Tumgik
#ça aurait mérité de discuter de ce qu'est le réel dans la fiction mais bon
luma-az · 4 years
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Page blanche
Bon. Au bout de combien d’essais doit-on admettre qu’on n’a pas d’inspiration aujourd’hui ?
Autrefois, l’auteur frustré roulait en boulet la feuille où il avait commis ses mauvais départs et la balançait à la corbeille. On pouvait ainsi mesurer l’étendue de sa détresse.
Aujourd’hui, on écrit, on se relit, on blêmit, on maudit et on efface, encore et toujours, sans laisser la moindre trace. Aucune différence entre trois heures d’essais et trois heures de rêvasseries sans placer un mot de plus sur son brouillon. Comme si les mauvaises idées ne comptaient pas, au moins pour l’effort.
C’est décourageant.
Mais tout est décourageant lorsqu’on manque d’inspiration.
Mais si, diront les autres, l’inspiration est partout ! Inspire-toi du réel !
Pauvres malheureux. Comme si le réel n’était pas le pire ennemi de l’art. Toujours brouillon, sans début ni fin, sans arrière ni avant plan, sans logique, sans sens. Un casse-tête éternel qui ne fait même pas l’effort d’être intéressant.
Non, pour faire entrer le réel dans son œuvre, l’artiste doit procéder avec précautions, distiller soigneusement goutte après goutte ce dont il a besoin exactement, pas plus, pas moins. Ensuite il va bâtir tout le reste. Ce qui est la meilleure partie du travail, pour être honnête.
Ici, nous avons un artiste de la pire espèce : un écrivain de fantasy. Tellement loin du réel qu’il l’aborde par l’autre bout : il lui arrive parfois, accidentellement, de glisser un bout de réalité par-ci par-là. Le lecteur étonné va retrouver, au milieu de l’éternelle guerre entre deux peuples qui n’existent pas sur une terre qui n’existe pas dans un temps qui n’existe pas, un comportement très, très réel. Dépouillé de tout le contexte et les connaissances que le lecteur a emportées dans ses bagages, ce petit fait, déguisé grossièrement d’une fausse moustache, ne manquera pas d’être reconnu et compris. Comme quoi il ne faut pas s’inquiéter pour le réel. Il trouve toujours un moyen de se glisser là où il n’est pas attendu.
Ce qui ne résous pas le problème d’inspiration de notre auteur. Il peine, il planche, il tente et retente, en vain.
Il finit par lâcher son écran et regarde autour de lui les autres livres, désabusé.
Dans son bureau, il n’y a que des livres qu’il a choisies lui-même pour les mettre aux meilleures places – oui, il y en a aussi dans le salon, dans le couloir et même dans les toilettes. Ce sont des livres qu’il a lus et aimés, parfois passionnément. Des refuges face à la vie, des portes d’entrée vers des mondes fantastiques, des milliers de personnages fascinants dont il se sent plus proche que de certains membres de sa famille. Aujourd’hui, pourtant, l’écrivain se sent jugé, toisé du haut des étagères par les livres qui l’entourent. Tout petit. Indigne.
Il proteste. Il en a écrit, quand même, des livres, qui trônent fièrement au milieu des autres. Il n’a pas à rougir. Une panne d’inspiration, ça arrive à tout le monde, même aux meilleurs. Le résultat n’en sera pas moins bon. Les lecteurs ne sauront jamais à quel point il a peiné sur ce passage.
Oui, mais…
Et si c’était foutu ? souffle son angoisse. Et si je n’y arrivais plus jamais ?
Qu’y  a-t-il de plus terrifiant pour un artiste que de perdre l’inspiration ? C’est incontrôlable et insaisissable. Oui, normalement ça vient tout seul, ou du moins le travail n’est pas conscient, l’idée semble avoir germé dans le crâne sans avoir eu besoin de graine. Mais si on ne sait pas d’où ça vient, on ne sait pas où aller le chercher en cas de besoin. Et on garde la peur qu’un jour, tout puisse s’arrêter.
L’écrivain se prend la tête – littéralement, une main sur chaque tempe. Des graines. Tout est question de graine. Il y en a forcément, son cerveau en collecte en permanence, à droite, à gauche, dans la fiction comme dans la réalité, tout peut être utile même si tout ne sera pas utilisé. C'est un peu l'instinct d'une pie. Il stocke d’abord, il fera le tri ensuite. Pour l’instant, des idées il en a même trop, c’est juste qu’aucune ne colle, pire, aucune ne lui plait, aucune ne l’enthousiasme !
Mais si…
Et s’il imaginait un écrivain génial, qui débarquerait ici pour écouter son problème, comment est-ce qu’il le résoudrait ?
Lentement, puis de plus en plus vite, l’écrivain se remet à écrire.
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