai vu j’ai vu l’oppression sous le soleil j’ai vu pleurer les opprimés Une saison pour tout un temps pour tout désir sous le ciel Sa mère Ne dis pas Pourquoi les jours anciens étaient-ils meilleurs Rien n’est moins sage Rien n’est bon je le sais Que faire bon et se réjouir Ne t’abandonne pas au dépit * Voilà où on en était. Gustave F. se demanda pourquoi tout allait si mal même quand il allait bien. Pour le moment il rêvait d'un week-end à Paris avec sa douce, peut-être qu'elle serait d'accord même si c'était un peu tôt pour lui proposer, et puis c'était à plus de 100 km « à vol d'oiseau », et puis elle bossait même le samedi. Dommage, il s'y voyait déjà, bras dessus bras dessous à la tour Eiffel, les bateaux-mouches glissant le soir sur la Seine, les petits restaurants si typiques de la Huchette, et les indigènes pittoresques du canal Saint-Martin. Ah, et puis les beaux cimetières avec tous les grands écrivains ! le Père-Lachaise, le cimetière Montparnasse, celui de Montmartre, ça ce serait romantique ! Une anecdote assez précise lui revint de nulle part. Gustave avait dû lire ça dans un livre ou dans un vieux Marie-Claire chez le dentiste, il ne savait plus. Sous un caillou, quelqu’un avait posé une pile de feuilles, division 27 du cimetière Montmartre, sur la tombe de Heinrich Heine. Quelqu’un avait attendu un jour venteux avant de soulever le caillou et de le reposer près de la pile, les feuilles s’envolèrent, les unes par l’avenue Rachel, les autres allant joncher le pont Caulaincourt, avec ces mots de septembre 1842 : « Ici règne actuellement le plus grand calme. Tout est silencieux comme dans une nuit d’hiver enveloppée de neige. Rien qu’un petit bruit mystérieux et monotone, comme des gouttes qui tombent. Ce sont les rentes de capitaux, tombant dans les coffres-forts des capitalistes, et les faisant presque déborder. On entend distinctement la crue continuelle des richesses des riches. De temps en temps il se mêle à ce sourd clapotement quelque sanglot poussé à voix basse, le sanglot de l’indigence. Parfois aussi résonne un léger cliquetis, comme d’un couteau que l’on aiguise. » Où avait-il lu ça ? se grattait-il le menton sous le masque en descendant les escaliers. Il allait sans réponse. (Fin).
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- On trouve çà et là des gens qui ont du talent, disait Nikolaï Nikolaïevitch. Mais la mode est en ce moment aux cercles et associations de toute sorte. L'esprit grégaire est toujours le refuge de l'absence de dons ; qu'il s'agisse là de fidélité à Soloviov, à Kant ou à Marx, peu importe. Pour chercher la vérité, il faut être seul et rompre avec tous ceux qui ne l'aiment pas assez. Y a-t-il rien au monde qui mérite fidélité? Fort peu de chose. Je crois qu'il faut être fidèle à l'immortalité, cet autre nom de la vie, un peu accentué. Il faut rester fidèle à l'immortalité, il faut être fidèle au Christ! Ah, vous froncez les sourcils, malheureux. Vous n'avez de nouveau rien compris, mais rien. - Ouais, bougonnait Ivan Ivanovitch, un finaud mince et blond qu'une barbiche caustique faisait ressembler à un américain du temps de Lincoln (…). - Moi, je me tais, bien sûr. Vous comprenez bien vous-même que je vois les choses tout à fait autrement. Oui, à propos. Racontez-moi comment on vous a rendu l'état laïc. Il y a longtemps que je voulais vous le demander. Vous avez eu la frousse, je parie? On vous a voué à l'anathème? Hein? - Pourquoi détourner la conversation? Quoique, au fond, si vous voulez… L'anathème? Non, on ne maudit plus maintenant. J'ai eu des ennuis, il en reste quelques traces. Par exemple, le service de l’État m'est fermé pour longtemps. On ne me laisse pas vivre dans les capitales. Mais ce sont des bagatelles. Revenons à nos moutons. J'ai dit qu'il fallait être fidèle au Christ. Je vais vous expliquer ça tout de suite. Vous ne comprenez pas qu'on puisse être athée, qu'on peut ignorer si Dieu existe et à quoi il sert, et savoir pourtant que l'homme vit non pas dans la nature, mais dans l'histoire, et que l'histoire comme on la comprend aujourd'hui a été instituée par le Christ, que c'est l'Évangile qui en est le fondement. Et qu'est-ce que l'histoire? C'est la mise en chantier de travaux destinés à élucider progressivement la mystère de la mort et à la vaincre un jour. C'est pour cela qu'on découvre l'infini mathématique et les ondes électromagnétiques, c'est pour cela qu'on écrit des symphonies. Pour avancer dans cette direction, on ne peut se passer d'un certain élan. Ces découvertes exigent un équipement spirituel. Les données en sont contenues dans l'Évangile. Les voici. C'est premièrement l'amour du prochain, cette forme évoluée de l'énergie vitale, qui remplit le coeur de l'homme, qui exige une issue et une dépense, et ce sont ensuite les principaux éléments constitutifs de l'homme moderne, ces éléments sans lesquels on ne le conçoit pas, à savoir l'idée de la personne libre et l'idée de la vie comme sacrifice. Remarquez que tout cela est encore aujourd'hui d'une nouveauté extraordinaire. L'histoire en ce sens, les anciens l'ignoraient. Ce qu'ils connaissaient, c'était la férocité sordide et sanguinaire de Caligula labourés de petite vérole, qui ne soupçonnaient pas à quel point tout tyran est un incapable. Ce qu'ils connaissaient, c'était l'éternité vantarde et cadavérique des monuments de bronze et des colonnes de marbre. Il a fallu attendre le Christ pour que les siècles et les générations puissent respirer librement. Il a fallu qu'il meure pour que l'on vive désormais dans la postérité, pour que l'homme, au lieu de mourir à la rue, meure chez lui, dans l'histoire, au plus fort des travaux consacrés à vaincre la mort, et lui-même au courant de ces travaux. Ouf, j'en transpire littéralement! Mais avec lui c'est peine perdue, têtu comme il est! - Métaphysique, mon bon. Les docteurs m'ont interdit ça, je ne le digère pas.
Boris Pasternak in Le docteur Jivago, Gallimard, 1958, pp. 20-21
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