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“Baalbek peut m’attendre”
Un grand merci à la Fondation Qattan, au centre culturel « Hammana Artist House », au collectif Kahraba et à la Compagnie A Funicella.
Merci à Hildegard de Vuyst, Aurélien Zouki et Eric Deniaud qui m’ont ouvert les portes de leur travail, et bien plus.
Merci aux actrices et aux acteurs qui ont accepté ma présence…et qui m’ont ouvert les yeux et de nouveaux horizons…
Bravo aux actrices et aux acteurs qui ont traversé cette aventure avec audace, courage et JOIE…
Et merci à Nicolas, qui supporte autant ma présence que mon absence…
« Baalbek peut m’attendre »*
Carnet de voyage, immobile, et de paysages, intérieurs.
Arrivée à Beyrouth un samedi, j’en repars un vendredi, 13 jours après.
De retour chez moi, en France, on me demande : « Alors c’est beau ? On mange bien ? Ils sont gentils ? T’as été bien reçu ? C’est pas trop chaud ? Niveau ambiance je veux dire ? Et les routes ? Et les paysages ? Et les camps ? Et la guerre alors ? Et les séquelles ? Et toi, en tant que femme ? Et les femmes ? Et… Raconte…» On me pose beaucoup de questions, auxquelles je suis bien incapable de répondre. J’ai passé un peu moins de deux semaines au Liban, dans un village au nord-est de Beyrouth, à Hammana, dans un centre culturel, j’ai passé un peu moins de deux semaines logée et nourrie comme une princesse, avec Aurélien, Eric, Samer, Hisham, Alaa, Salam, Lina, Farah, Salma, Chady, Hussein, Mohanad, Nermine, Hasan, Omar, Amal, Zorba, Hildegarde, Marie-Cécile, Geoliane…. J’ai passé un peu moins de deux semaines, invitée, en témoin. Invitée à regarder un workshop, réunissant une quinzaine d’actrices et d’acteurs, et trois encadrants autour de « l’écriture dramaturgique ». Un temps où l’on partage des outils de création théâtrale. Un temps pour mettre à plat, et poser les bases de la création : un temps de point de départ. Douze jours à regarder un ambitieux travail de construction. Douze jours, avec des acteurs, des actrices, des auteurs, des autrices, une dramaturge, des metteurs en scène, un marionnettiste, un comédien danseur, pour poser des fondations et créer un socle commun, un langage. Douze jours pour consolider et construire ce que l’Histoire a détruit.
Ce récit se veut loin des idées préconçues, j’en avais peu en arrivant, j’en ai encore moins à mon retour. J’ai vécu une aventure théâtrale, avec ce que cela implique de remise en question. Ce récit pose les questions inhérentes à la création : « Pourquoi ? Comment ? Pour qui ? Par qui ? Quand ? Comment ?...et quoi ? Sur quoi ? » Essentielles et existentielles, ces questions, ici, ont résonné et fait trembler mes certitudes. En oubliant le regard de l’occident sur l’orient, le regard de l’Europe sur les camps en Syrie, la réalité de la guerre, la Palestine, en oubliant la française qui vient voir travailler des Libanais, des Palestiniens, des Syriens, en se concentrant sur Charlotte qui vient voir travailler Farah, Linah, Salma, Hassan et Hildegarde, le regard se déplace et se modifie. Si nous, artistes, ne pouvons changer le monde, (je crois qu’il va falloir se faire à cette idée) nous pouvons, en revanche, modifier le regard que nous posons sur lui. De l’intérieur, comme de l’extérieur. Et, en modifiant notre regard, faire bouger, d’un chouïa celui de l’autre. Sans imposer une quelconque vision, non, juste le déplacer, se déplacer. C’est peut-être ce voyage de l’intérieur sur lequel ce carnet tente de mettre des mots. Tout ce qui a bougé, en eux, et en moi.
Ce carnet de voyage immobile est donc un témoignage, un témoignage de ce que j’ai vécu, et de ce que nous avons vécu. Il n’en est qu’une trace infime, il ne prétend pas tout raconter, ni tout analyser, il raconte. Cette histoire est encore à vivre et à prolonger. Cette histoire continue de s’écrire sans moi, je ne suis qu’un simple entonnoir. Un tamis qui laisse apparaitre quelques mots sur quelque chose de bien plus grand. J’ai mis du temps à pouvoir remettre des mots et refaire ce chemin. Le récit n’est pas à la hauteur du voyage. Mais tant pis, il a le mérite d’exister, et de faire vivre, ailleurs, ce que nous avons vécu, là-bas, à Hammana Artist House…
Dessin de Hussein
*Note sur le choix du titre : Mes hôtes, Aurélien Zouki et Eric Deniaud, m’ont plusieurs fois proposé de faire une pause pendant mon séjour, et de m’échapper quelques heures pour aller sur le site merveilleux de BaalbeK. Mais nous tombions très vite d’accord tous les trois, Baalbek peut m’attendre, eux, non…Baalbek nous survivra, mais rien ne remplace et ne remplacera jamais une aventure humaine comme celle-ci, rien…Nous avons choisi ce titre ensemble, en riant aux éclats, comme d’habitude, car oui, Baalbek m’attendra…
Atterrir
Une soirée et une courte journée à Beyrouth. Je ne peux et ne veux rien en dire. Ce serait presque indécent, comme si je pouvais me permettre de parler d’une personne croisée au coin d’une rue. Je ne peux pas parler de lui, de ce qu’il est, de ce qu’il fait, de ce qu’il fera, de ce qu’il a été, je peux parler de l’instant où nos regards se sont croisés. C’est tout. Je peux dire que j’ai croisé Beyrouth, je l’ai rencontrée furtivement, elle ne m’a pas regardée. Elle a raison, elle a le monde rivé sur elle, j’ai croisé Beyrouth un jour de marathon. J’ai croisé donc des tas de personnes, d’enfants, de jeunes, de musiciens, de ballons, de couleurs vives. J’ai croisé Beyrouth et j’ai hâte de la rencontrer, et qu’elle me raconte un peu ! Peut-être, un jour.
Monter
Sous la pluie. Un car nous monte au centre culturel. Dans le car, je croise ceux avec qui je vais passer ces deux semaines. Nous nous apercevons. J’ai toujours aimé les débuts d’histoire, qu’elles soient d’amour, d’amitié ou de travail. Je sens l’avidité de rencontre, le trac, le stress, y compris et surtout le mien (non, mais, qu’est-ce que je fais là ? T’as pas honte ? Quelle audace…) je sens les cœurs palpiter, et les regards se croiser, furtivement. Nous montons tous en car vers le village d’Hammana, au centre culturel. Nous montons tous sans savoir où nous allons, sauf le chauffeur. La route commence. J’aime ne pas savoir où elle mène, je me laisse faire dans les virages, et prends ma place, dans un coin. Ma place qui sera la mienne pendant deux semaines, une place que je n’ai jamais eue, celle de témoin.
Se rencontrer
Ils sont en cercle. Ils se parlent pour la première fois. Derrière eux, un miroir.
Il y a un architecte d’intérieur, un cuisinier, une journaliste, un électricien qui a fait brûler son premier chantier. Il y a des biologistes, des économistes.
Il y a des actrices, des acteurs, des clowns, des auteurs, des metteurs en scène, des marionnettistes.
Il y a celui qui crée des marionnettes avec des chaussettes, et celle qui invente des histoires.
Il y a celui qui a confiance et celle qui aime être surprise. Celui qui s’ennuie vite. Celui qui cherche où aller.
Il y a celui qui écrit, qui donne à entendre des brouillons de textes, celle qui écrit des articles sur le web, celui qui écrit sur un blog de réfugiés. Il y a celle qui crée des chansons, mais qui n’a pas de temps. Celle qui travaille pour les autres.
Il y a celui qui se réjouit de la guerre, elle lui a permis d’aller ailleurs. La guerre lui a enlevé sa timidité et ses peurs, il a sorti sa voix. Depuis, il chante.
Il y a celui qui donne du sens à sa vie en faisant se rencontrer les gens, celui qui donne du temps, un temps où l’on ne juge pas, un temps où l’on se trompe, un temps où rien n’est faux.
Il y a celui qui aime jouer, écrire, mettre en scène, et qui ne sait pas choisir.
Celui qui est né ici, qui a grandi ailleurs et qui est revenu. Celui qui a décidé de rester.
Il y a celle qui a découvert qu’elle aimait le théâtre, celle qui a confiance dans la magie de ce qui va se créer. Celle qui a été empêché d’étudier le théâtre. Celui qui s’est enfui, celui qui s’est échappé, qui a suivi un cirque.
Celle qui a oublié son rêve, mais le rêve revient.
Celui qui a toujours rêvé de danser.
Celui qui a lu Zorba le Grec à 18 ans, et qui a changé son nom. Il dit parfois qu’il a un grand-père Grec.
Celui qui rencontre sa cousine ici pour la première fois ici. Celui qui aime l’Italie, celui qui déteste Pinocchio.
Il y a celui qui est réfugié, qui vit dans un camp, et c’est tout, celui qui est en exil et qui met son amour au service d’un pays. Celle qui retrouve ses racines grâce à la danse, celle qui a appris en regardant. Celle qui parlait à sa sœur en jouant du violon.
Il y a aussi celle qui a donné à sa compagnie de théâtre le nom d’une fleur qui pousse difficilement : « Bayldessen, la fleur de Sureau »
Il y a celle qui aime voir les visages et les regards se transformer. Celle qui a trouvé dans le théâtre quelqu’un qui faisait appel à ce qu’elle était, à son vécu, à son histoire. Celles et ceux qui portent en eux ses histoires, leurs histoires. Et celles et ceux qui sont là pour guider, pour ouvrir des portes. Celle qui croit que l’art offre la place de s’exprimer, dans des sociétés où il est impossible de le faire, qui croit que le théâtre laisse la place au rêve, à l’imaginaire, à la liberté. Celle qui n’a pas la place de ses rêves dans le théâtre de la vie normale, et qui la trouve dans le théâtre.
Il y a celle que l’on veut mettre dans une boite, et qui veut en sortir. Il y a celui qui est là pour des raisons que seul le destin connait. Celui qui ne voyait comme issue que le suicide, le service militaire, ou un miracle. Et le miracle s’est produit. Il est là, avec eux. Pour la deuxième fois.
Il y a celui qui appartient à ce lieu, à la terre entière.
Il y a cette maison qui les reçoit. Cette maison qui est comme celle d’un ami, cette maison comme un rêve qui prend vie. Cette maison qui invite des créateurs, des artistes, du public. Cette maison qui mélange les arts, cette maison qui laisse sa place à la création, qui laisse la place à l’erreur, à l’errance. Cette maison dans laquelle on cherche, on transmet, on trouve, on échange. Cette maison qui n’est pas née d’un hasard. Cette maison qui prolonge un long travail collectif, qui le consolide, pour mieux le partager. Comme les gestes de ceux qui transmettent, ces gestes reçus que chacun tente de prolonger, ailleurs.
Ils sont en cercle. Ils se parlent pour la première fois. Ils se racontent et se résument pour la première fois. Les mains, les regards, les corps parlent autant que les mots. Les rires et les silences aussi. Un miroir est derrière eux. Ils sont Palestiniens, Syriens, Libanais, Belge, Français. Ce jour-là ils sont en cercle, pour la première fois. Ils ont leur passé en eux, ils sont dans le présent et vont vivre quelques jours ensemble pour rêver des avenirs.
Un miroir est derrière eux. Un miroir est au milieu d’eux. Un miroir est en eux.
S’effacer
J’entre dans la salle, après un petit déjeuner copieux, mon cahier, mon café et mon stylo à la main. Je m’assieds et observe, j’écoute. Les acteurs s’étirent, s’échauffent, réveillent leur corps. Sur le « clavier bien tempéré » de Bach, les articulations craquent, le souffle ponctue le silence. Chacun est dans sa bulle.
Je dirai parfois « ils », parfois « elles », parfois « on », ou « nous ». Selon la place que je prendrai. Lorsque je parle de « nous », je participe moi-même aux exercices, puis m’en retire. C’est le luxe que je m’offre, voire de l’intérieur et de l’extérieur.
Nous créons un cercle. Et Aurélien nous demande de nous espacer. Puis de repérer le centre de la pièce, et en avançant ensemble, de redessiner un cercle. Peu à peu, l’écoute de la respiration et des corps nous permettent de nous positionner mieux. De trouver notre place, et de laisser sa place à l’autre. Dans le cercle tout est solide, et tout se voit.
Temps d’enracinement et d’écoute. Les pieds au sol, ancrés, comment je perçois ce qui vient de la terre. Voyage le long de notre corps. Et au-dessus, que ressent-t-on ? Connection, respiration profonde, regard ouvert. Nous sommes là. Aujourd’hui, ensemble.
Un à un, nous circulons au milieu du cercle pour trouver le point zéro, la page blanche, le vide. Accepter d’être regardé, se montrer, sans jouer, sans provoquer. Être, regarder, se laisser regarder. Emotion, intensité des regards. Les fébrilités affleurent, c’est palpable, les couches sont superposées, il va falloir éplucher. On sent la peur, le plaisir et la fragilité. Mais le cercle veille, avec douceur. Accepter le vide, le rien. Accepter d’être.
Les fondations se creusent dès maintenant : accepter d’oublier les histoires, les vécus, les différentes cultures, les identités. N’être que des corps sur le plateau, en mouvement. Sans raconter.
Se déposer
S’accompagner soi-même pour déposer son corps, au sol. L’un décide d’y aller, et tous l’accompagnent. L’un porte le poids du monde, l’autre ne veut pas se faire mal, l’une ne veut pas se salir, et toujours la même qui se couche en dernier, comme une madone, une veilleuse.
C’est étonnant de voir qu’ils prennent toujours la même place, au centre, ou en périphérie. Certains n’ont aucune conscience des espaces, et les brisent. D’autres restent dans leur bulle. Les bulles éclatent. Les femmes ont tendance à prendre la tangente, à ne pas prendre le centre, je lis des tas d’histoires rien qu’en observant les corps se positionner. Des histoires qui échappent. Des peurs, des réflexes, des mécanismes.
Et toujours de prendre la même place.
Ce matin, ils déconstruisent. Ils effacent les acquis et le premier défi émerge. Celui de s’abandonner, de s’écouter, de recevoir, avant de donner.
Echauffement avec Éric sur les articulations : les chevilles, les genoux, le bassin. Ils se balancent d’un pied sur l’autre, les chevilles bougent, la force vient du sol, le bassin est centré, la colonne droite, ils sont présents, à la vertical. Puis le bassin entre en jeu, pour être disponible à tout, tout ce qui peut arriver. Ils cherchent le centre, ils créent des 8, des infinis. Le bassin rentre en mouvement. Tout part de là. Le mouvement puise sa force dans le sol et résonne, il se crée. Peu à peu, avec de la musique, sans danser, les corps emplissent le vide. Les corps cherchent. Ils prennent vie. Ils soufflent, ils ne coupent pas la respiration. . Ils ouvrent des chemins. Des chemins pour se rendre disponibles à tout ce qui peut arriver.
Leur corps est une porte qui met leur esprit en travail pour penser, pour construire : qu’est ce qui surgit que je n’avais pas prévu ? Le corps poétique émerge. Le corps qui n’illustre pas, mais qui fait ressentir.
Se raconter
Hildegard leurs demande, à chacun, de créer « une minute ». Une minute de ce que l’on doit dire, veut dire, de ce qui est urgent. Texte écrit, chant, danse, mouvement. Ils passent l’un après l’autre. Avec une cagoule de mouton, des marionnettes, des textes, de l’impro, du chant, une lampe de chevet, une canne, un par un. Ils se regardent et s’écoutent.
Une minute pour se raconter. Une minute comme une carte blanche. Une minute, pas plus, un peu moins si il le faut. Si j’avais dû le faire, je pense que j’aurai pris une minute de silence, à les regarder. Je me sens à cette place. Je n’ai rien à dire. Ils passent l’un après l’autre. Chacun vient avec son savoir-faire, ce qui est normal, et ses obsessions. La guerre, l’enfermement, l’injustice, les injustices. Ils se racontent ainsi pour la plupart. C’est normal, et humain, dans le public, bien assis en tailleur, on se prend tout ça, sans filtre. A partir de là, ils doivent se regrouper par cinq, et créer, avec ses « numéros » d’une minute, une performance. L’un est metteur en scène, les autres sont dirigés. Première étape d’un travail de création.
Hildegard précise avec le sourire, qu’elle demande l’impossible, mais « en travaillant l’impossible, on ouvre le champ des possibles. » C’est ce champ là que nous devons traverser.
L’enjeu étant de traiter les propositions comme des objets trouvés. Ne pas les modifier, ni les sur-interprétés. Toujours se poser les bonnes questions, les questions basiques d’un spectateur : ce que l’on voit ? Ce qui se lit ? Toujours revenir à ces questions, ne pas juger, ne pas suggérer, questionner…
Hildegard remonte à la source du théâtre, l’art qui crée des attentes, auxquelles l’on choisit de répondre, ou pas… Comment traite-on le temps dans les performances ? Le temps en est le cœur. En tant que metteur en scène, l’on doit maitriser et comprendre le temps. C’est le point de départ. Et c’est ce qui ne doit jamais échapper.
La dramaturgie est L’art du temps. Le matin ils travaillent l’espace, l’après-midi le rythme. Comment une chose vient après l’autre ? Qu’est ce qui provoque et crée du mouvement ?
Après avoir vu les performances, la question de la sphère intime et de la sphère privée est urgente. Comment je peux parler de moi, de mon vécu, sans faire entrer le spectateur chez moi ? Le théâtre est un lieu public, le théâtre n’est pas l’endroit du privé. Comment, avec des espaces, de la distance, je peux dire ce que je veux dire sans montrer ce que je ne dois pas montrer ? Le théâtre rend l’intime public. Mais avec distance, avec une poétique. Comment rendre son corps poétique, comment ne pas rester dans son quotidien, dans son vécu. Comment rendre le quotidien extra quotidien ?
Comment trouver le geste artistique qui doit raconter ce que je veux ?
Questions sans réponse. Pour l’instant. Le travail consiste à poser des questions, encore faut t il bien les choisir... On ne sait pas si l’on aura réponse à tout. Mais l’enjeu est de taille.
S’abandonner
Echauffement : En cercle, épaule contre épaule, regard, reconnection. Prénom à déposer au centre du cercle. Travail du bassin, étirement. Je grandis, je m’accroche et je me lâche. Tout doucement.
Je m’enroule tout doucement, le poids de ma tête fait basculer mon corps, tout doucement, ma colonne s’enroule, je fléchis les jambes si j’ai besoin, je souffle, je bascule mon bassin. Puis j’étire mes jambes, des chevilles aux ischions.
Comment mon corps puise son énergie dans le sol pour se mouvoir ? Comment je trouve une verticalité ? Conscience et regard : où je suis ? Trouver la liberté, sortir des cadres des bons résultats, de bons élèves des « est ce que le public est avec moi ? »
Se jeter sur le plateau, le traverser, en gardant sa force dans le sol. J’observe à la fois ce qui se passe sur scène, les corps exploser, exploiter les possibles, ouvrir des diagonales, des directions, et ce qui se passe hors scène. Les regards, les attentes. On se croit au bord de l’eau : « j’y vais ? Je plonge ? Elle est bonne ? Mais si je plonge on va me voir ? Et comment je sors ? » Mais ils plongent, avec audace et joie
Les corps et les histoires se déposent. En douceur. Sur le plateau. Ce qui domine c’est la force vitale, l’énergie et l’urgence. Les histoires se tissent entre eux, d’où qu’ils soient. Certains se cachent, se dissimulent. Deux femmes portent le voile. Elles ne se dissimulent pas. Elles sont presque plus libres que certaines. C’est étrange. Une des jeune fille est beaucoup plus entravée qu’elle, beaucoup plus prisonnière de son image et de ce qu’elle doit laisser paraitre. Elle est terriblement touchante, elle pose et se photographie sans cesse, on sent un poids sur ses épaules, celui d’une éducation dont moi, jeune femme occidentale, je n’ai aucune idée. Je sens bien que leur monde et leurs quotidiens m’échappent. Que je n’ai aucune conscience de ce qu’ils peuvent vivre. Je les croise, à un moment donné de leur vie, je ne vois que le haut de l’iceberg, avec un regard flou, celui de mon monde. Je me laisse surprendre et fais sauter mes à priori, j’essaye de les voir comme des actrices et des acteurs, avec leur entraves, et leurs aspirations. J’essaye de les regarder quand ils lâchent, ne se sentent pas regardés. Cette jeune fille, quand elle est en tailleur sur sa chaise avec son teint pâle et ses longs cheveux noirs, est sublime. Quand elle est. Et ne joue pas. Cette jeune fille est semblable à de nombreuses jeunes filles que j’ai pu croiser sur scène, ou à celle que j’ai pu être, moi aussi.
H., une autre jeune fille, s’est maquillée aujourd’hui ou du moins s’est faite maquillée par S. Elle a une tête d’enfant. Elle a des yeux d’enfant. Elle a fumé une cigarette aujourd’hui, elle m’a dit que c’était sa première. La cigarette, le café, les cartes, les échecs et les apéros nous unissent le soir. La danse et le rire aussi…
Je me sens bien, à ma place. Comme rarement. Est-ce le fait d’être loin ? De ne rien comprendre ? De n’avoir aucun référent ? De n’être personne. Je me sens libre. Par empathie peut être, les murs s’effritent et tombent vite.
Le corps de M. s’est débridé aujourd’hui. C’est hallucinant. Il part dans tous les sens. Comme un chien fou. Il a en lui une puissance incroyable.
D’autres sont plus mystérieux, plus connectés, plus ailleurs. Je ne juge pas. Moi j’ai le choix, j’ai la liberté de circuler, d’aller où je veux, quand je veux. J’ai ce droit-là. J’ai une nationalité, un statut et des droits. Ici certains se douchent à l’eau salée…Alors qu’est-ce que cela me raconte ? De la culpabilité, du fatalisme ? De l’indifférence ? Non. J’ai parfois les larmes aux yeux. Eux aussi, je croise parfois ces moments, mais par pudeur, ces moments volent en éclats de rire. C’est tout.
A, avec ses lunettes et sa tresse me touche. Elle a une belle bague en forme d’escargot, qui vient d’Italie. Elle a une voix incroyable, elle est sublime.
Au froid dans mon lit, la nuit, j’entends leurs rires qui fusent. Ils en profitent, ils ont raison…
Se jeter
Hilda « commande » d’autres soli, pour élargir et étoffer la matière première.
Certains sont « nés » sur scène. Ils sont plus libres, plus simples, plus vrais. Les à priori et les systèmes se débloquent, les clavicules et les hanches se déverrouillent, et l’audace fait son entrée.
Ce que j’ai reçu cet après-midi m’a bouleversée. J’ai été émue. Les voir avancer, si vite. H. a fait un solo dans lequel il commençait par se gratter. Le torse, la tête, les cheveux, la hanche, et de plus en plus, jusqu’à l’extrême, jusqu’à se frapper, puis faire de son corps un instrument. Tout son corps, ses pieds, ses mains, son torse. Un corps chantant, une joie et une puissance rare. Terrienne et céleste.
F. a fait un solo sur une chaise, elle est entrée avec un sac « harmonie du soir et s’est assise, une jambe à moitié nue. Elle s’est assise et le poids du monde s’est posé sur ses épaules. Elle a maquillé une partie de son visage. Elle a joué avec son image, s’est révélée.
M. a par erreur mis un masque à l’envers. Il est entré sur scène et a provoqué une vague de rire puis de froid dans le public. Qui est -il ? et pourquoi ? Il avait un autre masque dans le dos. Il a suggéré sa maigreur, et joué la panique d’un homme qui en prend conscience.
C. a commencé par se jeter sur scène, en arrivant du fond en hurlant « Bastards ».Il a réussi à se lever, grâce à S. Il s’est laissé porter, avant de sortir il a dit « reste assis, vous serez les prochains »
Se libérer
En cercle, jambes allongées, on avance et on forme un petit cercle avec nos pieds. Main droite sur la nuque de son voisin, main gauche dans le bas du dos. On respire, on prend contact. On lâche, on ouvre les yeux. Connection.
« Ne vous jugez pas, ne jetez rien, allumez le moteur. »
Composer avec des changements de rythmes, de directions. Le corps comme une phrase : avec ses ponctuations, ses silences, ses verbes. Partir de soi pour ponctuer son corps. A chacun de penser où est son endroit de fragilité, de prise de risque. Quelle limite on met à son corps. A chacun de la choisir, et d’essayer de la pousser, ou pas, sans la dépasser.
Là commence la liberté.
Improvisation avec une grande feuille de papier de soie :
Un matériel, fragile. Lui donner vie tout doucement, tous ensembles. Prendre le temps pour écouter et recevoir des infos de la matière, et des autres. La qualité du toucher a une conséquence sur la matière. Engager le corps en entier. Jamais en attente, jamais passif. Même si je ne fais rien, je dois être disponible. Le papier devient une matière pour raconter quelque chose. Travail de chœur, qui commence dans le silence, le son entre, imperceptible, monte en crescendo et disparait. Eric pointe la différence entre le toucher et la manipulation : en touchant on crée une relation, et notre corps entre dans un mouvement. Trouver comment je positionne mon corps. L’espace s’ouvre, l’air le fait respirer.
(ps : en fait on est des astronautes, on passe beaucoup de temps dans l’espace)
Je contrôle et je laisse faire en permanence. La vie continue d’être là quand je lâche, trouver la respiration. Quelque chose qui continue malgré moi. Non parce que je l’ai décidé. Ecoute commune, être au service d’un corps commun.
Remarque après le passage « on n’attend pas que la vague vienne vers nous, on la provoque » « nous étions plus vivant qu’elle » « je ne ressens pas un souffle commun mais vingt souffles (ils sont 6 sur scène) » « Dans ma région, comme y avait pas grand monde ça me permettait de la faire vivre tranquillement, seule »
Importance de ne rien faire, le jeu et non jeu.
On aborde en douceur la notion de collectif, Trouver un moyen de faire avec les initiatives des autres,
Deuxième passage à 9. L’initiative vient des hommes et les femmes reçoivent. Inconscient collectif apparait. Qui prend autorité sur qui ? Ce n’est pas volontaire, c’est inconscient. Comment nous sommes construits les uns les autres malgré nous ? Le papier laisse apparaitre des choses. Pas grave, pas de faux ou de mal.
Troisième passage, avec la contrainte de laisser la place aux femmes. Moralité : il ne se passe pas grand-chose. Les hommes ont peur, et les femmes n’ont pris aucune initiative. Etre conscient de ces questions. Ouvrir les yeux. A quel endroit doit-on ouvrir les yeux ? Quelle réalité veut on raconter et regarder ? Sans juger.
Quelle est ma zone de confort ? Qu’est-ce qu’on attend de moi ? Quelle place je prends ?
Se laisser faire
Découverte de tous ces cercles dans le corps et comment je découvre de nouvelles routes. Notre corps porte en nous des mémoires, malgré nous.
Ne pas bouger pour bouger et faire du beau. Se laisser aller dans la danse et le beau : être dans sa zone de confort. Aller ailleurs. Travailler sur le rapport équilibre, déséquilibre, les changements de rythme. Les ruptures ? Préserver les temps de silence pour recevoir et aller ailleurs.
Les nouveaux solos sont montrés, et chacun doit en choisir deux à mettre en scène. Attention : La narration doit être imposée par le matériel de l’autre, sa proposition. Pas de bras de fer avec la matière première. Ne pas tenter de la déformer, ou de lui faire dire autre chose.
Le travail en co-création commence. Le chemin compte, le processus. Moins le résultat. Essayer de trouver cet espace en dehors qui permet de vérifier la proposition ? Est-ce la bonne et juste chose à faire ? Comme des scientifiques. Tout peut se vérifier et se questionner hors plateau, à l’aide de ces trois questions fondamentales…
Sujet : qu’est-ce que je veux dire ? De quoi je veux parler ?
Thème : dans quel contexte je le place ?
Métaphore : comment ?
Apprendre à manipuler cet outil, à vérifier, sans juger, sans opinion. Ce que je vois, qu’est-ce que cela me raconte ? Est-ce bien cela que je veux raconter ?
Se tromper
Journée un peu décousue et particulière. La journée où les murs se brisent un peu et où quelques pierres tombent. La journée où le travail commence.
Echauffement en douceur, on commence par les pieds, les reconnecter, le corps suit, les vagues, du sol à la verticalité. On travaille sur les corps qui s’inclinent doucement au sol, et se redressent. Dans toutes les directions. Obsession de la verticalité et du rapport au sol.
Improvisation collective : le lâché, porté. Un est au cœur, les autres se meuvent sur le plateau, et le réceptionnent. Attention à ne pas l’étouffer, à le laisser vivre en autonomie. Additionner tout ce que l’on apprend, disponibilité, écoute, souffle, regard, changement de rythmes. Ils débutent le travail de chœur. Difficile et frustrant, ils suivent la même direction, et dans ce corps commun ils doivent trouver leur propre autonomie. Leur propre existence.
C’est difficile car on aborde des notions plus austères, accepter de ne rien faire, de réceptionner, de ne pas faire du beau, de ne pas faire bien. Toujours cette même question qui revient : est-ce que je fais bien, est ce que j’ai raison ? Est-ce qu’on me regarde ?
Comment exister en groupe ? Sans disparaitre.
Mais beaucoup de joie et d’insouciance. Les corps parlent d’eux-mêmes. Ils ne mentent pas. Beaucoup sont au-dessus de leur corps et ne l’habitent plus. Beaucoup s’effleurent et ne plongent pas en eux. C’est facile de voir ça de l’extérieur. Les corps des hommes sont pétris de modèle, de ce qui faut être, de l’image à donner. Souvent d’un bloc, les épaules sont solidaires Le corps a du mal à se libérer. C’est comme des corps empêchés. Des corps contraints et entravés. Et la liberté effraie, comment la détecter cette liberté ? Comment en jouir lorsqu‘elle nous est inconnue.
Tout va devenir plus excitant, et plus difficile. Nous devons mettre plus de force, de pouvoir, d’énergie pour aller au bout du travail. C’est une course entre nous et notre passion. Essayer de toucher nos âmes. Ils espèrent le faire. Ils sont là car ils veulent être des hommes et des femmes libres sur scène. La scène fait d’eux des êtres plus libres que dans la vraie vie.
L’harmonie ne doit pas toujours là sur scène. Quelle conscience j’ai de ce que je fais ? Sur le plateau qu’est ce qui crée du jeu, des contrastes, de la violence ? On a besoin de tension, de contrepoids. On a besoin de violence pour chercher la tendresse. Dans le processus de travail on est et on cherche l’harmonie, sur le plateau on a besoin de cassures, de frictions. De prise de pouvoir. De domination. Ce sont deux choses à distinguer. Le plateau, et le travail hors plateau.
Créer
Chaque groupe a une image. 45 minutes pour la vivre, la faire exister de manière organique sur le plateau, puis imaginer ce qu’il s’est passé avant et après.
Lorsqu’ils ont montré le résultat de leur travail, la plupart étaient dans le sketch, les photos ne sont pas apparues visiblement, elles ont servi de support pour avoir une idée, ils n’ont pas regardé la photo, et ne sont pas partis d’elle. Manque d’engagement des corps, beaucoup d’anecdotes, de quotidien, de comique de situation…
Recommencer
Ils cherchent à imposer un sens, certains ont été perdu dans le travail collectif et n’ont trouvé d’issue que dans le vote. Or l’enjeu est de trouver le moyen de communiquer, de se sentir tous responsables. Confusion entre raconter une histoire, bavarder et faire émerger quelque chose dans un espace avec des corps. Suggérer, faire apparaitre plutôt qu’illustrer. Force du théâtre. Trouver un univers, une écriture dramaturgique, un langage commun et des clés
L’enjeu du stage est de ne pas en sortir comme un artiste individuel. L’enjeu est de créer des rencontres, des collectifs, des forces. On pourrait pousser le développement individuel de chacun. Mais ce n’est pas le but. Seul, on meurt, on ne peut rien faire.
Dans les répétitions lorsqu’ils se retrouvent il y a beaucoup de conflits, de tensions, sur scène tout est beau, tout est gentil. Paradoxe, comment faire l’expérience de conflits, de violences sur scène, et de compréhension, d’écoute, de lâcher prise dans le travail…
Prendre de la hauteur
Départ en ballade le matin. Enfin en ballade, une marche de deux heures environs…départ en tête avec Éric et M.. Il fait comme quand je pars en ballade avec les enfants, il ne prend que des chemins de traverses, des détours, il se sent libre. J’espère qu’il comprend dans son corps que c’est cette liberté-là dont on parle sur scène. Si la scène n’ouvre pas d’espace, alors autant regarder la télé. La hauteur, la vallée, le vide nous remplit. La difficulté aussi, l’entraide est là, chacun avance à son rythme, on se dépasse, on sort des sentiers battus, on ouvre ses yeux et ses poumons. Et au loin Beyrouth se laisse entrevoir, sous un nuage de fumée jaune et épaisse…Hammana à nos pieds, les vallées derrière nous. Nous traversons des forêts de pin, de cyprès et de cèdres, évidement.
Dans la redescente, Hilda donne le rythme sur des chants de marche. Du rire, de l’énergie, toujours. Chacun son rythme, dans le hasard de la marche des discussions se créent. Et on redescend vers le village, vers le travail. Cette montée a ouvert des voies dans le travail et les rapports. Je crois fermement qu’une aventure théâtrale puise sa force aussi dans ces moments de vie, ces moments où nous ne sommes plus grand choses…
Exister, résister…
Trouver les moments de détente et d’énergie. J’inspire, j’envoie de l’air, cette énergie crée mon mouvement, ma torsion au sol. Trouver le moyen, à l’intérieur, sans se blesser, de basculer son corps, il fait un cercle au sol, et bascule, en suivant l’impulsion des jambes. On alterne entre moments volontaires dynamiques, et moments où l’on relâche. Dans l’énergie on trouve une assise.
Traversée du plateau : sur le dos je m’étale, je me détends, corps mort, inerte, il se rassemble en fœtus, l’énergie de mon souffle le fait se déplacer. Pas en force, on ne se blesse pas, on souffle. Prendre soin de sons corps. Ensemble une énergie dans l’espace se crée. Du plus grand au plus petit, du plus étalé, au plus rassemblé, le moins d’effort possible, j’organise mon corps pour que ce soit facile. Faire confiance en son corps, il sait.
« Votre corps doit enregistrer le mouvement. Pas votre tête. Il doit retrouver sa propre intelligence. »
Il passe un par un, H. ondule de la vie à la mort, il sculpte l’espace, dessine. S. fabrique des bulles de savon autour d’elle, se protège et plonge dans sa propre matrice. Parfois elle fait tout éclater, parfois elle se cache.
Plus on est concret, dans l’ici et maintenant, plus ce genre de passage fonctionne. Pas dans la tête, ni au ciel, ni chez les bisounours.
Comment dans cette relation à l’autre je ne m’efface pas ? Et si l’autre disparait, comment je continue d’exister ?
Encore aucun conflit, aucune tension sur le plateau. Au bénéfice d’être ensemble, on s’oublie, les êtres disparaissent et plus rien ne se passe. Risque de l’uniformité, du manque de contraste. Attention au temps de respiration, ne pas bouger pour bouger, sinon on brasse de l’air.
Passage : I. et O. en fond de scène, S. prend le devant de la scène et y reste isolée un long moment. Dans ce silence, qu’est-ce qu’elle peut continuer à vivre ? H. dévore la scène.
Enjeu de créer ici et maintenant, même quand on sait ce que l’on doit faire. Etat de présence. On voit celui qui a une idée, une bonne idée, un truc à dire, un message. Ils sont tellement dans leur tête qu’ils sont absents. On met le doigt sur un endroit mystérieux de la création. Comment je crée de la poésie ? Comment l’image apparaît ? Non d’une idée, mais dans l’instant.
Se remettre en question
Ils vont explorer cette relation concrète avec la marionnette. Comme avec le papier. La seule différence c’est qu’ Éric a fabriqué quelque chose qui nous ressemble. La marionnette nous ressemble, mais elle n’existe pas. L’objet marionnette est lourd, il est de dimension « humaine « , il peut marcher, regarder.
Attention de ne pas vouloir raconter d’histoires avec elle. Simplement créer une relation qui donne un début de vie commune.
Passages un par un :
H. teste la résistance de son genou, puis se glisse sous elle et soulève son bassin.
O. la retourne, la soulève et l’accompagne, pour qu’elle se repose.
A. se met en miroir.
S. la repositionne et essaye de la réanimer, il va vite, ça ne fonctionne pas.
Ils sont tous très câlin, très tendre, heureusement M. la prend et la jette au sol, la frappe du pied.
A., comme une Pieta, la réconforte.
On a du mal à sortir des images d’Epinal. S. la prend sur son dos et l’accompagne au sol, il la fait tourner autour de lui, assis. I. la prend par les mains et la tire vers lui. Il la traine au sol, et la laisse, une main tendue vers le lointain.
F. s’approche doucement et la prend par la nuque. L. la toise, les mains dans les poches, elle ébauche une danse avec elle.
C veut encore raconter une histoire.
Avec la marionnette on peut exprimer sa violence, faire ce que l’on ne peut pas faire avec un humain. Elle peut être le vecteur de tout, écartèlement, projection, coup, colère…tout…La seule règle est de ne pas la casser. On se fout du beau, la poésie ne peut pas prendre ce chemin, le réalisme est pauvre. Le corps poétique peut et doit faire sens, sans raconter une histoire, ni illustrer. C’est cet endroit qu’ils cherchent, à tâtons.
Le corps circule de l’un à l’autre, elle se met à danser et tente de s’échapper, A. la rattrape, S et L. la vole, ils se la disputent, F. l’emporte par les pieds, H. et S. la font tourner vite, et la mettent en croix, Z. la rattrape, elle retrouve sa vulnérabilité, C. s’en empare et se jette sur elle.
Attention à écouter les propositions au lieu de toujours tout effacer. A force de vouloir trop dire, ils ne construisent rien, et nous ne vivons rien dans le public. Ecouter jusqu’où chaque proposition peut aller. Trouver les moments de suspension qui permettent au public de lire ailleurs.
Importance d’être ici et maintenant. Comment dans la relation je ne m’efface pas ? On peut s’oublier, disparaitre au profit du « danser ensemble ». Cela crée une uniformité, un manque de contraste. Tout se crée sous nos yeux.
Éric rajoute des contraintes au passage :
-Trouver des moments où l’on donne vie à la marionnette. Même enjeu que pour le papier : je le contrôle, je le laisse vivre. Je tiens, je lâche.
-Dans les rapports de corps, trouver un laisser-aller, une empathie, un lâcher, circuler avec soi-même entre je contrôle, et je lâche.
Ne pas être en Représentation, mais en relation. Nous touchons l’enjeu de la présence, et de la représentation. Je dois être présent, je ne dois pas me représenter.
La faiblesse apparaît lorsque l’on veut raconter une histoire, faire vivre une émotion, avec volontarisme. C’est plus simple que ça, plus organique. Etre en lien avec les échos intérieurs, ce que cela me fait à moi, comment tout ce qui se passe sur scène résonne en moi, plutôt que de remplir le vide avec de l’air, des idées…C’est à nous, public, de vivre quelque chose, de ressentir. Laisser cette place. Le travail sur le plateau est concret. Si ils soulignent, ils tuent l’essence de ce qui apparaît.
O. à la fin de cette séance dit « déjà l’heure ? je n’ai pas vu le temps passer… » Oui, c’est ça être présent, être dans le présent, dans l’instant, et ne pas sentir la durée…
S’écrire
Ils ont écrit des textes, et Hilda leurs demandent de les « ajouter » à leur performance. Là, se pose l’enjeu de l’illustration, et de l’explication. C’est beau de les voir emprunter des chemins de traverses. Les problématiques se compliquent et s’additionnent…Comment ajouter du texte ? Sans appauvrir ? Sans annuler les corps ? En gardant des silences, des respirations ? Sans chercher de lien, de rapport de cause à effet… Trouver physiquement, organiquement, comment cela peut se passer. Parfois cela se passe de mot. Ne pas adapter le texte à la situation, ne pas tenter de forcer quoique ce soit, de dénaturer le matériel : d’un côté le texte, de l’autre la proposition physique. Le texte est quelque chose qui peut vous traverser, tout ne vient pas de la logique, d’ailleurs tout n’est pas logique dans la vie…
Les répétitions sont difficiles, parfois, les propositions perdent de leur force, plus ils travaillent, moins c’est vivant. Le travail prend sa force et son originalité ici, ils apprennent à travailler, en groupe, sans que personne ne prenne le dessus, en s’écoutant, en avançant ensemble…Et surtout « Gardez du plaisir, on crée mieux avec le plaisir… »
On revoit les propositions. Quelque chose est là, bien vivant. Quelque chose qu’ils n’auraient jamais pu envisager sans passer par le corps. Tout est décalé, il y a des contrepoids, de la distance, de la force. En partant des textes, ils auraient sans doute expliqué, ils auraient trouvé des idées, des situations. Là, les performances sont organiques et vivantes, les textes prennent une toute autre dimension, et les portes de la création s’ouvrent…
Et Hilda, Eric et Aurélien ouvrent et questionnent : Comment construire une scène et non un sketch ? Dans un sketch, tout est expliqué, au moins cinq fois. Dans une scène, on met en perspective, on crée des distances, on laisse la place au spectateur de voir. Et n’est-ce pas lui l’interprète.
Avec ce processus, à partir de photos, on peut créer des scènes claires et riches .Utilisez votre propre matériel, des images que vous pouvez trouver par hasard, que vous pouvez choisir. Avec des photos on part du réel, du concret, on évite les concepts.
Se répéter …
Pendant qu’Éric recoud la hanche de sa poupée. Tenter de ne faire qu’un souffle. Ecouter tout ce qui se passe, ici, et dehors. Grandir, se grandir, ouvrir les pores de sa peau. Trouver la page blanche, effacer les petites choses. On s’ancre. Puis on part dans tous les sens, dans le souffle.
Le corps bascule, d’un pied à l’autre, on crée des vagues, des directions, on cherche dans le sol un rapport, une énergie.
Prendre conscience de ces outils, de ces forces, de ces faiblesses. Prendre conscience que pour pouvoir faire vivre quelque chose à du public, je dois roder mon instrument. Je l’étire et le développe dans tous les sens.
Travail sur des marches dans la diagonale, légèreté, puis force. Saut de l’ange sur le plateau.
S. se confie « je me cache derrière quelque chose mais je ne sais pas quoi…je suis en découverte »
Dans les marches on cherche le rapport énergie, force, détente.
Avec la marionnette : trouver une relation avec elle en chœur. Préciser les moments où elle devient vivante. Essayer de construire pas à pas comment soudain elle prend la première place.
Un premier groupe d’hommes passe. Ils ne prennent pas le temps de se laisser la place, et d’écouter les propositions des uns ou des autres. Nous n’avons pas le temps de lire.
Ne pas prendre le pouvoir, mais prendre des initiatives. Ne pas se passer la balle comme au tennis. Quand une chose commence à vivre, la prolonger. Sous prétexte de donner de la vie, ils oublient la dynamique de l’espace. Ils le ferment, aucune lecture n’est possible. On a comme un grand corps mort, la marionnette, et plusieurs garde du corps de ce corps mort…M. , qui est un bon baromètre abandonne, il jette la marionnette et sort de la scène. Il sait quand ça ne fonctionne pas .
Les femmes passent entre elles. On expérimente l’énergie féminine. Elles sont à l’écoute, et en harmonie. On voit les liens
Tout est visible. Eux qui ne savent pas exister autrement qu’en dominant, ou en étant dominé, ceux qui n’existent pas seuls. Il faut savoir lâcher le pouvoir, et ne pas passer l’ardoise magique. Suis-je au service d’un mouvement global ? ou ai-je le pouvoir sur ce mouvement ? On est tout le temps dans l’entre deux. Une initiative ne peut pas dire « prise de pouvoir », les hommes ont un rapport au pouvoir en force, comme si ils imposaient, mais proposaient rarement, et l’autre dispose.
Difficulté de refaire l’exercice. La première fois c’est magique, on a la découverte, la surprise, on est audacieux car on n’a pas conscience. Dès que l’on devient conscient, on contrôle tout. Donc on bloque tout. C’est normal. Les informations ou contraintes données devraient ouvrir le jeu, et non le fermer.
Se redécouvrir
En arrivant je n’avais aucune idée de ce que j’allais trouver ici. Je ne savais pas ce que j’allais y trouver, encore moins ce que j’y cherchais. J’étais là, en témoin. Et maintenant j’essaye de témoigner de ce que j’ai pu voir. Je peux juste dire que du premier au dernier cercle de travail, des couches se sont enlevées, pour en faire apparaitre d’autres, Aurélien, Eric et Hildegarde ont travaillé comme des artisans, avec une matière humaine qui heureusement ne rentre dans aucune case, et patiemment ils ont essayé d’enlever, de nettoyer, de mettre en mouvement ces corps. Ils ont mis des cailloux sur un chemin, celui de la création. Certains les ont ramassés, d’autres sont parfois passées à côté, mais ce n’est pas grave, le caillou est là. Et surtout, le chemin n’est pas unique, ce n’est pas le seul chemin. Avant tout, nous avons appris à en tracer un, et à chaque fois le réinventer, le recréer. Je ne savais pas ce que j’allais vivre, je n’avais aucune attente, j’ai appris en tant que femme, et en tant qu’artiste. Moi aussi je me suis remise à zéro, j’ai retrouvé les fondamentaux de ce qui me touche, la richesse infinie du théâtre, son pouvoir, sa force, et sa vérité aussi. Ces quinze jours sont une parenthèse, pour eux, et pour moi aussi. La parenthèse est ouverte. Elle ne se ferme pas. Chacun repart avec des choses à inventer, moi aussi.
J’ai appris à me laisser faire par une langue inconnue. J’ai passé de longs moments, avec eux, en cercle, à les observer rire, les écouter chanter, s’affranchir. Oublier les histoires, oublier l’Histoire, les vécus. J’ai appris à me mettre à la bonne place, sans culpabiliser. La culpabilité ne sert à rien. J’ai une responsabilité, celle de témoigner de leur joie. De leur force. Et de leur silence. Finalement l’Histoire nous sépare, mais les histoires nous réunissent. Nous nous retrouvons dans nos jeunesses, nos vies à construire, nos envies. Je ne veux pas parler des larmes que j’ai pu voir, ou entrevoir couler, ni des moments d’absence des uns et des autres, je ne peux parler que de force et de Joie. Je peux parler de corps entravés à la liberté retrouvée, de voix libérés, de regards posés et perçants, de l’omniprésence du virtuel, des réseaux sociaux omni présents. Je peux parler des liens qui se tissent entre eux. En souterrain ou à vue. Je peux parler du feu qui les anime. Je me souviens de cet échange avec Z, un jeune acteur Syrien : « je connais deux phrases en français :« je ne sais pas », et « j’en ai rien à foutre » »...
Je peux parler de l’humour. Je peux dire qu’il y a toujours moyen de se croiser dans la vie, j’ai rencontré des actrices et des acteurs, j’ai et je traverse encore les affres qu’ils ont traversés, je partage les doutes et les questions, la peur de déplaire, la volonté de bien faire, ou de faire mieux.
Peu à peu, ils ont tous, en collectif, appris à travailler. Ils sont sortis des chemins qu’ils avaient balisés, et ont accepté le risque. Celui de ne pas savoir.
Construire et rêver
Les besoins, les envies, les attentes sont exprimés. Je crois que j’ai été au cœur d’une grande chose, le besoin et la nécessité d’ouvrir une école. Elle va éclore. J’en suis sûre.
Comme dit Eric, ils ont commencé par la porte, il n’y a plus qu’à mettre les murs…
Oser
J’entre dans la salle. Ils sont à l’heure. Chacun dans sa bulle, s’étire. Sur le clavier bien tempéré de Bach. Chacun prend conscience du voyage et de sa fatigue, avec Bach en souterrain, pour nous tenir. Au sol, le corps grandit, ils ne se sentent plus regardés. J’ai été apprivoisée. Je repars avec deux mots en Arabe : Nafas, respire, et Somt, silence. En tournant sa cheville, Z. fait du bruit, S. lui lance « bois un verre d’huile ! ». Fou rire.
Je me mets au sol avec eux, les voix sortent, je sens le sol vibrer, je sens toutes leurs voix résonner dans mon corps, et moi je me tais, je laisse résonner.
Je repars, chargée d’épices de tisane et de Raka, de clopes, de cartouches d’encre vides, de mots griffonnés sur des cahiers d’écolier, je repars pleine de regards et des silences. Dans notre quotidien j’ai vu ces silences, ces arrêts, ces moments où un « c’est la vie » ou « may be one day » vient tout balayer. Ces silences que je ne peux pas lire car je ne sais pas, je ne suis pas et ne serai jamais à leur place. Je ne peux ni ne veux l’imaginer. Je ne peux que voir et mesurer la profondeur de ces silences ; et rire avec eux la seconde d’après. Autant sur scène on apprend à ne pas effacer, autant dans la vie, tout est envoyé valdinguer dès que les pleurs émergent. J’ai partagé des cafés, j’ai volé des briquets, sans faire exprès, j’en ai donné aussi, j’ai gagné aux échecs, j’ai perdu aux échecs, j’ai encore une partie de cartes à finir, j’ai eu un fou rire en apprenant qu’aux échecs en Syrie la Dame n’existe pas, c’est le premier ministre, un homme qui a tous les pouvoirs, j’ai appris des recettes, des noms de plats, j’ai ri, qu’est-ce que j’ai ri. Même sans comprendre. J’ai entendu parler d’une femme qui lit son journal, et son avenir dans son café tous les matins…et sans l’avoir rencontrée, je pense à elle, tous mes matins.
Repartir
J’ai retrouvé avec eux le sens, et l’essence du théâtre. J’ai retrouvé un sens que j’avais perdu. Qui s’était enfoui, qui avait fui. Le sens que nous voulons et que nous nous devons de donner à la scène. A nos gestes, à nos corps. Le sens que nous perdons quand nous prenons toutes les directions. J’étais parti à la découverte, d’un pays d’abord, je n’ai rien vu de ce pays. J’ai vu un village sur les hauteurs d’une ville asphyxiante. J’ai vu quelques habitants, une épicière qui m’a offert une pomme rouge, j’ai vu des voitures rouler trop vite, et quelques enfants jouer dans les rues. Des chats. Mais je n’ai rien vu de ce pays. J’ai rencontré des personnes, des femmes et des hommes qui font, et qui créent. Des hommes et des femmes qui, malgré leur destin abimé, croient encore en la poésie et en la force du doute, qui croient encore que le monde doit être réenchanté. Je n’ai pas découvert de pays. J’ai découvert des pays. Chacun d’entre eux a tour à tour eu un geste, un regard, une intention, un silence, qui m’a émue, ou bouleversée. Et dont je me souviendrai. Plus que le soleil qui se couche tous les jours dans la mer à ma fenêtre. Une allumette mal allumée, ou une cigarette mal éteinte, une tasse de café renversée, un briquet volé, une recette racontée, un bonjour timide, un verre de vin. Chacun d’entre eux est pour moi un souvenir. Je pensais découvrir un pays, entrevoir une culture, j’ai vu des pays, et des cultures, avec ce que cela implique d’incompréhension, de distance, de méconnaissance. Je n’ai pas vu de pays, je n’en ai encore moins fait. J’ai découverts des mondes, plus ou moins grands, forts, cernés, fatigués, sophistiqués, abimés, jeunes, vaillants. Je n’ai pas découvert de pays, j’ai redécouvert la joie. La leur, et la mienne de me laisser faire par eux. Je n’ai pas découvert de pays, j’ai découvert des gens qui font, refont, défont, sans cesse, qui osent et se trompent, qui guident, qui exigent, qui rêvent pour quinze, et qui y croient. Et qui à force d’y croire déplacent des montagnes, et des regards. J’ai découvert le sens et l’essence du théâtre, dans ce qui l’a d’essentiel et de nécessaire. Le théâtre qui nous ramène à nos fondements, à nos nudités et à nos doutes. A nos peurs. Le théâtre qui se passe d���histoires, d’explications ou de psychologie. Le théâtre qui se réinvente et puise sa force dans cet instant-là. L’instant du corps. De la rencontre d’un corps et d’un espace. Le théâtre des organes et des sens. Qui révèle, et relève aussi. J’ai découvert ce pays à travers lui, je me suis vue, moi, dans ce miroir tendu. On ne sait jamais ce qui nous pousse vers l’autre, ce qui nous pousse à partir. De retour chez moi, je ne sais toujours pas. Je sais que je suis modifiée, de l’intérieur. Et que mon regard a bougé. Je n’ai rien vu de ce pays, j’y retournerai peut être un jour, j’ai mis des mots sur de l’invisible et de l’indicible. Je sais que Baalbek peut m’attendre.
Repartir ?
(J’ai une partie de carte à finir…Une partie que nous avons laissée en suspens, consciemment, une partie que nous espérons rejouer, si la vie le permet…)
HAmmana Artists House, Novembre 2018, Monticello, Corse, Décembre 2028
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