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A-t-on déjà vu monde plus beau que le nôtre ?
A-t-on déjà vu un monde aussi esthétique, graphique, pensé « design » ? Il me suffit d'entrer dans une librairie de gare, c'est-à-dire un lieu dont personne ne demande qu'il soit beau mais utile, pour remarquer toutes ces flopées de magazines superbement illustrés, le beau glaçage, les rainures des couvertures. Il me semble être dans une sorte d’église où gisent dans des travées inconfortables d’éclatantes enluminures. Je feuillette, délicatement, du bout des doigts, tâchant de ne pas marquer le glaçage d’empreintes grasses. Les années 2010 ont, à ce que je vois, trouvé un équilibre, celui de la perfection pour chacun : Kate Upton et sa poitrine démoniaque ont ensemble le taux de masse graisseuse nécessaire aux féministes des podiums, quand Cara Delevigne apaise de simagrées la plus intranquille des anorexiques. Les hommes sont barbus mais lascifs et l'union de l'humanité est trouvée. Les loubards tatoués, les vrais méchants, ont été grimés par les délires parfaitement dessinés de la tafiole psychédélique. Il est impensable pour une fille de l’époque de ne pas passer à demi-nue sous l'œil neutralisant de l'appareil photographique et de son objectif bavant de névroses perverses : à seize ans pour conserver et puis à quarante pour montrer à quel point « je » est libre dans sa fixité – l'important dans le narcissisme est surtout de ne pas se regarder en face, et pour cela, il faut beaucoup se voir. La mode a éclaté les corps, et les fragments sont contenus dans des pantalons serrés et des chemises dont on ferme jusqu'à l’oppression... Devant ces grands barbus « hipsters » qui déambulent le regard fier dans nos rues et sur ces pages, je pense aussitôt à la raideur des combattants de la Grande Guerre quand ils étaient encore fiers de leur képi et de leur éclatant pantalon rouge. L'uniforme qui vint après n'avait pas la même tenue, on y flottait son anémie… Mais cela, je préfère le taire. Ce que je vois ici, c’est que l’époque a éliminé toute la laideur des décennies précédentes pour parvenir à sa substance-mort : cet amas parfait de choses parfaites, réduit à sa faible signification, c'est-à-dire la beauté plastique, cette beauté superficielle qui ne sait plus à quel point elle n’est rien qu’une élévation hasardeuse depuis la laideur.
Force de tourner concentriquement autour du point d’origine, la démocratisation de l’Art a fait sauter la chaîne, parvenant à l'aboutissement de la quête mystique des progressistes de la Renaissance : la dissolution systématique, en surface du moins, de tout ce qui est laid... En surface seulement, car l’immonde infuse, et ce sont ces vapeurs que j’hume à la vocifération de cet horizon froid de papier. Ainsi va le roulis de l’Art contemporain, sublimant d’un bord le vide nécessaire aux carnassiers des abymes, et d’un autre, sourd aux cris affamés de victuailles mystiques des plus humbles. On ne se nourrit pas que de pain, disait l’autre. On ne peut se nourrir que de beauté. Poutres et pailles percent mes yeux, mais j’entends jusque dans cette gare applaudir ou hurler au sacrilège les bourgeoises de Proust. Que lis-je ? On vient de crever un phallus arborescent, comme on crève le « gros riche », cette baudruche de chair dont nous causait Bloy dans le Sang du Pauvre. Voilà. On a façonné notre siècle par l'absence de l'ancien, et c'est tout le vide qu'il faut à l'artiste contemporain pour étrangler l'Airain et le marteler du marteau du Conformisme.
A contrario d’un système financier et artistique implanté au cœur des élites, offrant une beauté de pacotille et recyclée, une beauté, disons-le comme les tailleurs de tissus, prêt-à-porter, il est devenu un lieu commun admis par les milieux interlopes et artistiques dits « underground » de déconstruire la beauté et le pouvoir dont il en émane, en les désaccordant, en les fissurant, en faisant montre de leur laideur. Se pensant les héritiers des artistes du XXème siècle, ils font fi de la honteuse technique, s'accaparant, croient-ils, cette bête des temps titanesques qu’est la laideur. L’art parviendrait ainsi, politiquement, par la destruction de l’illusoire beauté, aux sources de l’homme égalitaire, représentant une opposition à l’Art au pouvoir, à l’Art assuré et rémunéré, à la beauté d’Etat, à la beauté d’élite, à cette beauté de magazines.
N’ont-ils pas réfléchi, nos chers rebelles, de manière historique ! Fut-ce, peut-être, la poussée démocratique des débuts du XXème siècle et leur militantisme qui transformèrent Picasso et Warhol en démocrates, en populistes, en libertaires, alors que, sans doute, ils formaient là une nouvelle aristocratie intellectuelle et artistique, sculptant la future esthétique dominante. De ce mépris historique naquit la méprise fondamentale des arts de masse de notre XXIème siècle et de ces artistes taillés dans la république que sont nos amis du milieu « Underground ». Ne les blâmons point trop ! Si le désir de fracasser les limites et de défoncer les élites au pouvoir semble l’un des moyens d’ouvrir grands les poumons de l’Originalité artistique, il y a dans cette théorie d’opposition frontale entre la laideur et la beauté une continuité manifeste de l’erreur première, empêchant réellement de briser les cycles du pouvoirs. Et ainsi, continuerons-nous de voir les grands génies des marges comme les hippies, les rockeurs, les punks, les teufeurs, les gothiques, les skateurs, chacun en leur temps, avancer dans le grand Brasier des traîtres, tous engloutis par Pinault ou Arnault, et les retrouver bientôt, posant à poil dans n’importe quel magazine gay rempli de publicités pour des slips minimalistes. Cette erreur se trouve, évidemment, aux limites, qui sont les portes évidentes de la Nouveauté ou du Conformisme, et des limites aux définitions, tenterons-nous de définir ce que l’on nomme beauté et laideur, et dans un second temps, d’en terminer, timidement certes, mais en terminer tout de même, de cette systématique et fumeuse, presque éternelle, opposition de la beauté et de la laideur.
1 - En vérité, la laideur est ce qui prend toute la place entre la laideur et la beauté. La beauté est seulement le faîte émergé d'une vague, une pointe qui s'élève par mégarde, morale et contexte, à l'horizon de la laideur. La beauté est le nom donné, simplement, bassement, relativement – et le mot déplaira – à une laideur qui résonne dans le sens de l’histoire des gouvernants, des cultures, des civilisations, des victorieux. La beauté est donc un mot qui n’existe pas, un mot fou, un mot insensé, un mot premier, un mot meurtrier, un mot laid, un mot d’idée, un mot porté du sceau du Diable, un mot maléfique qui prend toute sa laideur dans l'expression facile, inquisitrice : « beauté ». La laideur, elle, est le mot des nus, le mot des déportés, le mot des oubliés, le mot des calfeutrés, le mot de la réalité, le mot des Anges et des justes, le mot du réconfort contre la Solitude, le mot des angoissés, le mot des fous, le mot des laids – mots des beaux déchus, aussi – le mot des pauvres et des rats.
2 - En vérité, la beauté est une laideur définie comme « beauté » par un ensemble social et culturel dominant, une élite trouvant en elle, des résonnances, des échos avec ses propres représentations, les pensant, les analysant, les poursuivant, les dépassant dans une concentration et une rigueur si actives que nous aurons du mal à ne pas la nommer « masturbation ».
3 - En vérité, la beauté est une laideur au pouvoir. Et rien de plus ! Affirmons-le pour tout commencement : il ne peut y avoir de laideur construite en opposition à la beauté, ou la prenant comme point de départ pour s’ériger. Il ne peut y avoir aucune dégradation de la beauté vers la laideur, sinon une dégradation volontaire. Cette dégradation n’est pas et ne sera jamais la laideur mais seulement une voie, une poursuite, parfaitement tenue à la rythmique de la beauté au pouvoir, une laideur illusoire et soumise à la beauté et aux charmes du pouvoir, comme un candide onaniste devant les délices arabesques des danseuses orientales.
4 - En vérité, il ne peut y avoir aucune dégradation de la beauté car la beauté est fondamentalement du même matériau que la laideur. Cela, les artistes undergrounds de ce début du XXIème siècle ne l'ont pas entendu : en distordant la beauté pour en faire une laideur politique, antisystème, une laideur pour choquer, ils n'ont produit qu'une mélopée certes désaccordée, mais répondant à la beauté en reflet, de manière symétrique. Diphtongue, dirait-on. Toujours obsédé vers ce que l'on ne veut pas être, on commence d'appartenir à son ennemi, comme ces êtres dits « de gauche » qui exècrent leurs richesses et s'enfoncent dans l'idée de l'argent, leur vie entière tournée à l'attention de cacher ce qu’ils possèdent. Ainsi, au ministère de l’Apostolat de la Moraline, sous lequel le cercle des meilleurs aux pires s’est agenouillé, on ne pourra pas leur reprocher pas leur position morale et sociale.
5 - De même, bien cachés, les artistes français appartiennent à la hiérarchie de la beauté, par opposition axiale à elle.
6 - En vérité, cette Illusion de la laideur est fabriquée dans le mensonge, la fausseté, la vilénie d’une révolte contre le pouvoir, et non contre la beauté. Elle joue dans d’autres sphères qui ne sont pas celles de l’art mais de la politique. C’est à travers le prisme de cette Illusion que l’inébranlable Potestas se conserve, animant çà ou là, révoltes de pacotilles, révolutions immanquablement ratées. Voilà l’artiste devenue la seconde jambe, un rail de la Moyenne, comme une sorte de Police des mœurs et à la fois sa Résistance. Voilà désormais la beauté attifée des atours du Roi, et les artistes des grelots des bouffons de la Cour. Bouffon est un autre mot pour traître*.
Finissons-en !
Les Diaboliques de Barbey d'Aurevilly ou les Manuscrits trouvés à Saragosse de Jan Potocki seront toujours infiniment supérieurs en cruauté, en laideur humaine, que n'importe lequel des Nouvelles et autres textes emplis d’histoires d’organes surdimensionnés emplissant eux-mêmes on ne sait quel viscère sous-dimensionné, proposés ad nauseam dans les vastes cloaques d’Internet. Il y a dans les œuvres citées plus hauts, magnifiques et gigantesques, l’ignominie seule et suffisante à faire vomir les faibles Ordonnateurs du pouvoir en place. Cette ignominie se trouve dans l’architecture de l’ouvrage, d’une mathématique qui ne supporte aucun rangement, d’un génie technique si abouti qu’il ne peut gagner sa place comme pierre des murs des cathédrales fallacieuses. Ces ouvrages sont oubliés au bord de l’Humanité, déplacés, calfeutrés, perdus aux hommes et rendus à la grâce de la seule poussière, et ce, pour leur Sublime laideur… Les artistes, les photographes, les tatoueurs, pourront comme ils voudront, mettre à nu le corps, le dépecer, chercher à l’os la vérité humaine, ils ne cisèleront qu’une viande froide et de la poussière. Car la nudité dont nous parlons ici, la nudité de la laideur est celle de l’âme, de l’âme par le corps, de l’âme par l’esprit, et non des corps seuls, et non de l’esprit seul. Cette laideur est le lien mis à nu, et ce lien mis à nu, c’est l’âme exfoliée par son passage dans le corps et l’esprit. Que peuvent pour nos âmes ces races de bouchers anthropophages, hérauts du rationalisme et pilons dévolus à la fabrique de poudre de vide, matière presque unique du numérique, de la pellicule, des pigments, des bombes de graffiti et de tout matériel prétendument artistique ? « Art éphémère ! Disent-ils à corps défendant ! - Foutaises ! Répondons-leur. » Personne autant que les Banksy et l’aréopage du Street art, pour ne nommer qu’eux, n’ont fait autant en police, en plexiglas et en Thierry Guetta pour éterniser leur œuvre. Ephémère ? Certes. Mais contre leur gré. Car comment faire autrement qu’éphémère quand on a la vanité pour seul matériel ? Comment faire différemment quand l’œuvre d’art n’est plus que la participante à la jambe légère d’une coulée, d’une noyade sociale et culturelle ? Malgré leur démonstration de cruauté, leur dépeçage des affres humaines chaque jour approfondis, nos artistes contemporains font-ils montre dans leur chasse aux fantômes d’une claquante lâcheté. Ils n’ont d’œuvres que de faire tomber les tours mortes du passé pour élever des cénotaphes devant lesquels s’épancher... Mais ô Noblesse que leur lâcheté ! Qu’ils remontent cette voie pathétique jusqu’à sa source, et qu’ils s’y perdent, car c’est par cette voie, cette voie seule, que l’histoire sauvera quelque chose d’eux. Mais seront-ils assez lâches, le jour où enfin il faudra l’��tre, l’être vraiment, lâche et honteux ?
Barbey et Potocki, appartiennent-ils, eux, à la caste définitivement avilie des déchus, d’une noblesse à jamais démantelée, et barrent-ils le courant de la nudité la plus laide, à jamais corps perdus pour le fleuve humain, élevés par dessus les courants au crucifix de l’œuvre. Dans l’dos, dirait l’ami Renaud, dans l’dos, on entend leurs rires truculents, ils se moquent bien, mais poussés par les vents froids et aigus du grand Nord qui immanquablement se lèvent[1] dans nos époques sordides, ces rires ressemblent à des plaintes. Ils sont des croix et des ancres et il faut s’y amarrer pour lier ciel et terre à travers le fleuve, lier éternité et passage. Mais faut-il supporter leurs plaintes ! Seules quelques périodes folles, de celles qui appellent la nôtre, ont eu la capacité d’investir le peuple de telles arabesques et circonvolutions, d’une laideur si terrible pour le Pouvoir que les châteaux des âmes faibles s’effondrèrent, poussière de poussière pour les pierres tuméfiées, claquant d’un linceul sombre devant l’arrivée des Lumières noires. Nous parlerons point ici de Catharisme – Simone Weil l’a si magnifiquement fait* – ou de chevalerie, mais ces périodes ne furent-elles pas celles, si proches de la nôtre et tout à la fois si éloignée, lors desquels l’Art était dévolue à soigner les âmes ?
Retenons, comme philosophie : celui qui détient la Beauté est celui qui détient l’Architecture de la Laideur contre toutes les beautés. Il est l’infiniment petit et pauvre, l’infiniment écarté. Cet infiniment a un nom. Ce nom, je le tais : ceux qui n’ont rien compris me croiraient entrer en Religion… Il est vrai, toutefois, j’étais bel et bien dans une église. Une librairie de gare. Mon train arrive.
* Si ce même mot est aujourd’hui, en ces temps d’oppression, une autre définition de médecin, c’est au XXème siècle que nous la devons. L’artiste de ce temps, qu’il soit d’élite ou bien de la marge, est condamné à ce double rôle d’enfant déchireur et d’infirmier qui incessamment s’attèle à recoudre la Déchirure fondamentale provoquée par le pouvoir lui-même. Il y a pour lui une ficelle à rôti ou du fil d’or, et c’est à son talent d’avancer dans la chair humaine et de la faire cicatriser de ses blessures… Le Pouvoir nomme cette Cicatrice : l’Art. Passons vite à ce sujet, qui mériterait sans doute une analyse plus approfondie, qui ne ferait qu’allonger la liste des satisfécits des Illecteurs de votre cher auteur (si jamais quelqu’un porte un quelconque intérêt pour la question, lire le texte : France, réponse du fleuve à la poussière, écrit par Paul Jullien, disponible sur le site de Terra Nullius, http://revueterranullius.tumblr.com/). Simplement, affirmons-le en un Cri : une cicatrice émoussée ou parfaitement damasquinée reste une Fermeture, belle ou laide, mais une Fermeture, et une Fermeture ne peut être de l’Art. Faudrait-il enfin, à nouveau, laisser béant et puiser dans la recherche, la source, sans protection, dans l’effusion des sangs et laisser couler ce fleuve, là-bas, loin, vers la mer innocente, et purifier l’amas immonde qui jaillit et qui nous oppresse ! Ça bouillonne au-dessous, ça noircit et durcit… Est-il encore le temps du médecin de proposer la saignée ou bien est-ce trop tard, et alors, nous laisserons faire les bouchers ? Aussi, la laideur, la vrai laideur, la patiente, doit-elle comprendre sa puissance de vérité face à la beauté, et donc assumer sa nudité, qui n’appartient qu’à elle, entre ce que l'on peut penser comme culturellement beau et ce qui est fondamentalement laid.
** Voir les deux textes de Simone Weil sur la civilisation occitanienne : « L’agonie d’une civilisation vue à travers un poème épique », et « En quoi consiste l’inspiration occitannienne ? », Cahiers IV.
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Musique : extrait de Paisaje de Federico Mompou
Texte extrait des gueules cassées, écrit et dit par Paul Jullien
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L'homicide par omission : l'indifférence. - Ernest Hello
Ernest Hello, Du Néant à Dieu. 1921, Editions du Sandre, 2008.
L'Indifférence a ce caractère particulier : elle s'attaque surtout aux choses sublimes. Elle permet à celui qu'elle possède de s'occuper beaucoup des petites choses et de travailler à ce qui ne signifie rien. Elle le rend laborieux vis-à-vis du néant. Elle ne lui interdit pas la justice et la bonté.
Il y a plus de crimes commis par négligence que de crimes commis pas scélératesse. Il faut beaucoup d'attention pour ne pas devenir homicide.
Homicide ! Que cette chose est rare en apparence ! Qu'elle est fréquente, en réalité ! L'homicide sans le savoir nous coudoie dans toutes les rues. Que de gens regardent avec horreur et mépris les homicides reconnus, déclarés, les homicides officiels, qui sont homicides eux-mêmes et homicides profondément ! On est homicide par pensée, par parole, par action et par omission. L'homicide par omission est le plus inaperçu et par là même le plus fréquent de tous.
Quel livre on ferait sous ce titre : les crimes par omission ! Crimes non pas seulement oubliés, mais inconnus ! inconnus des criminels, quelquefois inconnus des victimes. Crimes qui font mourir et qui ne font pas de bruit ; crimes qui comptent pour rien dans notre actuel aveuglement et qui diront leurs noms dans la vallée de Josaphat : - J'avais faim et vous ne m'avez pas donné à manger...
L'homme qui ayant découvert dans sa vie les crimes par omission aurait l'étrange courage et la sublime intelligence de s'en repentir d'une façon digne d'eux, s'élèveraient à des hauteurs morales tout à fait extraordinaires.
Les deux victimes les plus ordinaires de l'indifférence sont le malheur et le génie.
Le malheur et le génie parcourent le monde en mendiant ; nulle part ils n'ont droit de cité. Pour eux la foule est un désert ; c'est à eux qu'il faut demander le nom de l'indifférence, c'est à eux qu'il faut demander comment tue l'homicide par omission.
La passion est la mère des crimes par action ; l'indifférence est la mère des crimes par omission.
Il n'y a que ces deux mendiants, le malheur et le génie, qui sachent apprécier la tournure et le regard de ce passant qui s'appelle l'indifférence. L'indifférence est une personne qui n'a pas le temps. Elle a toujours d'autres affaires.
La charité est celle qui a le temps. Rien ne gêne l'indifférence comme un homme qui prend au sérieux les actes que l'on fait et ceux que l'on omet de faire.
L'indifférence, comme ces criminels endurcis, de loin en loin troublés dans leur nuit par un éclair, l'indifférence ferme les yeux pour ne pas voir ses crimes. Et comme est toujours pressée, sa hâte éternelle protège son aveuglement contre les surprises de la conscience.
Si on priait une toupie ronflante de s'arrêter par complaisance de peur de blesser quelqu'un, elle répondrait : Je n'ai pas le temps, voyez quel bruit je fais, et comme je tourne vite.
Dans le conflit des affaires, la chose qu'on oublie le plus, c'est l'importance respective de ces différentes affaires. Les hommes ne daignent pas y réfléchir. Mais leur instinct les pousse à donner leur attention aux choses en raison inverse de leur importance.
Une aventure du demi-monde remplira Paris, qui n'aura pas, pour les plus grands évènements de la pensée, une seconde d'attention. L'indifférence lui permettra de raconter en détail les toilettes d'une courtisane et la couleur de ses cheveux. L'indifférence écrira et lira avec attention les détails de sa dernière aventure et de sa dernière moquerie. L'indifférence dévorera cette histoire sans lendemain : car l'indifférence est capable de passions, pourvu que le néant soit seul en jeu.
Mais qu'un grand acte s'accomplisse le même jour et sollicite une place au soleil, la plus petite, la plus humble, car la grandeur est timide, l'indifférence n'a pas le temps.
Elle est impitoyable infiniment. Dans sa stupidité infiniment impitoyable elle fait ce qu'elle peut pour assassiner les grandeurs agonisantes. Un instinct secret la précipite froidement dans les crimes inouïs dont la société meurt, et à l'heure des grandes catastrophes, elle ne s'aperçoit pas qu'elle a tout fait. Car voici encore un de ses caractères : elle est incorrigible.
L'indifférence, qui n'est pas dépourvue de goût pour les choses basses, n'est pas dépourvue de haine pour les choses hautes. Ce goût et cette haine, au lieu de la tuer, l'alimentent. Elle a pour ceux qu'elle égorge une haine instinctive ; elle leur reproche d'être égorgés.
Elle trouve que les gens assassinés sont ennuyeux, ils crient ; et même s'ils étouffent leurs cris dans leur poitrine, on devine encore qu'ils ont envie de crier. C'est déjà beaucoup trop, et l'indifférence qui les assassina ne leur pardonnera pas cette tentation de crier, qu'elle leur suppose et qui la gêne.
Si l'assassiné parle, il a tort ; s'il crie, il a tort ; s'il se tait, il a tort ; s'il trouvait le moyen de n'être plus, de n'avoir jamais été, de supprimer son existence dans le présent, dans l'avenir et même dans le passé, alors l'indifférence lui reprocherait son anéantissement comme bizarre, exceptionnel et peut-être orgueilleux.
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A propos de Sans-Mamet, roman de Paul Jullien, Yves Guesdon, écrivain et passeur.
Le style est profondément personnel et d'une authentique et belle littérature. Mais très vite, et surtout dans l'impression qui s'installe (et de façon qui sera sans aucun doute durable) après lecture, on est dans l'impersonnel, comme si c'était cette terre elle-même qui racontait son histoire, et on est dans l'universel, comme si ce “lopin” de terre sacrée emportait le monde sur son passage, grâce à la grande réussite du décalage de sensation provoqué par la légère anticipation, qui ouvre sur une sorte d'intemporalité transposable à volonté, y compris dans le passé. On oppose souvent action et description, pour se caler confortablement dans des notions précises de romans d'action ou de roman d'atmosphère, ou encore de roman psychologique etc. Ici, chaque aspect du style raconte les autres aspects, c'est la description qui fait l'action, c'est la psychologie qui fait la poésie, etc. Aucun aspect n'en est un autre pour autant, mais tous ensemble forme un souffle qui les dépasse, une souffle comme gravé dans la pierre et qu'on lit comme on respire les horizons spontanément éternels d'un paysage minéral. Les personnages sont aussi secs que bien trempés, aussi riches que dénudés… comme peuvent l'être de passionnants fantômes permanents plutôt que des êtres si passagers tels que nous sommes. Ce livre n'appelle pas le lecteur, si c'est un peu sur ce point que semble insister par exemple Marc Villemain, il a raison. Moi je trouve cela particulièrement intègre. La seule chose que dit ce roman au lecteur, c'est “passe ton chemin ou passe le mien, c'est toi qui décides et cela est égal, cela ne change rien à ma raison d'être ni à la tienne, mais cela change peut-être la qualité de l'air, et surtout la qualité de l'anticipation de l'air…”.
il y a une vraie radicalité de proposition faite au lecteur, la réponse de celui-ci lui offre une intensité de lecture d'autant plus positive. La plupart des livres semblent s'adapter aux différents lecteurs possibles. Celui-ci n'aura qu'une seule sorte de lecteurs, ceux qui peuvent en continu à la fois visualiser une peinture, un poème, une parole philosophique, une approche psychologique, et une trame romanesque à la fois présente et invisible. Il faut une grande richesse de regard pour une telle richesse d'expression. Des pages entières sont très belles (page 47 par exemple), certaines parviennent même à un certain burlesque en filigrane (page 97) comme si tout ce panel ne suffisait pas. Viennent à passer des impressions de surnaturel, de sorcellerie, de magie possible dans un réalisme impossible, le tout dans une sorte de paisible angoisse de parousie. Et en plus, vos maîtres en littérature, on les devine, mais on ne les voit pas. Au lieu qu'ils soient des références, ils sont eux aussi des fantômes frôleurs. Je ne saurais rien dire de négatif sur ce beau roman qui ne ressemble à aucun autre que j'aie pu lire. Et je ne saurais jamais rien trouver de valable dans le discours réfractaire des éditeurs, qui sont totalement dans l'erreur, autant par rapport à ce qu'ils imaginent des lectorats que dans leur conformation aux règles courantes du commerce.
Le lundi 3 août 2015,
Yves Guesdon,
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Anti-bibliothèque des littérateurs
Désormais, trône tout près de moi une petite bibliothèque, branlante et peinte d'un noir profond, où siègent comme des papes à la tranche érodée, portés en ma direction, mes péchés véniels : tous ces essais, notes, emportements, cette non-littérature disent les puristes du Roman, les littérateurs. Essais, notes, emportements qui, pressés entre deux salves fictionnelles, tordent en une clef de bras cette réalité présentée comme la seule, l'unique, par les chamans de l'inconscient appauvri.
"Génial", dit-on aisément d'un roman de Bernanos ou de Giono, mais au fond, si on éprouve, on ne cherche pas. On ne cherche pas car on a peur d'éprouver. On calfeutre, on dissimule. On ne peut pas dire génial des Enfants humiliés, on ne peut pas dire extraordinaire de Triomphe de la vie. Bien qu’ils le soient. On ne peut être que froid, raisonnable et sage devant les essais, les notes, les emportements. Ce sont des "génial" et des "extraordinaire" pondérés. Les littérateurs, à la fin, tout de suite, balayent : "génial mais impossible, extraordinaire mais fou, sublime mais obsessionnel, au style parfait mais inconséquent."
La littérature des littérateurs c'est ce "mais", elle est entièrement dans ce "mais". La littérature des littérateurs, par ce "mais", se défausse. La littérature des littérateurs se défausse, se joue, moque la littérature même. "Lyrisme", "ésotérisme", "obscurantisme" : cloison, cloison, cloison. La littérature des littérateurs adore raconter la vie dans des précis de sociologie tout en se délectant de la poésie d'un Artaud, d'un Bataille, d'un Zweig. La peur règne. Et en avalant à leur façon, tous ces romans, ils comptent les agencer, les contrôler. Les baiser. Et baiser toute la littérature avec. Baiser pour ne plus avoir peur. Pour ne plus avoir peur de la littérature même.
Le roman a, au grand bonheur des littérateurs, trouée dans le corps de sa perfection, cette faille, qui est la faille même de sa perfection : la fiction. La littérature des littérateurs est cette manière de lire le roman par sa faille, auvent protecteur, de lire à l'envers, de lire en négatif, de lire dans la protection de la fiction. De se protéger de la lumière dans l'ombre de la fiction.
Qui sait lire sait parfaitement que la faille n'est en rien une faille, mais une tige, la tige, la poussée de la tige, la poussée par le style, la poussée par les mots de la fleur future, cette fleur qui est le roman dans le monde, le monde nouveau dans le monde même. Lire un roman, pour la littérature des littérateurs, c'est lire la tige, seulement la tige, traduire le mouvement de la tige, disséquer la vitesse et le rythme de sa poussée. Cette tige qui pour eux n'est qu'une faille, inerte, meurtrie à l'ombre des pétales.
Là-haut, le cœur-pistil bourgeonne à la lumière. Et c'est cela le grand roman : élever vers, élever lux, être pistil même, renouveau, naissance. Sommes-nous emportés qu'une seule idée traverse, fatale : le monde n'est pas, ne peut pas être, l'unique monde, l'unique monde du mouvement seul. Le mouvement n'est qu'un moyen, un flux qui a sa source et son embouchure. Et cette source est l'essai ; son embouchure est le roman même, la fleur du roman. Une chaleur rayonne. C'est la béatitude d'un état originel reconquis. Par le roman même.
La littérature des littérateurs c'est la chute. A force de fouiller dans ce qu'ils croient être le vide, la faille, ils coupent la tige. Leur reste à planter la chose morte dans des bibliothèques numériques, alphabétiquement ordonnés.
Voilà le réel solidifié, cloisonné, cheminant sur le linoléum d'une chambre bourgeoise. La littérature des littérateurs réduit la littérature, telle qu'une sauce à l'herbe chauffée au gaz, doucement. La littérature des littérateurs est cette façon de lire des romans, pour étendre par la fiction, les sols les séparant de la proposition de la littérature même : la substance. Un roman est une fleur parfaitement éclose ; la fiction, la tige ; un essai, sa racine. Pour reprendre Guénon, un roman est la quantité d'une qualité, la matière d'une forme, trouvée, poussée jusqu'à l'efflorescence depuis l'obscurité, la mater, le féminin symbolique de la littérature : l'essai, l'idée.
Aussitôt la littérature des littérateurs range-t-elle l'essai dans un genre politique ; elle lui rend le membre viril, au fond, qu'il n'a pas. Car Il est Elle. Pas de proposition politique dans un essai, mais la racine qui dans la nuit, attend les ferments de son germe. Ce germe qui est la nécessité romanesque. Les ferments peuvent être la politique. Mais la politique ne peut être le germe. La littérature des littérateurs confond ferments et germes, comme elle pourrait confondre gamètes et œuf.
C'est là affaire de glacis, de béton froid que la littérature des littérateurs, c'est là affaire de pierre, de briques réfractaires. Comprend-on le "génial" du roman et le "mais" de l'essai. L'étuve littéraire. Cette façon grave de neutraliser, de couper, de scier, de redresser, de linéariser. La littérature des littérateurs trace des lignes géométriques sérieuses, creuse des fosses par-dessus ces lignes, afin de perpétuer l'unique réel possible, leur réel, ce réel qui ne peut pas être la littérature. Voilà la littérature des littérateurs rangée au bord de leur chemin droit, ordonnée alphabétiquement, numériquement, cyprès si parfaitement similaires que la charge explosive de la sauvagerie romanesque est comprimée ; leur voie est faite, elle ne changera pas.
Cyprès de trottoir, arbre anti-pollution inscrit dans le béton même de la ville, dans sa culture : littérature des littérateurs.
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Rogaton
Dieu, le mystère, le secret sont la question que nous avons dissimulée sans y avoir jamais répondu. Hallucinant bond perpétré par l'histoire, d'un bond et d'un trou, aux délicates proportions d'un abîme, ciselés par le savoir, ce rogaton itératif de l'ignorance - les mystographes ont pris place, et nous, pauvres instinctifs, nous nous résolvons aux flabellations insipides d'un air raréfié de tribunal du temps courant quand la chronologie entière cahote et se tend vers le ceruléen de l'empyrée. Nous sommes assis sur la première pierre jetée comme un enfant qui attend dans un vide mnémonique que la petite soeur revienne le prendre avec le pain. Comme lui, nous passons notre temps à taper des pieds en silence et à nous curer le tarin ; toute notre science, tout notre art pour cette croûte !
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Sans-Mamet, extrait de la lettre aux éditeurs.
Tout roman a son existence propre par delà son auteur et ses lecteurs, et pour ainsi dire, il se « comporte » à part de la volonté, sous l’éclairage obombré du secret qu’il recèle en son cœur, tel chaque être vivant. Ainsi, il m’est fort malaisé d’exprimer la pleine destinée de ce roman, sans tutoyer les abîmes creusés par lui, par ses questionnements, dans mon expression littéraire. Je vais donc me contenter d’exprimer brièvement mon désir premier. Sans-Mamet a été voulu tragique – comme on veut un enfant, garçon ou fille, en son for intérieur, qui, lorsqu’advient sa naissance, reçoit l’amour à travers les sexes, un amour d’âme à âme – Sans-Mamet se veut donc une tragédie qui se déroule en Provence. Non pas là de visée régionaliste que pourrait trahir mon origine, pas non plus de référence aux grecs et à leur indépassable art de la tragédie : Sans-Mamet est un roman qui déroule sa trame en Provence, dans une Provence vide d’habitants et de désirs depuis une innommable catastrophe. Les hommes ont mystérieusement disparu de l’histoire de cette minuscule communauté ; tous sauf un : un adolescent né infirme, jumeau d’une sœur en parfaite santé. Sans-Mamet est le roman des femmes qui résistent encore, dans le drame du quotidien, à la poussée de la sauvagerie et du passé, et de son inavouable secret. Sans-Mamet est enfin le récit du manque et du vide ouverts par l’absence.
Paul Jullien
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Vallée close au concours Le 1/Editions du Sonneur
Cher Paul Jullien, Je me permets de vous écrire pour vous faire part de la décision du comité de lecture concernant votre participation au concours du premier roman du 1. Malheureusement, votre manuscrit n’a pas été retenu pour faire partie des finalistes. Il a néanmoins été lu, avec attention et enthousiasme, par plusieurs lecteurs qui nous ont fait part de votre engagement dans l’écriture ainsi que de votre originalité. Il se trouve que votre manuscrit a fait partie de notre sélection finale et a été défendu par l’un des lecteurs. Mais le concours étant ce qu’il est, il nous a fallu trancher et déterminer trois finalistes. Nous vous encourageons fermement à poursuivre votre écriture et à continuer à chercher un éditeur. Nous vous remercions de la confiance que vous nous avez témoignée en participant et sommes au regret de ne pouvoir accompagner votre manuscrit plus loin, malgré la grande qualité avec laquelle vous avez enrichi ce concours. Avec tous nos encouragements pour la suite, nous vous prions d’agréer l’expression de nos meilleurs salutations.
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Critique de Vallée close par Aléric de Gans, auteur de Bagarre !
Vallée close est un gros livre. Plus de 400 pages bien remplies, bien tassées. C'est dense comme le plomb mais ça fait comme le gris lumineux d'un ciel de printemps. Je l'ai lu, j'en suis malade. Il m'a cueilli à la sortie, dans les dernières pages. J'avais baissé ma garde. Comme tous les bons romans, le premier de Paul Jullien porte un monde, un univers entier, celui d'un homme retranché dans un esprit phobique et dégueulant de vitalité. C'est une expérience cosmique, pure et violente, pleine de couleurs et de douleurs. Couleurs et douleurs de la Provence surtout, cadre du récit autant que personnage. Paul Jullien est un peintre, un beau peintre, un Cézanne psychotique au visage de Christ. On dit de certains écrivains qu'ils sont des musiciens, qu'ils impriment un rythme à leurs phrases. Lui fait des toiles, de grandes toiles, immenses, avec des horizons vertigineux et des pâtés immondes en guise de terre. Serait-il un maître, alors ? On est en droit de le penser. Il faut voir son maniement de la langue, le flot de ses phrases, au carrefour d'une littérature exigeante et d'une philosophie mystique, diaphane et vaporeuse. Entre Avignon et Lyon, il nous jette dans le ventre d'un jeune homme de fin de race, pris dans la frénésie débile d'une époque qui crève, d'un monde qui change si vite qu'on devient fou ou qu'on reste à quai. Les repères se cassent la gueule, et la morale est rendue caduque par l'humanité nue. Ce jeune homme, ce personnage, c'est Aimé-Dieu Larpège, une espèce d'ange rédempteur à qui personne - ni Dieu ni les hommes - n'a rien demandé. Un être magnifique et insupportable. Un être humain, en somme. Vallée close est un grand livre, et je sais ce que je dis quand je le dis. Qu'il ne soit pas encore publié à l'heure où j'écris ces lignes n'a aucune signification quant à sa qualité. Il est grand, et ma lecture n'y est pour rien. C'est un roman pur, impressionnant, sans concession. L'éditeur qui le prendra sous son aile officielle ne s'y trompera pas. Il fera ce pour quoi il est fait : se mettre au service de la littérature, et non du commerce. Alors oui, il faut bien vivre, je sais, mais de temps en temps, un geste... Pour la beauté du désespoir. Bien-sûr, tout n'est pas parfait et l'ouvrage demande une relecture attentive et avisée. Il faut le nettoyer, en retirer les coquilles, peut-être réfléchir à en aérer la structure, la présentation. Quelques dialogues, également, sont en-dessous de la maîtrise parfaite du récit qui les entoure. Mais je crois fermement qu'il ne faut rien couper de Vallée close, absolument rien. L'essentiel ne doit pas bouger : le livre est grand en l'état. L'autorité, les banlieues, le pouvoir, l'adolescence, la drogue, la peinture, l'immigration, la littérature, la précarité, l'errance, la psychanalyse, les régionalismes, le christianisme, le nucléaire, l'humanité, le socialisme, la folie, la psychiatrie, sourdent de ces pages admirables de virtuosité. Virtuosité, retenez ce mot et plongez dans Vallée close. Car c'est un fleuve, bien entendu. Le Rhône ?
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Vallée close et Sans-Mamet
C'est un roman comme un espoir et ce bien avant même l'ouverture de sa première page (encore bien virtuelle quoiqu'espérée, et donc, déjà, matériellement acquise à la pensée) : débuté en 2009 sous les poussées hiémales d'un homme, son auteur, ce long texte de 450 pages (environ mais il aurait aussi pu en compter mille, un million et une infinité) est déjà une victoire sur le langage : l'auteur l'avoue sans peine, il a commencé sans savoir-faire et achève sans confiance, comme surpris par une nécessité à dire. Il n'a jamais lu autant qu'il n'a jamais écrit. Seul un perfectionnisme bateleur, qui s'incarne toujours chez ceux-qui-ne-savent-pas, met en branle une rage à lire et une méticulosité à apprendre. Dans la solitude pèse cette conscience lourde de ne pas savoir et de ne pas pouvoir, et ainsi ratures après ratures, gardant sur le coeur la moindre idée comme un bien précieux aussitôt balancée aux ordures, survient, vibratile, comme une espérance à dépasser et traverser les moqueries de ses proches, les attaques corrosives de celles et ceux, lecteurs, qui voient dans la création, soit les attributs d'une élite dont l'auteur n'est pas, soit les conditions mystiques d'un "talent" indépassable. Ainsi se filent les strates de l'ouvrage, strates historiques, strates littéraires, strates d'influences quand l'enfant-auteur découvre ces génies vitalistes que sont Bukowski, Miller, Giono, Lawrence tempérés par les frimas des chrétiens Bernanos, Bloy et Weil, amollis par la mélancolie d'un Fitzgerald et d'un Gracq. Ainsi sous le poids lourd du génie, veille une ressasse, ici ou là quelques bribes, quelques tons, qui prennent pour leur maîtrise des mois et des années, pour qu'en une révolution littéraire vécue comme un séisme, croulent les soleils fades de l'ancien face au neuf, et voilà l'auteur, fouillant à la mine, chef d'orchestre broyeur, schizophrénie cruciale achevant au fil des années, une phrase, un mot, une tournure, une reprise, ce qui semble être, çà ou là, un style, sans intention d'en être, quand la nécessité à dire prime sur toute idée de beau ou de laid. L'auteur ne sait pas ce qu'est la littérature et il ne veut pas savoir. Il ne le veut toujours pas. Cent fois, mille fois, la fatigue, l'abandon, et se faisant, l'absorption du caractère des personnes de son livre - plus que des personnages - qu'il faut aimer malgré leurs outrances tortionnaires, dans l'oubli de soi ; s'élèvent des "héros" brinquebalant et tordus comme des objets inusités, mais indispensables à la survie nerveuse, oui, la survie de leur auteur, enfoui profondément dans le sable et pondant, jour après jour, inlassablement, ce qui, inéluctablement sera détruit. Et tout s'achève ainsi. On a fini. C'est-à-dire que l'on a terminé de construire autant que de casser. La réussite est une équation soutenue par les échecs. C'est la fin. Et le retour du poids dans l'attente, les antiennes : on ne sait pas faire, on n'a jamais su, il nous faut nous écraser. Ce travail de cinq ans, acquis avec acharnement, oublie-le ! Tu n'es qu'un petit ! Tu n'as pas fait l'université ! Tes professeurs t'ont tous rappelé, jeune, ta confusion et la longueur de ces phrases, et ces adjectifs, et ce trop, ce trop d'un fleuve qui coule comme un Rhône, débit et débit, crache, crache à travers toi, ombre vide : tu ne vaux rien, ce livre ne mérite pas l'édition, ce livre ne mérite rien que l'eau noire dans lequel il a été fomenté, et à la première inondation, balance donc les pages... Ce livre, grosse masse blanche et sourde qui habite notre tiroir, exhale en quelques cris l'idée d'en feuilleter encore les pages, mais seule une peur pusillanime l'écrase, ce pauvre auteur, qui n'est plus rien qu'une absence, celle d'une réponse à son travail. De ce livre oublié ne reste rien. Rien. Même pas la mort. On tente bien de se redresser, mais l'on a trop donné et trop jeune. On a maigri, grossi. En soi, ne se digèrent jamais ces millions de phrases qui forment un tout, vivant là dans le tiroir, et qui n'a plus besoin de lui. Vomissures et nausées. Et puis la vie. La vie contre la peur, la vie contre ce vertige, tout petit au sommet de cette falaise de pages, granit de foi et grains de sable de ce qui a été perdu. Une dernière lecture, un an après. Mystère du temps qui file et qui fait fleurir ce qui n'a jamais été en son coeur, simple jardinier planteur de graines qui ne demandent ni notre eau, ni notre pisse quand, ivres, déchirés, on urinait sur la création. Tout ça est beau, croit-on, voit-on, lit-on, non parce-que c'est "littérairement" beau, mais car ça a jailli sans lui : des symboles, des liens comme des ponts dans la chronologie et le sens, concordances quasi-théologiques, longs rhizomes entremêlés, mots-lianes entre 2009 et 2014, qui comblent les abîmes et qui ont végétalisé le grand mur face à la mer asséchée des lecteurs qui ne vient pas. C'est émouvant quelques pétales, quelques sens cachés : le travail, écrit, bien ou mal, a été bien fait. Tu es tant descendu en toi, dans ta propre émotion, tu as remonté si haut le fleuve de l'angoisse, tu as soulevé sa masse et débordé le lit, pour créer sans volonté, les ruisseaux, les capillarités et sinuosités, tu as comblé l'oubli et l'absence. Tu n'as plus peur, tu peux sauter, tu ne risques rien que le trampoline de ce qui a été délivré, herbes hautes et verbes bien bas. C'est la joie du vol. Et ainsi va ce livre, d'un profond désespoir, d'une langue brisée socialement, jusqu'à l'émotion et la vie dans l'acceptation de la médiocrité et de la faiblesse. Espoir, oui, car ce livre dit à ce point ce que les malfaisants, les faibles, les médiocres sont capables, le faire dans les éboulis et au milieu des barrages de l'esprit, des modes, des cercles et des milieux. Espoir de la vitalité des électrons libres. Espoir, oui, cette page comme une falaise, un caillou du jurassique énorme qui réclame son eau, les frottements et l'amour anciens, l'auteur comme une première goutte, appelle les dizaines et les centaines, de son filet, ruisseau, étang, mer, océan. Océan. De l'eau et du sang contre la pierre, voilà la Vallée close. Paul Jullien
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