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New-York : Christmas Carol
Pour débuter un voyage, autant commencer avec une voyageuse : ma grande tante Thérèse. Je ne l’ai jamais vu comme la “tatie cool” globe trotteuse ; au contraire, plutôt réservée et distante, Thérèse a toujours su me fasciner. Je ne l’ai vu que quelques fois lors de mes plus jeunes années pour les fêtes de noël. De nature silencieuse et observatrice, elle savait faire parler mon père qui voyait en elle un modèle que sa nièce pour ne pas dire ma mère aurait dû suivre.
Thérèse a commencé en tant que vendeuse de jouets dans un centre commercial pour ensuite devenir une grande photographe pour le New-York Times jusqu’à ce que Life voit en elle un renouveau de la photographie naturaliste. Elle ne se préoccupait pas des fonctions documentaires de la photographie, elle transformait des détails en évènements. D’après les albums que mon père réclamaient sans cesse à ma mère, Thérèse était belle. souriante, timide, et étrangement joueuse.
Elle est la première personne à qui j’ai souhaité rendre visite pour une raison simple : j’avais besoin d’être rassuré. Persuadé que c’était la meilleure chose à faire, mes mains tremblantes me soufflaient qu’il était peut-être préférable d’attendre, voire d’abandonner. Je pensais que ma belle tante saurait me redonner confiance. J’avais prévu de rester avec elle au moins jusqu’aux fêtes histoire de ne pas la laisser seule ; son âge ne lui permettait plus de voyager autant qu’avant (elle approchait des 90 ans) et cela faisait au moins 5 ans que l’on ne s’était pas vu.
A Peine arrivé à New-York, elle m’emmena en compagnie de ma valise dans un restaurant bas de gamme du Bronx o�� ils faisaient selon elle les meilleures épaules d’agneaux de la côte est. Je dois avouer que je ne m’attendais pas à cela de la part d’une femme de son standing. Toujours en tailleur, parfaitement peignée et parfumée. Son parfum justement, voilà sa grande qualité. Le jasmin prolongeait sa fragilité et sa grâce tandis que ces notes de fleur d’oranger concrétisaient olfactivement ses désirs d’aventures sans omettre son sens du glamour. Heureuse mais anxieuse, elle m’annonçait que l’on passerait Noël chez elle et le nouvel an dans un bar où travaille un de ses vieux amis.
Après un repas qui aurait mérité d’avoir pour bourreaux deux catcheurs sortant du ring, elle m’amena chez elle. Un appartement bien assez grand pour abriter au moins une petite famille et décoré avec goût. Bien que le mobilier soit assez classique, son aura d’artiste avait imbibé les meubles d’une certaine modernité.
La vie chez elle avait beau être confortable je n’y étais que pour dormir, et y restais pour les petits déjeuners en compagnie de Thérèse. Ils me permettaient d’être conseillé quant aux déroulés de mes journées. Je ne faisais que visiter tout ce que mes pieds ainsi que mon portefeuille me laissaient voir. Thérèse m’accompagnait pour à peu près une visite par jour. Parfois le temps de voir un monument, d’autre fois pour un musée où je ne sais quelle autre activité touristique. Il lui arrivait de me prendre en photo mais elle ne semblait jamais très à l’aise lorsqu’elle le faisait. Même si la différence d’âge entre elle et moi était assez importante, la discussion était facile. Nous pouvions parler de cinéma, de chanteurs morts ou des prochaines étapes de mon voyage en rigolant, et ce sans que les années nous séparant ne pointent du doigt les écarts entre nos visions respectives du monde.
Puis nous fêtâmes Noël au début de ma deuxième semaine. Alors que nous n’étions que tous les deux autour d’une magnifique dinde farcie par les soins de ma chère grand-tante, cette dernière me parut plus éteinte qu’à son habitude. Une sorte de joyeuse mélancolie s’empara d’elle, ce qui eut pour résultat une larme souriante. Et c’est là, suite à ma demande d’explication quant à cette larme qu’elle m’avoua pour Carol Aird.
Thérèse commença par me la décrire comme une icône. Elle aurait pu sortir tout droit d’un magazine de mode ou bien d’une photographie de Saul Leiter. Blonde avec une coiffure rappelant Grace Kelly, une beauté assez austère que ces sourires si confiants parvenaient sans mal à réchauffer. Souvent vêtue de fourrures somptueuses, son allure comme son visage forçaient à un certain respect et une admiration quant à elle plus que certaine au premier abord. Pour finir un regard opaque dans lequel il n’était pas chose facile de plonger mais qui rendait compte d’une femme finalement aussi facile à déchirer que le papier glacé dont elle semblait provenir.
Cette vulnérabilité n’avait pas été sans toucher Thérèse. Les signes étaient pourtant là. Rien que leur rencontre avait eu lieu sur son lieu de travail de l’époque : le rayon jouet. Au milieu de toutes ces belles poupées, Carol Aird serait apparue comme si elle avait pris vie l’instant d’avant me dit ma grand-tante. Malgré son élégance naturelle et sa prestance, Mme Aird était perdue, comme si c’était la première fois qu’elle touchait au monde réelle. Ce premier contact si intimidant pour la femme chez qui je vivais alors me paraissait teintée de conte de fées tant ses mots m’évoquaient des images aux couleurs belles mais timides. Ces gants que Carol aurait oublié sur le comptoir, après lui avoir demandé conseil sur les cadeaux de Noël de sa fille, s’offraient à Thérèse comme une invitation à lui tenir la main dans ce monde qu’elle semblait capable de dominer mais qui la faisait passer pour une étrangère. Sur le moment, elle ne pouvait s’empêcher de penser que cet accessoire l’amènerait peut-être à revenir vers elle.
A la fin de la journée, elle envoya cette paire de gants à l’adresse de livraison que Carol lui avait laissé plus tôt pour la livraison. Carol la rappela pour la remercier et l’invita au restaurant.
Les deux femmes s’étant admirablement bien entendues à ce restaurant. Pas plus de deux rendez-vous et plus tard, elles décidèrent de se tenir mutuellement compagnie pour Noël ainsi que le nouvel an en partant prendre l’air en direction de Chicago. Si ma tante l’avait préféré à son petit ami de l’époque, Carol s’était vue retirer sa fille à cause de son ex-mari qui ne supportait pas de la voir heureuse sans lui ; il était la définition même du mâle bêta (oui, bêta c’est ça). Elle me raconta à ce propos cette fois où, tandis qu’elle jouait du piano chez Carol, un premier rapprochement qu’elle n’osait attendre arriva par le biais d’une main sur son épaule. D’abord une main dont la puissance révélatrice était si lourde à porter qu’elle semblait la briser comme le soulignait l’arrêt quasi-immédiat et court de la musique, puis finalement une main si sincère qu’elle en devenait un appui l’incitant à désancrer ses doigts du clavier et se remettre à jouer avec plus de légèreté. Ce si beau moment fut brusquement interrompu par l’arrivée de Harge Aird qui n'avait par l’air d’apprécier l’idée de voir deux femmes autour de sa fille. Il emporta celle-ci avec tant de violence que la vérité qui émanait de cette récente rencontre tactile s’estompa assez rapidement pour presque faire regretter Carol et douter Thérèse.
Thérèse me raconta donc son périple, mais elle dû m’avouer qu’elle n’avait quasiment aucun souvenir de Chicago à cause des nombreuses années qui s’étaient écoulées depuis. Je l’ai cru quelques instants, mais ses descriptions des chambres de motel et de tous ces moments qu’elles y ont passé m’ont fait comprendre que même s’il ne s’était écoulé que quelques jours depuis, elle n’aurait pas pu m’en dire davantage. Ses yeux étaient focalisés sur Carol. Elle parlait bien trop aisément de ces petits moments où elles se maquillaient, se coiffaient, mangeaient, pour me faire croire que sa mémoire se détériorait.
Au fil de son récit je me figurais progressivement les étapes de voyage comme des pauses, des respirations, des endroits où elles étaient à l’abri d’une société dans laquelle il est mal vu qu’une mère élève son enfant si un mari n’est pas à ses côté, et où une femme n’a pas d’excuse valable lorsqu’elle refuse l’opportunité de se marier ou de partir à un endroit que tout le monde se doit d’aimer comme l’Europe. Par ce déplacement, elles s’isolaient de l’image bien figée que renvoyait leur relation à New-York. Toutes ces étapes symbolisaient donc une avancée vers leur propre acceptation. Chaque motel les rapprochait. Elles commencèrent par dormir dans la même chambre où elles profitaient des parfums l’une de l’autre, Thérèse m’en parlait en insistant sur ce vinyle qu’elles écoutaient en boucle de manière à ne pas avoir à subir la fin de cette nuit trop tôt et pouvoir continuer à jouer avec la tentation de l’embrasser à chaque fois qu’elles se sentaient.
Puis vint cette nuit où “la main de Carol arriva encore sur mon épaule” me dit Thérèse. Elle pleurait en me décrivant le poids de cette main. La détermination de Carol était si palpable que sa main faisait le poids de son désir. Elle l’amena sur le lit pour y vivre leur première nuit.
Confuse, Thérèse tenta de me raconter succinctement toute la tristesse qu’elle ressentit lorsque Carol disparu après avoir découvert qu’Harge la faisait suivre par un détective privé. Il lui avait donné pour mission de réunir assez de preuves de son inaptitude à élever leur fille seule. Plus encore que cette soudaine séparation, Thérèse s’en voulait d’avoir laissé s’établir une telle relation qu’elle savait vouée à l’échec pour une telle époque et dangereuse pour la vie de famille de Carol. Ces quelques jours d’oubli où elles s’étaient enfermées à l’extérieur des règles sociales leur avaient valu d’oublier que le monde qu’elles pensaient avoir fuit continuait d’exister.
Il lui fallu du temps pour s’en remettre mais c’est aussi à ce moment qu’elle donna sa démission au centre commercial pour officier au New-York Times en tant que photographe. Et bien des mois plus tard Carol réussit à reprendre contact avec elle. Elles se retrouvèrent donc dans un bar-restaurant aussi chic que ceux qu'elle avait coutume de fréquenter. Mais cette fois, Thérèse était différente, elle était plus mûre, habillée avec élégance, coiffée avec soin. Elle venait pour savoir ce que Carol pouvait bien lui vouloir après l’avoir tant fait attendre. Carol lui annonça qu’elle venait d’acheter un appartement en ville et qu’elle désirait y vivre avec elle. Thérèse me raconta qu’au moment où elle refusa son offre les mots sortaient sans consultation au préalable, tout lui venait naturellement avec une sorte de colère pudique. Pourtant, après que le hasard décida de les séparer via l’arrivée d’un ami de Thérèse au même bar qui l’invita à sortir, la sortie de table de Carol se fit. Elle la résuma par ces mots : “Carol reposa sa main sur mon épaule et elle repartit”. Pour une fois, la sensation d’être la fondation de leur relation l’envahit. On lui demandait son avis, elle avait le choix. Cette main était l’aveu de la détresse affective dans laquelle se trouvait Carol en plus d’un encouragement pour Thérèse de continuer à prétendre au bonheur. Ce geste si perturbant avait même entravé sa vision. Les gouttes d’eau qui perlaient sur la vitre du taxi se transformaient en une sorte de poussière d’étoiles à la vue des couples qui marchaient dans les rues, l’appartement de la soirée baignait dans des couleurs sans vie, le vert hideux des murs dégoulinait sur les peaux des invités,…
Après une soirée passée à ressasser ces quelques idées murmurées par la main de Carol, Thérèse finit par rejoindre Carol au restaurant. Les jambes chancelantes, elle obtint l’attention de Carol, un sourire et “tout était dit”.
Ma tante sait raconter les histoires. J’ai fini en larmes avec elle par la sincérité avec laquelle ses phrases teintaient mon for intérieur d’espoir. Le plus impressionnant dans cette histoire à priori si tendre était finalement la radicalité avec laquelle elles se souciaient toutes deux de leur relation et non de l’idée de l’homosexualité. Je lui ai posé une centaine de questions sur la suite de leur relation, mais sa nature évasive reprit le pas. Elle m’avait laissé entendre qu’elle n’a finalement jamais habité avec elle mais qu’elle ne l’a jamais quitté après ce jour.
Au final, Thérèse m’a bien confirmé que peu importe la destination, seul le déplacement importe réellement. D’ailleurs, aucun besoin de chemins trop sinueux pour en faire un voyage extraordinaire. Dans leur cas, l’exode s’est effectuée de manière particulièrement sobre. Deux femmes et une voiture ont suffi à rendre l’expédition extraordinaire. C’est ce mouvement qui a attisé leur passion, qui a concrétisé leur idylle. Il est certain que le mien ouvrira le champ des possibles. J’espère juste le vivre avec autant d’authenticité que le leur. Ne pas partir pour rédiger mon guide du routard mais bien pour profiter des mêmes vertus révélatrices que celles dont ont bénéficié ma tante Thérèse et sa défunte amoureuse Carol. Mon droit au bonheur est bien réel, elles me l’ont prouvé.
Carol (2016), réalisé par Todd Haynes. Avec Rooney Mara et Cate Blanchett. Directeur de la photographie : Edward Lachman.
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Je suis cloué aux abords de Pigalle ; chercher et guetter un travail qui pourrait finir par ne jamais être le mien m’a donné l’envie de voyager. Plus que ça, l’envie de retrouver entre deux tournages ceux qui m’ont fait grandir, ceux qui ont su m’en empêcher, ceux qui ont entretenus mes rêves, ceux avec qui j’ai partagé mes plus grands fous rires, ceux qui m’ont fait pleurer, ceux qui m’ont rendu amoureux et ceux qui m’ont brisé le cœur. Bons ou mauvais, ce sont eux qui m’ont initié à la vie que je mène aujourd’hui et je me dois bien d’aller les remercier...
Aller aux nouvelles, se remémorer quelques bons moments et, qui sait, aller se pinter la face ensemble une nouvelle fois en attente de nouvelles histoires à raconter lors des parties de belote endiablées chez la belle-famille. Il y a les vieux copains d’école avec qui j’ai fait les quatre cent coups, pour ne pas dire mes “partners in crime”, mes premières petites amoureuses, mes vieux oncles d’Amérique, et tant d’autres...
Partir plutôt que rester à regarder la haine grandir au sein de ces cercles bourgeois patientant avant la venue d’un petit nouveau histoire de renouveler le crachoir. Je me dois de préserver ce qui a fait mon amour des images et des histoires. Ils ne seront peut-être pas tous aussi heureux de me voir les uns que les autres, mais après tout je m’en fiche. J’y vais avant tout pour moi. Même si c’est bien beau de se donner bonne conscience en rendant visite à mes chers grand parents, qu’ils se nomment Orson Wells ou Lars Von Trier, j’arrive à un moment où il faut savoir s’écouter.
Pour être sûr de ne rien manquer de mes aventures et pouvoir y revenir, j’ai décidé de tenir ce carnet de voyage. Avec un peu de chance il parviendra à rendre compte de comment j’ai découvert le goût de la myrtille à la lumière de quelques récits et instants de folie.
Lulu.
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