Questionnements artistiques et pas que, par Mathieu Huot
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Activer le désir
A Vincent Mignerot, scientifique, et Arnaud Pygmy Johnson, rockeur.
« Le plus urgent ne me paraît pas tant de défendre une culture dont l’existence n’a jamais sauvé un homme du souci de mieux vivre et d’avoir faim, que d’extraire de ce que l’on appelle la culture, des idées dont la force vivante est identique à celle de la faim. » (Antonin Artaud, Le Théâtre et son double)
« Ca répond à une envie, je savais même pas que je l’avais. » C’est cette phrase, dite par une spectatrice dans le groupe de spectateurs que j’animais le mois dernier à Avignon (1), qui pour moi concentre toute ma réflexion qu’a suscitée le très bel article de Vincent Mignerot.
Changement & désir Vincent y pose (pardon pour la paraphrase, qui prend le risque de l’approximation de sa pensée) que, lorsque l’être humain est suffisamment satisfait et jouit d’un certain confort, il préférera ne rien changer à sa situation (2) : je suis bien, alors pourquoi changer ? Le réflexe conservateur est toujours gagnant sur la prise de risque qu’implique le changement. Vincent se pose donc la question : qu’est-ce qui nous pousserait alors à changer (3) ? Et il en déduit que c’est toujours une évolution externe de situation où le réflexe de survie est en jeu. Et plus précisément, c’est une situation de compétition qui est en jeu : lutte pour l’acquisition de ressources limitées entre deux personnes, deux groupes, deux espèces, ressources sans lesquelles il y a danger de mort.
Conflit sur des enjeux de vie et de mort : si c’est pas du drame, je ne sais pas ce que c’est. Pas étonnant qu’un théâtreux comme moi s’intéresse à la question.
Je propose de ne pas se satisfaire de cette seule réponse sur la lutte pour la survie. Ni de la question d’ailleurs : qu’est-ce qui nous pousse à changer ? Parfois rien ne me pousse à changer, mais je change quand même, parce que tout m’y attire. Je change parce que j’ai envie, et pas parce que j’ai besoin. J’oppose à la notion de contrainte celle de désir, dont j’estime la force tout aussi… vitale, sinon même plus. Ce qui me permet au passage de rappeler qu’il y a plus dans la vie que la question de la survie. Et le désir en fait certainement partie.
Qu’on me pardonne la platitude avec laquelle j’exprime sans doute ma pensée, et que le scientifique ou l’érudit pourront balayer d’un revers de la main : je suis artiste plus qu’essayiste. Je crois aussi que dans les pensées les plus étonnamment simples se cache parfois une puissance injustement méprisée. Je m’y intéresse beaucoup. Ma pensée a donc une rigueur, plus intuitive (c’est-à-dire qu’elle fait appel au corps et aux sens), et qui prend sa source dans le secret de l’intime, toujours difficile à déceler.
Et c’est bien ce dont il s’agit : l’intime. Puisque le désir fait surgir de l’intime.
L’art, activateur de désir
Curieux mécanisme que le désir. Julie (j’ai changé les prénoms), une spectatrice, est une fan de spectacles d’humour. Elle arrive à notre stage le mois dernier à Avignon en nous disant : « J’ai envie de découvrir autre chose. » C’est l’intuition qui la guide, ou, pourrait-on dire, la curiosité. Je pressens quelque chose que je ne vois pas, que je n’ai pas encore rencontré. Je veux voir. Léa, une autre spectatrice, sort enchantée d’un spectacle : « On se reconnait tellement dans ce personnage. C’est nous, ça ! » C’est le réflexe conservateur ici qui est à l’oeuvre: j’identifie dans l’acteur du même, de l’identique. Je n’apprends peut-être rien, mais je suis conforté : je me sens moins seul. Maigre satisfaction, pour d’autres : « Si j’apprends ce que je sais déjà, je me fais chier. Moi, ça ne m’intéresse pas. » , me disait un ami rockeur. Je crois que c’est un enjeu des temps qui court, et je renvoie là-dessus au titre de mon dernier spectacle avec Haim Adri : La Ruée vers soi. Cette question du moi, c’est l’obsession de notre civilisation occidentale, mais avec une urgence nouvelle liée sans doute à l’individualisme que sous-tend notre modèle actuel de capitalisme néo-libéral et de ploutocratie libérale: on se rue chacun vers soi comme si c’était la nouvelle mine d’or à explorer, prenant pour modèle une poignée d’individus dominants ou influants censés être les plus « accomplis ».
C’est une troisième réaction qui m’intéresse le plus : Hortense sort de notre stage du spectateur à Avignon en réalisant que les spectacles qui lui ont le plus plu sont ceux pour lesquels « Ca répond à une envie, je savais même pas que je l’avais. » Ici c’est peut-être un désir autre qui l’a fait venir voir les spectacles (je doute en tout cas que ce soit une contrainte), mais finalement, par sérendipité, elle trouve autre chose. Un nouveau désir s’active. Une nouvelle zone de l’intime se dévoile, qu’elle sera libre de continuer à explorer par la suite.
Je souscris totalement à cette dernière réaction, et j’y vois la raison d’être même de l’art : un activateur de désir.
J’en reviens donc à la question de Vincent Mignerot : comment change-t-on ? Ma proposition : quand un nouveau désir apparaît. Et comment apparaît-il, alors? Par sérendipité : on cherche une chose, on en trouve une autre. Ou bien : par goût de l’inconnu, de l’inexploré. L’appel du vide, en quelque sorte. Le peintre a besoin de la toile blanche pour créer, le maçon, du terrain vierge pour construire. Un vide qu’il faut combler (la nature continue d’avoir horreur du vide) : combler l’ennui que la monotonie du confort induit insidieusement, combler l’anesthésie humaine du travailleur matérialiste, combler l’épuisement du dépressif… Le désir, force vitale. Ce n’est qu’une intuition, mais j’ai cette intuition très forte. Et, en tant qu’artiste, j’ai consacré ma vie au désir. (Je dis bien : désir, et pas : besoin, n’en déplaise à tous les économistes et au risque de me répéter. Pour l’économie, la vie se résume à la satisfaction de nos besoins en puisant dans des ressources plus ou moins rares. Je prétends que le désir est une ressource illimitée qui ne répond pas nécessairement à un besoin. Peut-être que le désir ne sert à rien, ne répond à aucune fonction, qu’il est gratuit, inutile: il est, c’est tout, et ça me va très bien comme ça.)
Désir & réalité Le risque, me dira-t-on, c’est alors de « prendre ses désirs pour des réalités ».
Je constate autour de moi beaucoup de gens qui ont en effet étouffé leurs désirs au nom d’un principe de réalité, qu’ils résument effectivement par ce genre de maximes. Et j’en vois un nombre hallucinant qui finissent en dépression, burn-out, etc. Et en même temps, force est de constater que, par exemple, on ne vit pas de théâtre et d’eau fraîche. Je constate aussi autour de moi beaucoup de gens qui finissent, usés, par renoncer à leur désir de faire du théâtre professionnellement, rattrapés par les impitoyables moulins à vent de la réalité matérielle (entendez : financière) qu’ils ont tenté de combattre pendant des années.
Comment faire, si le désir, qui par définition est une projection, est incompatible avec la réalité pragmatique ?
Le scientifique développe une rigueur et une exigence qui lui servent de garde-fou en posant un postulat, à partir duquel il formule une hypothèse puis la confronte par l’expérience à la réalité, et tire les conclusions de cette expérience, qui soit confirme l’hypothèse, soit l’infirme et exigent de formuler une nouvelle hypothèse. Je prétends avoir une rigueur équivalente, par une confrontation à l’expérience sous le paradigme désir/plaisir : j’ai envie, j’essaie, je vois si effectivement ça me plait suffisamment, sinon je change d’expérience. Je mesure l’expérience non pas à l’aune du désir qui l’a initiée, mais du plaisir que j’y ai pris. Plus le plaisir est fort, plus mon désir se réactive et même s’augmente : « On continue, j’ai envie. » Plus il diminue, plus mon envie s’étiole : « J’arrête, je n’ai plus envie. » Avec cette nuance complexe que le plaisir n’est pas forcément immédiat - il peut-être même d’autant plus intense qu’il prend son temps : plus c’est long, plus c’est bon. On peut aimer des choses qu’on a commencé par détester, et les aimer d’autant plus. Alors on peut prendre ses désirs avec la réalité, sans avoir à choisir entre les deux. Alors on peut changer sans automatiquement passer par la contrainte, la peur, la survie. Alors la mise en danger devient un plaisir. Et je prétends que ce processus de changement par désir et plaisir ne sera pas moins puissant ni moins durable que par contrainte et enjeux de survie. Fin du mythe de l’artiste maudit, qui doit être acculé pour bien créer. Fin du mythe du survivor, héros des temps modernes à l’américaine obsédé par la survie et qui veut sauver le monde. Fin du besoin d’une catastrophe apocalyptique pour avoir envie de se bouger le cul. Fin de la crise de confiance. Fin du théâtre, et de toute forme de représentation (par exemple médiatique) qui se nourrirait d’un conflit dont on fait monter les enjeux jusqu’au danger de mort. Voilà ce que je cherche : un théâtre du plaisir et du désir. Respire, pète un coup, écoute un peu plus ce qui te fait envie et ce qui te fait plaisir, ça ira mieux.
Ca ne résoudra pas, comme dit Artaud, le problème de la faim, mais en ça en résoudra d’autres. C’est peut-être pas la survie, mais la vie, sans aucun doute, et dans toute sa force.
Alors, activons les désirs !
Photo 1 : Monstres Humains, 2011. Crédit photo : Fabien Gardin Photo 2 : La Ruée vers soi, 2017. Crédit photo : Louis Develay Photo 3 : La Bête Humaine, 2013. Crédit photo : Clémentine Poquet
(1) Parcours d’accompagnement critique du spectateur au Festival d’Avignon, organisé par la Plateforme de la création franco-allemande: http://www.plateforme-plattform.org/wp-content/uploads/2017/02/Avignon-2017-FR.pdf (2) Son analyse s’inscrit dans une réflexion écologique, mais pas que. (3) En l’occurrence, face à un risque climatique avéré.
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Notes en répétition de “La Ruée vers soi”
(Pour la première fois je teste la prise de note en dictée, en l’occurrence dans les transports en commun. Du coup écrire peut se faire dans le mouvement, dans un temps entre-deux, et je suis curieux de voir où ça peut me mener.)
Ou bien c'est la peur de manquer qui nous anime et on serait amenés à capitaliser des provisions de blé pour pas en manquer des provisions d'amour et du mariage et des enfants et de l'héritage pour ne pas manquer d'amour des provisions de liens et finalement ce qui nous aurait conduit à la ruée vers soi c'est cette idée de se suffire à soi-même pour n'être jamais en situation de manque situation évidemment illusoire que de se suffire à soi-même être indépendant et le mythe de l'indépendance (je suis les 2 pieds dedans) serait une tentative de ne jamais se trouver en manque de drogue d'amour d'argent de blé en manque matériel ou immatériel de ne jamais se retrouver à demander quoi que ce soit à qui que ce soit se suffire à soi-même alors la ruée vers soi viendrait de manière à ne jamais être en manque mais si on va au bout de la ruée vers soi on trouve toujours ce creux ce manque (de l'autre, d'amour etc) la solution serait donc de s'habituer au manque au creux à l'absence serait-ce à la mort de l'autre pas sûr apprendre à vivre avec à l'accepter ou du moins accepter son éventualité sans que ce soit un drame mais je ne sais pas si c'est possible en tout cas ca rendrait terriblement fragile vulnérable mais ça ma bonne dame oh lala de toute façon hein
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Et le 2e volet de ma restitution de la session “La Photo, partenaire actif”
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Et du coup je retomber sur ces vidéos que j’avais faites en restitution de la session de recherche du collectif Open Source “la Photographie, partenaire actif sur le plateau”
En fait il faudrait que je les regarde régulièrement, ces vidéos. Je l’avais oubliée. Je redécouvre mes pensées avec un certain plaisir. Je raccroche les wagons. Comme des objets qui m’accompagnent dans le temps. Ce que ce blog tente d’être, d’ailleurs.
J’ai toujours tendance à croire qu’une fois que c’est écrit (avec des mots, de la lumière ou de la mise en scène, c’est pareil) c’est derrière moi; d’une certaine manière, c’est mort.
Certes. Mais c’est aussi l’occasion d’y revenir. Sophie Perez dit que ses spectacles, c’est le cadeau qu’ils se font à eux-mêmes des spectacles qu’ils auraient envie de voir et qu’ils ne voient pas ailleurs. Peut-être que c’est vrai de tout ce qu’on écrit. En tout cas une exigence à garder en tête. Et qui du coup ouvre la possibilité d’y retourner sans cesse (ne serait-ce, pour les mises en scènes, forcément éphémères, que par la mémoire). Des compagnons de route, en quelque sorte.
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Et la dernière vidéo de restitution de la session de recherche du collectif Open Source “Andy Warhol / Collectif de création”
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Autre bout de restitution de la session Open Source “Andy Warhol / collectif de création”
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Pourquoi créer en collectif?
Vidéo de restitution de la session de recherche du collectif Open Source
“Andy Warhol / Le collectif de création”
session dirigée par Gaston Dubois et Fabien Gardin à Anis Gras, Arcueil, nov 2016.
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Quand soudain, je tombe sur cette phrase de Jean Genet : “Tant de fragilité est une agression qui exige une répression.” (Un Captif Amoureux, Gallimard, 1986)
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Mon assurance & la place du spectateur
Je reçois hier un e-mail de mon assurance qui me propose de voter.
Mon assurance se déclare “assureur militant”, sur un principe mutualiste. Je peux élire chaque année un comité qui me représentera dans les prises de décisions à haut niveau.
Je découvre en cliquant sur le lien dans l’email qu’il n’y a qu’une seule liste. Et que cette liste est proposée par le conseil d’administration, organe décisionnel du groupe. Pour voter, j’ai le choix entre voter pour la liste choisie par les dirigeants, voter blanc ou ne pas voter du tout. J’ai bien ri. Parodie de démocratie. Reflet d’une époque.
Mais sous ma douche ce matin, en y réfléchissant, le théâtre n’échappe pas à cette époque. Bien souvent je vais voir (ou je fais) un spectacle d’un artiste (ou un groupe d’artistes) qui nous donne son regard, son point de vue, son interprétation, et je n’ai pas d’autre choix en tant que spectateur que d’être pour, contre (mais avec l’obligation de se taire pendant le spectacle) ou de ne pas y aller. Comme mon assureur militant : vote pour, vote blanc, ou ne viens pas.
Ca rejoint des conversations que j’ai beaucoup dans ma collaboration avec le chorégraphe Haïm Adri. Haim cherche à donner un endroit “où le spectateur peut mordre”: il s’expose. Je crois que je cherche un endroit où nos points de vue peuvent se construire ensemble: Haïm, moi, les autres artistes impliqués sur le projet, et les spectateurs, que je ne connais pas à l’avance (toute la difficulté étant de faire de la place à quelqu’un sans savoir qui il est ni à combien il viendra). De manière à ne pas être le premier en fonction de qui les autres se positionnent, et qui oriente tout, mais pour préserver la plus grande part possible à la diversité, au doute, à l’inconnu.
Il ne s’agit pas tant pour moi de faire une proposition (qui serait validée ou non par le vote du public) mais de créer les conditions d’une expérience. Sur laquelle on pourra revenir après-coup, qui puisse nous accompagner par la suite. Et une expérience qui soit à la fois collective et personnelle.
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