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Le cristal et la fourmi
Une personne célèbre, journaliste de métier et cycliste de cœur publie sur Facebook fin mars dernier en soutien à sa sœur l’expression de sa colère. Et il y a de quoi : cette dernière est vertement invectivée par une cliente sur le temps de midi, qui la laisse avec son assiette sur les bras.
Alors, plutôt que de nourrir la rancœur par l’invective avant de passer immédiatement à une autre indignation sans doute aussi légitime, j’ai voulu en savoir plus et donner la parole à Dimitra*, sa sœur. Je l’ai donc invitée à me rejoindre à mon cabinet. C’est une femme bien campée sur ses deux pieds que je découvre dans ma salle d’attente. On a parlé entrepreneuriat, décentrement, crise, politique, mais aussi amour du métier.
Et histoire de dynamiser le propos, je me permettrai des allers et retours avec quelques éléments de lecture plutôt décentrés.
Présentation
Dimitra décide à 27 ans d’ouvrir son propre établissement au centre-ville de Bruxelles. C’était en 2011.
Bien qu’elle vienne d’une famille de restaurateurs, ce n’est pas ce qui l’a poussée à choisir cette voie. Ce n’était pas une passion à la base : « je voulais juste être indépendante, entrepreneure ». Gérer une entreprise, des employés.
Après une douzaine d’années d’exploitation, le bilan que dresse mon interlocutrice sur son aventure est mitigé. Premier constat : cela tient bien. « Ce que j’en retire est assez simple, mais surprenant pour moi. Malgré les difficultés rencontrées : je peux m’en sortir. Je ne me doutais pas avoir cette force, cette ténacité. Et je voulais me donner à 100% pour mon entreprise, pas celle de quelqu’un d’autre. Donc de ce côté-là c’est parfait. »
Elle continue : « Il y a eu de belles périodes, surtout au début. N’ayant pas fait d’études, c’est une réussite. Et puis j’ai pu engager une employée. Une personne en or, avec qui je travaille depuis 6 ans. »
Une employée, donc un salaire. « Engager quelqu’un coûte super cher, mais je voulais l’employer sans heure au noir. J’ai travaillé en n’étant pas déclarée plus jeune, mais ce n’est pas un bon calcul : pas de protection, pas de cotisations… mais on ne nous explique pas ça quand on débute le travail ! Pour moi en tant qu’employeur ce n’était pas envisageable de faire subir cela à mes employés. Et impossible de prendre des étudiants (pourtant moins chers) parce qu’il faudrait constamment tout leur expliquer, avec un gros turn-over). »
Elle commente : « J’aime ce que je fais : élaborer des recettes, préparer, servir, être en contact avec ma clientèle ».
Le chiffre d’affaire a augmenté progressivement, comme c’était attendu, mais plusieurs gros événements ont empêché un développement harmonieux de son enseigne.
« J’ai une clientèle très fidèle, je ne fais jamais de publicité. Le bouche-à-oreille est mon meilleur atout. Au début je n’étais vraiment pas chère. Je travaillais sur la quantité des repas servis, pas sur la marge bénéficiaire. Donc je travaillais énormément pour avoir beaucoup de monde pour pouvoir gagner ma vie. Si j’avais compté alors mon salaire-horaire, je ne serais plus là à en parler. »
Son optique depuis le début de l’aventure : se concentrer sur le volume des ventes parce que la qualité de ses produits n’est pas une variable d’ajustement pour elle. « Aller me fournir auprès des mêmes grossistes que plein d’autres pour proposer des préparations insipides : très peu pour moi ».
Mais s’il est hors de question de transiger sur son niveau d’exigence au travail, impossible pour elle de maintenir ses prix aussi bas.
« Ils s’en sont passé des événements depuis l’ouverture. Ils ont jalonné l’histoire de mon établissement, ont impacté son évolution. » En effet et tour à tour : les attentats de Bruxelles (2016), l’installation relativement démocratiquement décidée du piétonnier au centre de Bruxelles (2015-2021), mais également la pandémie du Covid (et sa cohorte de conséquences directes et indirectes, dont sa gestion politique plutôt perfectible ou le télétravail) : tous ces événements ont durablement et profondément touché le paysage de la restauration. D’ailleurs de nombreuses enseignes n’y survivront pas, et ce dans une indifférence mièvre malheureusement habituelle de la part de nos chers politiques (qui se rappelle des mesures fortes prises suite au suicide d’Alysson, la coiffeuse liégeoise de 24 ans ?). Le télétravail impacte énormément l’activité de Dimitra. Mais elle tient bon. Enfin : du mieux qu’elle peut.
Cette rencontre advient suite à la publication d’une journaliste, donc. De quoi est-il question ?
Une personne (appelons-la Carine) réagit vertement à l’augmentation des prix et à la diminution de la taille des portions après avoir reçu sa commande au comptoir de Dimitra. Ce n’est pas impossible d’entendre ce genre de commentaires lorsqu’on travaille dans la restauration, mais là le timing et la forme du commentaire en font la goutte pas loin de faire déborder le vase. L’accumulation accentue la violence de l’impact, me dit mon interlocutrice.
Cette cliente se plaint pour une raison qui lui est légitime, et quoi de plus naturel que d’abonder dans son sens : les prix augmentent, et les portions vendues diminuent. Avant de laisser là en plan assiette et entrepreneuse, Carine clame à qui veut l’entendre que ce serait la dernière fois qu’elle viendrait honorer cet établissement de son auguste présence, et qu’on ne l’y reprendrait plus.
De quoi cette séquence est-elle le symptôme ?
Mon interlocutrice m’assure qu’il s’agit d’une cliente régulière. Elle connaît le travail de son hôtesse, et à défaut de savoir ce qu’être indépendante implique en termes d’investissement personnel et de dévotion à son entreprise : le fait que cette cliente soit (ou ait été) une habituée laisse penser qu’elle y trouvait un certain avantage.
Je vais me permettre un petit détour auprès de mon copain Siggy pour revenir ensuite à ce qui aujourd’hui nous préoccupe.
En 1933 Sigmund Freud avance un concept particulièrement éclairant, et qui encore aujourd’hui façonne une partie de ma clinique : le principe du cristal. Que dit-il ? Et bien qu’en apparence un cristal lisse et solide va se briser selon lignes globalement prévisibles si l’on observe attentivement sa structure intrinsèque, en profondeur. Des fissures sont déjà présentes bien que globalement invisibles à l’examen superficiel, et celles-ci ne s’exprimeront que lors d’une tension prolongée, ou un choc dans des conditions bien précises (angle, vélocité, viscosité environnementale, température, etc.). Et si les premières sont plus directement apparentes, ce serait une erreur fondamentale de ne pas tenir compte des secondes. Alors, s’il était possible de considérer la métaphore comme pertinente pour ce cas-ci, qu’en ferions-nous ? Que ça craque où il y a moins de résistance.
Elle continue : pour ménager son employée, elle décide de passer de cinq à quatre jours d’ouverture par semaine – fermeture au public le vendredi. Elle s’est donc aussi lancée dans un service de traiteur, pour compenser cette fermeture. Elle tient à son entreprise, à son employée, à la qualité de ses préparations, à ses clients. Elle y a consacré 12 ans de sa vie, et dans des proportions qui débordent la seule sphère professionnelle : « J’aime ce que je fais, oui, mais je n’ai plus le temps pour rien. Même quand je rentre à la maison, je bosse. Mon mari m’aide beaucoup heureusement, mais le travail ne finit jamais. Et il n’y a pas de limite entre le professionnel et le privé. Donc oui j’aime mon travail, mais pas, ou plus dans ces conditions. ». Pas étonnant dès lors qu’elle puisse prendre mal une critique telle que celle de Carine : elles ne se situent pas sur le même plan. Que disent-elles ? Ou plutôt : à qui s’adressent-elles ?
Deuxième détour par la théorie, pour nous permettre d’avancer un peu.
Le particulier de l’un peut être le contextuel pour l’autre. En poupées-gigogne : Carine s’emporte sur la restauratrice pour une augmentation de prix (décision de la sphère du particulier). D’accord. Mais aussi – pas seulement – parce qu’elles partagent un contexte inconfortable, relativement défavorable, voire critique (augmentation des prix, précarisation du travail, factures qui explosent, etc.). Contexte qui détermine – ou du moins influence – à la fois sa colère et la cause de sa colère.
Dézoomons encore d’un cran. Une colère donc partagée sans doute non consciemment par bien plus que nos deux protagonistes, suscitée par un contexte qui ne les ménage pas. Qu’est-ce qui génère ce contexte ? On peut facilement pointer un petit paquet de décisions prises pour elles sans leur consentement direct. Et si certaines peuvent soit les concerner personnellement (un divorce, un contrat manqué, etc.), ou si certaines peuvent éventuellement les toucher favorablement : globalement cet ensemble de décisions a un impact plutôt défavorable, délétère sur elles. Ainsi en est-il pour certaines d’entre elles qui nous impactent (presque) toutes et tous :
Indexation de 10,5% du salaire des employés, décidée pour janvier 2023 sans égard ni soutien aux petits employeurs (soit une augmentation substantielle des frais de fonctionnement)
Lors des confinements de 2020 et 2021, les fermetures imposées des emplois et activités qualifiées de non-essentielles, en particulier l’HoReCa et le secteur culturel
La non-protection des citoyens et des entreprises face à la hausse faramineuse des frais énergétiques (frais de fonctionnement) : du simple au double. Et s’il nous arrivait de mettre en regard cette hausse des factures à celle des bénéfices de ces fournisseurs d’énergie qui explosent tous les records, ou encore l’exceptionnelle rapidité et générosité dont l’État a fait montre lors de la crise boursière de 2008, il y aurait de quoi avoir le vertige.
Contexte pour les uns, décisions pour d’autres, donc.
Dézoomons encore un petit peu, voulez-vous ?
C’est l’histoire de fourmis…
Les décisionnaires ont dû – et doivent toujours – tenir compte de plusieurs niveaux de contrainte avant d’agir. En l’occurrence je voudrais en souligner deux : le contexte immédiat (une pandémie pourrait en faire partie), et celui des outils à leur disposition. Les institutions, les lois, les protocoles à suivre. Si ça se trouve : alors qu’ils ont pu prendre la décision de fermer d’un coup d’un seul tout le pays (au niveau fédéral, donc), impossible pour eux de légiférer les indemnités de fermeture (ce qui a amené qu’une disparité aussi flagrante entre régions puisse advenir, avec pour l’HoReCa un ratio de €7 en Flandre pour €1 à Bruxelles-Capitale, et encore après d’âpres négociations).
Nous nous trouvons donc dans une situation délicate puisque ces décisions – dont on sous-estime encore aujourd’hui l’impact sur le long-terme – sont prises par des personnes finalement peu concernées : comment s’émouvoir d’une facture qui passe de € 100 à € 200 quand on en gagne € 7000 ? Lesdites personnes contraintes par un contexte (autrefois décisions personnelles) dont elles sont les héritières. La différence entre ces différents protagonistes étant l’intensité de l’impact, la "température ressentie" de ces décisions si l’on veut : celles et ceux qui d’un côté nous annoncent ne rien pouvoir faire, prendre des décisions à notre place parce qu’ils sont en position de le faire, à « prendre leurs responsabilités » sauf à devoir en subir les conséquences, et qui par la même position leur permet de contourner les restrictions qui les concerne directement (tiens, une pension surnuméraire, pourquoi pas ?). Par contre s’ils ne prennent pas de décision quant au cadre qui leur permettrait de modifier les décisions à prendre, les électeurs devraient se rappeler qu’ils ont la possibilité d’éjecter ces décisionnaires de leurs sièges confortables et aux multiples avantages (extra-)extra-légaux. Que se passe-t-il lorsqu’on secoue le vivarium d’une colonie de fourmis ? Elles s’attaquent entre-elles.
Nous parlons donc de violence. Violence en tant que symptôme, et non pas seulement comme passage à l’acte.
C’est-à-dire : Dimitra et Carine ont en commun en partie les mêmes sources de tension, quand bien même elles ne seraient pas faites du même cristal, ni n’auraient pas les mêmes failles aux mêmes endroits. En résumé c’est dur, en fait. Et si Carine a raison d’exprimer son mécontentement, elle se trompe de cible. Lourdement. Parce que les prix ont augmenté à cause des frais de fonctionnement, d’une marge plus ajustée également (et pour réduire le gaspillage alimentaire), l’entrereneuse doit aussi tâcher de maintenir son établissement en vie.
Tout augmente, pour tout le monde, systémiquement.
Dimitra conclut : si le prix est le seul critère de choix pour celle-ci, elle pourra trouver son bonheur sous d’autres enseignes. Cependant le rapport qualité-prix pourrait ne pas être le même.
L’incurie du top-down
L’histoire de Dimitra est celle d’un échange banal, sans doute trop banal. On peut trouver dans une partie de ce que cette banalité dissimule une incompréhension du travail de restaurateur, et une violence de ce que la manière dont le secteur a été si durement traité lors des confinements estampillés "COVID" révèle de cette incompréhension. Le vocable « non-essentiel » a des précédents, ne vient pas de nulle part. Il ne s’applique évidemment pas qu’à l’HoReCa (que l’on se rappelle du secteur de la culture par exemple). Cette méconnaissance parfois profonde de la restauration s’adosse à ce que Durkheim appelle une prénotion, soit des évidences erronées antérieures à toute vérification sérieuse. En guise d’illustration : ce cher ministre président qui connaît bien l’HoReCa puisque, dit-il, il a travaillé comme étudiant à la buvette du tennis de son père quand il avait 14 ans. Le deuxième pilier de cette banalité : la violence contextuelle partagée par nos deux protagonistes. Toutes les deux impactées par l’augmentation des prix de la vie (énergies, alimentation…), couplée sans doute à de petits éclats récurrents d’inéquité sociale (des suppléments de pensions déjà presque indécentes pour d’anciens sénateurs, des dépenses luxueuses de certains fonctionnaires belges à l’Europe, etc.). Et s’il est impossible d’invectiver l’une ou l’autre de ces cibles à une ire plus que légitime, elle doit trouver un exutoire. Le cristal, la faille.
Que l’on ne s’y trompe pas : la personne face à nous derrière le comptoir, à la caisse, de l’autre côté du bureau n’en est pas un.
Que l’on se rappelle aussi : consommer est un acte aussi politique que celui de voter.
* Prénom d’emprunt.
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