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Maigret et le psychanalyste
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             Bien loin de la vanité de Poirot et de ses cellules grises, des déguisements extravagants de Kogoro Akechi, de l’abduction holmésienne et de la logique pure d’Auguste Dupin,  le modus operandi du commissaire Jules Maigret se confine à une méthode beaucoup plus terre-à-terre ainsi qu’une affinité pour les petites gens. Né sous la plume de Georges Simenon entre 1931 et 1972, ce « simple fonctionnaire »[1] du boulevard Richard-Lenoir offre à travers 75 romans et 28 nouvelles une vision inédite du genre policier. Maigret enquête en se penchant non pas sur les indices, mais sur la psychologie des protagonistes, leurs habitudes, en entrant à pieds-joints dans leur monde pour mieux appréhender les raisons qui mèneraient ou non à un crime. Longuement décrit comme un homme d’origines et de tempérament modestes, amateur de bonne chère et fumeur de pipe convaincu, le commissaire gagne la confiance des prévenus grâce à son allure affable et cherche à comprendre avant de condamner- il préfère étayer les relations plutôt que les interrogatoires individuels. Maigret apprécie par ailleurs ce lien très particulier qui unie nécessairement le criminel au policier, la justice au crime : il leur est implacable sans offrir aucune haine, dans « une sorte d’esprit de famille » tout à fait professionnel. Plusieurs questions découlent donc de ce policier si singulier, dont l’humilité ferait honneur à Saint Martin de Tours : peut-on humaniser un assassin ? Comment la méthode de travail de Jules Maigret se détache-t-elle des canons du genre littéraire ? C’est à quoi nous tenterons donc de répondre en détaillant dans une première partie différentes enquêtes du commissaire marquées par la psychologie du crime et que nous comparerons ensuite à deux assassinats célèbres de la littérature ; puis dans une seconde partie en étudiant précisément les particularités de sa méthode en la mettant en perspective avec d’autres éminents détectives.
« Sous une pression intérieure ou extérieure suffisante, n’importe qui est susceptible de commettre des actes que la loi et la morale réprouvent » nous enseigne Maigret dans Maigret se défend. C’est dans cette perspective qu’il affronte avec beaucoup d’appréhension dans Maigret et le tueur un criminel tout à fait particulier. Robert Bureau, la trentaine, souffre depuis l’enfance d’un besoin viscéral de tuer si intenable qu’il le pousse à contacter les journaux et le commissaire personnellement, pour avouer sa culpabilité dans un crime que la police étudiait. Si Maigret aurait d’abord bien pu faire arrêter et interroger ce personnage singulier, il préfère lui laisser le téléphoner pendant quelques jours, pressentant une affliction beaucoup plus sérieuse. Robert Bureau espère trouver du réconfort et de l’aide quant à sa maladie auprès de Maigret, et finit par le rencontrer à son bureau, avouant son besoin de guérir d’un mal qui l’effraie autant qu’il le contrôle. Après sa condamnation à quinze ans de prison, Maigret déplore le fait qu’il n’existe pas d’établissements adaptés pour un homme à la fois coupable et victime. C’est donc avec une approche cathartique que le commissaire humanise ce criminel, en cherchant à comprendre les motivations et étayer une affaire qu’il aurait très bien pu clore au premier appel de Bureau. On peut considérer cet épisode comme un échec, ou une demi-réussite : le meurtre est résolu et le coupable derrière les barreaux, mais la justice se contente de l’enfermer et faut à accorder un soutien psychiatrique. C’est finalement en relativisant la gravité du meurtre comme un acte qui peut être commis par n’importe qui à travers des circonstances humaines et appréhensibles, comme dans le cas de Robert Bureau, que cette affaire met en perspective le concept du crime comme transcendant le simple homicide. Sauver les gens d’un meurtrier est une chose, le sauver de lui-même peut être parfois un autre problème – en particulier à l’époque de Maigret. Certains épisodes tragiques de la littérature suivent toutefois ce schéma et, comme nous allons le voir, offrent une place prépondérante à la psychologie.
           Dans Crime & Châtiments de Dostoïevski, le jeune Rodion Raskolnikov, ancien étudiant solitaire et miséreux,  doute de la valeur de la vie humaine. Sa colère et sa désespérance le poussent à assassiner sa vieille usurière exécrable, à qui il a vendu tous ses biens pour payer son loyer, mais l’affaire tourne mal lorsque la demi-sœur de celle-ci arrive et rencontre le même sort. Raskolnikov en devient presque fou et cherche à relativiser son acte dans plusieurs monologues intérieurs : un meurtre est-il acceptable s’il rend la vie meilleure ? S’il tombe plus tard amoureux d’une prostituée dans une allégorie du pardon divin au pécheur, le jeune homme finit néanmoins par avouer son crime et est déporté en Sibérie.            Dans Gatsby le Magnifique de Francis Scott Fitzgerald, conte tragique du New York des roaring twenties, George Wilson, garagiste benêt que sa femme trompe avec un riche ami de Gatsby, assassine le personnage éponyme dans un des malentendus les plus tristement célèbres de la littérature américaine. La femme de George meurt écrasée par une voiture dont il pensait à tort que Gatsby était le conducteur. L’homme, miné par le chagrin et rongé par une envie de vengeance, tue le personnage principal sans jamais connaitre la vérité ni l’affaire qu’entretenait son épouse.
Ces deux romans sont intéressants puisqu’ils abordent des questions existentielles sur le pouvoir d’ôter la vie, qui donne à Raskolnikov l’impression d’être un surhomme, mais aussi sur les conditions qui peuvent pousser à un tel acte – à l’inverse d’un mal préexistant comme chez Robert Bureau. Dans le premier, la misère économique et sociale entrainent un jeune homme à commettre un double meurtre et sombrer dans la folie. Dans le second, un personnage décrit comme « si bête qu’il ne sait même pas qu’il existe » aime désespérément sa femme et la venge de manière tragique avant de se livrer à la police. Aucun des deux n’est profondément mauvais ni n’aspire à la criminalité, mais des circonstances particulières et une détresse psychologique sont suffisantes pour que le pire arrive. On pourrait imaginer la manière dont Jules Maigret aurait appréhendé ces deux affaires. Si on prend l’exemple de Maigret et le Tueur, on peut supposer que le commissaire aurait discuté avec les deux hommes, cherché à comprendre avant de condamner et, finalement, leur aurait rendu leur part nécessaire d’humanité.
             « Maigret n’est pas un homme intelligent. C’est un intuitif. Pas du tout celui qui a un regard aigu et qui voit immédiatement le premier détail. […]Un homme très ordinaire en apparence, d’une culture moyenne, mais qui sait renifler l’intérieur des gens[1] », nous raconte Simenon. Maigret tranche radicalement avec la grande majorité des canons de la littérature policière, dans son allure, ses origines et sa méthode. Fils du régisseur du château de Saint-Fiacre, il est bougon mais passionné par son travail. Sa compassion et son humanité font par ailleurs la richesse de ses enquêtes. Dans Maigret tend un piège, il travaille à démontrer les origines des maux d’un homme qui assassine cinq femmes au physique semblable. Celui-ci, choyé toute sa vie par une mère protective, était tiraillé entre une volonté de vengeance qu’il assouvissait par ces meurtres et  un besoin d’affection qui l’empêchait de s’en prendre à sa famille. «  Pour moi, vous restez un être humain. Ne comprenez-vous pas que c'est justement ce que je cherche à faire jaillir chez vous : la petite étincelle humaine ? », lui dit Maigret après son arrestation. Il n’y a pas de trace de haine ou de mépris dans son modus operandi, son professionnalisme est couplé à une sensibilité qui le pousse à aller au-delà de la simple procédure policière.            
           Si Sherlock Holmes peut reconnaitre 243 types de cendres de tabac différentes, Maigret se contente simplement de fumer sa pipe. A l’inverse d’Hercule Poirot, qui, en bon armchair detective, résout parfois des enquêtes en restant dans son fauteuil grâce à ses petites cellules grises, Maigret préfère simplement en avoir un « à la mesure de son derrière, avec le bon éclairage pour y lire ses journaux ». Il ne se grime pas non plus comme Arsène Lupin, on apprend dans sa première enquête Pietr le Letton qu’il « ne portait ni moustaches, ni souliers à fortes semelles. Ses vêtements étaient de laine assez fine, de bonne coupe. Enfin, il se rasait chaque matin et ses mains étaient toujours soignées ». Jules Maigret est donc avant tout un personnage profondément humain et modeste : il n’est pas immortel ni héroïque - il n’utilise presque jamais son revolver. Son bon sens et son côté terre-à-terre le rendent d’autant plus appréciable. Il n’est pas non plus infaillible, il bute sur de nombreux échecs durant sa carrière, comme dans Maigret hésite ou plus littéralement Un échec de Maigret.
En conclusion, comme nous avons pu l’analyser, le commissaire Jules Maigret est un personnage singulier dans un genre littéraire truffé de héros fantasques et de génies de la déduction. Humain, trop humain, il délaisse les artifices pour de profondes introspections qui relativisent parfois la gravité d’un crime en mettant en perspective les raisons qui poussent à un tel acte. Sa méthode, peut-être en avance sur son temps comme en témoigne l’épilogue de Maigret et le tueur, lui offre la direction de la police judiciaire qu’il refuse néanmoins, trois ans avant sa retraite. Finalement, on pourrait faussement penser que ce commissaire amateur de blanquette de veau, bourru et qui ne paye pas de mine serait un enquêteur moins compétent que certaines pointures du genre, mais c’est bien dans son humble compassion et sa sensibilité que Maigret tire son talent. A l’origine accueillis de manière sceptique par son éditeur, on reproche aux premiers tapuscrits de Simenon de ne pas être des romans policiers puisqu’ils ne « sont pas scientifiques » et que cela ne « finit ni bien ni mal ». La série s’achève au bout de 41 ans en 1972 avec Maigret et monsieur Charles, au grand désespoir de son éditeur après des centaines de millions d’exemplaires vendus.
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