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Quand nous sommes jeunes, nous croyons être la seule espèce qui vaille la peine d’être connue. Pourtant plus je connais les gens, plus j’aime les corbeaux.
Louise Erdrich, Ce qui a dévoré nos cœurs
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Un rêveur
Je n'ai jamais voulu être rien d'autre qu'un rêveur. Si l'on me parlait de vivre, j'écoutais à peine. J'ai toujours appartenu à ce qui n'est pas là où je me trouve, et à ce que je n'ai jamais pu être. Tout ce qui n'est pas moi – si vil que cela puisse être – a toujours eu de la poésie à mes yeux. Je n'ai jamais souhaité que ce que je ne pouvais pas même imaginer. Je n'ai jamais demandé à la vie que de m'effleurer, sans que je la sente passer. Je n'ai jamais rien demandé à l'amour que de rester un rêve lointain.
Fernando Pessoa
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Il avait voyagé loin
Il se sentit soudain très vieux. Il avait voyagé loin, trop loin pour pouvoir revenir. Tout le désappointait ; il était devenu un étranger. De même que la bière lui semblait rappeuse, leur société lui semblait grossière. Il avait trop évolué. Trop de livres ouverts les séparaient. Il avait voyagé si loin au pays de l'intelligence qu'il ne pouvait revenir en arrière.
Jack London, Martin Eden
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Retraite
C’est le lieu où l’on abandonne, tous tant qu’ils sont, les uniformes qu’on a porté, les costumes que l’on a endossés, où l’on se dépouille des coups reçus dans l’existence, du ressentiment, de l’apaisement et de la méfiance vis-à-vis du monde, ce monde manipulateur, et dont on a soi-même activé les manettes. Avec l’âge, l’homme quitte la société pour vivre dans les bois - les philosophies extrême-orientales sont riches de ce motif, que ce soit dans la pensée taoïste, hindoue, chinoise. L’« habitant de la forêt », c’est la dernière étape du voyage de la vie. Il n’est que de voir ces peintures chinoises du vieil homme au pied de la montagne, vieux Chinois tout seul sous la montagne, une fois fuie l’agitation de l’autobiographique. Il s’est colleté de bon cœur avec la vie, jadis, à présent, dans les grands calmes, il va se colleter avec la mort, l’austérité l’attire, grande affaire finale.
Philippe Roth
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La détresse
Ce n'est pas vrai du tout, que l'être humain soit une créature qui comprenne la vie. Son intelligence ne lui sert pas à grand-chose ; par le fait qu'il parle, il n'en est pas moins bête. Mais là où sa bêtise dépasse même l'inconscience des animaux, c'est quand il s'agit de deviner et de sentir la détresse de son semblable. Il nous arrive, parfois, de voir dans la rue un homme à la face blême et au regard perdu, ou bien une femme en pleurs. Si nous étions des êtres supérieurs, nous devrions arrêter cet homme ou cette femme, et leur offrir promptement notre assistance. C'est là toute la supériorité que j'attribuerais à l'être humain sur la bête. Il n'en est rien !
Panaït Istrati, Kyra Kyralina
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Elle vient
Il est parfaitement concevable que la splendeur de la vie se tienne prête à côté de chaque être et toujours dans sa plénitude, mais qu’elle soit voilée, enfouie dans les profondeurs, invisible, lointaine. Elle est pourtant là, ni hostile, ni malveillante, ni sourde, qu’on l’invoque par le mot juste, par son nom juste, et elle vient. C’est là l’essence de la magie, qui ne crée pas, mais invoque.
Franz Kafka
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Le bonheur
On est prudent et l’on sait tout ce qui est arrivé : c’est ainsi que l’on peut railler sans fin. On se dispute encore, mais on se réconcilie bientôt – car on ne veut pas se gâter l’estomac. On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé. « Nous avons inventé le bonheur », – disent les derniers hommes, et ils clignent de l’oeil.
Friedrich Nietzsche
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Les mauvais livres
On ne peut jamais lire trop peu de mauvaises choses, et jamais assez ce qui est bon. Les mauvais livres sont un poison intellectuel ; ils détruisent l’esprit. Parce que les gens, au lieu de lire ce qu’il y a de meilleur dans toutes les époques, ne lisent que les dernières nouveautés, les écrivains restent dans le cercle étroit des idées en circulation, et l’époque s’embourbe toujours plus profondément dans sa propre fange. Arthur Schopenhauer, Écrivains et styles
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Le destin se fatigue
Chaque conjonction est un pari sur les rapports de cause à effet, un « coup de sonde dans le mystère étiologique des conjonctures aléatoires » dirait Nabokov. « Il y a toujours au moins deux occasions où deux personnes ont, sans le savoir, failli se rencontrer. Chaque fois, le destin semble avoir préparé cette rencontre avec le plus grand soin, faisant des retouches à telle possibilité, puis à telle autre, réglant le moindre détail et ne laissant rien au hasard. Mais chaque fois une minuscule possibilité non surveillé vient fêler la convergence, et de nouveau les deux vies divergent, avec une rapidité accrue… Mais le destin est bien trop persévérant pour se laisser décourager par un échec. Il parvient à ses fins, et par de si subtiles machinations qu’on n’entend même pas un déclic quand finalement les deux personnes sont mises en contact. » Cependant, au fil du temps, le destin se fatigue, et ne se donne plus la peine de machiner ces coïncidences : tel est le lot de la vieillesse, où elles se font de plus en plus rares, jusqu’à la mort, qui n’est plus qu’une échéance automatique.
Jean Baudrillard, L’échange impossible
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Après une débauche, on se sent toujours plus seul, plus abandonné.
Baudelaire, Journaux intimes
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Les anges
En ce temps-là, j’ignorais encore que ce sont les anges qui prouvent notre existence. Ce n’est pas nous qui les rêvons, ce sont les anges qui nous rêvent. Nous sommes les fantômes de leurs nuits claires, c’est nous qui claquons les portes qui n’existent pas, qui sautons par-dessus des cordes qui cliquettent comme des chaînes. Peut-être devrions-nous être plus doux dans leurs rêves, afin de ne pas leur faire peur... Ilse Aichinger, Eliza Eliza.
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Épave oblique
Renversé, lézardé, morcelé, toute appartenance humaine oubliée, c’est seulement comme un sol que celui-ci maintenant se perçoit, sol indé-finiment déchiqueté, aux croulantes mottes anonymes, dressées-déjetées, qui n’est même plus un terrain, mais les vagues d’une mer démontée, d’une mer de terre en désordre, qui jamais plus ne se reposera. Sous cette forme informe, qui le prive de lui, il survit, empêché de se reprendre. Incessant écroulement. Fragments indéfiniment ; fragments, failles, fissures. Épave oblique.
Henri Michaux, Les Ravagés
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Je savais bien que le bien comme le mal est affaire de routine, que le temporaire se prolonge, que l'extérieur s'infiltre au-dedans, et que le masque, à la longue, devient visage.
Marguerite Yourcenar - Mémoires d'Hadrien - 1951
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L'heure dernière
C'est l'heure de la rentrée des vignes et des abreuvoirs, l'heure dernière. Les puits sont vides, et il y a une fourrure de tourterelles au bord des hangars, un liséré de satin comme une neige rouge aux très anciens costumes qui se penchent aux croisées, sous ces nuques d'oiseaux de proie — sous les porches battants passent des vents étrangers, qui sentent les chaumes et les palmes — les chars s'encapuchonnent — on a froid ici — des odeurs creusent des faims étranges sous les tilleuls et les abeilles, des pains dorés fléchissent les tables de la cuisine. On entend des clameurs et des appels très tard, du côté des clairières rouges, au large de la maison vide où chante la bouilloire oubliée sur les braises calmes. Le sommeil des persiennes sur l'aquarium de la chambre basse ranime doucement le globe aux fleurs d'orange comme un œuf nocturne au creux des chaumes, la main qui tisonne le loquet de fer, l'horloge qui éclabousse l'enclume du silence. Le marécage et le clair de lune brouillé des étables festonnent la nuit fleurie qui monte du creux des armoires, le parfum de grotte et de suaire moisi, le terrier rêche du lit de ménage, la nudité mystique de l'épouse auprès du lis consolateur des nuits noires. Julien Gracq
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Phrase : ce qui se prononce en moi – loin, ailleurs, presque dehors – depuis très longtemps.
Philippe Lacoue-Labarthe, Phrase
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