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N'oublie pas de sortir les oiseaux quand la tristesse est grande | Prologue
Une grotte, invisible depuis la terre, apparaîtrait seulement à de rares élus, dont les noms ont été oubliés, mais qui ne devaient pas être très importants. À l’intérieur une porte scellée par une énigme, que seules ces personnes seraient aptes à résoudre, garderaitun trésor d’une immense valeur offert par les dieux il y a des années, en récompense de leur fidélité et leur apparente générosité. On dit en effet qu’ils avaient accompli maintes prouesses alors que la guerre faisait rage, car la guerre, comme partout, était venuesemer ses peines, d’abord petites, puis grandes. D’abord au nord, puis au sud, puis la géographie avait fini par neplus compter,car elle s’immisçait partout. Un jour elle avait finipar les toucher eux aussi, car on dit encore que leursrichesses sont aujourd’hui perdues : ainsi finissent les choses que l’on offre aux hommes qui se croient trop forts pour les garder ! Cupides, égoïstes, voilà ce qu’ils étaient ! La guerre les avait peut-être transformés, et d’humain il ne leur restait plus rien : ce n’étaient que des vautours qui attendaient toujours d’en avoir plus– et c’est pourquoi les dieux leur fermèrent à eux aussi les portes de leur refuge doré.
Après cela, on n’entendit plus parler du trésor de Nomville, ce village maltraité par les écueils, dominé par un phare.
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Nomville. Les villageois racontent que, de nuit, le chant des marins appelés par l’océan s’élève des abysses, et que celui des femmes disparues les jours de pluie, porté par le vent, hante les rues principales du village.
Il fait tout le temps gris. Le soleil a oublié de passer par là bas, même pendant les vacances c'est la pluie qui, en remplaçante émérite, fait les intérims. À un kilomètre et demi, le phare se dresse. Il surplombe les écueils contre lesquels se brisent les vagues. Les soirs de tempête, entends toi aussi les prières aux dieux qu’ils lancent tous dans un dernier espoir, alors que le gémissement des lames, qui viennent déferler jusqu'aux seuils des maisons, retentit comme un tocsin. Vois toi aussi comment leurs doigts craquelés par des années à travailler la terre s'entrechoquent, et la peur dans leurs yeux. Nous, nous savons, combien il est difficile de trouver le courage ces soirs-là.
Apprends, toi aussi, ce qu’est le chaos.
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Seth | 1. La Nouvelle-Orléans
Elle avait une peau plus noire que la mienne, ou peut-être était-elle dorée – cela dépendait de comment on la regardait. Ses cheveux étaient plus crépus également, et ses mains plus fines. Ce que j’aimais c’était ses ongles, jamais de la même longueur, et ses paumes abîmées, ainsi que la longue cicatrice qui courait le long de son index gauche. Une route pas vraiment droite, d'ailleurs, ni spécialement courbée, qui suivait le relief de ses phalanges rebondies. Elle allait jusqu’à son poignet en traversant le mont de Vénus, et s’évanouissait lentement, de plus en plus petite. Elle ne m’avait jamais vraiment raconté comment elle se l’était faite mais elle la connaissait si bien que je les soupçonnais d’avoir grandi ensemble depuis toujours. Parfois, lorsqu’elle s’asseyait dans ce fauteuil aux motifs qu’elle considérait très laids, elle suivait en fermant les yeux cette ligne ancrée en elle du bout de son index droit. Après cela, elle prenait sa pipe et laissait d’épaisses volutes embaumer le salon.
Elle avait le droit de faire cela car c’était son salon : elle y avait élu domicile depuis des années, il était devenu son refuge lorsqu’elle n’était nulle part ailleurs dans la maison. Sans doute car dans toutes les autres pièces elle avait du travail. Elle détestait particulièrement la cuisine, mais depuis qu’on avait installé un poste radio, elle y passait volontiers plus de temps. Je l’observais pendant qu’elle préparait les repas. Son tablier était noué autour de sa taille, mais le cordon était trop long et elle faisait toujours deux tours pour que ça la serre bien. Elle chantait Nina Simone de sa voix profonde et grave – en fait, elle devenait Nina. Non, en réalité, elle devenait toutes les chanteuses de la radio qui osaient venir dans notre cuisine.
Un jour, je fus surpris lorsque je remarquais pour la première fois qu’au lieu de faire deux tours autour de sa taille, elle en avait fait juste un seul, mais qu’il restait toujours la même longueur de fil à l’arrivée. Je vis qu’elle avait brusquement grossi et la sermonnait pour sa gourmandise : elle aurait pu partager avec moi. Elle l’avait toujours fait, me laissait lécher les plats et me demandait souvent mon avis sur ce qu’elle avait préparé, mais je l’admirais tant et même si elle cuisinait les horribles choux de Bruxelles, je lui disais que c’était très bon en hochant la tête d’un air entendu. Alors quand je vis qu’elle avait un gros ventre et que je découvris, dans la même journée, la pénurie de chocolat et d’œufs, ainsi que de farine, je fus très en colère et décidai de ne plus l’assister. De toute façon, j’avais déjà bien à faire à l’école que j’avais commencée cette année.
Ce soir-là, ma mère le passa à l’hôpital et je la passais chez la voisine. Ma voisine était étrange : elle n’avait pas une peau foncée, bien que nous soyons tous les deux nés à la Nouvelle-Orléans et que son compagnon était comme moi. Je n’avais pas d’explication logique à sa différence–c’était la première fois que rencontrais une personne atteinte de cette anomalie– mais elle avait un sourire charmant et une voix rassurante. Cela m’avait réconforté à son sujet: sa différence ne semblait pas l’importuner. Plus tard je vis que d’autres personnes avaient la peau claire comme la sienne, et je cessais complètement de m’inquiéter pour elle : elle n’était pas la seule à avoir ce problème. Je ne savais pas qu’un jour j’allais apprendre que finalement, c’était plutôt avoir la peau noire qui était un problème, et que cela me peinerait beaucoup. Pourtant j’avais plein d’indices, même si j’avais encore rien vu. Longtemps j’ai essayé de ne pas le voir, comme mon père l’avait fait. Il faut que je vous parle de mon père. Il était presque l’inverse de ma mère. En fait ils n’avaient pas grand chose en commun si ce n’est la musique et leur amour. Mon père était grand. Trop grand, même. Même ma mère qui n’était pas petite semblait minuscule dans ses bras. J’aimais beaucoup regarder le dos de mon père se courber pour passer les portes, et le sourire désolé qu'il avait après, lorsqu’il se relevait. Jusqu’à ce que son dos se courbe sans plus se redresser. Cependant cela m’arrangeait car ses joues étaient ainsi moins hautes et moi qui était encore très petit, j’avais moins de mal à les embrasser. Ma mère aussi, ça l’arrangeait, même si il se baissait toujours si c’était pour l'embrasser. Il la prenait ensuite dans ses bras et ils dansaient en silence au milieu du salon. Cela arrivait souvent, mais c’est lorsque qu’un jour il la regarda plus longuement que d’habitude, puis qu’il la baisa sur le front que je compris qu’il était amoureux d’elle. Moi aussi j’étais amoureux d’elle. J’avais trois ans et la femme que j’aimais s’appelait Maman.
Je m’étais endormi depuis longtemps quand la voisine me réveilla en me disant que mon père était là. Il me prit dans ses bras et de sa voix grave et envoûtante il remercia Nora, car c’était ainsi qu’elle s’appelait, et nous rentrâmes. Je ne me souviens pas de tout, mais je crois qu’il m’avait dit sur le chemin :
— “ Tu dors pas hein, oh, eh, Seth. T’endors pas. Maman et moi avons une surprise pour toi. ”
Puis il s’était muni de son sourire mystérieux (celui qui avait séduit ma mère, du moins c’est ce que je voulais croire), et était resté muet. Le trajet n’était pas long mais il me parut l’être plus que d’habitude. Mais c’est peut-être parce que j’étais pressé de savoir quel cadeau ils m’avaient fait. Elle était couchée dans le lit aux draps blancs qui faisaient ressortir sa peau noire, ou dorée, je ne me rappelle plus comment je la regardais ce soir-là. Je fixais l’être minuscule dont la tête était posée sur son sein et qui en avait la même forme. Elle nous sourit, à mon père et à moi, et elle dit simplement:
— “ C’est Ray. ”
Je lui avais demandé si je pouvais le regarder de plus près et elle avait dit oui. Mon père s’était assis et m’avait expliqué que désormais j’avais un frère sur lequel il allait falloir veiller, car c’était un être minuscule qui ne connaissait encore rien. Je me disais que tout devait être minuscule et sans connaissances pour mon père qui était immense et savait tout. Mais sur le moment je ne l’ai pas dit, car justement, je n’avais pas assez de mots pour exprimer un concept aussi complexe. À la place, j’ai fixé mon frère. Il nous ressemblait à tous les trois, mais il n’était semblable qu’à lui-même. J’étais rassuré qu’il ait la peau noire car je n’aurais pas su lui expliquer, plus tard, pourquoi il aurait eu une peau blanche. Il était vrai qu’il était tout petit dans les bras de Maman et je me demandais s’il allait lui aussi tomber amoureux d’elle comme mon père et moi.
Je dis son prénom : “ Ray. ” et ma mère précisa qu’il se nommait en réalité Raymond mais qu’on n’allait jamais l’appeler comme cela et qu’il serait toujours “ Ray ”. Ce à quoi je m’interrogeais sur l’utilité de l’appeler Raymond si on ne le désignait jamais ainsi. Je n’eus pas le temps de le demander à mes parents car mon père m’emmena me coucher et j’oubliais vite mes questionnements sous ma couette. Le sommeil était en train de me gagner lorsque j’entendis des pleurs s’élever de l’autre côté de la cloison. Alarmé, je voulus me lever pour aller voir la source de ce son, mais hors de mon lit il faisait froid et j’étais fatigué. Je mis donc ce nouveau mystère de côté et laissa mon imagination trouver une réponse.
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Seth | 0. New York
Je fixe le mur blanc devant moi. Cela fait trois heures que je le regarde, depuis que nous sommes revenus du déjeuner. J’ai remarqué de la poussière incrustée dans les griffures laissées par les précédents occupants. Un trou qui laisse passer les insectes. Le dégât des eaux qui a sali la paroi. Mais la cloison est toujours blanche – je crois qu'en fait je ne vois plus bien la différence. Mes genoux se sont creusés et ma peau s'est rougie à force de supporter le poids de mes coudes – mes jambes ankylosées, je ne les sens plus depuis une heure. Sous mes cuisses, la bordure métallique du lit me blesse un peu. Je devrais demander à changer le matelas, je ne sens plus que le sommier.
J'ai entrelacé mes doigts. Ils forment des nœuds compliqués, que je n'arriverais pas à refaire. Je les ai tordus pendant longtemps, alors maintenant, je les laisse reposer. Il y a encore dans ma paume la sensation galvanisante du pistolet, qui se propage le long de mon bras – le signe de la victoire. et sur mes chevilles, la sensation du sang qui goutte. Pas le mien, celui des perdants. Mes pieds tapotent le sol, comme si j'étais encore en pleine course dans New-York l'enivrante. Je sentirais presque le vent qui hurle dans mes oreilles, mon cœur s'accélère tout comme mes enjambées. Des rues bétonnées, des néons colorées, Chinatown qui laisse place à Brooklyn et les touristes qui noient les ombres. Des oiseaux qui fendent les nuages, des gratte-ciels qui se perdent trop haut, le soleil qui disparaît loin, au bout de l'avenue.
J'y suis, maintenant. J'entre dans le métro. Le bruit de la ville s'estompe pour laisser place aux murmures, les trains qui freinent et l'odeur catacombe. Il y a du monde sur le quai. Du retard est annoncé. Je peste un peu, comme tout le monde, finis par me faire une raison : il arrivera un jour. Je me cogne contre toi. Tu fais tomber ton ticket, je le ramasse, “ excusez–moi... ” tu tends ta main et mes doigts touchent ta paume. Je fixe les jolis dessins que forment tes lignes. Le train arrive alors je n'ai même pas le temps d'apercevoir ton visage : la foule nous emporte et je renonce à te chercher – ça serait vain. Je croise mon reflet dans les portes qui se referment.
J'ai l'air triste. J'ai l'air triste et seul.
J'observe New-York qui tangue en même temps que le métro. Les corps qui font des vagues en rythme. C’est doux, comme l'herbe qui ondule dans les champs, sous le vent. C’est comme si tous les américains dansaient, sans mot dire. Une valse lente au tempo irrégulier. Nous sortons d'un tunnel et je souris en voyant tous les yeux qui se plissent, éblouis par le soleil. Les miens aussi suivent la chorégraphie. Ma main s'agrippe plus fermement à la barre quand un virage est amorcé, certains perdent l'équilibre, ça me fait sourire. Contre ma cuisse, mon Smith and Wesson se presse un peu plus fort.
Je sors à Beverly Road Station dans Brooklyn névrosée. Les rues s'animent, déjà parées de leurs manteaux de nuit. J'allume une cigarette et tire une bouffée. Je m'arrête pour profiter du calme dans cette ville qui ne s'arrête jamais. Mes fumerolles grimpent en esquissant des formes vite dissipées. Je m'appuie sur un garde-corps et regarde passer les voitures. Ma clope s'éteint. Je fouille dans ma poche et trouve mon briquet au milieu de mes trésors. Le feu ne s'allume pas – je savais que j'aurais dû en racheter un. J'abandonne mon plaisir avorté sur la chaussée : le vent l'emportera bientôt.
Je pousse la porte de ce bar. La clochette carillonne au dessus de ma tête, le parquet grince sous mes pas. Je salue mon frère déjà ivre au comptoir, les verres devant lui ne sont même pas vidés : le liquide scintille encore dans le fond. Il dort du sommeil du juste, n’étant pas de ceux que l’alcool ranime, bien au contraire. Je m'assois et Michael me serre en silence. “ Tu devrais le ramasser ”, qu'il me sourit en désignant mon frère. “ Pas besoin, ” je réponds, indiquant d'un coup de menton le fond de la salle où Daniel et Brett jouent au billard, “ il a des potes... ” je laisse l'alcool glisser, m’électriser un peu. Je jette un coup d'œil aux cadres au-dessus des tireuses à bière. “ Y a des groupes, ce soir ? ” Il me tend un programme, pas grand chose de prévu. “ Ça me manque... ” Michael acquiesce – nous ne nous souvenons que trop bien de mon père et de sa trompette, qui aimait tant la scène, mais un peu moins que la drogue. Je farfouille dans mes poches, pose un billet devant moi. “ Je l'invite, ” que je siffle, d’un coup de menton en direction de mon frère au ronflement bruyant. “ T’as du feu ? ” J'ai déjà la cigarette aux lèvres. Derrière moi, la porte s'ouvre. C'est toi, mais moi je ne le sais pas. Le vent s'engouffre, fait frissonner ma peau couleur ébène. Michael tend la flamme, je le remercie, et dans le reflet de ses lunettes je vois ta silhouette inconnue. Ma main glisse jusqu’à mon revolver, tu t'assois à côté de moi. Tu sens la lavande, ça m'étonne. Ici, tout le monde sent le fauve et la tristesse. Je laisse la fumée s'installer entre nous, empoisonner la pièce. Quelques voitures passent dans la rue et Michael me ressert.
Je tourne la tête vers toi.
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1915.
Petrograd ;; 22 octobre 1915 ; 05h00. à @Odile Jankowski, Ksenia.
je regarde mes mains. mes doigts raidis par le froid et la peau qui tire quand je les plie. elle est sèche et pèle par endroits. je regarde les jointures blanchir puis reprendre leur couleur normale, et les plis qui restent ; qui n'arrivent pas à disparaître. je gratte la saleté sous mes ongles. ça me prend du temps. ce n'est pas qu'il y en a beaucoup : c'est que je veux faire ça bien. nous amorçons un virage. les rails suivent un fleuve dont je ne me souviens plus le nom. ses eaux noires dévalent la pente pour se jeter un peu plus loin, et rejoignent peut-être ma ville natale, saint-pétersbourg, que l'on n'appelle plus ainsi depuis qu'on l'a renommée petrograd. parfois, j'oublie qu'on la nomme autrement, puisque je l'ai toujours connue ainsi : une sainte. c'est à cause de la guerre qu'elle a changé, et j'aimerais lui en vouloir, à la guerre, d'assombrir ainsi питер. mais j'ai entendu dans les rues la sourde colère qui se soulève ; et peu à peu, elle s'est frayée un chemin et a noirci à son tour mon propre cœur. j'observe les eaux qui sont trop calmes pour être celles de la neva, ce fleuve qui borde la rive de la capitale septentrionale et descend du lac ladoga qui chaque hiver, se recouvre de son manteau marbré. je me rappelle d'un temps où des familles venaient y faire du patin, mais maintenant, les familles, il n'y en a plus : les maris sont morts sur un front lointain et leur veuves s'abîment dans leur chagrin. les enfants, eux, grandissent et ont oublié ce lac où ils furent un jour heureux. certains sont même partis rejoindre leurs pères sur ces terrains boueux, j'ai entendu dire que certains étaient même très jeunes et qu'ils savaient qu'ils ne reviendraient pas. c'est là que je maudis la guerre, car elle sait très bien ravir les cœurs et elle n'a aucune pitié. elle en redemande toujours plus et j'aimerais savoir si un jour elle sera assez rassasiée ; si un jour elle se terminera, car j'ai peur que bientôt elle ait besoin de moi. novgorod. la gare n'est éclairée que par de faibles réverbères. j'ai perdu le fleuve de vue. quelques passagers descendent, le dos courbé, l'air fatigué. ils portent leurs valises comme on porte un fardeau. nous redémarrons, et aucun d'entre eux ne lève le visage pour regarder le train partir. je sais désormais que nous sommes encore loin de petrograd. la campagne est plongée dans une obscurité si épaisse que les lumières venant du train ne suffisent même pas à éclairer le bas-côté. et dans tout ce paysage, il y a mon reflet dans la vitre, à travers la crasse qui la macule. des cernes ont creusé mon visage et j'ai l'impression d'avoir vieilli. je n'ai pas dormi ; pourtant, j'avais le temps. je recoiffe mes cheveux gras. les mèches retombent sans cesse devant mes yeux. j'aimerais bien les arranger avant d'arriver. ça y est, j'ai tout enlevé. je disperse les saletés tombées sur mes genoux. on me prévient qu'on est bientôt arrivés. je me regarde à nouveau. cette fois, j'ai vraiment l'air vieux. ce n'est pas qu'une impression. j'ajuste mon col, enfile mes gants. j'attends que le train s'arrête. je descends. nous ne sommes pas beaucoup sur le quai, seulement les passagers qui étaient avec moi. je crois que c'est parce qu'il est encore tôt. les aiguilles de la grande horloge indiquent cinq heures treize. tu dois encore être endormie. après tout, la journée commence dans deux heures. j'avance dans les longs couloirs de la gare. nos pas résonnent dans le silence pesant, alourdi par la fatigue du voyage. nous formons des ombres qui s'évanouissent sous le rideau de pluie qui dégringole sur petrograd depuis plusieurs jours, à ce qu'il paraît. à moscou, il faisait beau, au moins. je m'enfonce dans la nuit épaisse à mon tour. l'air maritime persiste malgré le mauvais temps. ma valise me glisse souvent des doigts à cause du froid qui les tétanise et de l'air poisseux. je pense à mon violon sur mon dos, qui sera tout désaccordé quand j'arriverai à la maison. j'espère que j'aurai le temps de te voir un peu avant que tu partes, avant que je ne m'endorme. je me dépêche, dès lors. mes semelles laissent
des traces derrière moi là où le sol est sec, de plus en plus éloignées. je cours, maintenant ; j'aimerais rentrer, embrasser ma femme, et lui dire que je suis enfin arrivé. embrasser ma femme. ils sont combien, les hommes heureux qui peuvent dire cela ? le métal est glacé. je peine à tenir la clé. je l'insère, pourtant, dans la serrure. tourne en essayant de l'empêcher de faire du bruit. j'entre et dépose mes affaires, guette ton souffle régulier dans la torpeur de notre appartement. je t'entends, ça y est. j'ouvre ma valise. mes chemises pleines de pli surgissent de partout et je les écarte, cherchant à tâtons le paquet qui contient un foulard blanc que je t'ai rapporté de moscou. mes doigts atteignent le papier kraft miraculeusement préservé de l'humidité. je dépose le tout sur la table en espérant que tu l'ouvriras avant de partir au travail. j'enlève mon manteau trempé qui me tenait plus froid que chaud, manque de renverser la chaise sous son poids. je laisse la chaleur me gagner et remarque ton doux parfum qui flotte dans l'air. ces effluves d'été, comme si ta peau avait pris l'arôme du soleil. je l'avais oublié, depuis. je passe la tête dans l'entrebâillement de la porte qui mène à notre chambre. la pénombre m'empêche de bien te distinguer, je ne vois que ton cou et tes cheveux bouclés relevés en un chignon plein de nœuds. je voudrais courir l'embrasser, mais je me souviens de la crasse qui me recouvre, de mon allure dépenaillée et je me résigne à aller me nettoyer, ne serait-ce qu'un peu, avant de me coucher à tes côtés. j'ôte mon chandail - lui aussi a pris l'eau. je frissonne, nu face à mon miroir. j'ai maigri, je le vois bien. j'observe les marques nouvelles sur ma peau grise alors que l'eau chauffe. je passe le savon dessus, comme s'il pouvait les effacer. mais je sais bien qu'elles ne vont pas disparaître : la misère, ça n'efface pas d'un coup. je rince mon corps émacié, écarte mes cheveux sales pour en déloger les pellicules qui s'y logent depuis trop longtemps. je reste un moment allongé dans la baignoire, jusqu'à ce que l'eau finisse par refroidir. j'allume une cigarette. tire une bouffée. je ne pourrais, je crois, jamais m'en défaire tout à fait. je laisse la fumée remplir la pièce, puis je me rappelle que tu n'aimes pas ça. ça aussi, j'avais oublié, pardonne-moi. j'écrase le mégot, un peu paniqué, et enfile ma chemise de nuit. le tissu est froid sur ma peau tiède. je me glisse sous la couverture. son poids me rassure, c'est comme une étreinte. une étreinte chaleureuse pleine de sécurité. les draps sont déjà réchauffés par ta présence. j'avance mon bras pour t'enlacer, mais tu dors si bien que je m'en voudrais de te réveiller. tu es sur le ventre, ton visage tourné vers moi. j'essaye de voir si tu as changé en ces quelques mois, mais il fait trop sombre. j'essaye de t'imaginer. c'est plus difficile que ce que je ne le croyais, maintenant que tu es face à moi. pourtant, ton souvenir ne me quittait jamais vraiment quand j'étais là-bas, et ça m'attriste ; je voudrais qu'il fasse jour maintenant, et que je puisse te retrouver, pour de vrai.
j'ai fini par m'endormir sans m'en rendre compte. j'ouvre les yeux et contemple le soleil inonder la pièce. j'en déduis qu'il est presque midi et que tu es déjà partie. le matelas et les couvertures ont encore tes formes et je regrette de n'avoir pas pu te dire au revoir. en me levant, je remarque que tu as déballé le paquet et que le foulard n'est plus là. je souris en t'imaginant le porter. j’ouvre la fenêtre, le loquet coince et la peinture s’est écaillée à cause du mécanisme. le bruit de la ville résonne dans la pièce exiguë qui nous sert de cuisine, le froid s’engouffre et m’effleure comme s’il voulait me prévenir que l’hiver allait arriver, car déjà l’automne est parti : toutes les feuilles sont tombées en quelques jours. des balayeurs nettoient le trottoir où elles s’entassent, font des piles qui finiront tôt ou tard par se disperser. je regarde le mouvement de la foule et me demande à quelle heure tu rentreras. il me semble que c’est vers dix-neuf heures, mais cela a peut-être changé depuis. je me souviens, quand nous rentrions ensemble, avant. quand je t’attendais au carrefour de la boucherie chevaline et que nous étions tous les deux effrayés par la terrible vitrine. à moins que ce ne soit toi qui m’attendais, je ne sais plus - j’aurais aimé que ce soit moi. tu avais toujours un goûter avec toi et ta mère ne voulait pas que tu m'en donnes, mais nous partagions toujours car je n'avais jamais rien à manger. il y avait aussi ce petit bijoutier à l'angle de la rue. oh, ce n'était pas la plus belle des boutiques mais j'avais souvent regardé à l'intérieur. j'avais déjà remarqué cette petite alliance, en or, toute simple. on l'aurait dite d'occasion mais à force de l'observer il était évident qu'elle n'avait jamais été portée. le prix aussi, je l'avais retenu. neuf-mille roubles. cinq-cent en plus si on gravait l'intérieur. je m'étais dit que si je me passais de goûter pendant trente ans j'aurais peut-être un jour assez. je regarde dans mon porte-monnaie. dix-mille roubles. probablement le double d'ici la fin de la tournée. je pourrais, après cela, l'acquérir. j'irai voir s'ils peuvent me la mettre de côté, d'ici que je revienne. même si personne ne l'a jamais réclamée - c'est celle-là que je veux te donner. mais ça voudrait dire que je devrais repartir. un mois, deux, trois, ça dépendra. encore une fois. mais l'absence. est-ce qu'on pourra la supporter ? est-ce qu'on saura toujours s'attendre ? s'aimer de nouveau, comme les premières fois ? parfois je me demande si nous nous sommes un jour trouvés : c'est vrai, ça fait des années qu'on se quitte pour, soi-disant, mieux se reconquérir. je ne te le dis pas, mais il arrive que je ne rentre pas directement après certaines tournées. je reste chez des amis, passe même voir mes parents, je ne sais pas, je tue le temps. j'ai peur de te trouver dans les bras de quelqu'un d'autre ; en fait non, j'ai surtout peur que tu finisses par te lasser du vide que je laisse derrière moi et que tu ne me permettes plus de rester à tes côtés. parce qu'un amant c'est pas grave, mais m'empêcher de t'aimer comme je le fais, en pointillés, que tu ne veuilles plus de cette histoire d'amour qui a démarré trop tôt et n'arrive pas à se terminer... je le sais, c'est égoïste mais ksenia, il y a une chose dont je suis sûr : c'est que ma femme, c'est toi. et je m'en fous que personne ne le sache : moi, je voudrais qu'on se le promette, que même si on ne se voit plus on sera toujours ensemble. je voudrais être ton mari et qu'ils apprennent tous qu'au moins un homme à petrograd a quelqu'un qui l'aime et qui l'attend. je joue longuement. violemment. je ne joue même pas bien, j'ai l'impression que je joue comme je bois - plus pour oublier que par réel plaisir. les crins de mon archet finissent même par se détacher, épuisés par la longue course qui les a tenus en haleine pendant plusieurs heures. ce n'est que lorsque j'entends la poignée tourner que je cesse. je me retourne et te découvre, fatiguée. tu me souris et ouvre grand tes bras, je laisse tout tomber pour te rendre ton étreinte, dénouer le
foulard blanc, retirer le manteau qui fait s'affaisser tes frêles épaules. t'apporter un verre d'eau et te demander si ça va. puis je n'y tiens plus, je prends ton visage dans mes mains, laisse mes pouces caresser tes joues, mes doigts parcourir la courbe de ta nuque, les mèches perdues entre mes phalanges. j’embrasse les tâches de rousseur sous tes yeux, une fois, deux fois, puis j’arrête de compter. tes yeux se ferment et je les embrasse aussi, je t’embrasse partout. je presse mon front contre le tien, “ je t'aime je t'aime je t'aime ”. comment pourrais-je un jour douter de toi ?
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