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12-1
Fragments d’un récit amical
L’ordre d’un jour
DÉBUTS. Point aveugle de tout récit concernant l’amitié véritable. Toutes les fois que je suis pleinement en mesure d’expliquer et de préciser les débuts d’une amitié, je me trahis immédiatement, auprès de moi-même et auprès de l’autre, comme hypocrite.
Comment commence une amitié ? – Quoi, elle commence donc ? En somme, nul n'en sait jamais rien ; une sorte de naïveté masque le début de cette chose conçue, affirmée, vécue selon l’évidence du déjà-là. Quoi que devienne l'ami, qu'il demeure à mes côtés, déménage loin de moi ou passe à la région Ennemi, de toute manière, je ne vois pas son anonymat d’avant revenir : l’amitié finit par se dérouler dans un temps autre, comme un événement historique finit par devenir un élément de contexte. L’ami est apparu un jour dans une collision mais le voici aussitôt établi pour toujours comme compagnon d’un moment (les débuts d’une amitié s’estompent irrémédiablement ; bien malin celui qui pourrait sincèrement en situer les débuts). Ce phénomène résulte d'une contrainte du récit amical : je ne puis moi-même décider seul que commence une amitié : je ne peux en définir que la fin ; le début de cette histoire, tout comme ma propre mort, appartient aux historiens et aux biographes ; à eux, si une de mes amitiés revêt une importance suffisante, d’en restituer exactement les circonstances initiales et de considérer contrefactuellement qu’elle aurait pu ne pas avoir lieu.
Je raconte toujours - je m'entête à raconter, quoi qu'on m’oppose et quelles que soient mes propres convictions, comme si l’amitié commençait toujours par hasard, comme si l’Absolue Contingence était possible. De là cette curieuse dialectique qui fait succéder sans embarras à la conscience des déterminations l’affirmation de la contingence, comme si, par l’amitié, j'accédais à une autre logique (la détermination n’étant plus contraire à la contingence), à un autre temps (au début de chaque nouvelle amitié, se trouvent en même temps son origine et l’abolition immédiate de celle-ci, condition même de l’amitié), à une autre histoire (ce récit, sans mémoire, coupé de toute originalité, oublieux de ce qui le précède et le suit, ce récit sans début ni fin est en lui-même historique). Je ne cherche pas, je ne commence pas, je n'essaye pas de commencer, je saute directement plus loin, je cours à l’étape suivante, et jamais je ne sais que j’ai pourtant commencé : à l’instar de l’amitié d’Oreste et Pylade, à l’instar de celle de Gilgamesh et d’Enkidu, j’accepte pour expliquer les débuts d’une amitié les explications les plus contradictoires (ne faut-il pas que je sois dès lors tout à fait détaché d’une considération quelconque pour les origines ?). Dès lors que je continue à raconter et que cependant je ne commence pas, me voilà condamné devant tous les auditoires au même récit itératif.
Le récit amical, ça a des côtés comiques : ça ressemble à un conte pour enfant, plus ou moins vite expédié selon la bonne volonté du parent ; mais c'est aussi un grand mythe dont j’ai oublié le début. Oreste est envoyé par sa mère auprès de son oncle : Pylade est envoyé par son père auprès de sa tante : si je veux bien me prêter au jeu des explications, la logique me condamne à une explication unique et absurde : je n’ai pas rencontré mon ami : je n’ai fait que le croiser, tout comme je croise tous les jours des personnes qui me sont parfaitement indifférentes. Échec répété du récit amical.
Le long d'une vie, tous les « débuts » d'amitié se ressemblent (et pour cause : ils procèdent tous du même dispositif). X... et Y... ont su (pu, voulu) devenir mes amis selon la même condition. Et cependant, X... et Y... sont incomparables ; c'est dans leur différence que je puise l'énergie de recommencer le récit de mes amitiés. La « répétition perpétuelle » (in constantia inconstans) qui sous-tend mon double récit, loin de conforter ma négation du poids déterminant des circonstances (« j’ai rencontré X, comme Y, par hasard, car nous avions le même âge / étions voisins de palier ou de liste alphabétique / nous étions rendus à la même heure au même endroit »), disloque avec violence ce que je prétends nier par mon récit : les débuts existent, c’est le hasard de l’amitié qui n’existe pas.
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11-1
Ivre de colère, le petit homme rougeaud ne cessait de tambouriner contre la porte dorée.
Derrière les lourds battants, une voix sévère et militaire répéta pour la dixième ou la centième fois :
- Quand cesseras-tu, enfin, de m’importuner ? Tu vas réveiller ma promise !
- Promise, comme tu y vas ! Ce n’est pas comme si tu avais attendu les noces officielles pour…
- La vulgarité ne te mènera nulle part, vieil ami !
- Tu faisais plus grand cas de mes conseils, il y a onze ans jour pour jour… Tu pourrais m’en savoir gré : je t’ai évité la fin pitoyable connue par tant de Croisés !
- À l’époque, notre association tenait encore. Mais l’Histoire m’a depuis appris que je n’avais besoin de personne, et surtout pas de toi, sale petit diablotin ! Disparais maintenant !
- Si tu ne m’avais pas écouté, tu aurais persisté dans ton siège stupide et tu serais gisant, depuis, à six pieds sous le désert égyptien !
- Si je ne t’avais pas écouté, qui sait ? Je serai peut-être Pharaon…
- Sornettes ! Je te croyais différent mais tu es aussi fat que l’obèse et l’Autrichienne que j’avais visités en vain le 31 mars 1791. Si tu n’ouvres pas incessamment tu finiras comme eux !
- Encore une seconde et tu vas m’expliquer tu es aussi le Père Duchesne !
- Évidemment que oui, idiot ! Sinon, comment crois-tu qu’Hébert aurait rempli les pauvres pages de sa feuille de chou ? Vas-tu ouvrir et cesser d’être aussi buté que ces cochons de Thermidoriens que je tentai en vain de prévenir le 11 prairial an III des événements du 12 ! »
La conversation échauffée et les coups sur la porte continuèrent longtemps, jusqu’à ce que douze coups signifient le passage du 31 mars au 1er avril 1810. Constatant que tous les ans à cette date, il n’y avait définitivement rien à tirer des Français, même des plus illustres, le petit homme rouge abandonna la partie, non sans avoir lâché un menaçant « Va, épouse là donc ton Autrichienne mais il ne faudra pas venir pleurer à mes pieds dans cinq ans ! Je t’aurai prévenu. »
Quelques secondes après l’évanouissement de la créature infernale, l’Empereur des Français sombra dans un parfait sommeil.
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10-2
Entre les quatre murs de l’Hôpital général, elle déambule. Elle en a reçu le droit. Ses amis sont allés jusqu’à solliciter le Roi pour qu’une promenade quotidienne lui soit accordée tout le temps que durera son enfermement. Lui qui n’aime pas les Bohémiens, ces soutiens sans faille des nobles agités de province, il a cependant dit oui. C’est peut-être le souvenir d’une danse interprétée pour lui il y a plusieurs lustres qui l’a décidé, a-t-elle d’abord pensé. Elle s’est rapidement corrigée : comment pourrait-il se souvenir de quoi que ce soit, lui qui est assailli chaque jour de centaines de demandes et de divertissements ? Il a dit oui arbitrairement, sans raisonner. S’il commençait à raisonner, il en mourrait. C’est évident.
Se promener tous les jours n’est pas le seul de ses privilèges. On ne lui a pas rasé la tête. Pourtant, elle n’est pas là pour mendicité ou pour exercice du « métier de Bohémienne ». « Métier de bohémienne » : comme tous les mots à double sens, celui-ci ne veut rien dire. De plus, ce terme ne la concerne pas. Elle est une femme honnête. Elle ne s’est jamais vendue à personne. Si elle a consenti à tirer quelquefois les cartes et à lire l’avenir dans des paumes, c’est uniquement pour contenter la princesse de Condé. Si elle a atterri à l’hospice, c’est qu’elle est femme et que les femmes ne sont pas envoyées aux galères. Sa tentative de crime était pourtant noble et digne d’une punition plus virile. Quand elle a été arrêtée, elle était sur le point de poignarder le calomniateur dont le témoignage avait envoyé son frère rôtir sur un bûcher en place de Grève.
Quand elle retournera tantôt dans sa cellule, elle jouera encore à deviner l’avenir. Pour cela, elle n’a besoin ni de main noble, ni de carton divinatoire. Il lui suffit d’esquisser des figures dans la terre battue. Elle ne posera aucune question sur sa destinée propre. Elle sait très bien que ses relations, ses si nombreuses relations, finiront par obtenir sa libération et qu’elle finira sa vie loin d’ici, en vieille dame repentie et respectable.
Ses oracles sont bien plus généraux. Toujours, ils portent sur la même matière. Combien de temps encore seront chassées les femmes comme elle ? Ses doigts tracent souvent les mêmes animaux, des papillons et des poissons plus ou moins fantastiques. Il est clair que les femmes seront encore longtemps chassées comme elle, pas comme des fauves à descendre mais comme des spécimens à capturer et à mettre sous cloche. Parfois, ses ongles dessinent la Méditerranée et ses côtes. Elle sait alors que les femmes comme elle, celles qui viennent de l’Égypte et du reste du Maghreb, seront encore longtemps chassées des deux côtés de la mer. Elle prie alors pour ses compagnes d’infortunes des siècles à venir et espère qu’un jour, à force de répétitions, les signes lui indiqueront soudain le contraire.
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10-1
Les sous-bois étaient plongés dans l’aménité de la pénombre par le soleil d’une aube insensible. Sur l’étroit sentier qui serpentait à flancs de massif, la minuscule colonne remontait vers le plateau, apparaissant et disparaissant par instants fugitifs entre les arbres. Le lourd fusil Garand se balançait contre la veste du capitaine Brigard, dans la cadence lente et résignée de leur marche. Les yeux baissés, Brigard ne voyait que l’image, régulière et continuelle, de ses pieds qui écrasaient les herbes du chemin, qui enjambaient les branches mortes et les ornières. La colonne marchait en silence depuis quelques heures déjà, depuis le ralliement aux environs de la ferme du lieutenant Arlet : dans l’air glaçant du matin, les paroles n’étaient pas utiles et risquaient d’entamer l’énergie qu’il fallait encore pour atteindre le col, descendre le long de la pente sèche où gisent des massifs de genévriers, serpenter dans la vallée avant d'atteindre l’objectif, au pied du col du Pos.
Ce genre de chasses, qui commençaient toujours dans le flou des petits matins, avait émaillé le cours de la guerre : le froid, la nuit, le matin ; pister, débusquer, pour enfin abattre ceux qui avaient trahi ou allaient le faire, pour couper court à un élan préjudiciable dans les rangs d’un ennemi au contour flou que tous semblait pouvoir, à un moment ou un autre, incarner. La marche à la mort de ce matin-là correspondait moins que toutes les autres à une chasse : la réalisation de leur objectif était inéluctable et la marche sur la piste silencieuse ne serait que la voie qui y mènerait, sans détour possible. La chasse implique une tension réciproque où la crainte est en partage, l’angoisse, commune. Quel rapport pouvait avoir cette marche inéluctable avec une chasse ? Ce soir, ils tueraient, sans avoir éprouvé la moindre crainte, sans partager avec le mort la moindre agitation inquiète. Ce serait seulement un meurtre, une vengeance, sans appel et sans conséquence.
Vers onze heures, le plateau se découvrit et la colonne sortit des massifs de pins ombrageux pour arpenter le col aride. L’air frais caressa la colonne de ses ailes cinglantes et ils respirèrent avec un vif plaisir la houle rafraîchissante dans la clarté de la fin de l’hiver. Le capitaine Brigard avait longtemps arpenté ces cîmes, à l’heure où le calme régnait encore dans le pays : face au chaos constant dans lequel s’agitent les existences humaines, dans le chaos de la conscience animée, il avait apprécié leur repos impassible à la marche des hommes, leur étendue d’humilité sur l’immobilité des choses du monde. Brigard avait aimé profondément cette pesanteur tranquille, il y avait trouvé le repos et s’était longtemps cru en faire partie. Quand, debout sur les hauts cols, il toisait les vallées cévenoles qui serpentaient dans les contres-bas, bercés par les fumées tranquilles, presque immobiles, de quelques fermes minuscules, il se sentait étroitement associé à ces paysages qui semblaient se réserver pour lui seul : ces massifs géologiques semblaient vouloir conférer leur puissance au premier homme qui les revendiquait et ils lui échoyaient, sans partage avec les absents. Cette sensation de force, illimitée et sûre d’elle-même, se confondait à la sérénité de la promesse de faire ainsi partie des choses, par le seul fait d’y être. Aujourd’hui, la même sensation le prenait en observant les vallées qui coulaient depuis les flancs de l’a-pic vers les plaines d’Alès et de Nîmes, les maisons comme figées d'où provenaient les abois confus des chiens de ferme, la route de goudron sinueuse qui apparaissait ça et là entre les pins et les châtaigniers. La présence des autres hommes de la colonne n’entravait pas ce sentiment : dans de tels lieux, l’homme est toujours seul et les autres, être d’inquiétude et d’agitation, d’orgueil et de fièvres nerveuses, s’effacent devant la puissance inexorable et silencieuse des montagnes et des vallées.
Pourtant, il y avait quelque chose de changé. Si les paysages pouvaient encore convaincre ses sentiments de cette sensation qu'il avait si souvent éprouvé, sa raison restait inaccessible aux forces silencieuses du paysage. Pris par la guerre et ses préoccupations, son entendement mesurait aujourd'hui la distance qui le séparait de l’impassible paysage, insensibles aux aléas des armées. Ces montagnes, ces plaines, s’accommoderaient de toute présence ; elles avaient vu tant d'hommes, elles pourraient bien en voir d’autres. Et cette rupture lui était douloureuse. Elle dissipait une illusion à laquelle il avait crue de toutes ses forces, car ces paysages, dont il comprenait aujourd'hui le dédain, justifiaient et peuplaient les plus profondes résolutions de lui et de ses camarades. Pour chacun de ces cinq hommes, la lutte qu'ils menaient avait pris les insignes de ces terres, de la forme de ces vallées, de la hauteur de ces cols. Au-delà de tous les mots que la propagande leur fournissait, au fond, ils luttaient seulement pour ces paysages. Que pouvaient-ils faire, en réalité, de la nation ou de toutes autres constructions symboliques, lointaines et impersonnelles, dont les sentences et les syllabes ruisselaient jusqu’à leurs terres ? Le pays était une idée lointaine avant la guerre, présente mais impersonnelle, et cette capitale qui l’incarnait demeurait un irrémédiable étranger qui n'aurait pu dicter leurs actions, ni conduire leurs marches vers la mort. Tous, oui, juraient de patriotisme, avec conviction et sincérité, mais, au fond de leur cœur, c’était ces montagnes, ces prés, ces massifs qu’ils défendaient contre une présence importune. Une présence qui ne résidait d’ailleurs, elle aussi, que dans le seul langage : des hommes, des inconnus, avaient prétendu posséder ces terres qui étaient les leurs. Leur crime était tout entier fait de mots : en prétendant leur autorité sur une nation entière, ils avaient revendiqué une prééminence sur ces terres éloignées. Eux, qui y partageaient leur labeur, qui y vivaient, eux dont la constitution est de la même nature que la terre brute de ces vallées, n'étaient pas assez prolixes pour énoncer leur possession, pour affirmer leur propriété par des mots : cette possession, toutes leurs existences l’avaient matérialisée dans une langue complexe, faite de matière, de sentiers, de parcelles ensemencées et de souvenirs sur les cimes. Leur langue tout entière était ce paysage qu'ils côtoyaient chaque jour et que ces inconnus, dans une langue étrangère, prétendaient s’approprier sans en partager la peine, sans même jamais y être venus : après tout, qu'auraient-ils fait dans ces massifs déserts, où presque rien ne pousse et où n’existe rien qui puisse conférer un quelconque autre pouvoir que celui du travail ? Alors, si Brigard et les autres avaient pris les armes, sans même sûrement se le dire, c’était bien pour ces montagnes, pour ces paysages dans lesquels une langue, d’eux-même inconnue mais qu’ils comprenaient, s’exprimait. La trahison des montagnes dans le silence de cette fin d’hiver était un insupportable désaveu qui minait le sens des discours et des idéologies dans lesquelles ils avaient enveloppé leur attachement, leur tendresse, envers ces terres. Que restait-il de l’amour de la terre, du sol qui nous appartient, si les montagnes se moquent de nous ? La montagne se jouait encore des mots, sans affecter le moindre rictus : elle accueillait les hommes dans son giron tant qu’ils étaient là, sans rien dire, en vivant avec elle ; mais les mots pompeux dont ils se gargarisaient, elle n’en avait que faire, elle resterait fidèle à celui qui serait là, qui qu’il soit. Indifférente, ce matin, la montagne, elle aussi, au bout du compte, trahissait l’homme et l’abandonnait au moment où il en avait le plus besoin. Brigard cracha, et remis son fusil : isolé, la bête aux abois ira boire à la source le sang brûlant dans lequel peut renaître le sacré, dans lequel peut resurgir l’espoir avec l’énervement des sens et la proximité à la chose essentielle, à la seule vanité consistante de leurs existences.
A quinze heures, la colonne rejoignait les encaissements de la vallée Borgne et le sentier, aussi erratique que sur les hauteurs, longeait désormais la route. Il fallait faire vite et regagner les anciennes routes muletières qui coupaient à travers les bancels. La ferme des Sentières ne se trouvait qu’à quelques centaines de mètres de là, cachée dans un pli de la vallée, à l’abri de la route. Ils contournèrent soigneusement la maison par le raidillon qui rejoignait la châtaigneraie, à l’extrême ouest du petit domaine, et ils prirent position entre les pins qui regardaient l’arrière de la maison. Le lieutenant Brigard posa son fusil sur l’épaule du capitaine Santi, vérifia la culasse et posa sa joue contre le métal. « Toute la matière, ne nous as pas encore trahi », pensa-t-il en sentant le bois et le fer de la crosse et du canon contre sa joue : ce froid lui donnait le courage de tirer, il fondait un point d’appui fixe dans les incertitudes des agitations humaines. Le fer ne trahissait pas. Son impassibilité, la même que celle de la montagne, cette fois aiderait les hommes dans leur tâche meurtrière, en rassurant le flux les pensées qui sans cesse se bousculent lorsqu’il faut de tuer un homme. Brigard soupira. Il n’y avait plus qu’à attendre.
Julien Gourhot sortit de la maison par une petite porte, quelque peu après, vraisemblablement pour aller chercher du bois dans l'appentis. Brigard se réveilla d’un seul coup, visa, arma, tira. Julien Gourhot s’effondra. Une seconde détonation claqua dans le vent et son corps, déjà inanimé, rebondi sur le sol animé par une force qui ne venait pas de lui. Brigard regarda le cadavre quelques instants et, tandis que quelques cris surgissaient dans le calme de l’après-midi, ils reprirent sans un mot le chemin de la corniche.
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9-2
Extrait de l’article « UNESCO » du Dictionnaire historique du IIIe millénaire (Sirap, FUP, 2678)
Si les modalités et la chronologie de la disparition de l’UNESCO et des autres institutions internationales restent débattues au sein de la communauté des spécialistes du XXIe siècle, il est aujourd’hui prouvé que la déshérence de cette vénérable bureaucratie culturelle n’est aucunement une conséquence du « Scandale de la Place de Fontenoy ».
Le disparition regrettable de l’ultra-majorité des archives numériques au cours de « Grande dépression » du XXIIe siècle empêche de reconstituer précisément les circonstances de cette tentative de putsch contre l’UNESCO. Elle marqua pourtant durablement l’opinion publique mondiale dans le troisième tiers du XXIe siècle, notamment parce qu’elle fut menée à coup de tomates mûres, matériau aussi rouge que spectaculaire.
Si de savants recoupements chronologiques ont permis d’établir que cet attentat artistique avait eu lieu le 26 octobre 2066, les spécialistes de la période n’ont pas déterminé à ce jour la composition du groupuscule à l’origine de ce « Scandale ». Ils ne s’accordent pas non plus sur la nature exacte des motivations de ceux qui s’auto-désignent comme « génération kitsch ». Quoiqu’un exemplaire papier d’un de leurs tracts soit parvenu jusqu'à nous, son contenu nous reste en effet largement inintelligible. Par acquit de conscience, nous le reproduisons néanmoins à l’attention de nos distingués lecteurs :
« NOUS SERONS SANS PITIÉ / POUR LES PETITES TÊTES MOL(L)ES »
Considérant que :
- suspendu dans la demeure d’un millionnaire, un vrai Rembrandt passerait assurément pour kitsch ;
- le kitsch est la fille de l’Art - l’enfant est jeune et parfumée, la mère est une vieille rombière puante ;
- le kitsch résiste même au public le plus ignorant ;
- au risque de nous répéter, l’art est le crottin & le kitsch est la fleur ;
- contre le modernisme, contre l’étatisme, le kitsch est le dernier rempart du talent et de la sincérité ;
Nous réclamons sans délai les conditions matérielles de la diffusion d’un kitsch authentique, à savoir :
- la fermeture irrémédiable de toutes les boutiques de musées et l’autodafé de tous leurs stocks.
- l’interdiction immédiate des friperies et autres boutiques vintage toutes les fois que leurs recettes procèderont majoritairement de la vente de pulls de ski et de chemises criardes.
- l’interdiction d’exercer pour tous les brocanteurs, galeristes d’art et recycleurs.
- le strict encadrement des prix dans les vide-greniers paroissiaux ou municipaux.
- l’éradication totale de l’hydre à trois têtes formée par les réseaux sociaux, la photographie numérique et les téléphones intelligents.
La génération kitsch
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9-1
Fondée dans la vanité des choses, aspirant pourtant en toute inconséquence à la transcendance, l’existence humaine s’embourbe dans un silence meublé par l’éternel retour. Comme les sociétés primitives s’augmentaient de la proximité à un modèle primordial, les individualité se concrétisent dans un collage fragile de modèles et de situations révolus. Face à l’absurdité de devoir mener, en une unique tentative, une vie entière que nul ne peut vous enseigner – l’éducation contenant en elle-même l’échec d’une raison qui ne peut se satisfaire de moins que de l’épreuve des faits –, la constitution d’une figure acceptable, transcendante de la médiocrité que l’individu se connaît implique la répétition de modestes leçons piochées dans des suites d’images, fixes ou mobiles, convoquées par le reflet du miroir ou la contingence d’une situation. Tel fut Barthes excusant dans Marx son goût du cigare ; tels sont ces jeunes bourgeois de Versailles échafaudant leur personnalité dans l’imitation assidue d’un caricatural modèle. Telle est aussi l’explication de la voix compassée que prennent les animateurs des radios culturelles, du ton démonstratif et péremptoire des dirigeants politiques, de la nonchalance exubérante de la jeunesse enfantée par une pop culture canaille.
Ainsi, si inéluctable est la transformation en kitch de l’événement, dans la courte halte marquée à la « station de correspondance entre la mort et l’oubli », tout aussi implacable est l’existence kitch. Ni le patricien romain, ni le serf franc n’échappèrent à cette condition de l’individualité : de notre modernité n’émergent que des évolutions marginales. Dans la société sans attache sociale, la source du kitch personnel ne prend plus à la montagne du patrimoine légué : le récit de soi forgera, contre tout héritage, une individualité dans un collage d’images moissonnées à tout vent, au rythme des modes et des appartenances choisies. Ce collage, allant du conforme au bigarré, mais n’échappant jamais à l’inéluctable reproduction, sérielle, des images empruntées, a pu soutenir la doxa de l’originalité. Mais elle est même devenue une forme de plus du kitch, ainsi qu’un fard sur sa vanité, car kitch est l’imposture d’une nouveauté aussi inconsistante que continuelle, tandis que le sacro-saint mot d’« original » n’est qu’un vernis masquant mal la colle liant les images surannées. Quant à l’étonnement qui parfois nous saisit à voir les quelques bons esprits du siècle dernier barboter dans le même lamentable esprit forcené de plagiat que nos khâgneux contemporains, c’est qu’il y a quelques années encore, sans doute, il était possible, moyennant quelques petites idéologies ou compromissions, de se masquer la face. Ces bons esprits pouvaient en effet échapper à l’éclairage blafard mais impartial de la déception catégorique moderne : aujourd’hui, sous le regard acerbe de la critique perpétuelle, dans la confusion du relativisme qui nous lancine la possibilité insensée de l’interchangeable, nous ne pouvons ignorer les structures fades qui soutiennent notre propre constitution. Ici, un bout de cela ; là, un bout de ceci ; et dans telle ou telle situation, la posture ou la réplique apprise d’une image oubliée. Au moins, sommes-nous sommer de nous dire, posons le moins possible pour ne pas ajouter le ridicule à notre médiocrité.
L’intelligence de Kundera fut de ne pas faire du kitch la source d’une critique moqueuse et réactionnaire de son contemporain, mais d’en affirmer le caractère anthropologique : le kitch est un inéluctable de l’appréciation humaine des choses, et l’histoire est condamnée à la vanité. Mais, en ne regardant que les événements, il devait ignorer la part la plus essentielle et la plus tragique du kitch, celle de l’expérience subjective et psychologique. Comme toute histoire est un kitch en puissance, toute individualité est en effet la figure de proue d’un kitch existentiel. Moi, l’être-kitch par essence, dans sa forme la plus radicalisée, par le seul fait des choses ou par la portée de ma propre autocritique, je suis l’incarnation totale de l’implacable vanité humaine, et, par là-même, le fossoyeur de l’être.
En effet, d’aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais vécu par moi-même. Chaque action de mon existence a son modèle, sa référence que je m’efforce d'interpréter avec un extremum de fianesse – d’ailleurs, l’« aptitude sociale », se borne à n’être que cela : une virtuosité de copiste. Dans les lieux chics, j’affecte l’aristocratie apprise de Stendhal sur une mise empruntée aux parvenus de Balzac ; au bistrot, j’imite les arsouilles des films de Gabin avec un tee-shirt chenapan ; et, dans le désordre de la nuit, mes frasques sont des furie de circonstances prises chez Fitzgerald. Pas un moment social de ma vie qui n’emprunte ses discours, ses postures, ses répliques à un arsenal fourbi de leçons partielles de vie. Même ma folie est plagiée dans des biographies racontées quand elle ne mime pas, pour rire, Godot ou l’Idiot. Vous m’opposez la nouveauté, l’inédit, le neuf, le jamais-vécu ? Je vous répondrai que tout a toujours été, à un moment ou un autre, neuf et que l’instantanéité fausse parfois mon jeu quand je dois déchiffrer une partition oubliée : qu’on me trompe, je jouerai à gros trait le mari outré de Mariveaux ; qu’on m’applaudisse, je répéterai en bégayant des éloges affectés. La littérature et les arts nobles fournissent bien des réponses, mais ne nous dissimulons pas la sinistre réalité : j’ai des poses qui emprunte à la culture la plus sinistrée, aux références les moins confessables.
Mais ne vous méprenez pas : vous êtes pareils que moi. En lisant, votre visage s’est boursouflé d’un masque de circonstance : progressiste, vous ferez mine de vous étouffer et vous toiserez le ton hautain du papier ; prétendant à l’esprit, vous vous masserez d’un air sérieux les tempes pour tenter de ranimer votre esprit endormi ; réactionnaire, vous poufferez complaisamment de ce ton si plaisant qui hante toujours vos colonnes. Ne vous en excusez pas : en écrivant, moi aussi je plagie, je copie les éditoriaux hargneux du meilleur des siècles, j’usurpe à France la préciosité du langage et l’acrimonie du verbe et aux volutes élitistes le mépris du vulgaire. Mais, que voulez-vous ? Nous sommes comme cela.
La littérature n’est, d’ailleurs, certainement pas épargnée par cette ferveur du plagiat : l’écrivain n’est qu’un absurde cubiste tentant d’agréger une montagne de mots. Voilà le fond de la nature déceptive de la littérature : son impuissance à donner une transcription littérale, essentielle, de l’intuition. En entrant dans le langage, en puisant aux images partagées, l’idée renie sa forme immédiate et, dans ce dépouillement, marche vers l’échec. Les plus médiocres plumitifs enfantent dans l’auge même du kitch dont ils partagent l’allégresse.
Mais, parfois, il y a quelques éclairs de génie, des mots, des phrases qui s’approchent de l’essence impossible des choses, et, dans cet éclair, il y a une démonstration, la démonstration de la possibilité de l’image authentique, pure pour un moment, la démonstration de la possibilité de la métaphore vive. Voilà les bases inébranlables d’un jugement catégorique sur les oeuvres littéraires : traversant toutes sur la corde raide un précipice dont la nature même est le kitch, la qualité des oeuvres doit être jugée à la mesure de la vivacité de leur poétique ; la littérature est le laboratoire du langage qui tord le réel. Puis-je échapper de la même manière à l’existence-kitch ?
Toutefois, prudence : le kitch est sournois. Si les médiocres plumitifs enfantent directement dans l’auge du kitch dont ils partagent l’allégresse, les plus grands génies peuvent aussi y finir, corrompus par les foules qui relèguent leurs échappées dans la fosse commune des images ordinaires. Car, le kitch, c’est les autres. La vie de l’authentique est donc, par essence, un élitisme : c’est un aveu de faiblesse, de couardise, mais tant pis. De cet échec, j’ai fait un mot d’ordre : je ne veux jamais être lu. De cet échec, je ferai un mot d’ordre : je ne veux plus jamais être vu.
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8-2
Une journée avec… Pr. Didier Raoult
Sa dernière vidéo Youtube « Corona : fin de partie » est l’une des sensations de ce début de printemps. Certains surnomment déjà cet as des essais cliniques « le gourou de la pandémie ». Il fait visiter aux lectrices de Elle sa chère cité phocéenne à l’heure du confinement.
6.30. Pour la première fois depuis des semaines, ce n’est pas un appel entrant d’Olivier Varan qui me tire du sommeil. Pendant mes phases de repos, je suis toujours d’une créativité remarquable. Mon premier regard est pour la Méditerranée, ma fidèle compagne depuis mes dix-sept ans. Comme je suis heureux de vivre en Provence plutôt qu’à Paris, cette ville où la médecine est tenue prisonnière à l’ombre des tristes sires de l’INSERM !
7.00. Je ne prends pas de petit déjeuner. Pas le temps, pas la tête à ça. En revanche, je maintiens scrupuleusement mes rituels bien-être du matin, état d’urgence sanitaire ou non. Ma devise ? Les soignants doivent prendre soin d’eux avant de soigner.
7.30. Pendant que j’entretiens ma chevelure iconique à grand renfort de poudre de quinquina [ndlr : facile à trouver dans les supérettes bio ou les épiceries indiennes encore ouvertes], j’entends vibrer mon portable. Je frissonne d’aise dans ma douche en imaginant la raison de ce dérangement. Une sollicitation Skype du Président ? Une invitation à rejoindre l’Académie des Sciences ? La notification que je reçois en avance le Prix Nobel 2020 de médecine ? Pas facile à déterminer, les possibilités sont si infinies en ce moment !
12.00. Fin de la pose de ma lotion capillaire et rinçage. Je constate sur mon téléphone un appel en absence de la mairie qui cherchait à joindre les personnes vulnérables au COVID-19. Je pars dans un fou rire : j’avais encore oublié que j’avais 70 ans ! Il est temps de me préparer un déjeuner sur le pouce. Je le finis systématiquement par une poignée de les granules homéopathiques de China rubra arrosée d’un dé de Dubo-Dubon-Dubonnet.
13.30. Avant de me mettre en route pour mon bureau de La Timone, je vais faire la sieste à l’ombre de mes quinquinas et mes cinchonas. Mes bassets Kiki et Ninine m’accompagnent, tout étourdis par leur confinement. Pour boire frais dans mon hamac, je me sers un petit verre de Byrrh.
15.00. J’arrive à La Timone et je retrouve mon équipe de chercheurs et de vidéastes. Pour moi, la vraie bonne journée de recherche, c’est celle que je termine en balançant un petit clip sur ma chaîne YouTUBE « IHU Méditerranée-Infection ». Est-ce que je me pince, aujourd’hui, quand mes interventions dépassent le million de vues ? Non, j’ai beaucoup travaillé pour en arriver là.
21.30. Ce n’est pas parce que je suis le seul honneur de la médecine française que j’oublie pour autant d’être un papa… Rentré de l’Institut, je retrouve sur Zoom mes jumeaux Hydro et Xychlo ainsi que Roquine, notre petite dernière. Chacun derrière leur écran, ils s’émeuvent des premiers pas de leur père sur Twitter et me félicitent de mes « 100 K » nouveaux followers. De mon côté, je leur raconte les belles rencontres que je fais en ce moment sur la Toile. Aujourd’hui, j’ai par exemple échangé avec un certain @realDonaldTrump, un Américain tout à fait sur la même longueur d’ondes que moi !
23.15. Il commence à se faire tard et mes yeux de visionnaire me picotent. Je me fais une raison : ce n’est pas ce soir que le pote Manu appellera… Qu’importe, la partie n’est remise qu’à demain !
23.30. Si j’ai encore la tête au boulot, je feuillette distraitement un des 1800 articles que j’ai cosignés dans ma carrière. Pas toujours facile de garder le rythme de ma propre actualité ! Si j’ai plutôt envie de déconnecter, je me régale en picorant l’un des grands classiques de la littérature mondiale. En ce moment, je savoure La Quinine en thérapeutique de Louis Destouches, plus connu sous le nom de … Louis-Ferdinand Céline [ndlr : il s’agit d’un vieil écrivain de droite ATTENTION C’EST AUSSI UN MÉCHANT ANTISÉMITE !!!! NE TE LAISSE PAS PRENDRE AUX PIEGES, LECTRIÇOUNETTE !]. J’ai hâte d’avoir fini pour passer à L’amour au temps du quinquina.
2.00. Début de mon sommeil paradoxal. Mes rêves s’enchaînent, tous plus éclatants et prophétiques les uns que les autres. Si je songe à mon futur discours de Stockholm ou à ma prochaine révolution thérapeutique ? Je ne peux pas vous le dire, c’est trop personnel [Rires] !
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8-1
La page, enfin, s’actualisa et la figure empourprée et chevelue du docteur R. apparut à l’écran. Une vague d’excitation parcourut l’échine de Nicolas : cela faisait plusieurs jours qu’il attendait ce moment. Pour y assister, il avait d’ailleurs dû batailler ferme et désarmer l’argumentaire sournois que sa mère et les autorités de santé, unis à l’occasion dans cette cause indigne, lui avaient opposé. Certes, il n’était pas malade et les quintes de toux qui le prenaient pouvaient bien relever de son tabagisme obsessionnel et de sa constante lâcheté face aux pratiques sportives. Certes, quand bien même il le serait, l’inévitable coma précédant la mort et l’inactivité qu’il impliquerait ne forceraient pas un changement si radical de ses habitudes ordinaires. Certes – et l’argument touchait mais toujours sans l’emporter – la méthode du docteur R. ressemblait curieusement à la recette de la soupe au choux. Mais, diable ! fallait-il pour autant se laisser aller à l’abandon béat d’un optimisme inadapté ? Le futur est à ceux qui se le ménage, et il aspirait encore à goûter aux charmes de la vie domestique.
Tandis qu’il réarmait ainsi sa résolution contre les discours égrotants de l’ordre établi, qu’une faiblesse de nerfs lui faisait encore parfois écouter, la première partie de la conférence avait filé et le vieil homme en cheveux, avec sa barbe blanche sémillante quoique défraîchie, terminait sa rapide conclusion sur les bienfaits évidents du breuvage et la rigueur des essais cliniques auquel il l’avait soumis. De tout cela, Nicolas n’avait que faire : il voulait de la potion ! Sur sa table, les ustensiles étaient disposés, les béchers nettoyés et les pipettes, que la dispersion de son kit de chimie avait permis de rassembler, alignés : il attendait ferme le début des travaux pratiques qui d’ailleurs ne tardèrent pas à commencer. Debout devant une large table en inox, le Docteur D. se lança dans sa démonstration et les oignons, les choux, les lardons – pour le goût – l’eau, les excipients et les deux tablettes émiettés d’EthyloQuinonine® filèrent au fond de la casserole.
Devant la marmite qui cuisait, Nicolas jubilait. A quoi bon guérir si on pouvait se prémunir : en anticipant le traitement sur la survenue de l'infection, il conjurait résolument tout risque de contamination et, demain, il pourrait gambader gaiement dans les rues où rejailliraient les foules enthousiastes des adeptes du Docteur R.. Oh, le gouvernement rouspéterait, mais il finirait bien par s’incliner devant l’évidence de la science et la flagrance de leur immunité. Sur ces entrefaits, Nicolas ferma le feu, vida le contenu de la cassolette dans un bol et le but d’un trait. Le goût était aussi désagréable que le fumet, mais la joie de Nicolas lui en faisait oubliait cette infecte caractéristique, qui, au demeurant, démontrait le caractère sérieux du traitement. Il s’assit enfin sur sa chaise, pas moins bien, pas plus mal, mais plus satisfait et attendit que le breuvage fisse effet. Quand sa mère entra dans la pièce, Nicolas gisait dans une flaque de vomi cramoisi où brillait des reflets irisés. En voyant les feuilles de choux, elle comprit et s’évanouit : Nicolas avait survécut à la maladie, mais pas à son allergie congénitale au choux cuit.
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7-1
Coincée depuis une éternité entre quatre murs blancs, elle avait renoncé à être de nouveau entendue. Elle répétait souvent pour conserver sa contenance : « Je me suis fait une raison ». Son lot avait été d’échouer là. Elle le supporterait dignement, sans laisser aucune prise à la crasse incompréhension des contemporains.
Cependant, en ces premiers jours de l’année 2020, de fiévreux préparatifs l’entouraient. Elle se remit à espérer timidement. En face d’elle, des chaises pliantes avaient été disposées par dizaines. Sur les dossiers des premiers rangs, des feuilles blanches arboraient de prestigieux patronymes. Elle les reconnaissait d’autant mieux que les étudiants qui venaient lui rendre visite avaient l’habitude de prononcer ces noms, rêveusement et révéremment.
Le soir tombé, un homme roux et charismatique fendit la foule des curieux bien installés. Il n’était pas spécialement beau, et même un peu dégarni. Cependant, avant qu’il ne lui tourne le dos pour s’accouder à son pupitre blanc, elle avait eu le temps de croiser un regard singulièrement vivace. Elle interpréta ce pétillement comme un présage des plus favorables, peut-être même le début de sa délivrance.
Sans toussotement introductif, sans fausse hésitation, sans gêne aucune, l’intellectuel prit la parole : « Mesdames, Messieurs, nous sommes réunis ce soir pour résoudre ensemble ce que j’ose qualifier, sans exagération, de grand mystère de notre siècle. ». Déjà, le public retenait son souffle sans dissimuler le plaisir immense que lui procurerait l’imminente révélation. Chacun ici pourrait bientôt déclarer, l’air de rien : « J’y étais ».
Mi solennel, mi gai, le grand professeur engagea son morceau de bravoure. « Aux érudites et érudits qui se tiennent devant moi, je ne ferais pas l’injure de rappeler que les titres qui nous environnent ne naquirent pas en même temps que les œuvres qui les portent. Au XVIe et au XVIIe, les premiers hommes modernes, tout à leur tourbillonnement artistique et marchand, échangeaient des tableaux sans avoir le besoin ou la bonne habitude de les nommer. »
« Il fallut attendre le XVIIIe siècle pour que se consolident progressivement, autour de ces titres d’œuvres d’art, des usages systématiques et normés. Seulement, ce progrès que j’ose qualifier devant vous de « déjà muséographique » s’accompagna aussitôt d’un très dommageable recul sur le front de la sémiologie. Même s’ils étaient brillants, et j’ose même ajouter, précisément parce qu’ils étaient brillants, les conservateurs des Lumières oublièrent progressivement les langages que leur tenait l’art des époques précédentes. Obsédés par la pureté de la ligne et les références néo-classiques, ils ne savaient plus converser avec les symboles et les allégories. Ils construisirent des musées resplendissants et baignés de lumière mais leur prétention à être savants obscurcit le sens ce qui s’y trouvait exposé. »
« Après la Révolution française, j’ose l’affirmer, la situation s’améliora. Je ne voudrais pas vous laisser croire que je souscris à l’idée terriblement passéiste, périmée et démodée d’un sens de l’histoire. L’histoire, chacune et chacun le sait parmi nous, est toute entière composée de retours en arrières, de flottements, d’hésitations et, j’ose le déclarer à la suite de Nietzsche, de considérations parfois inactuelles et partiellement intempestives. Seulement, il faut faire crédit aux hommes du XIXe siècle car ce sont eux qui ont recommencé à appeler un chat un chat et une allégorie une allégorie ».
« Certes, me direz-vous, et vous auriez raison, ces hommes du XIXe, ils ne sont pas tout à fait dégrossis. Ils versent encore dans certains préjugés. J’ose le confirmer : vous n’avez pas tort. Parmi mes brillants prédécesseurs, nombreux sont ceux qui se sont hasardés à des commentaires de la toile qui nous réunit. Ils l’ont malheureusement fait, j’ose le déclamer, sans jamais se départir de leurs préconceptions. Les plus bourgeois et amateurs du Code civil y ont vu une allégorie du Mariage. Les plus patriotes et revanchards prétendaient y discerner celle de la Victoire ». Le professeur égrena encore une dizaine d’hypothèses éculées, suscitant à chaque fois l’hilarité et l’adhésion de la salle. Il était proche de gagner son combat. Il accéléra la cadence.
« Le privilège de notre époque – oui, j’ose ce mot de privilège et ce n’est pas légèreté de ma part, vous vous en doutez – c’est qu’elle est synonyme de réflexivité. Et au nom de la réflexivité qui nous relie toutes et tous, au nom de la conscience critique qui anime chacune et chacun d’entre nous, au nom de l’hygiène herméneutique qui vivifie notre communauté de curieuses et de curieux, j’ose le proclamer ce soir : la jeune fille modeste et vêtue de bleue qui se tient devant vous et derrière moi, j’ose enfin partager avec vous son secret. C’est une allégorie du devoir de mémoire ».
Les applaudissements éclatèrent tous ensemble. À supposer que le grand professeur avait prévu de justifier sa grandiose découverte, il aurait dû aussitôt y renoncer pour des motifs acoustiques. Il se tut donc et s’abandonna tout entier à un brouhaha mondain qui montait et montait encore, jusqu’à faire trembler le plafond de verre de la galerie. Sa victoire était complète. Il avait emporté l’adhésion de la salle presque’entière.
Seule la concernée au premier chef ne fut pas convaincue. Assourdie par le crépitement des innombrables mains et prisonnière de son cadre, la Vertu souffla en effet tristement : « Encore manqué. »
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6-2
Dans sa fatigue, le défilé des barres d'immeubles se confondaient en une bouillie obtuse alors qu'il remontait péniblement le boulevard des Maréchaux, absent et divaguant dans les souvenirs tièdes, et déjà confus, des dernières semaines passées à la Briguetière. La maison de Normandie avait été son refuge lorsqu'il avait, encore une fois, tenté de se réformer et d'échapper aux frénésies de son existence parisienne. Le cadre exagérément bucolique du Mesnil-sur-Seine, dont l’application minutieuse à atteindre une parfaite beauté donnait l’impression d’un pastiche de ces cartes postales jaunies de paradis d’Epinal, avait été un soutien précieux : jamais, tentative ne fut plus poussée plus avant dans la réussite que celle-çi. Mais les mauvaises habitudes ont la peau dure.
Le précaire équilibre de son existence à la campagne avait été anéanti par l’arrivée d’une poignée de jeunes gens pour qui ces berges devenaient, annuellement, une villégiature. Emporté brusquement dans le passé, comme projeté en arrière par ces ressorts qui servent à faire voler les cascadeurs dans les pantomimes d’explosions sur les plateaux de cinéma, il avait retrouvé en un rien de temps le désordre chaotique de son existence antérieure : l’alcool et ses méandres insidieux, le déploiement vicié du charme qui ne s’exerce pas pour lui-même mais pour le seul effet qu’il obtient sur les choses, les frasques que suggèrent une joie infernale et ennuyée… Si les premières soirées s’étaient cantonnées au clos de leurs maisons, leur furie n’avait pas tardé à descendre sur le paisible village, à l'envahir de rires sardoniques et du désordre que leur suggéraient leurs lubies, à infliger aux murs tranquilles du village une atellane de mauvais goût.
Si les jeunes gens ne faisaient, eux, que jouer, enfermés dans le mépris égoïste d'une jeunesse bourgeoise et, finalement, malheureuse, ces ivrogneries s'étaient rapidement colorées pour lui des vexations silencieuses de la vie communautaire qu'il avait supportées, sans même les remarquer, dans la griserie des premiers jours de sa retraite. Les petites crasses anodines que lui avait faites des voisins, l’attention inquisitrice que lui portait la faction moraliste du village, les inimitiés injustifiées sur les marchés et la place, rejaillirent dans les tourments de l’ivresse et ses facéties étaient devenues des vengeances mauvaises qui avaient peu à peu perdues ses camarades. En quelques jours, il avait retrouvé la plénitude de ses errances et il divaguait seul, ivre à n’en plus pouvoir, comme un follet dangereux menant ses farces perverses avec un systématisme acharné.
La patience des habitants, qui, malgré leurs petits défauts évidents, étaient restés pleins de compassion pour ce jeune homme dont la douleur était manifeste, avait été mise à rude épreuve, mais elle avait durée. Toutefois, elle avait fini par achopper sur une ultime provocation, sur la profanation d'un ultime interdit de leur petite communauté : une nuit où son ivresse fut plus désespérée et plus énervée que jamais, il avait détruit, consciencieusement et scrupuleusement, la plaque commémorative qui célébrait sur les murs de la plus vieille bâtisse le passage d'un insignifiant grand personnage qui faisait la fierté du village. Le village s'était rassemblé dès le lendemain pour décider de la nécessité de son départ et la moitié des habitants avaient défilé dans sa cuisine pour lui signifier de partir, avec douceur ou hargne, en le menaçant ou en lui promettant de l’aide : constant, ils les avaient tous humiliés de ses moqueries caustiques. En dernière instance, devant son obstination, son propriétaire avait révoqué son bail et les huissiers l’avait jeté à la rue.
Le lendemain, il se retrouvait de nouveau à Paris et la nuit avait immédiatement retrouvé sur lui tous ses droits, et dans la poussière aigre des bars, dans les lumières blessantes des néons qui l’attiraient comme la mouche le miel, il s’était de nouveau effondré. En poussant la porte de son appartement, éreinté par la nuit qu’il avait encore passée, il comprit que cette fois, la chute serait plus rude jamais.
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6-1
Personne n’a jamais eu envie de placarder pour toi des avis de recherche. Que le sale gosse d’un sale type disparaisse, la belle affaire ! Devant mes questions, ils ont tous haussé les épaules. Les devantures des kiosques dégorgent tant d’histoires comme la tienne. Dans les lucarnes noires des salons contemporains, on n’a jamais fini de faire entrer les disparus.
Si encore, tu avais été célèbre… Cela ne vous aurait pas rendus, toi et ton père, plus sympathiques, mais enfin, les autres auraient pu espérer une récompense.
En revanche, moi, je pense à toi tous les jours. Je crois que c’est parce que je suis une originale. L’après-midi, j’erre dans des rayonnages pour repérer des livres orphelins. C’est le nom que je donne aux volumes jamais sortis, faute d’avoir trouvé emprunteurs. Alors, j’en saisis une brassée et je pars les aérer loin de la bibliothèque pour trois semaines, deux fois renouvelables à distance. Je les lis chacun jusqu’à la dernière page, même s’ils sont mauvais. Je n’ai jamais laissé un de ces orphelins glisser entre mes doigts avant la fin.
C’est une revue démodée qui m’a racontée ton histoire. L’article m’a entrainée même s’il s’arrêtait brutalement après le point précis où tout me semblait commencer. Sa chute, cette histoire de noyade, je n’y crois absolument pas. C’est ridicule. Même les auteurs de Série Noire et les gratte-papiers du Nouveau Détective ne bâclent pas autant leur dénouement.
J’ai décidé de reprendre l’enquête là où l’auteur paresseux l’avait abandonnée. L’après-midi, je délaisse mes piles de romans pour compulser des atlas poussiéreux « consultables uniquement sur place ». Je laisse mon doigt dériver à partir du lieu où tu t’es supposément éclipsé. Je fais résonner à voix basse les toponymes qui l’avoisinent sur la carte, comme si leurs sonorités pouvaient me guider vers ton refuge final.
À force d’incantations géographiques, j’ai construit aujourd’hui deux hypothèses vraisemblables pour la fin de ton voyage. À partir de votre dernier point de chute, tu as pu facilement gagner l’île de Thmos. Il est aussi possible que tu aies trouvé une embarcation pour te mener jusqu’à la ville côtière d’Homst. La salle de lecture va bientôt fermer et je n’aurai ce soir pas d’autre ressource pour trancher le dilemme que mes facultés d’imagination. Est-il plus logique que ton adolescence se continue sur une plage blanche ou au pied de murailles orangées ? Aurais-tu préféré vivre comme un pêcheur ou comme un artisan ?
À ces questions, les enfilades d’encyclopédies à la couverture en faux cuir n’auraient de toute façon jamais répondu. J’ai inventé la rive de Thmos et le port d’Hosmt pour me consoler de ne jamais te connaître, ô mon adolescent solaire chu dans une mer homonyme. Je vide les lieux en récitant mes titres inventés. Icare à Thmos et Icare à Homst : cela vaut bien Iphigénie en Tauride, n’est-ce pas ?
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5-2
Gabriel K. reçut la première lettre, estampillée de la préfecture, un soir ordinaire en milieu de semaine. Tout naturellement, il fit comme à son habitude : il jeta l’enveloppe sur la petite console qui se trouvait à portée de main de l’entrée. La surface du meuble était déjà recouverte de papiers et de courriers en tout genre. Quelques prospectus ��� les plus légers – gisaient au sol, près du pas de la porte. Une fois par mois, il se décidait à faire le tri entre les publicités pour meubles scandinaves, les menus de sushis et les rares lettres qui paraissaient importantes – et qui bien souvent ne l’étaient pas –, sans jamais parvenir au bout de la pile. Cette activité, comme d’autres, le fatiguait vite, si bien qu’il restait toujours une fine couche de paperasse qui tapissait la table. Ainsi se poursuivait de semaine en semaine ce complexe phénomène de sédimentation, jusqu’à ce que le déménagement suivant ne fasse atterrir le dernier dépôt là où il méritait généralement d’atterrir : la poubelle.
Une dizaine de jours plus tard, il reçut une seconde lettre. Elle était identique à la première, à la notable différence qu’on pouvait lire au dos de l’enveloppe la mention « URGENT » en rouge vif. Il ne l’ouvrit qu’au bout de deux jours – l’urgence est une affaire de perception – et parcourut le courrier, d’abord négligemment, puis avec un étonnement persistant. En substance, la lettre signée du préfet statuait que le destinataire du courrier figurait désormais parmi les « barbares » et qu’à ce titre, il devait se rendre à la préfecture « dans les plus brefs délais ». L’aimable formule de politesse qui achevait le courrier contrastait avec la dureté de la phrase qui la précédait : « La sévérité et la durée des sanctions prises à votre encontre dépendra de votre application à suivre les instructions qui vous seront communiquées sur place ».
Gabriel K. n’avait jamais été très scrupuleux dans ses démarches administratives. Le soir durant, il se repassa en boucle les tâches habituelles auxquelles doivent se soumettre tous les citoyens honnêtes, sans trouver en quoi consistait son écart. Il revenait toujours sur le terme « barbare », dont il avait peine à comprendre le sens. Pour quelle obscure raison méritait-il d’être ainsi catégorisé ? Il se rendit donc à la préfecture, où il fut accueilli sèchement par un fonctionnaire à la mine faussement sérieuse. Son discours, visiblement appris par cœur, énonçait sommairement qu’afin que civilisation puisse perdurer, il était nécessaire de réintégrer les barbares dans le corps social, ou, en cas de notable impossibilité, de les confiner à l’écart de la communauté pour qu’ils cessent d’en perturber le bien-être et de répandre partout le vice de leur condition. C’était, disait le fonctionnaire, un ordre gouvernemental. Gabriel K. ne put retenir quelques protestations, qui, du reste, restaient respectueuses. La réponse du fonctionnaire, qui avait très maladroitement haussé le ton, fut brève : « Jamais je ne cèderai face à la barbarie ! »
Il transmit à Gabriel K. une nouvelle enveloppe cachetée. Déconcerté, celui-ci rentra chez lui avant de l’ouvrir. Elle contenait la liste de toutes les infractions qu’il avait commises. Certaines étaient totalement fausses. Gabriel K. découvrit par exemple qu’il n’avait pas régularisé ses impôts le mois dernier, ou qu’il avait continué de percevoir des allocations chômages alors qu’il travaillait bel et bien. D’autres, en revanche, étaient bien réelles, à ceci près que Garbiel K ne voyait pas la nature transgressive de ces violations. L’un des tirets indiquait notamment : « N’a pas regardé le journal télévisé du 25 février dernier ». Un autre : « N’a jamais contribué financièrement à aucune œuvre caritative ». Une seconde feuille donnait le calendrier des visites hebdomadaires auxquelles Gabriel K. devaient se rendre, certaines avec un psychologue, d’autre avec un fonctionnaire de la préfecture – jamais le même tout au long des six mois déclinés dans le calendrier. La première date tombait tout juste dix jours plus tard.
La veille du premier rendez-vous chez le psychologue, Gabriel K. reçut une nouvelle lettre. Toujours semblable aux précédentes, il était cette fois-ci indiqué au dos « URGENT URGENT URGENT ». La lettre, elle, était en tout point identique à la précédente, excepté que l’entête indiquait en destinataire « Julien K. ». L’adresse, elle, était bien correcte.
Irrité, Gabriel K. retourna à la préfecture. Un autre fonctionnaire le reçu pour lui faire le même discours, et acheva la rencontre par un « Jamais je ne cèderai face à la barbarie ! » en lui transmettant une nouvelle liste d’infractions. Cette seconde liste n’avait rien à voir avec la première. Cette fois-ci, il avait notamment « promené son chien lors d’une allocution présidentielle ». Des nouvelles dates s’ajoutèrent aux premières, si bien que Gabriel K. n’avait plus deux mais quatre rendez-vous hebdomadaires.
Le même cirque se reproduisit la semaine suivante. Gabriel K., en lisant pour une troisième fois la même lettre, dont l’enveloppe était recouverte de six « URGENT » et qui était adressée à un certain « Stanislas K. », passa quelques instants à réfléchir au sens de sa vie. Sa conclusion, sans doute exagérée en raison de son énervement, était que sa vie entière n’était qu’une série d’absurdités qui n’étaient pas si différentes de cette affaire de courriers et de rendez-vous.
La suite, vous vous en doutez peut-être, est tragique. Gabriel K. se rendit à cette troisième convocation, équipé d’un long couteau de cuisine et de plusieurs sacs plastiques. Au son du « Jamais je ne cèderai face à la barbarie ! » qu’il attendait avec impatience, Gabriel K. sortit son couteau et trancha la gorge du fonctionnaire, avant de découper ses membres dégoulinants et de les répartir dans les sacs plastiques. Il les jeta par une fenêtre qui donnait sur une petite ruelle déserte, sortit de la préfecture comme si de rien était et récupéra le tout sur le chemin du retour.
Chaque semaine, un nouveau courrier atterrissait dans sa boite aux lettres. Il répondait diligemment à chacun d’eux. Il renvoyait systématiquement, à l’adresse de la préfecture, un membre du fonctionnaire dépecé, emballé soigneusement dans un colis hermétique. Il écrivait sur le dessous de tous ses envois « Jamais je ne cèderai face à la barbarie ! » avec le sang de sa victime. Le rouge n’était pas aussi vif que celui des « URGENT » qui s’entassaient sur les enveloppes qu’il recevait, mais Gabriel K. restait fier du résultat.
Lorsqu’il fut arrêté, bien tardivement, Gabriel K. avait oublié sa langue maternelle. Il ne se rappelait plus que de son prénom et de la première lettre de son nom de famille. Dans son frigidaire, il ne restait que quelques cheveux, deux doigts de pieds et un œil.
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5-1
Sur le sol de ce salon étranger et immaculé, elle contemplait encore une fois les fruits de sa vengeance. En ces instants matinaux, l’autosatisfaction lui tournait légèrement la tête. Elle accélérait délicieusement son pouls et justifiait les années qu’il avait fallu attendre.
Bien sûr, elle n’avait jamais blâmé ses parents de leur hâtif déracinement. Comment aurait-elle pu en vouloir un instant à ces deux héros de la liberté ? Elle regrettait seulement que sa mère et son père, pourtant des intellectuels, n’aient pas choisi de collaborer avec les services secrets d’un pays civilisé.
Tous les jours de l’école primaire, ses petits camarades états-uniens n’avaient pas manqué de l’enfermer dans un placard. « Cela te rappellera ton sale pays », s’égosillaient-ils hilares et à l’unisson.
Grâce à eux, elle avait rapidement appris l’art salutaire de s’échapper par la pensée. Ignorant la porte qui resterait obstinément fermée jusqu’à la prochaine sonnerie, elle imaginait dans le noir la vie cultivée qu’elle aurait menée avec ses parents s’ils avaient trouvé à se réfugier sur leur continent. Elle rêvassait pour eux trois un allègre parcours reliant les salles de concert allemandes aux étincelants musées parisiens.
Ils auraient pu aller partout en Europe, même en Angleterre ! De l’autre côté de l’Atlantique, ses camarades se seraient sans doute autant moqué de son pays rempli d’épines et de baies immangeables, mais au moins ils auraient été en mesure de prononcer toutes les lettres de son prénom. Ici, les élèves de sa grade school étaient incapables de ne pas le mâchonner comme du chewing-gum. De trois syllabes éclatantes ils tiraient une bouillie informe et achevée par un « e » muet pathétique. « Babweu » : l’apostrophe ne ressemblait à rien.
Lors de sa rentrée au collège, tout avait changé. Elle était sortie de l’été incroyablement étirée et grandie. Les filles qui la tourmentaient au printemps précédent recherchaient activement sa compagnie. Jadis preuves de son origine sous-développée et honteuse, sa maigreur et sa blondeur presque blanche passaient désormais pour des signes d’élection. C’était à qui deviendrait le plus vite amie avec l’élancée « Barbie ».
Descendant les escaliers, Jane se félicitait d’avoir été la première à l’inviter pour le week-end. Un pas dans le living-room suffit pourtant à lui arracher un cri. « Barbie qu’est-ce qui t’a pris ? ».
Même si elle était devenue elle aussi une respectable teenager, Jane ne put s’empêcher de pleurer devant l’étendue des dégâts. Des dizaines de poupées-mannequins gisaient sur la confortable moquette, atrocement mutilées et démantibulées. Varvara se contenta longtemps de sourire innocemment.
Elle finit par répondre : « J’ai seulement voulu jouer avec elles à la mode de mon pays. Tu n’as pas oublié que je venais de Barbarie ? ».
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4-2
Des êtres exquis peuplent les cabines bondées des trains qui partent de Paris pour jeter dans les bras de la bucolique province. Jouer des coudes pour grimper dans le wagon, en bousculant des adieux mièvres et empruntés, avait sans doute déjà sérieusement érodé votre bonne humeur. Quand vous trouvez enfin votre place, l’accueil enthousiaste de charmantes petites familles en achève l’agonie et vous vous demandez une fois de plus les causes de ces surdités électives qui frappent certains parents à l’égards des beuglements aigus de leurs enfants. Vous fuyez alors vers le bar pour tomber nez à nez sur la compagnie plaisante des commerciaux d’entreprises dont la médiocrité bave jusqu’à leurs infectes chemises à rayures tandis qu’ils débitent des inepties de bureaux d’une voix forte, grasse et désagréable. A moins d’être doté d’un courage à toute épreuve, vous avez, encore une fois, fui.
De Charybde en Sylla, votre dérive n’a pourtant pas duré plus d’une poignée de minutes et le voyage n’est pas terminé. Résigné à reprendre votre place, vous hésitez en chemin à essayer ces banquettes exigües qui agrémentent les couloirs et jouissent du charme d’une relative solitude, avant de réaliser qu’elle jouxte aussi les toilettes et en partage tout le confort. Vous vous traînez donc jusqu’à votre place et d’un coup d’oeil, constatez – mais vous le saviez – que les enfants et leurs abdicatifs parents sont toujours là. Autour de vous, s’étale la médiocrité ordinaire et bigarrée de toutes foules modernes, avec ses archétypes, ses originaux, ses ennuyeux, ses fâcheux en tout genre. Comme vous n’arriverez probablement pas à lire dans le cahut qui règne, à plus forte raison si quelques facétieux provinciaux revenant de goguette descendent avec vous, vous jetterez un coup d’oeil indiscret par-dessus l’épaule de votre voisin. Chanceux, c’est un mauvais film qui vous happe ; poissard, c’est une de ces piles de papier que les jury du Goncourt appelle roman et vous vous retournerez le front contre la vitre, écoeuré.
Bon an, mal an, vous arriverez tout de même à destination. Le voyage aura été prolongé pour des motifs aussi audacieux que pittoresques, votre voisin se sera pesamment endormi sur votre épaule, votre voisine vous aura infligé les vagissements de la pop, mais vous arriverez. Vous descendrez soulagé, si du moins, sous le pitoyable ciel de la Creuse ou de la Normandie, brille un quelconque soleil. En quittant à tout hâte la gare, vous passerez devant une de ces odieuses librairies de gare et, apercevant des titres quelconques, vous vous étonnerez : « Qui peut sérieusement espérer des rencontres dans les trains ? »
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4-1
Dès le départ du train, je réussis à me calmer. Je ne tremblais plus. Le wagon vieux, violet et moelleux, le pittoresque de la station abandonnée et fleurie, les herbes folles serpentant entre les galets et les rails : toute la gare était bucolique. Aussi longtemps que s’échappaient des portes coulissantes des mots d’adieux qui n’étaient pas les nôtres, je pouvais encore imaginer ta face discrète de l’autre côté du miroir, maigre et concentrée. Je t’y devinais, assez près pour me regarder, assez loin pour m’interdire de te contempler, trop loin pour que ton haleine dépose sur le verre la buée qui m’aurait encor assuré de ton existence. Il n’y avait rien à ajouter. Les roues s’actionnèrent.
Enfant, je détestais les départs et j’exécrais les retours. Les réconforts prodigués par le parent que je quittais et la promesse qu’un autre proche m’attendrait là-bas, à l’arrivée, étaient peines perdues. Ma mère soufflait contre la vitre glacée qui me séparait d’elle. Elle traçait à l’envers des lettres réconfortantes, des paroles pour accompagner ma traversée des paysages. Elles n’apaisaient pas ma peine enfantine et inexplicable. Heureuse de m’évader ou contente de revenir chez moi, je pleurais néanmoins tout le long du trajet.
J’ai grandi sans cesser de pleurer dans les trains. Jusqu’à ce soir, j’étais fière d’avoir appris à te celer cette habitude. Il est aisé de blâmer le pollen émanant des buissons du quai ou l’air trop refroidi pulsant près des fenêtres. Ce soir, je veux pourtant te raconter. Maintenant que nous nous séparons, il est temps de faire connaissance.
Toutes les fois qu’en tournée nous avons pris le train, ces fois où nous nous sommes arrachés de la ville où nous venions de chanter, je pleurais bizarrement de ne rien regretter. Nous avions laissé à quai sans les voir des merveilles d’architecture, des bourgs resplendissants et des passants charmants. Je croyais que la France entière ne valait pas le quart de nos trajets silencieux. À l’étape suivante, personne ne m’attendrait. Il y aurait comme à l’habitude un écriteau « Lazarécécile », propre, lisible, imprimé à l’avance, une auto pour nous conduire vers une scène où pour quelques heures nous deviendrions ce que nous n’avons jamais été en voyage : un duo, un couple, un groupe.
Éloignés l’un de l’autre par les consoles sonores, les amplificateurs et les instruments de rechange, nous avons maintes fois trouvé dans les salles noires une complicité restée inédite dans les wagonnets confinés. Droite sur mon tabouret et crispée sur ma guitare, je voyageais enfin à tes côtés, oubliant que tout à l’heure il faudrait partir de nouveau, en niant tous les possibles de cette ville. Tu tenais toute installation pour un mal.
Si je ne pleure pas et ne tremble pas aujourd’hui, c’est sûrement parce que nous ne partons pas ensemble. Sans avoir eu besoin de nous expliquer, tu as résolu de repartir par le dernier train qui ne démarrera jamais de cette station balnéaire, de cette extrémité longtemps laissée au bout d’une ligne ferroviaire, poussiéreuse et irrégulière et désormais tout à fait détachée du réseau. Le train part et ne reviendra pas. La ville d’eaux est déjà une ville fantôme et j’habiterai ici.
Dans le soleil rose et finissant, j’ai choisi la face de la glace qui scintille, le reflet fidèle du monde. Tu as choisi la transparence de la vitre qui te fera parcourir et connaître l’univers mais en dissimulera tous ses contours.
Suis-je du bon côté de la vitre sans tain ?
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3-1
Les lumières s’effondraient sur la ville dans un désordre de tons vifs et rougeoyants. Le Capitaine, agité, songeait aux prophéties guerrières en scrutant le ciel : nul oiseau ne scindait les cieux parisiens, nul symbole grec ne s’y imprimait en lettres flambantes. Mais qui pouvait encore croire à ces signes ?
De toute manière, il faudrait bien se conformer au fatum. Si un enfant n’arrêtait pas son bras, si la trahison ne le jetait pas dans les eaux capiteuses des canaux, qu’est-ce qui l’arrêterait ? Il avait trop lu pour se livrer à l’héroïsme simple des imbéciles. Mais les affaires de ce type appartiennent, par nature, au règne de l’imprévisible ; ils sont un morceau d’aléas dans l’ordre des choses déjà établies. Le progressisme moderne avait voulu se rassurer en quantifiant le progrès, en trouvant une route linéaire qui, irrémédiablement, menait l’homme du Néolithique vers la société moderne. Il avait nié les coups, les incidents inexplicables, les absurdités inexorables. Que Néron brûle Rome ! Cette négation de la déraison dans l’histoire avait été aussi refus des histoires personnelles, de l’hagiographie et de l’épopée. Inéluctablement, l’histoire avait dérivé de ses rivages littéraire pour s’abîmer sur les plages arides et goudronnées de la sociologie : le gros du contingent séduisant des petites gens donnait une réponse qui, statistique, ne pouvait décevoir les besoins de logique. Tout l’esprit moderne s’était corrodé à ce sang mauvais, avide de données et de certitudes, avides de croire dans une croyance certaine. Les statues avaient désertés les rues et l’étude des contexte et des causes remplaçaient l'exégèse admirative du génie : on croyait dans le confort et on s’enlisait dans le facile. Le Capitaine mettrait fin à tout cela.
Les soirs d’action sont des soirées fébriles. Tout comme Nicolas Ozareff dilapidait le 13 décembre en de vagues promenades et d’inutiles conversations, le Capitaine se promenait dans les quartiers de Paris qu’il affectionnait et dans les grandes bibliothèques du 5e arrondissement. Là, derrière les rangées de livres, courait une âme solide et indécise, le murmure qui avait effrayé le Général Sturm. La compagnie des livres lui était plaisante ; le coup de ce soir était d’ailleurs un geste littéraire. Il n’y a que les imbéciles pour penser que les livres sont tranquilles. Le Capitaine avait d’ailleurs fréquenté longtemps les bibliothèques sans parvenir à concevoir quel gouvernement était assez sûr de lui-même et de sa police pour financer de tels lieux ; puis, il avait compris que la grande masse des lecteurs ne lisent rien de mieux que dans les librairies ; que les demi-habiles qui gouvernent et qui parlent se gargarisent avec des sottises et aiment les livres pour ceux qu’ils représentent sans jamais en fait les ouvrir. Les bibliothèques s’étaient alors révélées à lui comme des institutions séditieuses qui, à la vue de tous, assurait la mâne et nourrissait les révolutions de quelques vifs esprits. A leur contact, il avait compris que parmi les rangées sages des étudiants babillants, quelques-uns ourdissaient des bouleversements inexpiables, que dans les salles de consultation de cacochymes vieillards méditaient la mort de Dieu ou la fin de l’Etat. Des veilles bibliothécaires, idiotes et dégoûtantes, lui avait donné avec un sourire benêt des manuels où la critique radicale était enseignée, où l'insurrection totale était encouragée. Comme les autres membres de sa génération, il était entré dans cette bibliothèque avec l’idée vague et banale d’une certaine critique de l’Etat, il riait alors avec les plumitifs des radios, les guignols de télévision ; il en était ressorti dressé contre les hommes et le temps, ses armes fourbies. Au su et au vu des béni-oui-oui du rayon littérature, il avait fomenté son complot, il avait trouvé le remède à l’ennui des journaux, il avait préparé l’inattendu qui sortirait les idiots de leur torpeur. Ce soir, son crime aurait une dette avec les armées d’ombres des bibliothèques de Paris, ces êtres vagues qui, mêlés à la foule, dans leur silence de marbre, représentent les seules vraies menaces des sociétés bourgeoises.
Quand l’heure dite approcha, alors que la bibliothèque s’apprêtait à fermer, il se leva doucement de sa chaise qu’il rangea sans un bruit. Il salua avec politesse le plancton qui gardait l’entrée et sortit dans la nuit parisienne. Il marchait vite, il connaissait son but. Il récupéra la valise à la Gare de Lyon, se dirigea vers l’Opéra. Dans l’agitation qui suit les premières, il passait inaperçu parmi les vieillards en costumes. Il longea les murs, entra dans le bâtiment, alla à droite et à gauche, et sortit. La chose était faite. Tandis qu’il remontait le boulevard, alors qu’il rejoignait la Rue de Rivoli, un formidable fracas se fit entendre. Dans un épais nuage de fumée, l’Opéra venait de s’effondrer.
Le Capitaine sourit. Ce n’était que la première partie d’un plan qui visait à détruire, jour après jour, jusqu’au dernier monument de Paris.
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2-2
L’un était tant absorbé dans la contemplation nouvelle qu’il se dit : « Encore un moment et j’aurais tout oublié ».
À ses côtés, l’autre restait interdite. De l’entièreté qui s’offrait à sa vue, il lui était arrivé d’apercevoir d’instables fragments. A coups de contorsions et de courbures du cou, surgissait souvent un œil, parfois une boucle de cheveux, exceptionnellement une fraction de nuque. Mais l’ensemble ? Jamais.
« Jamais ». Le premier se répéta que si cela continuait, ne serait-ce qu’un seul instant, il n’aurait plus jamais la force de se souvenir des façons précédentes dont il avait aimé. Elles étaient pourtant nombreuses et instinctives.
La deuxième gardait le silence. Subjuguée, elle n’était plus en mesure de décider si ce qui se tenait devant elle était infiniment aimable ou proprement horrible. Pour trancher, il aurait fallu avoir le temps d’apprivoiser, longuement, la vision. Elle savait cependant que les minutes étaient comptées et qu’elle devrait bientôt retourner ses talons en direction de l’habituel foyer.
De son corps, il avait patiemment appris à aimer l’odeur, même celle des jours de peine et de corvée pénible. Il appréciait le bruit de ses pieds demi-nus s’enfonçant dans la terre, le goût acide de sa peau et l’apesanteur de ses membres au repos. Tout cela était suffisant pour s’attacher à un corps mais tout cela n’était rien en comparaison du spectacle qui se déployait, enfin, devant lui.
Dans sa prime jeunesse, des vieilles femmes avaient dû chercher à la préparer à l’existence de prodiges approchants quoiqu’inférieurs. On lui racontait qu’au temps jadis, dans les contrées lointaines et les palais luxueux le marbre et le métal étaient polis au point d’entretenir les nobles dames d’un grand secret. Il fallait cependant se méfier des messages renvoyés par ces précieuses surfaces. Il était devenu proverbial qu’ils étaient déformés. Aucune veillée et aucun récit ne l’avait donc préparée au miracle cristallin et parfait qui se déployait devant elle.
Le bras droit de l’un écrasait l’épaule de l’autre et, néanmoins, l’indifférence entre eux deux n’aurait pu être plus complète. Pour lui, elle n’était qu’un corps paysan parmi les dizaines qui l’empêchaient de profiter sereinement et solitairement du clou de la foire. Pour elle, il n’était qu’un de ces individus puants qui environnaient outrageusement la merveille, cette immense glace conçue à Venise et acheminée, à mille coûts, jusqu’à l’insignifiante campagne d’ici. A aucun d’entre eux n’avait été auparavant donnée la permission de prendre connaissance de leur reflet fidèle. L’un et l’autre restaient donc cois, les bras ballants, obnubilés par la révélation de leur face. Voudraient-ils un jour connaître de nouveau un visage autre que le leur propre ?
Pourtant, s’ils s’étaient dessillés une seule minute et avaient détourné leur regard de quelques dizaines de degrés, ils se seraient accordés. Dans le cadre du miroir comme à son extérieur, le corps et le visage qui les jouxtaient immédiatement étaient charmants.
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